Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 5Quel homme c’était que le citoyen Maurice Lindey

Tandis que Maurice Lindey, après s’êtrehabillé précipitamment, se rend à la section de la rue Lepelletier,dont il est, comme on le sait, secrétaire, essayons de retracer auxyeux du public les antécédents de cet homme, qui s’est produit surla scène par un de ces élans de cœur, familiers aux puissantes etgénéreuses natures.

Le jeune homme avait dit la vérité pleine etentière, lorsque la veille, en répondant de l’inconnue, il avaitdit qu’il se nommait Maurice Lindey, demeurant rue du Roule. Ilaurait pu ajouter qu’il était enfant de cette demi-aristocratieaccordée aux gens de robe. Ses aïeux avaient marqué, depuis deuxcents ans, par cette éternelle opposition parlementaire qui aillustré les noms des Molé et des Maupeou. Son père, le bonhommeLindey, qui avait passé toute sa vie à gémir contre le despotisme,lorsque, le 14 juillet 89, la Bastille était tombé aux mains dupeuple, était mort de saisissement et d’épouvante de voir ledespotisme remplacé par une liberté militante, laissant son filsunique, indépendant par sa fortune et républicain parsentiment.

La Révolution, qui avait suivi de si près cegrand événement, avait donc trouvé Maurice dans toutes lesconditions de vigueur et de maturité virile qui conviennent àl’athlète prêt à entrer en lice, éducation républicaine fortifiéepar l’assiduité aux clubs et la lecture de tous les pamphlets del’époque. Dieu sait combien Maurice avait dû en lire. Méprisprofond et raisonné de la hiérarchie, pondération philosophique deséléments qui composent le corps, négation absolue de toute noblessequi n’est pas personnelle, appréciation impartiale du passé, ardeurpour les idées nouvelles, sympathie pour le peuple, mêlée à la plusaristocratique des organisations, tel était au moral, non pas celuique nous avons choisi, mais celui que le journal où nous puisons cesujet nous a donné pour héros de cette histoire.

Au physique, Maurice Lindey était un homme decinq pieds huit pouces, âgé de vingt-cinq ou de vingt-six ans,musculeux comme Hercule, beau de cette beauté française qui accusedans un Franc une race particulière, c’est-à-dire un front pur, desyeux bleus, des cheveux châtains et bouclés, des joues roses et desdents d’ivoire.

Après le portrait de l’homme, la position ducitoyen.

Maurice, sinon riche, du moins indépendant,Maurice portant un nom respecté et surtout populaire, Maurice connupar son éducation libérale et pour ses principes plus libérauxencore que son éducation, Maurice s’était placé pour ainsi dire àla tête d’un parti composé de tous les jeunes bourgeoispatriotes.

Peut-être bien, près des sans-culottespassait-il pour un peu tiède, et près des sectionnaires pour un peuparfumé. Mais il se faisait pardonner sa tiédeur par lessans-culottes, en brisant comme des roseaux fragiles les gourdinsles plus noueux, et son élégance par les sectionnaires, en lesenvoyant rouler à vingt pas d’un coup de poing entre les deux yeux,quand ces deux yeux regardaient Maurice d’une façon qui ne luiconvenait pas.

Maintenant, pour le physique, pour le moral etpour le civisme combinés, Maurice avait assisté à la prise de laBastille ; il avait été de l’expédition de Versailles ;il avait combattu comme un lion au 10 août, et, dans cettemémorable journée, c’était une justice à lui rendre, il avait tuéautant de patriotes que de Suisses : car il n’avait pas plusvoulu souffrir l’assassin sous la carmagnole que l’ennemi de laRépublique sous l’habit rouge.

C’était lui qui, pour exhorter les défenseursdu château à se rendre et pour empêcher le sang de couler, s’étaitjeté sur la bouche d’un canon auquel un artilleur parisien allaitmettre le feu ; c’était lui qui était entré le premier auLouvre par une fenêtre, malgré la fusillade de cinquante Suisses etd’autant de gentilshommes embusqués ; et déjà, lorsqu’ilaperçut les signaux de capitulation, son terrible sabre avaitentamé plus de dix uniformes ; alors, voyant ses amismassacrer à loisir des prisonniers qui jetaient leurs armes, quitendaient leurs mains suppliantes et qui demandaient la vie, ils’était mis à hacher furieusement ses amis, ce qui lui avait faitune réputation digne des beaux jours de Rome et de la Grèce.

La guerre déclarée, Maurice s’enrôla et partitpour la frontière, en qualité de lieutenant, avec les quinze centspremiers volontaires que la ville envoyait contre les envahisseurs,et qui chaque jour devaient être suivis de quinze cents autres.

