Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 30Œillet et souterrain

Le premier coup avait été terrible, et ilavait fallu à Maurice toute la puissance qu’il avait sur lui-mêmepour cacher à Lorin le bouleversement qui s’était fait dans toutesa personne ; mais, une fois dans le jardin, une fois seul,une fois dans le silence de la nuit, son esprit devint plus calme,et ses idées, au lieu de rouler désordonnées dans son cerveau, seprésentèrent à son esprit et purent être commentées par saraison.

Quoi ! cette maison que Maurice avait sisouvent visitée avec le plaisir le plus pur, cette maison dont ilavait fait son paradis sur la terre, n’était qu’un repaire desanglantes intrigues ! Tout ce bon accueil fait à son ardenteamitié, c’était de l’hypocrisie ; tout cet amour de Geneviève,c’était de la peur !

On connaît la distribution de ce jardin, oùplus d’une fois nos lecteurs ont suivi nos jeunes gens. Maurice seglissa de massif en massif jusqu’à ce qu’il fût abrité contre lesrayons de la lune par l’ombre de cette espèce de serre danslaquelle il avait été enfermé le premier jour où il avait pénétrédans la maison. Cette serre était en face du pavillon qu’habitaitGeneviève.

Mais, ce soir-là, au lieu d’éclairer isolée etimmobile la chambre de la jeune femme, la lumière se promenaitd’une fenêtre à l’autre. Maurice aperçut Geneviève à travers unrideau soulevé à moitié par accident ; elle entassait à lahâte des effets dans un portemanteau, et il vit avec étonnementbriller des armes dans ses mains.

Il se souleva sur une borne afin de mieuxplonger ses regards dans la chambre. Un grand feu brillait dansl’âtre et attira son attention ; c’étaient des papiers queGeneviève brûlait.

En ce moment une porte s’ouvrit, et un jeunehomme entra chez Geneviève.

La première idée de Maurice fut que cet hommeétait Dixmer.

La jeune femme courut à lui, saisit ses mains,et tous deux se tinrent un instant en face l’un de l’autre,paraissant en proie à une vive émotion. Quelle était cetteémotion ? Maurice ne pouvait le deviner, le bruit de leursparoles n’arrivait pas jusqu’à lui.

Mais tout à coup Maurice mesura sa taille desyeux.

– Ce n’est pas Dixmer, murmura-t-il.

En effet, celui qui venait d’entrer étaitmince et de petite taille ; Dixmer était grand et fort.

La jalousie est un actif stimulant ; enune minute Maurice avait supputé la taille de l’inconnu à une ligneprès, et analysé la silhouette du mari.

– Ce n’est pas Dixmer, murmura-t-il,comme s’il eût été obligé de se le redire à lui-même pour êtreconvaincu de la perfidie de Geneviève.

Il se rapprocha de la fenêtre, mais plus il serapprochait moins il voyait : son front était en feu.

Son pied heurta une échelle ; la fenêtreavait sept ou huit pieds de hauteur : il prit l’échelle etalla la dresser contre la muraille.

Il monta, colla son œil à la fente durideau.

L’inconnu de la chambre de Geneviève était unjeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, à l’œil bleu, à latournure élégante ; il tenait les mains de la jeune femme, etlui parlait tout en essuyant les larmes qui voilaient le charmantregard de Geneviève.

Un léger bruit que fit Maurice amena le jeunehomme à tourner la tête du côté de la fenêtre.

Maurice retint un cri de surprise : ilvenait de reconnaître son sauveur mystérieux de la place duChâtelet.

En ce moment Geneviève retira ses mains decelles de l’inconnu. Geneviève s’avança vers la cheminée, ets’assura que tous les papiers étaient consumés.

Maurice ne put se contenir davantage ;toutes les terribles passions qui torturent l’homme, l’amour, lavengeance, la jalousie, lui étreignaient le cœur de leurs dents defeu. Il saisit son temps, repoussa violemment la croisée mal ferméeet sauta dans la chambre. Au même instant deux pistolets seposèrent sur sa poitrine.

Geneviève s’était retournée au bruit ;elle resta muette en apercevant Maurice.

– Monsieur, dit froidement le jeunerépublicain à celui qui tenait deux fois sa vie au bout de cesarmes, monsieur, vous êtes le chevalier de Maison-Rouge ?

– Et quand cela serait ? répondit lechevalier.

– Oh ! c’est que si cela est, vousêtes un homme brave et par conséquent un homme calme, et je vaisvous dire deux mots.

– Parlez, dit le chevalier sans détournerses pistolets.

– Vous pouvez me tuer, mais vous ne metuerez pas avant que j’aie poussé un cri, ou plutôt je ne mourraipas sans l’avoir poussé. Si je pousse ce cri, mille hommes quicernent cette maison l’auront réduite en cendres avant dix minutes.Ainsi abaissez vos pistolets, et écoutez ce que je vais dire àmadame.

