Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 40Le cabaret du Puits-de-Noé

Cet homme vêtu d’une carmagnole, que nousavons vu arpenter en long et en large la salle des Pas-Perdus, etque nous avons entendu, pendant l’expédition de l’architecteGiraud, du général Hanriot et du père Richard, échanger quelquesparoles avec le guichetier resté de garde à la porte dusouterrain ; ce patriote enragé avec son bonnet d’ours et sesmoustaches épaisses, qui s’était donné à Simon comme ayant porté latête de la princesse de Lamballe, se trouvait le lendemain de cettesoirée, si variée en émotions, vers sept heures du soir, au cabaretdu Puits-de-Noé, situé, comme nous l’avons dit, au coin de la ruede la Vieille-Draperie.

Il était là, chez le marchand, ou plutôt chezla marchande de vin, au fond d’une salle noire et enfumée par letabac et les chandelles, faisant semblant de dévorer un plat depoisson au beurre noir.

La salle où il soupait était à peu prèsdéserte ; deux ou trois habitués de la maison seulementétaient demeurés après les autres, jouissant du privilège que leurdonnait leur visite quotidienne dans l’établissement.

La plupart des tables étaient vides ;mais, il faut le dire en l’honneur du cabaret du Puits-de-Noé, lesnappes rouges, ou plutôt violacées, révélaient le passage d’unnombre satisfaisant de convives rassasiés.

Les trois derniers convives disparurentsuccessivement, et, vers huit heures moins un quart, le patriote setrouva seul.

Alors il éloigna, avec un dégoût des plusaristocratiques, le plat grossier dont il paraissait faire uninstant auparavant ses délices, et tira de sa poche une tablette dechocolat d’Espagne, qu’il mangea lentement, et avec une expressionbien différente de celle que nous lui avons vu essayer de donner àsa physionomie.

De temps en temps, tout en croquant sonchocolat d’Espagne et son pain noir, il jetait sur la porte vitrée,fermée d’un rideau à carreaux blancs et rouges, des regards pleinsd’une anxieuse impatience. Quelquefois il prêtait l’oreille etinterrompait son frugal repas avec une distraction qui donnait fortà penser à la maîtresse de la maison, assise à son comptoir, assezprès de la porte sur laquelle le patriote fixait les yeux, pourqu’elle pût, sans trop de vanité, se croire l’objet de sespréoccupations.

Enfin, la sonnette de la porte d’entréeretentit d’une certaine façon qui fit tressaillir notrehomme ; il reprit son poisson, sans que la maîtresse ducabaret remarquât qu’il en jetait la moitié à un chien qui leregardait faméliquement, et l’autre moitié à un chat qui lançait auchien de délicats mais meurtriers coups de griffe.

La porte au rideau rouge et blanc s’ouvrit àson tour ; un homme entra, vêtu à peu près comme le patriote,à l’exception du bonnet à poil, qu’il avait remplacé par le bonnetrouge.

Un énorme trousseau de clefs pendait à laceinture de cet homme, ceinture de laquelle tombait aussi un largesabre d’infanterie à coquille de cuivre.

– Ma soupe ! ma chopine ! criacet homme en entrant dans la salle commune, sans toucher à sonbonnet rouge et en se contentant de faire à la maîtresse del’établissement un signe de tête.

Puis, avec un soupir de lassitude, il allas’installer à la table voisine de celle où soupait notrepatriote.

La maîtresse du cabaret, par suite de ladéférence qu’elle portait au nouvel arrivant, se leva et allacommander elle-même les objets demandés.

Les deux hommes se tournaient le dos ;l’un regardait dans la rue, l’autre vers le fond de la chambre. Pasun mot ne s’échangea entre les deux hommes tant que la maîtresse ducabaret n’eut pas complètement disparu.

Lorsque la porte se fut refermée derrièreelle, et qu’à la lueur d’une seule chandelle suspendue à un bout defil de fer, dans des proportions assez savantes pour que leluminaire fût divisible entre les deux convives, quand enfinl’homme au bonnet à poil se fut aperçu, grâce à la glace placée enface de lui, que la chambre était parfaitement déserte :

– Bonsoir, dit-il à son compagnon sans seretourner.

