Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 32La foi jurée

Maurice frissonna, il étendit la main vers larue Saint-Jacques.

– Le feu ! dit-il, le feu !

– Eh bien ! oui, dit Lorin, lefeu ; après ?

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! si elle était revenue ?

– Qui cela ?

– Geneviève.

– Geneviève, c’est madame Dixmer,n’est-ce pas ?

– Oui, c’est elle.

– Il n’y a point de danger qu’elle soitrevenue, elle n’était point partie pour cela.

– Lorin, il faut que je la retrouve, ilfaut que je me venge.

– Oh ! oh ! dit Lorin.

– Tu m’aideras à la retrouver, n’est-cepas, Lorin ?

– Pardieu ! ce ne sera pasdifficile.

– Et comment ?

– Sans doute, si tu t’intéresses, autantque je puis le croire, au sort de la citoyenne Dixmer ; tudois la connaître, et la connaissant, tu dois savoir quels sont sesamis les plus familiers ; elle n’aura pas quitté Paris, ilsont tous la rage d’y rester ; elle s’est réfugiée chez quelqueconfidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelqueMarton un petit billet à peu près conçu en ces termes :

Amour, tyran des dieux et des mortels,

Ce n’est plus de l’encens qu’il faut sur tes autels.

Si Mars veut revoir Cythérée,

Qu’il emprunte à la Nuit son écharpe azurée.

» Et qu’il se présente chez le concierge,telle rue, tel numéro, en demandant madame Trois-Étoiles ;voilà.

Maurice haussa les épaules ; il savaitbien que Geneviève n’avait personne chez qui se réfugier.

– Nous ne la retrouverons pas,murmura-t-il.

– Permets-moi de te dire une chose,Maurice, dit Lorin.

– Laquelle ?

– C’est que ce ne serait peut-être pas unsi grand malheur que nous ne la retrouvassions pas.

– Si nous ne la retrouvons pas, Lorin,dit Maurice, j’en mourrai.

– Ah diable ! dit le jeune homme,c’est donc de cet amour là que tu as failli mourir ?

– Oui, répondit Maurice.

Lorin réfléchit un instant.

– Maurice, dit-il, il est quelque chosecomme onze heures, le quartier est désert, voici là un banc depierre qui semble placé exprès pour recevoir deux amis. Accorde-moila faveur d’un entretien particulier, comme on disait sous l’ancienrégime. Je te donne ma parole que je ne parlerai qu’en prose.

Maurice regarda autour de lui et allas’asseoir auprès de son ami.

– Parle, dit Maurice, en laissant tomberdans sa main son front alourdi.

– Écoute, cher ami, sans exorde, sanspériphrase, sans commentaire, je te dirai une chose, c’est que nousnous perdons, ou plutôt que tu nous perds.

– Comment cela ? demandaMaurice.

– Il y a, tendre ami, reprit Lorin,certain arrêté du comité de Salut public qui déclare traître à lapatrie quiconque entretient des relations avec les ennemis deladite patrie. Hein ! connais-tu cet arrêté ?

– Sans doute, répondit Maurice.

– Tu le connais ?

– Oui.

– Eh bien ! il me semble que tu n’espas mal traître à la patrie. Qu’en dis-tu ? comme ditManlius.

– Lorin !

– Sans doute ; à moins que tu neregardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent lelogement, la table et le lit à M. le chevalier deMaison-Rouge, lequel n’est pas un exalté républicain, à ce que jesuppose, et n’est point accusé pour le moment d’avoir fait lesjournées de Septembre.

– Ah ! Lorin ! fit Maurice enpoussant un soupir.

– Ce qui fait, continua le moraliste, quetu me parais avoir été ou être encore un peu trop ami de l’ennemide la patrie. Allons, allons, ne te révolte pas, cher ami ; tues comme feu Encelades, et tu remuerais une montagne quand tu teretournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue toutbonnement que tu n’es plus un zélé.

Lorin avait prononcé ces mots avec toute ladouceur dont il était capable, et en glissant dessus avec unartifice tout à fait cicéronien.

Maurice se contenta de protester par ungeste.

Mais le geste fut déclaré comme non avenu, etLorin continua :

– Oh ! si nous vivions dans une deces températures de serre chaude, température honnête, où, selonles règles de la botanique, le baromètre marque invariablementseize degrés, je te dirais, mon cher Maurice, c’est élégant, c’estcomme il faut ; soyons un peu aristocrates, de temps en temps,cela fait bien et cela sent bon ; mais nous cuisonsaujourd’hui dans trente-cinq à quarante degrés de chaleur ! lanappe brûle, de sorte que l’on n’est que tiède ; par cettechaleur-là on semble froid ; lorsqu’on est froid on estsuspect ; tu sais cela, Maurice ; et quand on estsuspect, tu as trop d’intelligence, mon cher Maurice, pour ne passavoir ce qu’on est bientôt, ou plutôt ce qu’on n’est plus.

