L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 8Le feu dans la prairie

 

Quoique après une aussi rude épreuve le reposfût bien doux à ses compagnons, au milieu de l’oasis fraîche etverdoyante où ils s’étaient arrêtés, Waltermyer ne crut pas devoirles laisser trop longtemps interrompre la poursuite. Il savait quel’ennemi dont ils recherchaient la piste ne ferait aucune halte, etpousserait toujours en avant avec des chevaux nés dans la prairie,durs à la fatigue et insensibles à toutes les intempéries de l’air.La pensée lui vint aussi que la nuit les retarderait d’une façontrès fâcheuse, et qu’il fallait user autant que possible du restede la journée pour avancer. Aussitôt qu’il crut les chevauxsuffisamment reposés, il donna l’ordre du départ.

– Quel chemin allons-nous prendre,Waltermyer ? demanda Miles Morse ; nous en avons finiavec la prairie, j’espère ?

– Oui, adieu à la grande plaine ;nous n’avons plus qu’à traverser le Sloo (bordure humideet boisée), et nous serons sur la piste de ces coquins. Le cheminne sera pas trop long ; après avoir côtoyé la prairie, nousnous trouverons au pied des premières montagnes qui mettent le nezdans la plaine.

– Nous vous suivrons aveuglément,guidez-nous par le plus court chemin.

– Ah ! si vous pouviez m’accompagnerdans ces passages où je pourrais vous guider, nous aurions bientôtfini d’écraser cette canaille rouge ; mais avec des rossescomme vos chevaux il n’y faut pas penser. Je connais un fameuxprocédé pour balayer ces scélérats ! mais il faut que le lieus’y prête.

– Quel moyen ?

– Un gros rocher qu’on lance du haut dela montagne. Je me suis souvent donné ce plaisir, moi, alors mêmequ’il ne s’agissait pas d’Indien ! uniquement pour voir bondirles pierres et entendre leur infernal fracas.

– Ah ! qu’entendons-nous là !serait-ce les Indiens ?

– Étranger ! vous vous connaissez enSauvages comme moi en écriture, c’est-à-dire terriblement peu.Pensez-vous qu’ils vont en chasse ou en guerre avec des trompettescomme les hommes blancs ? Le son qui a frappé vos oreilles estle bruit lointain de quelque avalanche… mais tout ce que nousdisons en ce moment ne délivrera pas la jeune fille ;marchons, marchons vite.

La cavalcade commença, Waltermyer entête ; d’abord, l’allure fut vive et hardie ; les chevauxétaient bien reposés et bien repus ; l’eau ferrugineuse de lasource, le gras pâturage qui l’avoisinait les avaient entièrementréconfortés. Mais bientôt la fatigue recommença à se faire rudementsentir ; des myriades d’insectes continuaient à assaillirbêtes et gens ; le sol profondément crevassé et hérissé deracines rendait la marche extrêmement pénible et dangereuse.

Parfois un serpent surgissait entre les piedsd’un cheval qui alors se cabrait ou faisait un violent saut decôté.

– Ne descendez pas tous à la fois !s’écria malicieusement Waltermyer, au moment où un cavalierdésarçonné cherchait à se remettre en selle, vous auriez mieux faitde sauter en l’air, aussi haut que le Pic de l’indépendance, par cemoyen vous auriez pu inspecter plus loin à la ronde les mouvementsde cette perfide engeance.

– Quoi ? de quoi parlez-vous ?nous ne voyons rien.

– Eh bien ! ni moi non plus.Cependant je vous dirai, mon homme, que celui qui a occasionnévotre chute est un serpent à sonnettes ; rien quecela !

– Un serpent àsonnettes ! ! !

– Quoi autre chose ? Trouvez-moidonc par ici d’autres animaux que des reptiles, des chiens sauvagesou des chouettes ! Tout cela vit dans la prairie enfamille.

– Bah !

– Dites, bah ! tant que vousvoudrez : si vous en aviez chassé et mangé autant que moi,vous seriez moins incrédule.

– Manger des serpents ?

– Pourquoi pas, c’est même très bon ettrès délicat. J’avoue néanmoins que je n’en cherche pas lorsquej’ai d’autre gibier à me mettre sous la dent.

– J’aimerais mieux mourir de faim.

