Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 41Le greffier du ministère de la guerre

Le patriote était sorti, mais ne s’était paséloigné. À travers les vitres enfumées, il guettait le guichetier,pour voir s’il n’entrerait pas en communication avec quelques-unsde ces agents de la police républicaine, l’une des meilleures quieût jamais existé, car la moitié de la société espionnait l’autre,moins encore pour la plus grande gloire du gouvernement que pour laplus grande sûreté de sa tête.

Mais rien de ce que craignait le patrioten’arriva ; à neuf heures moins quelques minutes, le guichetierse leva, prit le menton de la cabaretière et sortit.

Le patriote le rejoignit sur le quai de laConciergerie et tous deux entrèrent dans la prison. Dès le soirmême, le marché fut conclu : le père Richard accepta leguichetier Mardoche en remplacement du citoyen Gracchus.

Deux heures avant que cette affaires’arrangeât dans la geôle, une scène se passait dans une autrepartie de la prison qui, quoique sans intérêt apparent, avait uneimportance non moins grande pour les principaux personnages decette histoire.

Le greffier de la Conciergerie, fatigué de sajournée, allait plier les registres et sortir, quand un homme,conduit par la citoyenne Richard, se présenta devant sonbureau.

– Citoyen greffier, dit-elle, voici votreconfrère du ministère de la guerre qui vient, de la part du citoyenministre, pour relever quelques écrous militaires.

– Ah ! citoyen, dit le greffier,vous arrivez un peu tard, je pliais bagage.

– Cher confrère, pardonnez-moi, réponditle nouvel arrivant, mais nous avons tant de besogne, que noscourses ne peuvent guère se faire qu’à nos moments perdus, et nosmoments perdus, à nous, ne sont guère que ceux où les autresmangent et dorment.

– S’il en est ainsi, faites, mon cherconfrère ; mais hâtez-vous, car, ainsi que vous le dites,c’est l’heure du souper et j’ai faim. Avez-vous vospouvoirs ?

– Les voici, dit le greffier du ministèrede la guerre en exhibant un portefeuille que son confrère, toutpressé qu’il était, examina avec une scrupuleuse attention.

– Oh ! tout cela est en règle, ditla femme Richard, et mon mari a déjà passé l’inspection.

– N’importe, n’importe, dit le greffieren continuant son examen.

Le greffier de la guerre attendit patiemmentet en homme qui s’était attendu au strict accomplissement de cesformalités.

– À merveille, dit le greffier de laConciergerie, et vous pouvez maintenant commencer quand vousvoudrez. Avez-vous beaucoup d’écrous à relever ?

– Une centaine.

– Alors, vous en avez pour plusieursjours ?

– Aussi, cher confrère, est-ce une espècede petit établissement que je viens fonder chez vous, si vous lepermettez, toutefois.

– Comment l’entendez-vous ? demandale greffier de la Conciergerie.

– C’est ce que je vous expliquerai envous emmenant souper ce soir avec moi ; vous avez faim, vousl’avez dit.

– Et je ne m’en dédis pas.

– Eh bien, vous verrez ma femme :c’est une bonne cuisinière ; puis vous ferez connaissance avecmoi : je suis un bon garçon.

– Ma foi, oui, vous me faites ceteffet-là ; cependant, cher confrère…

– Oh ! acceptez sans façon leshuîtres que j’achèterai en passant sur la place du Châtelet, unpoulet de chez notre rôtisseur, et deux ou trois petits plats quemadame Durand fait dans la perfection.

– Vous me séduisez, cher confrère, dit legreffier de la Conciergerie, ébloui par ce menu, auquel n’était pasaccoutumé un greffier payé par le tribunal révolutionnaire à raisonde deux livres en assignats, lesquels valaient en réalité deuxfrancs à peine.

– Ainsi, vous acceptez ?

– J’accepte.

– En ce cas, à demain le travail ;pour ce soir, partons.

– Partons.

– Venez-vous ?

– À l’instant ; laissez-moiseulement prévenir les gendarmes qui gardent l’Autrichienne.

– Pourquoi faire lesprévenez-vous ?

– Afin qu’ils soient avertis que je sorset que, sachant, par conséquent, qu’il n’y a plus personne augreffe, tous les bruits leur deviennent suspects.

– Ah ! fort bien ; excellenteprécaution, ma foi !

– Vous comprenez, n’est-ce pas ?

– À merveille. Allez.

Le greffier de la Conciergerie alla en effetheurter au guichet, et l’un des gendarmes ouvrit endisant :

– Qui est là ?

– Moi ! le greffier ; voussavez, je pars. Bonsoir, citoyen Gilbert.

– Bonsoir, citoyen greffier.

Et le guichet se referma.

Le greffier de la guerre avait examiné toutecette scène avec la plus grande attention, et, quand la porte de laprison de la reine restait ouverte, son regard avait rapidementplongé jusqu’au fond du premier compartiment : il avait vu legendarme Duchesne à table, et s’était, en conséquence, assuré quela reine n’avait que deux gardiens.

Il va sans dire que, lorsque le greffier de laConciergerie se retourna, son confrère avait repris l’aspect leplus indifférent qu’il avait pu donner à sa physionomie.

Comme ils sortaient de la Conciergerie, deuxhommes allaient y entrer.

Ces deux hommes, qui allaient y entrer,étaient le citoyen Gracchus et son cousin Mardoche.