– Eh bien ! donc, alors qu’on me tueet que cela finisse, s’écria Maurice ; aussi bien je suis lasde la vie.

– Depuis un quart d’heure, ditLorin ; en vérité, il n’y a pas encore assez longtemps pourque je te laisse faire sur ce point-là à ta volonté ; et puis,lorsqu’on meurt aujourd’hui, tu comprends, il faut mourirrépublicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.

– Oh ! oh ! s’écria Mauricedont le sang commençait à s’enflammer par l’impatiente douleur quirésultait de la conscience de sa culpabilité ; oh !oh ! tu vas trop loin, mon ami.

– J’irai plus loin encore, car je tepréviens que si tu te fais aristocrate…

– Tu me dénonceras ?

– Fi donc ! non, je t’enfermeraidans une cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme unobjet égaré ; puis je proclamerai que les aristocrates,sachant ce que tu leur réservais, t’ont séquestré, martyrisé,affamé ; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont,M. Latude et autres, lorsqu’on te retrouvera tu seras couronnépubliquement de fleurs par les dames de la Halle et leschiffonniers de la section Victor. Dépêche-toi donc de redevenir unAristide, ou ton affaire est claire.

– Lorin, Lorin, je sens que tu as raison,mais je suis entraîné, je glisse sur la pente. M’en veux-tu doncparce que la fatalité m’entraîne ?

– Je ne t’en veux pas, mais je tequerelle. Rappelle-toi un peu les scènes que Pylade faisaitjournellement à Oreste, scènes qui prouvent victorieusement quel’amitié n’est qu’un paradoxe, puisque ces modèles des amis sedisputaient du matin au soir.

– Abandonne-moi, Lorin, tu ferasmieux.

– Jamais !

– Alors, laisse-moi aimer, être fou à monaise, être criminel peut-être, car, si je la revois, je sens que jela tuerai.

– Ou que tu tomberas à ses genoux.Ah ! Maurice ! Maurice amoureux d’une aristocrate, jamaisje n’eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre Osselin avec lamarquise de Charny.

– Assez, Lorin, je t’ensupplie !

– Maurice, je te guérirai, ou le diablem’emporte. Je ne veux pas que tu gagnes à la loterie de sainteguillotine, moi, comme dit l’épicier de la rue des Lombards. Prendsgarde, Maurice, tu vas m’exaspérer. Maurice, tu vas faire de moi unbuveur de sang. Maurice, j’éprouve le besoin de mettre le feu àl’île Saint-Louis ; une torche, un brandon !

Mais non, ma peine est inutile.

À quoi bon demander une torche, un flambeau ?

Ton feu, Maurice, est assez beau

Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville.

Maurice sourit malgré lui.

– Tu sais qu’il était convenu que nous neparlerions qu’en prose ? dit-il.

– Mais c’est qu’aussi tu m’exaspères avecta folie, dit Lorin ; c’est qu’aussi… Tiens, viens boire,Maurice ; devenons ivrognes, faisons des motions, étudionsl’économie politique ; mais, pour l’amour de Jupiter, nesoyons pas amoureux, n’aimons que la liberté.

– Ou la Raison.

– Ah ! c’est vrai, la déesse te ditbien des choses, et te trouve un charmant mortel.

– Et tu n’es pas jaloux ?

– Maurice, pour sauver un ami, je me senscapable de tous les sacrifices.

– Merci, mon pauvre Lorin, et j’apprécieton dévouement ; mais le meilleur moyen de me consoler,vois-tu, c’est de me saturer de ma douleur. Adieu, Lorin ; vavoir Arthémise.

– Et toi, où vas-tu ?

– Je rentre chez moi. Et Maurice fitquelques pas vers le pont.

– Tu demeures donc du côté de la ruevieille Saint-Jacques, maintenant ?

– Non, mais il me plaît de prendre parlà.

– Pour revoir encore une fois le lieuqu’habitait ton inhumaine ?

– Pour voir si elle n’est pas revenue oùelle sait que je l’attends. Ô Geneviève ! Geneviève ! jene t’aurais pas crue capable d’une pareille trahison !

– Maurice, un tyran qui connaissait bienle beau sexe, puisqu’il est mort pour l’avoir trop aimé,disait :

Souvent femme varie,

Bien fol est qui s’y fie.