– Attendez d’y être, mon garçon, pourparler ainsi, je vous dis qu’on homme affamé ne s’amuse pas àchoisir sa nourriture ; il prend ce qu’il trouve. – Le mulet,par exemple, n’est pas ce qu’il y a de meilleur en cuisine,pourtant ça se laisse manger ; le cheval est juteux s’il n’apas été surmené jusqu’à mourir ; eh bien ! encomparaison, le serpent à sonnettes est un morceau choisi.

Un éclat de rire général accueillit la thèsegastronomique du trappeur. La marche continua allègrement, quoiqueplus d’un regard inquiet se dirigeât vers les broussailles pour yépier le reptile dangereux dont il venait d’être question.

– Laissons souffler un instant leschevaux, continua Waltermyer ; quelques minutes de repos neles fâcheront pas, cela les mettra en haleine pour gravir lesmontagnes. Je vais vous raconter une histoire qui nous est arrivée,à Lemoine et à moi, il y a quatre ans, précisément dans ceSloo. C’était par une scélérate et brûlante journée dumois d’août ; le moment où les serpents sont dix fois plusvenimeux qu’en tout autre temps. Si vous êtes piqués, vous êtesperdus. Bon ! nous marchions donc ensemble, le Français etmoi, lorsque tout à coup je l’entends pousser deux cris ! deuxhurlements !… comme je n`en ai jamais entendu. Ce n’était pasle moment de le questionner, je regarde vivement, et que je soispendu ! si ce n’était pas les deux plus gros de leur espèce,deux énormes serpents, qui, enroulés aux jambes de son cheval, lepiquaient, le mordaient à l’envie. Je n’ai jamais bien pucomprendre comment cela s’était fait ; sans doute le chevalétait tombé juste sur leur trou. Quoiqu’il en soit, ils n’ont pasvécu longtemps, mais le cheval est mort au bout de cinqminutes.

– Je croyais que vous connaissiez lemoyen de guérir la piqûre du serpent, dit Miles Morse.

– Oui, quelquefois quand on peut ;mais seulement si l’on peut se procurer la feuille du frênebleu ou la fougère-au-serpent. Cependant je vous dis,mes camarades, qu’en pareil cas il ne faut pas perdre du temps àchercher un médecin ; il n’y a qu’à boire une forte gorgée dewhisky, et à en laver la plaie, sans retard ; souvenez-vous decela, et…

Waltermyer s’arrêta court, et darda sur lamontagne un regard d’aigle ; il venait d’entendre le même cride guerre qui avait terrifié les Mormons ; mais cette clameursauvage était si lointaine qu’aucun de ses compagnons ne put lareconnaître ; quelques-uns, même, ne l’entendirent pas.

– Ah ! dit le trappeur, lespanthères hurlent sur la montagne.

– Quoi ! ce sont les Indiens ?demanda le pauvre père tremblant.

Et des larmes jaillirent de ses yeux, à lapensée qu’il était proche de sa chère enfant… mais que peut-être ilne la retrouverait pas vivante.

– Je n’oserais rien assurer,étranger ; si c’est de la vermine indienne, il faut qu’ellesoit en guerre, autrement vous ne l’entendriez pas hurler,vociférer et faire tout ce vacarme. Non, non, les Sauvages sont desbrutes trop rusées pour se trahir ainsi ; ils savent tenirleur langue mieux que pas un homme blanc. Enfin, n’importe, si nousrestons ici à prendre des serpents, nous n’aurons guère occasion denous rencontrer avec ces braillards.

– Marchons donc ! ne perdons pas detemps.

– Oh ! oh ! est-ce que nousperdons du temps ici ? Ne vous est-il jamais arrivé, étranger,de vous apercevoir que, dans un voyage, un jour d’arrêt estquelquefois un jour de gagné ?

– Certainement ! ainsi je n’aijamais voyagé le jour du sabbat.

– Dimanche ou jour de semaine, c’est lamême chose ; mais, dans mon idée, le repos aujourd’hui seraitune excellente affaire. Je dois avouer, étranger, – car je ne sesuis guère savant, – je dois avouer que depuis dix ans, je ne mesuis aperçu que deux fois du dimanche. Ce fut lorsque je servais deguide aux demoiselles de Bois-Brûlé, sur la rivière Rouge.Quelquefois elles prenaient leurs chapelets, je les conduisais àl’église, où je leur apportais une peau de castor pour se mettre àgenoux ; aussi elles ne me refusaient pas, ensuite, de danseravec moi.