– À Geneviève ? dit lechevalier.

– À moi ? murmura la jeunefemme.

– Oui, à vous.

Geneviève, plus pâle qu’une statue, saisit lebras de Maurice ; le jeune homme la repoussa.

– Vous savez ce que vous m’avez affirmé,madame, dit Maurice avec un profond mépris. Je vois maintenant quevous avez dit vrai. En effet, vous n’aimez pas M. Morand.

– Maurice, écoutez-moi ! s’écriaGeneviève.

– Je n’ai rien à entendre, madame, ditMaurice. Vous m’avez trompé ; vous avez brisé d’un seul couptous les liens qui scellaient mon cœur au vôtre. Vous avez dit quevous n’aimiez pas M. Morand, mais vous ne m’avez pas dit quevous en aimiez un autre.

– Monsieur, dit le chevalier, queparlez-vous de Morand, ou plutôt de quel Morandparlez-vous ?

– De Morand le chimiste.

– Morand le chimiste est devant vous.Morand le chimiste et le chevalier de Maison-Rouge ne fontqu’un.

Et allongeant la main vers une table voisine,il eut en un instant coiffé cette perruque noire qui l’avait silongtemps rendu méconnaissable aux yeux du jeune républicain.

– Ah ! oui, dit Maurice avec unredoublement de dédain ; oui, je comprends, ce n’est pasMorand que vous aimiez, puisque Morand n’existait pas ; maisle subterfuge, pour en être plus adroit, n’en est pas moinsméprisable.

Le chevalier fit un mouvement de menace.

– Monsieur, continua Maurice, veuillez melaisser causer un instant avec madame ; assistez même à lacauserie, si vous voulez ; elle ne sera pas longue, je vous enréponds.

Geneviève fit un mouvement pour inviterMaison-Rouge à prendre patience.

– Ainsi, continua Maurice, ainsi, vous,Geneviève, vous m’avez rendu la risée de mes amis !l’exécration des miens ! Vous m’avez fait servir, aveugle quej’étais, à tous vos complots ! vous avez tiré de moi l’utilitéque l’on tire d’un instrument ! Écoutez : c’est uneaction infâme ! mais vous en serez punie, madame ! carmonsieur que voici va me tuer sous vos yeux ! Mais avant cinqminutes, il sera là, lui aussi, gisant à vos pieds, ou, s’il vit,ce sera pour porter sa tête sur un échafaud.

– Lui mourir ! s’écriaGeneviève ; lui porter sa tête sur l’échafaud ! Mais vousne savez donc pas, Maurice, que lui c’est mon protecteur, celui dema famille ; que je donnerais ma vie pour la sienne ; ques’il meurt je mourrai, et que si vous êtes mon amour, vous, lui estma religion ?

– Ah ! dit Maurice, vous allezpeut-être continuer de dire que vous m’aimez. En vérité, les femmessont trop faibles et trop lâches.

Puis, se retournant :

– Allons, monsieur, dit-il au jeuneroyaliste, il faut me tuer ou mourir.

– Pourquoi cela ?

– Parce que si vous ne me tuez pas, jevous arrête.

Maurice étendit la main pour le saisir aucollet.

– Je ne vous disputerai pas ma vie, ditle chevalier de Maison-Rouge, tenez !

Et il jeta ses armes sur un fauteuil.

– Et pourquoi ne me disputerez-vous pasvotre vie ?

– Parce que ma vie ne vaut pas le remordsque j’éprouverais de tuer un galant homme ; et puis surtout,surtout parce que Geneviève vous aime.

– Ah ! s’écria la jeune femme enjoignant les mains ; ah ! que vous êtes toujours bon,grand, loyal et généreux, Armand !

Maurice les regardait tous deux avec unétonnement presque stupide.

– Tenez, dit le chevalier, je rentre dansma chambre ; je vous donne ma parole d’honneur que ce n’estpoint pour fuir, mais pour cacher un portrait.

Maurice porta vivement les yeux vers celui deGeneviève ; il était à sa place.

Soit que Maison-Rouge eût deviné la pensée deMaurice, soit qu’il eût voulu pousser au comble lagénérosité :

– Allons, dit-il, je sais que vous êtesrépublicain ; mais je sais que vous êtes en même temps un cœurpur et loyal. Je me confierai à vous jusqu’à la fin :regardez !

Et il tira de sa poitrine une miniature qu’ilmontra à Maurice : c’était le portrait de la reine.

Maurice baissa la tête et appuya la main surson front.

– J’attends vos ordres, monsieur, ditMaison-Rouge ; si vous voulez mon arrestation, vous frapperezà cette porte quand il sera temps que je me livre. Je ne tiens plusà la vie, du moment où cette vie n’est plus soutenue parl’espérance de sauver la reine.