Maurice poussa un soupir, et les deux amisreprirent le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.

À mesure que les deux amis approchaient, ilsdistinguaient un grand bruit, ils voyaient s’augmenter la lumière,ils entendaient ces chants patriotiques, qui, au grand jour, enplein soleil, dans l’atmosphère du combat, semblaient des hymneshéroïques, mais qui, la nuit, à la lueur de l’incendie, prenaientl’accent lugubre d’une ivresse de cannibale.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! disait Maurice oubliant que Dieu était aboli.

Et il allait toujours, la sueur au front.

Lorin le regardait aller, et murmurait entreses dents :

Amour, amour, quand tu nous tiens :

On peut bien dire adieu prudence.

Tout Paris semblait se porter vers le théâtredes événements que nous venons de raconter. Maurice fut obligé detraverser une haie de grenadiers, les rangs des sectionnaires, puisles bandes pressées de cette populace toujours furieuse, toujourséveillée, qui, à cette époque, courait en hurlant de spectacle enspectacle.

À mesure qu’il approchait, Maurice, dans sonimpatience furieuse, hâtait le pas. Lorin le suivait avec peine,mais il l’aimait trop pour le laisser seul en pareil moment.

Tout était presque fini : le feu s’étaitcommuniqué du hangar, où le soldat avait jeté sa torche enflammée,aux ateliers construits en planches assemblées de façon à laisserde grands jours pour la circulation de l’air ; lesmarchandises avaient brûlé ; la maison commençait à brûlerelle-même.

– Oh ! mon Dieu ! se ditMaurice, si elle était revenue, si elle se trouvait dans quelquechambre enveloppée par le cercle de flammes, m’attendant,m’appelant…

Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimantmieux croire à la folie de celle qu’il aimait qu’à sa trahison,Maurice donna tête baissée au milieu de la porte qu’il entrevoyaitdans la fumée.

Lorin le suivait toujours : il l’eûtsuivi en enfer.

Le toit brûlait, le feu commençait à secommuniquer à l’escalier.

Maurice, haletant, visita tout le premier, lesalon, la chambre de Geneviève, la chambre du chevalier deMaison-Rouge, les corridors, appelant d’une voixétranglée :

– Geneviève ! Geneviève !

Personne ne répondit.

En revenant dans la première pièce, les deuxamis virent des bouffées de flammes qui commençaient à entrer parla porte. Malgré les cris de Lorin, qui lui montrait la fenêtre,Maurice passa au milieu de la flamme.

Puis il courut à la maison, traversa sanss’arrêter à rien la cour jonchée de meubles brisés, retrouva lasalle à manger, le salon de Dixmer, le cabinet du chimisteMorand ; tout cela plein de fumée, de débris, de vitrescassées ; le feu venait d’atteindre aussi cette partie de lamaison, et commençait à la dévorer.

Maurice fit comme il venait de faire dupavillon. Il ne laissa pas une chambre sans l’avoir visitée, uncorridor sans l’avoir parcouru. Il descendit jusqu’aux caves.Peut-être Geneviève, pour fuir l’incendie, s’était-elle réfugiéelà.

Personne.

– Morbleu ! dit Lorin, tu vois bienque personne ne tiendrait ici, à l’exception des salamandres, et cen’est point cet animal fabuleux que tu cherches. Allons,viens ; nous demanderons, nous nous informerons auxassistants ; quelqu’un peut-être l’a-t-il vue.

Il eût fallu bien des forces réunies pourconduire Maurice hors de la maison ; l’Espérance l’entraînapar un de ses cheveux.

Alors commencèrent les investigations ;ils visitèrent les environs, arrêtant les femmes qui passaient,fouillant les allées, mais sans résultat. Il était une heure dumatin ; Maurice, malgré sa vigueur athlétique, était brisé defatigue : il renonça enfin à ses courses, à ses ascensions, àses conflits perpétuels avec la foule.

Un fiacre passait ; Lorin l’arrêta.

– Mon cher, dit-il à Maurice, nous avonsfait tout ce qu’il était humainement possible de faire pourretrouver ta Geneviève ; nous nous sommes éreintés ; nousnous sommes roussis ; nous nous sommes gourmés pour elle.Cupidon, si exigeant qu’il soit, ne peut exiger davantage d’unhomme qui est amoureux, et surtout d’un homme qui ne l’estpas ; montons en fiacre, et rentrons chacun chez nous.

Maurice ne répondit point et se laissa faire.On arriva à la porte de Maurice sans que les deux amis eussentéchangé une seule parole.

Au moment où Maurice descendait, on entenditune fenêtre de l’appartement de Maurice se refermer.