Chacun souriait au naïf échantillon que lebrave chasseur donnait de sa piété. Peut-être bien des hommescivilisés n’auraient pas eu même un semblable souvenir àrappeler.

Waltermyer reprit la tête de la colonne, maisil paraissait inquiet, avançait avec précaution, se baissantfréquemment sur la selle, et jetant des regards investigateurs pardessus la mer onduleuse des feuillages verts. Enfin, sousI’impression d’une pensée soudaine, il s’arrêta et réunit sescompagnons autour de lui.

– Quoi de nouveau ? lui demanda undes plus impatients de la bande ; nous ne marchons donc plus,et nous ne sortirons donc jamais de ces bourbiers maudits, où iln’y a ni air, ni sentier ? J’en ai assez des trous, desserpents et des moucherons.

– Êtes-vous préparé à la mort ? luidemanda solennellement Waltermyer, dont l’honnête visage avaitperdu sa gaieté habituelle, pour prendre une expressionanxieuse.

– Mourir ! quelle question ?Est-ce qu’on est prêt à cela ?

– Cependant la mort nous environne ;entendez-vous ce bruit ?

– Oui, il court dans les broussailleslointaines derrière nous. Peut-être c’est un des chevaux que nousavons abandonnés.

– Un cheval ne galope pas si vite ;un daim lui-même ne pourrait pas.

– Qu’est-ce donc ?

– Levez-vous sur vos étriers etregardez.

– Je vois un grand nuage de poussièreépaisse comme si cent buffles passaient à grande vitesse, lasoulevant dans les airs.

– Les buffles et les daims courentpeut-être en ce moment ; mais ils ne suivent pas cechemin-là.

– Eh bien ! Waltermyer, interrompitMiles Morse, dites-nous ce que c’est.

– De la fumée.

– De la fumée ! je ne vous comprendspas.

– Oui ! de la fumée et du feu !vous en serez convaincus dans un instant.

Tous montèrent debout sur leurs selles etjetèrent des regards éperdus sur la plaine. Partout, en arrière,dans l’horizon immense, tourbillonnaient d’épaisses colonnes defumée jaunâtre, déchirées çà et là par d’immenses langues defeu.

– Le feu est dans la prairie, repritWaltermyer, nous sommes cernés par l’incendie.

– Juste ciel ! est-cevrai ?

– Aussi vrai que le ciel dont vousparlez.

– Alors nous sommes perdus.

– Mille autres ont passé par cetteépreuve et n’y ont pas laissé leurs os. Mille et deux mille y ontpéri.

– Eh courons ! fuyons !poussons les chevaux pour gagner un terrain découvert.

– Autant vaudrait entreprendre d’allerdans la lune. Vos chevaux paraîtront marcher comme des escargotsdevant le vol de l’incendie. Mon brave Black lui-même, quivaut dix de ses pareils, ne pourrait s’échapper.

– Enfin ! nous faut-il donc mouririci comme des renards dans leur trou ?… d’une horrible mortque nous attendrons lâchement, sans faire un pas pourl’éviter ?

– Elle gagne ! elle avance comme unetrombe, la flamme ! cria le vieux Morse avec désespoir.Oh ! ma fille ! ma pauvre fille ! !

– Partons donc ! hurlèrent sescompagnons ; la fuite ou la mort !

– Sans doute ! dit une voix irritée,mourons au moins en hommes, au galop ! à quoi rêve donc ceWaltermyer immobile ?

– Je rêve… ? fit le guide avecexplosion ; oui ! j’admire que des hommes comme vousconnaissent si peu la grande prairie.

– Eh bien ! restez à votreaise ; moi ne voulant pas brûler ici, je pars.

– Halte ! s’écria Waltermyer, enposant une main vigoureuse sur les rênes du cheval.

L’animal effaré se cabra, rua et soufflabruyamment ; la fumée venait d`arriver en larges bouffées surle groupe tremblant. Hommes et chevaux se serrèrent instinctivementet baissèrent leurs têtes sous le souffle des terribles précurseursde l’incendie.

– Que faites-vous ? demandaaigrement le fugitif ; êtes-vous fou ?

– Non, c’est vous qui êtesinsensé… ! vous voulez faire la leçon à un vieux trappeurcomme Waltermyer. Écoutez-moi bien ! je sais, comme vous, quele feu arrive sur nous ; et pourtant je reste ici. Le premierqui voudra se sauver n’ira pas loin, car je lui enverrai une balledans le crâne.