Le chevalier sortit sans que Maurice fît unseul geste pour le retenir.

À peine fut-il hors de la chambre queGeneviève se précipita aux pieds du jeune homme.

– Pardon, dit-elle, pardon, Maurice, pourtout le mal que je vous ai fait ; pardon pour mes tromperies,pardon au nom de mes souffrances et de mes larmes, car, je vous lejure, j’ai bien pleuré, j’ai bien souffert. Ah ! mon mari estparti ce matin ; je ne sais où il est allé, et peut-être ne lereverrai-je plus ; et maintenant un seul ami me reste, non pasun ami, un frère, et vous allez le faire tuer. Pardon,Maurice ! pardon !

Maurice releva la jeune femme.

– Que voulez-vous ? dit-il, il y ade ces fatalités-là ; tout le monde joue sa vie à cetteheure ; le chevalier de Maison-Rouge a joué comme les autres,mais il a perdu ; maintenant il faut qu’il paye.

– C’est-à-dire qu’il meure, si je vouscomprends bien.

– Oui.

– Il faut qu’il meure, et c’est vous quime dites cela ?

– Ce n’est pas moi, Geneviève, c’est lafatalité.

– La fatalité n’a pas dit son dernier motdans cette affaire, puisque vous pouvez le sauver, vous.

– Aux dépens de ma parole, et parconséquent de mon honneur. Je comprends, Geneviève.

– Fermez les yeux, Maurice, voilà tout ceque je vous demande, et jusqu’où la reconnaissance d’une femme peutaller, je vous promets que la mienne y montera.

– Je fermerais inutilement les yeux,madame ; il y a un mot d’ordre donné, un mot d’ordre, sanslequel personne ne peut sortir, car je vous le répète, la maisonest cernée.

– Et vous le savez ?

– Sans doute que je le sais.

– Maurice !

– Eh bien ?

– Mon ami, mon cher Maurice, ce motd’ordre, dites-le-moi, il me le faut.

– Geneviève ! s’écria Maurice,Geneviève ! mais qui donc êtes-vous pour venir me dire :« Maurice, au nom de l’amour que j’ai pour toi, sois sansparole, sois sans honneur, trahis ta cause, renie tesopinions » ? Que m’offrez-vous, Geneviève, en échange detout cela, vous qui me tentez ainsi ?

– Oh ! Maurice, sauvez-le, sauvez-led’abord, et ensuite demandez-moi la vie.

– Geneviève, répondit Maurice d’une voixsombre, écoutez-moi : j’ai un pied dans le chemin del’infamie ; pour y descendre tout à fait, je veux avoir aumoins une bonne raison contre moi-même ; Geneviève, jurez-moique vous n’aimez pas le chevalier de Maison-Rouge…

– J’aime le chevalier de Maison-Rougecomme une sœur, comme une amie, pas autrement, je vous lejure !

– Geneviève, m’aimez-vous ?

– Maurice, je vous aime, aussi vrai queDieu m’entend.

– Si je fais ce que vous me demandez,abandonnerez-vous parents, amis, patrie, pour fuir avec letraître ?

– Maurice ! Maurice !

– Elle hésite… oh ! ellehésite ! Et Maurice se rejeta en arrière avec toute laviolence du dédain.

Geneviève, qui s’était appuyée à lui, sentittout à coup son appui manquer, elle tomba sur ses genoux.

– Maurice, dit-elle en se renversant enarrière et en tordant ses mains jointes ; Maurice, tout ce quetu voudras, je te le jure ; ordonne, j’obéis.

– Tu seras à moi, Geneviève ?

– Quand tu l’exigeras.

– Jure sur le Christ !

Geneviève étendit le bras :

– Mon Dieu ! dit-elle, vous avezpardonné à la femme adultère, j’espère que vous me pardonnerez.

Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues,et tombèrent sur ses longs cheveux épars et flottants sur sapoitrine.

– Oh ! pas ainsi, ne jurez pasainsi, dit Maurice, ou je n’accepte pas votre serment.

– Mon Dieu ! reprit-elle, je jure deconsacrer ma vie à Maurice, de mourir avec lui, et, s’il le faut,pour lui, s’il sauve mon ami, mon protecteur, mon frère, lechevalier de Maison-Rouge.

– C’est bien ; il sera sauvé, ditMaurice.

Il alla vers la chambre.

– Monsieur, dit-il, revêtez le costume dutanneur Morand. Je vous rends votre parole, vous êtes libre.

» Et vous, madame, dit-il à Geneviève,voilà les deux mots de passe : œillet etsouterrain.

Et comme s’il eût eu horreur de rester dans lachambre où il avait prononcé ces deux mots qui le faisaienttraître, il ouvrit la fenêtre et sauta de la chambre dans lejardin.

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