– Bonsoir, monsieur, dit le nouveauvenu.

– Eh bien, demanda le patriote avec lamême indifférence affectée, où en sommes-nous ?

– Eh bien, c’est fini.

– Qu’est-ce qui est fini ?

– Comme nous en sommes convenus, j’ai eudes raisons avec le père Richard pour le service, j’ai prétexté mafaiblesse d’ouïe, mes éblouissements, et je me suis trouvé mal enplein greffe.

– Très bien ; après ?

– Après, le père Richard a appelé safemme, et sa femme m’a frotté les tempes avec du vinaigre, ce quim’a fait revenir.

– Bon ! ensuite ?

– Ensuite, comme il était convenu entrenous, j’ai dit que le manque d’air me produisait ceséblouissements, attendu que j’étais sanguin, et que le service dela Conciergerie, où il se trouve en ce moment quatre centsprisonniers, me tuait.

– Qu’ont-ils dit ?

– La mère Richard m’a plaint.

– Et le père Richard ?

– Il m’a mis à la porte.

– Mais ce n’est point assez qu’il t’aitmis à la porte.

– Attendez donc ; alors la mèreRichard, qui est une bonne femme, lui a reproché de n’avoir pas decœur, attendu que j’étais père de famille.

– Et il a dit à cela ?

– Il a dit qu’elle avait raison, mais quela première condition inhérente à l’état de guichetier était dedemeurer dans la prison à laquelle il était attaché ; que laRépublique ne plaisantait pas, et qu’elle coupait le cou à ceux quiavaient des éblouissements dans l’exercice de leurs fonctions.

– Diable ! fit le patriote.

– Et il n’avait pas tort, le pèreRichard ; depuis que l’Autrichienne est là, c’est un enfer desurveillance ; on y dévisage son père.

Le patriote donna son assiette à lécher auchien, qui fut mordu par le chat.

– Achevez, dit-il sans se retourner.

– Enfin, monsieur, je me suis mis àgémir, c’est-à-dire que je me sentais très mal ; j’ai demandél’infirmerie, et j’ai assuré que mes enfants mourraient de faim sima paye m’était supprimée.

– Et le père Richard ?

– Le père Richard m’a répondu que, quandon était guichetier, on ne faisait pas d’enfants.

– Mais vous avez la mère Richard pourvous, je suppose ?

– Heureusement ! elle a fait unescène à son mari, lui reprochant d’avoir un mauvais cœur, et lepère Richard a fini par me dire : « Eh bien, citoyenGracchus, entends-toi avec quelqu’un de tes amis qui te donneraquelque chose sur tes gages ; présente-le-moi comme remplaçantet je promets de le faire accepter. » Sur quoi, je suis sortien disant : « C’est bon, père Richard, je vaischercher. »

– Et tu as trouvé, mon brave ?

En ce moment, la maîtresse de l’établissementrentra, apportant au citoyen Gracchus sa soupe et sa chopine.

Ce n’était l’affaire ni de Gracchus ni dupatriote, qui avaient sans doute quelques communications à sefaire.

– Citoyenne, dit le guichetier, j’ai reçuune petite gratification du père Richard, de sorte que je mepermettrai aujourd’hui la côtelette de porc aux cornichons et labouteille de vin de Bourgogne ; envoie ta servante me chercherl’une chez le charcutier, et va me chercher l’autre à la cave.

L’hôtesse donna aussitôt ses ordres. Laservante sortit par la porte de la rue, et elle sortit, elle, parla porte de la cave.

– Bien, dit le patriote, tu es un garçonintelligent.

– Si intelligent, que je ne me cache pas,malgré vos belles promesses, de quoi il retourne pour nous deux.Vous vous doutez de quoi il retourne ?

– Oui, parfaitement.

– C’est notre cou à tous deux que nousjouons.

– Ne t’inquiète pas du mien.

– Ce n’est pas le vôtre non plus,monsieur, qui me cause, je l’avoue, la plus vive inquiétude.