À la première bataille à laquelle il assista,c’est-à-dire à Jemmapes, il reçut une balle qui, après avoir diviséles muscles d’acier de son épaule, alla s’aplatir sur l’os. Lereprésentant du peuple connaissait Maurice, il le renvoya à Parispour qu’il se guérît. Un mois entier Maurice, dévoré par la fièvre,se roula sur son lit de douleur ; mais janvier le trouva surpied et commandant, sinon de nom, du moins de fait, le club desThermopyles, c’est-à-dire cent jeunes gens de la bourgeoisieparisienne, armés pour s’opposer à toute tentative en faveur dutyran Capet ; il y a plus : Maurice, le sourcil froncépar une sombre colère, l’œil dilaté, le front pâle, le cœur étreintpar un singulier mélange de haine morale et de pitié physique,assista le sabre au poing à l’exécution du roi, et, seul peut-êtredans toute cette foule, demeura muet, lorsque tomba la tête de cefils de saint Louis, dont l’âme montait au ciel ; seulement,lorsque cette tête fut tombée, il leva en l’air son redoutablesabre, et tous ses amis crièrent : « Vive laliberté ! » sans remarquer que, cette fois par exception,sa voix ne s’était pas mêlée aux leurs.

Voilà quel était l’homme qui s’acheminait, lematin du 11 mars, vers la rue Lepelletier, et auquel notre histoireva donner plus de relief dans les détails d’une vie orageuse, commeon la menait à cette époque.

Vers dix heures, Maurice arriva à la sectiondont il était le secrétaire.

L’émoi était grand. Il s’agissait de voter uneadresse à la Convention pour réprimer les complots des girondins.On attendait impatiemment Maurice.

Il n’était question que du retour du chevalierde Maison-Rouge, de l’audace avec laquelle cet acharné conspirateurétait rentré pour la deuxième fois dans Paris, où sa tête, il lesavait cependant, était mise à prix. On rattachait à cette rentréela tentative faite la veille au Temple, et chacun exprimait sahaine et son indignation contre les traîtres et lesaristocrates.

Mais, contre l’attente générale, Maurice futmou et silencieux, rédigea habilement la proclamation, termina entrois heures toute sa besogne, demanda si la séance était levée,et, sur la réponse affirmative, prit son chapeau, sortit ets’achemina vers la rue Saint-Honoré.

Arrivé là, Paris lui sembla tout nouveau. Ilrevit le coin de la rue du Coq, où, pendant la nuit, la belleinconnue lui était apparue se débattant aux mains des soldats.Alors il suivit, depuis la rue du Coq jusqu’au pont Marie, le mêmechemin qu’il avait parcouru à ses côtés, s’arrêtant où lesdifférentes patrouilles les avaient arrêtés, répétant aux endroitsqui le lui rendaient, comme s’ils avaient conservé un écho de leursparoles, le dialogue qu’ils avaient échangé ; seulement, ilétait une heure de l’après-midi, et le soleil, qui éclairait toutecette promenade, rendait saillants à chaque pas les souvenirs de lanuit.

Maurice traversa les ponts et arriva bientôtdans la rue Victor, comme on l’appelait alors.

– Pauvre femme ! murmura Maurice,qui n’a pas réfléchi hier que la nuit ne dure que douze heures etque son secret ne durerait probablement pas plus que la nuit. À laclarté du soleil, je vais retrouver la porte par laquelle elles’est glissée, et qui sait si je ne l’apercevrai pas elle-même àquelque fenêtre ?

Il entra alors dans la vieille rueSaint-Jacques, se plaça comme l’inconnue l’avait placé la veille.Un instant il ferma les yeux, croyant peut-être, le pauvrefou ! que le baiser de la veille allait une seconde foisbrûler ses lèvres. Mais il n’en ressentit que le souvenir. Il estvrai que le souvenir brûlait encore.

Maurice rouvrit les yeux, vit les deuxruelles, l’une à sa droite et l’autre à sa gauche. Elles étaientfangeuses, mal pavées, garnies de barrières, coupées de petitsponts jetés sur un ruisseau. On y voyait des arcades en poutres,des recoins, vingt portes mal assurées, pourries. C’était letravail grossier dans toute sa misère, la misère dans toute sahideur. Çà et là un jardin, fermé tantôt par des haies, tantôt pardes palissades en échalas, quelques-uns par des murs ; despeaux séchant sous des hangars et répandant cette odieuse odeur detannerie qui soulève le cœur. Maurice chercha, combina pendant deuxheures et ne trouva rien, ne devina rien ; dix fois il revintsur ses pas pour s’orienter. Mais toutes ses tentatives furentinutiles, toutes ses recherches infructueuses. Les traces de lajeune femme semblaient avoir été effacées par le brouillard et lapluie.

« Allons, se dit Maurice, j’ai rêvé. Cecloaque ne peut avoir un instant servi de retraite à ma belle féede cette nuit. »

Il y avait dans ce républicain farouche unepoésie bien autrement réelle que dans son ami aux quatrainsanacréontiques, puisqu’il rentra sur cette idée, pour ne pas ternirl’auréole qui éclairait la tête de son inconnue. Il est vrai qu’ilrentra désespéré.

– Adieu ! dit-il, bellemystérieuse : tu m’as traité en sot ou en enfant. En effet,serait-elle venue ici avec moi si elle y demeurait ?Non ! elle n’a fait qu’y passer, comme un cygne sur un maraisinfect. Et, comme celle de l’oiseau dans l’air, sa trace estinvisible.

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