– Mais au nom du ciel ! Waltermyer,pourquoi s’acharner à rester ici quand nous pourrions fuir ?demanda Morse.

– Pour qui me prenez-vous,étranger ; pour un scélérat ou un fou ?

– Non, sans doute.

– Ah ! ce n’est pasmalheureux ! eh bien ! obéissez-moi, liez vos chevaux lesuns aux autres, tête contre tête, serrez vos nœuds de manière à cequ’ils ne puissent les rompre, car lorsque les flammes nousenvironneront, aucune puissance humaine ne sera capable de lesretenir.

On se hâta de lui obéir sans répliquer.

– Maintenant, ne liez-vous pas levôtre ? lui demandèrent ses compagnons lorsque leur opérationfut achevée.

– Non pas ! ce n’est pas un de voschevaux citadins, stupides et indociles ; d’ailleurs, ce n’estpas la première fois qu’il se trouve à pareille fête ; ilconnaît son affaire mieux que vous.

Tout en parlant il toucha légèrement lesrênes, et appuya sa main sur le garrot du noble animal ;celui-ci aussitôt ploya promptement ses jambes fines et nerveuses,et se coucha par terre avec un empressement joyeux. Après avoirsuivi des yeux les mouvements de son cheval, avec un orgueil quecomprendra tout vrai cavalier, il se dépouilla de son manteau, etlui en couvrit la tête de manière à l’abriter complètement de laflamme et de la fumée.

– Maintenant, mes amis, s’écria-t-il ense tournant vivement vers ses compagnons, à l’œuvre, il n’est quetemps ! fauchez, coupez, arrachez le gazon et les broussaillestout autour de nous, de manière à former une grande placecirculaire entièrement nue ; en avant serpes, haches, seaux,et soyez prompts si vous voulez conserver votre vie.

Joignant l’exemple aux paroles, il se mit àl’ouvrage et abattit des monceaux d’herbes qu’il rejeta en rond leplus possible.

Mais leurs préparatifs avaient commencé troptard, l’incendie arriva sur eux avant qu’ils eussent rasé le gazonsur un espace assez grand ; des dards de flammes, des boufféesépaisses de fumée vinrent les frapper au visage. Encore quelquesinstants et ils étaient asphyxiés.

Waltermyer, d’un coup d’œil rapide, jugea laposition, et s’aperçut que sur un point le feu était moinsviolent.

– Tête baissée ! hurla-t-il en sedépouillant de sa veste en toile, poussez droit dans le feu !et passez au travers !

En même temps, suivi de tous ses compagnons,il se lança résolument dans l’incendie, au rebours de sa course, etfranchit la ligne de feu qui heureusement sur ce point n’avait pasune grande épaisseur.

Quelques bonds désespérés les portèrent sur leterrain brûlé et exempt de flammes ; le fléau dévorantcontinua son vol embrasé, et il était loin déjà lorsqu’ils seretournèrent pour courir à leurs chevaux. Les pauvres bêteshaletantes et terrifiées respiraient à peine ; bientôt l’airvif et pur les ranima.

– Nous l’avons échappé belle, ditWaltermyer tâtant ses cheveux et sa barbe brûlés, et caressant lepoil roussi de son cheval ; et à présent, amis, commel’incendie de la prairie ne se voit pas tous les jours, regardezbien ce spectacle, vous vous en souviendrez longtemps.

En effet, c’était un spectaclesaisissant ; partout, sur une ligne immense roulaientfurieusement des vagues de feu, rouges et grondantes, envoyant auciel des reflets sanglants, demi noyés dans des tourbillons defumée. Sous le fléau implacable, les arbres, les feuillages, leshautes herbes disparaissaient comme une goutte de cire dans unecuve pleine de métal en fusion. Et pendant que l’œil s’effrayait àsuivre l’élément destructeur dans sa marche irrésistible, l’oreilleentendait partout comme un tonnerre à voix basse, composé decrépitements sourds, de sifflements, de murmures incompréhensibles.Dans toutes les directions, couraient affolés de terreur, desbuffles, des panthères, des antilopes, et mille animaux de racesdifférentes, dont la plupart tombaient foudroyés, dévorés par lesflammes. La terre elle-même présentait un aspect sinistre etdésolé ; partout où avait passé l’ouragan embrasé, le solnoirâtre, crevassé et fumant, semblait bouleversé par quelqueconvulsion volcanique.

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