– C’est le tien ?

– Oui.

– Mais si je l’estime le double de cequ’il vaut…

– Eh ! monsieur, c’est une chosetrès précieuse que le cou.

– Pas le tien.

– Comment ! pas le mien ?

– En ce moment, du moins.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que ton cou ne vaut pasune obole, attendu que si, par exemple, j’étais un agent du comitéde Salut public, tu serais guillotiné demain.

Le guichetier se retourna d’un mouvement sibrusque, que le chien aboya contre lui.

Il était pâle comme la mort.

– Ne te tourne pas et ne pâlis pas, ditle patriote ; achève tranquillement ta soupe aucontraire : je ne suis pas un agent provocateur, l’ami.Fais-moi entrer à la Conciergerie, installe-moi à ta place,donne-moi les clefs, et demain je te compte cinquante mille livresen or.

– C’est bien vrai au moins ?

– Oh ! tu as une fameuse caution, tuas ma tête.

Le guichetier médita quelques secondes.

– Allons, dit le patriote, qui le voyaitdans sa glace, allons, ne fais pas de mauvaises réflexions ;si tu me dénonces, comme tu n’auras fait que ton devoir, laRépublique ne te donnera pas un sou : si tu me sers, comme aucontraire tu auras manqué à ce même devoir, et qu’il est injustedans ce monde de faire quelque chose pour rien, je te donnerai lescinquante mille livres.

– Oh ! je comprends bien, dit leguichetier, j’ai tout bénéfice à faire ce que vous demandez ;mais je crains les suites…

– Les suites !… et qu’as-tu àcraindre ? Voyons, ce n’est pas moi qui te dénoncerai, aucontraire.

– Sans doute.

– Le lendemain du jour où je suisinstallé, tu viens faire un tour à la Conciergerie ; je tecompte vingt-cinq rouleaux contenant chacun deux millefrancs ; ces vingt-cinq rouleaux tiendront à l’aise dans tesdeux poches. Avec l’argent, je te donne une carte pour sortir deFrance ; tu pars, et, partout où tu vas, tu es, sinon riche,du moins indépendant.

– Eh bien, c’est dit, monsieur, arrivequi arrive. Je suis un pauvre diable, moi ; je ne me mêle pasde politique ; la France a toujours bien marché sans moi, etne périra pas faute de moi ; si vous faites une méchanteaction, tant pis pour vous.

– En tout cas, dit le patriote, je necrois pas pouvoir faire pis que l’on ne fait en ce moment.

– Monsieur me permettra de ne pas jugerla politique de la Convention nationale.

– Tu es un homme admirable de philosophieet d’insouciance. Maintenant, voyons, quand me présentes-tu au pèreRichard ?

– Ce soir, si vous voulez.

– Oui, certainement. Quisuis-je ?

– Mon cousin Mardoche.

– Mardoche, soit ; le nom me plaît.Quel état ?

– Culottier.

– De culottier à tanneur, il n’y a que lamain.

– Êtes-vous tanneur ?

– Je pourrais l’être.

– C’est vrai.

– À quelle heure laprésentation ?

– Dans une demi-heure, si vous voulez. Àneuf heures alors.

– Quand aurai-je l’argent ?

– Demain.

– Vous êtes donc énormémentriche ?

– Je suis à mon aise.

– Un ci-devant, n’est-ce pas ?

– Que t’importe !

– Avoir de l’argent, et donner son argentpour courir le risque d’être guillotiné ; en vérité, il fautque les ci-devant soient bien bêtes !

– Que veux-tu ! les sans-culottesont tant d’esprit qu’il n’en reste pas aux autres.

– Chut ! voilà mon vin.

– À ce soir, en face de laConciergerie.

– Oui.

Le patriote paya son écot et sortit.

De la porte, on l’entendit crier de sa voix detonnerre :

– Allons donc, citoyenne ! lescôtelettes aux cornichons ! mon cousin Gracchus meurt defaim.

– Ce bon Mardoche ! dit leguichetier en dégustant le verre de Bourgogne que venait de luiverser la cabaretière en le regardant tendrement.

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