– Ah ! bon ! dit Lorin, ont’attendait, me voilà plus tranquille. Frappe maintenant.

Maurice frappa, la porte s’ouvrit.

– Bonsoir ! dit Lorin, demain matinattends-moi pour sortir.

– Bonsoir ! dit machinalementMaurice.

Et la porte se referma derrière lui.

Sur les premières marches de l’escalier ilrencontra son officieux.

– Oh ! citoyen Lindey, s’écriacelui-ci, quelle inquiétude vous nous avez donnée !

Le mot nous frappa Maurice.

– À vous ? dit-il.

– Oui, à moi et à la petite dame qui vousattend.

– La petite dame ! répéta Maurice,trouvant le moment mal choisi pour correspondre au souvenir que luidonnait sans doute quelqu’une de ses anciennes amies ; tu faisbien de me dire cela, je vais coucher chez Lorin.

– Oh ! impossible ; elle étaità la fenêtre, elle vous a vu descendre, et s’est écriée :« Le voilà ! »

– Eh ! que m’importe qu’elle sacheque c’est moi ; je n’ai pas le cœur à l’amour. Remonte, et disà cette femme qu’elle s’est trompée.

L’officieux fit un mouvement pour obéir, maisil s’arrêta.

– Ah ! citoyen, dit-il, vous aveztort : la petite dame était déjà bien triste, ma réponse va lamettre au désespoir.

– Mais enfin, dit Maurice, quelle estcette femme ?

– Citoyen, je n’ai pas vu sonvisage ; elle est enveloppée d’une mante, et ellepleure ; voilà ce que je sais.

– Elle pleure ! dit Maurice.

– Oui, mais bien doucement, en étouffantses sanglots.

– Elle pleure, répéta Maurice. Il y adonc quelqu’un au monde qui m’aime assez pour s’inquiéter à cepoint de mon absence ?

Et il monta lentement derrièrel’officieux.

– Le voici, citoyenne, le voici !cria celui-ci en se précipitant dans la chambre.

Maurice entra derrière lui.

Il vit alors dans le coin du salon une formepalpitante qui se cachait le visage sous des coussins, une femmequ’on eût cru morte sans le gémissement convulsif qui la faisaittressaillir.

Il fit signe à l’officieux de sortir.

Celui-ci obéit et referma la porte.

Alors Maurice courut à la jeune femme, quireleva la tête.

– Geneviève ! s’écria le jeunehomme, Geneviève chez moi ! suis-je donc fou, monDieu ?

– Non, vous avez toute votre raison, monami, répondit la jeune femme. Je vous ai promis d’être à vous sivous sauviez le chevalier de Maison-Rouge. Vous l’avez sauvé, mevoici ! Je vous attendais.

Maurice se méprit au sens de cesparoles ; il recula d’un pas et, regardant tristement la jeunefemme :

– Geneviève, dit-il doucement, Geneviève,vous ne m’aimez donc pas ?

Le regard de Geneviève se voila delarmes ; elle détourna la tête et, s’appuyant sur le dossierdu sofa, elle éclata en sanglots.

– Hélas ! dit Maurice, vous voyezbien que vous ne m’aimez plus, et non seulement vous ne m’aimezplus, Geneviève, mais il faut que vous éprouviez une espèce dehaine contre moi pour vous désespérer ainsi.

Maurice avait mis tant d’exaltation et dedouleur dans ces derniers mots, que Geneviève se redressa et luiprit la main.

– Mon Dieu, dit-elle, celui qu’on croyaitle meilleur sera donc toujours égoïste !

– Égoïste, Geneviève, que voulez-vousdire ?

– Mais vous ne comprenez donc pas ce queje souffre ? Mon mari en fuite, mon frère proscrit, ma maisonen flammes, tout cela dans une nuit, et puis cette horrible scèneentre vous et le chevalier !

Maurice l’écoutait avec ravissement, car ilétait impossible, même à la passion la plus folle, de ne pasadmettre que de telles émotions accumulées puissent amener à l’étatde douleur où Geneviève se trouvait.

– Ainsi vous êtes venue, vous voilà, jevous tiens, vous ne me quitterez plus !

Geneviève tressaillit.

– Où serais-je allée ? répondit-elleavec amertume. Ai-je un asile, un abri, un protecteur autre quecelui qui a mis un prix à sa protection ? oh ! furieuseet folle, j’ai franchi le pont Neuf, Maurice, et en passant je mesuis arrêtée pour voir l’eau sombre bruire à l’angle des arches,cela m’attirait, me fascinait. Là, pour toi, me disais-je, pauvrefemme, là est un abri ; là est un repos inviolable ; làest l’oubli.