Le cousin Mardoche et le greffier de laguerre, chacun par un mouvement qui semblait émaner d’un sentimentpareil, enfoncèrent, en s’apercevant, l’un son bonnet à poils,l’autre son chapeau à larges bords sur les yeux.

– Quels sont ces hommes ? demanda legreffier de la guerre.

– Je n’en connais qu’un : c’est unguichetier nommé Gracchus.

– Ah ! fit l’autre avec uneindifférence affectée, les guichetiers sortent donc à laConciergerie ?

– Ils ont leur jour.

L’investigation ne fut pas poussée plusloin ; les deux nouveaux amis prirent le pont au Change. Aucoin de la place du Châtelet, le greffier de la guerre, selon leprogramme annoncé, acheta une cloyère de douze douzainesd’huîtres ; puis on continua de s’avancer par le quai deGèvres.

La demeure du greffier du ministère de laguerre était fort simple : le citoyen Durand habitait troispetites pièces sur la place de Grève, dans une maison sans portier.Chaque locataire avait une clef de la porte de l’allée ; et ilétait convenu que l’on s’avertirait quand on n’aurait pas priscette clef avec soi, par un, deux ou trois coups de marteau, selonl’étage que l’on habitait : la personne qui en attendait uneautre, et qui reconnaissait le signal, descendait alors et ouvraitla porte.

Le citoyen Durand avait sa clef dans sa poche,il n’eut donc pas besoin de frapper.

Le greffier du Palais trouva madame lagreffière de la guerre fort à son goût.

C’était une charmante femme, en effet, àlaquelle une profonde expression de tristesse répandue sur saphysionomie, donnait à la première vue un puissant intérêt. Il està remarquer que la tristesse est un des plus sûrs moyens deséduction des jolies femmes ; la tristesse rend amoureux tousles hommes, sans exception, même les greffiers ; car, quoiqu’on dise, les greffiers sont des hommes, et il n’est aucunamour-propre féroce ou aucun cœur sensible qui n’espère consolerune jolie femme affligée, et changer les roses blanches d’un teintpâle en des roses plus riantes, comme disait le citoyen Dorat.

Les deux greffiers soupèrent de fort bonappétit ; il n’y a que madame Durand qui ne mangea point.

Les questions cependant marchaient de part etd’autre.

Le greffier de la guerre demandait à sonconfrère, avec une curiosité bien remarquable dans ces temps dedrames quotidiens, quels étaient les usages du palais, les jours dejugement, les moyens de surveillance.

Le greffier du Palais, enchanté d’être écoutéavec tant d’attention, répondait avec complaisance et disait lesmœurs des geôliers, celles de Fouquier-Tinville, et enfin celles ducitoyen Sanson, le principal acteur de cette tragédie qu’on jouaitchaque soir sur la place de la Révolution. Puis s’adressant à soncollègue et à son hôte, il lui demandait à son tour desrenseignements sur son ministère à lui.

– Oh ! dit Durand, je suis moinsbien renseigné que vous, étant un personnage infiniment moinsimportant que vous, attendu que je suis plutôt secrétaire dugreffier que titulaire de la place ; je fais la besogne dugreffier en chef. Obscur employé, à moi la peine, aux illustres leprofit ; c’est l’habitude de toutes les bureaucraties, mêmerévolutionnaires. La terre et le ciel changeront peut-être un jour,mais les bureaux ne changeront pas.

– Eh bien, je vous aiderai, citoyen, ditle greffier du Palais, charmé du bon vin de son hôte, et surtoutcharmé des beaux yeux de madame Durand.

– Oh ! merci, dit celui à qui cetteoffre gracieuse était faite ; tout ce qui change les habitudeset les localités est une distraction pour un pauvre employé, et jecrains plutôt de voir finir mon travail à la Conciergerie que de levoir traîner en longueur, et pourvu que chaque soir je puisseamener au greffe madame Durand, qui s’ennuierait ici…

– Je n’y vois pas d’inconvénient, dit legreffier du Palais, enchanté de l’aimable distraction que luipromettait son confrère.

– Elle me dictera les écrous, continua lecitoyen Durand ; et puis, de temps en temps, si vous n’avezpas trouvé le souper de ce soir trop mauvais, vous en reviendrezprendre un pareil.

– Oui ; mais pas trop souvent, ditavec fatuité le greffier du Palais ; car je vous avouerai queje serais grondé si je rentrais plus tard que d’habitude dans unecertaine petite maison de la rue du Petit-Musc.

– Eh bien, voilà qui s’arrangeramerveilleusement bien, dit Durand ; n’est-ce pas, ma chèreamie ?

Madame Durand, fort pâle et fort tristetoujours, leva les yeux sur son mari et répondit :

– Que votre volonté soit faite.

Onze heures sonnaient ; il était temps dese retirer. Le greffier du Palais se leva, et prit congé de sesnouveaux amis, en leur exprimant tout le plaisir qu’il avait eu defaire connaissance avec eux et leur dîner.

Le citoyen Durand reconduisit son hôte jusquesur le palier ; puis, rentrant dans la chambre :

– Allons, Geneviève, dit-il,couchez-vous.

La jeune femme, sans répondre, se leva, pritune lampe et passa dans la chambre à droite.

Durand, ou plutôt Dixmer, la regarda sortir,resta un instant pensif et le front sombre après son départ ;puis, à son tour, il passa dans sa chambre, qui était du côtéopposé.

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