– Geneviève, Geneviève ! s’écriaMaurice, vous avez dit cela ?… Mais vous ne m’aimez doncpas ?

– Je l’ai dit, répondit Geneviève à voixbasse ; je l’ai dit et je suis venue.

Maurice respira et se laissa glisser à sespieds.

– Geneviève, murmura-t-il, ne pleurezplus. Geneviève, consolez-vous de tous vos malheurs, puisque vousm’aimez. Geneviève, au nom du ciel, dites-moi que ce n’est point laviolence de mes menaces qui vous a amenée ici. Dites-moi que, quandmême vous ne m’eussiez pas vu ce soir, en vous trouvant seule,isolée, sans asile, vous y fussiez venue, et acceptez le sermentque je vous fais de vous délier du serment que je vous ai forcée defaire.

Geneviève abaissa sur le jeune homme un regardempreint d’une ineffable reconnaissance.

– Généreux ! dit-elle. Oh ! monDieu, je vous remercie, il est généreux !

– Écoutez, Geneviève, dit Maurice, Dieuque l’on chasse ici de ses temples, mais que l’on ne peut chasserde nos cœurs où il a mis l’amour, Dieu a fait cette soirée lugubreen apparence, mais étincelante au fond de joies et de félicités.Dieu vous a conduite à moi, Geneviève, il vous a mise entre mesbras, il vous parle par mon souffle. Dieu, enfin, Dieu veutrécompenser ainsi tant de souffrances que nous avons endurées, tantde vertus que nous avons déployées en combattant cet amour quisemblait illégitime, comme si un sentiment si longtemps pur ettoujours si profond pouvait être un crime. Ne pleurez donc plus,Geneviève ! Geneviève, donnez-moi votre main. Voulez-vous êtrechez un frère, voulez-vous que ce frère baise avec respect le basde votre robe, s’éloigne les mains jointes et franchisse le seuilsans retourner la tête ? Eh bien ! dites un mot, faitesun signe, et vous allez me voir m’éloigner, et vous serez seule,libre et en sûreté comme une vierge dans une église. Mais aucontraire, ma Geneviève adorée, voulez-vous vous souvenir que jevous ai tant aimée que j’ai failli en mourir, que pour cet amourque vous pouvez faire fatal ou heureux, j’ai trahi les miens, queje me suis rendu odieux et vil à moi-même ; voulez-vous songerà tout ce que l’avenir nous garde de bonheur ; à la force et àl’énergie qu’il y a dans notre jeunesse et dans notre amour pourdéfendre ce bonheur qui commence contre quiconque voudraitl’attaquer ! Oh ! Geneviève, toi, tu es un ange de bonté,veux-tu, dis ? veux-tu rendre un homme si heureux qu’il neregrette plus la vie et qu’il ne désire plus le bonheuréternel ? Alors, au lieu de me repousser, souris-moi, maGeneviève, laisse-moi appuyer ta main sur mon cœur, penche-toi verscelui qui t’aspire de toute sa puissance, de tous ses vœux, detoute son âme ; Geneviève, mon amour, ma vie, Geneviève, nereprends pas ton serment !

Le cœur de la jeune femme se gonflait à cesdouces paroles : la langueur de l’amour, la fatigue de sessouffrances passées épuisaient ses forces ; les larmes nerevenaient plus à ses yeux, et cependant les sanglots soulevaientencore sa poitrine brûlante.

Maurice comprit qu’elle n’avait plus decourage pour résister, il la saisit dans ses bras. Alors ellelaissa tomber sa tête sur son épaule, et ses longs cheveux sedénouèrent sur les joues ardentes de son amant.

En même temps Maurice sentit bondir sapoitrine, soulevée encore comme les vagues après l’orage.

– Oh ! tu pleures, Geneviève, luidit-il avec une profonde tristesse, tu pleures. Oh !rassure-toi. Non, non, jamais je n’imposerai l’amour à une douleurdédaigneuse. Jamais mes lèvres ne se souilleront d’un baiserqu’empoisonnera une seule larme de regret.

Et il desserra l’anneau vivant de ses bras, ilécarta son front de celui de Geneviève et se détournalentement.

Mais aussitôt, par une de ces réactions sinaturelles à la femme qui se défend et qui désire tout en sedéfendant, Geneviève jeta au cou de Maurice ses bras tremblants,l’étreignit avec violence et colla sa joue glacée et humide encoredes larmes qui venaient de se tarir sur la joue ardente du jeunehomme.

– Oh ! murmura-t-elle, nem’abandonne pas, Maurice, car je n’ai plus que toi au monde.

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