Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 38L’enfant royal

Cependant le procès de la reine avait commencéà s’instruire, comme on a pu le voir dans le chapitreprécédent.

Déjà on laissait entrevoir que, par lesacrifice de cette tête illustre, la haine populaire, grondantedepuis si longtemps, serait enfin assouvie.

Les moyens ne manquaient pas pour faire tombercette tête, et cependant Fouquier-Tinville, l’accusateur mortel,avait résolu de ne pas négliger les nouveaux moyens d’accusationque Simon avait promis de mettre à sa disposition.

Le lendemain du jour où Simon et lui s’étaientrencontrés dans la salle des Pas-Perdus, le bruit des armes vintencore faire tressaillir, dans le Temple, les prisonniers quiavaient continué de l’habiter.

Ces prisonniers étaient Madame Élisabeth,madame Royale, et l’enfant qui, après avoir été appelé Majesté auberceau, n’était plus appelé que le petit Louis Capet.

Le général Hanriot, avec son panachetricolore, son gros cheval et son grand sabre, entra, suivi deplusieurs gardes nationaux, dans le donjon où languissait l’enfantroyal.

À côté du général marchait un greffier demauvaise mine, chargé d’une écritoire, d’un rouleau de papier, ets’escrimant avec une plume démesurément longue.

Derrière le scribe venait l’accusateur public.Nous avons vu, nous connaissons et nous retrouverons encore plustard cet homme sec, jaune et froid, dont l’œil sanglant faisaitfrissonner le farouche Santerre lui-même dans son harnois deguerre.

Quelques gardes nationaux et un lieutenant lessuivaient.

Simon, souriant d’un air faux et tenant d’unemain son bonnet d’ourson et de l’autre son tire-pied, monta devantpour indiquer le chemin à la commission.

Ils arrivèrent à une chambre assez noire,spacieuse et nue, au fond de laquelle, assis sur son lit, se tenaitle jeune Louis, dans un état d’immobilité parfaite.

Quand nous avons vu le pauvre enfant fuyantdevant la brutale colère de Simon, il y avait encore en lui uneespèce de vitalité réagissant contre les indignes traitements ducordonnier du Temple : il fuyait, il criait, ilpleurait ; donc, il avait peur ; donc, ilsouffrait ; donc, il espérait.

Aujourd’hui, crainte et espoir avaientdisparu ; sans doute la souffrance existait encore ;mais, si elle existait, l’enfant martyr à qui l’on faisait, d’unefaçon si cruelle, payer les fautes de ses parents, l’enfant martyrla cachait au plus profond de son cœur et la voilait sous lesapparences d’une complète insensibilité.

Il ne leva pas même la tête lorsque lescommissaires marchèrent à lui.

Eux, sans autre préambule, prirent des siègeset s’installèrent. L’accusateur public au chevet du lit, Simon aupied, le greffier près de la fenêtre, les gardes nationaux et leurlieutenant sur le côté et un peu dans l’ombre.

Ceux d’entre les assistants qui regardaient lepetit prisonnier avec quelque intérêt ou même quelque curiosité,remarquèrent la pâleur de l’enfant, son embonpoint singulier, quin’était que de la bouffissure, et le fléchissement de ses jambes,dont les articulations commençaient à se tuméfier.

– Cet enfant est bien malade, dit lelieutenant avec une assurance qui fit retourner Fouquier-Tinville,déjà assis et prêt à interroger.

Le petit Capet leva les yeux et chercha dansla pénombre celui qui avait prononcé ces paroles, et il reconnut lemême jeune homme qui, une fois déjà, avait, dans la cour du Temple,empêché Simon de le battre. Un rayonnement doux et intelligentcircula dans ses prunelles d’un bleu foncé, mais ce fut tout.

– Ah ! ah ! c’est toi, citoyenLorin, dit Simon appelant ainsi l’attention de Fouquier-Tinvillesur l’ami de Maurice.

– Moi-même, citoyen Simon, répliqua Lorinavec son imperturbable aplomb.

Et, comme Lorin, quoique toujours prêt à faireface au danger, n’était point homme à le chercher inutilement, ilprofita de la circonstance pour saluer Fouquier-Tinville, qui luirendit poliment son salut.

– Tu fais observer, je crois, citoyen,dit alors l’accusateur public, que l’enfant est malade ; es-tumédecin ?

– J’ai étudié la médecine, au moins, sije ne suis pas docteur.

– Eh bien, que lui trouves-tu ?

– Comme symptôme de maladie ?demanda Lorin.

– Oui.

– Je lui trouve les joues et les yeuxbouffis, les mains pâles et maigres, les genoux tuméfiés ; et,si je lui tâtais le pouls, je constaterais, j’en suis sûr, unmouvement de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pulsations à laminute.

L’enfant parut insensible à l’énumération deses souffrances.

– Et à quoi la science peut-elleattribuer l’état du prisonnier ? demanda l’accusateurpublic.

Lorin se gratta le bout du nez enmurmurant :

Philis veut me faire parler,

Je n’en ai pas la moindre envie.

Puis, tout haut :

– Ma foi, citoyen, répliqua-t-il, je neconnais pas assez le régime du petit Capet pour te répondre…Cependant…

Simon prêtait une oreille attentive, et riaitsous cape de voir son ennemi tout près de se compromettre.

– Cependant, continua Lorin, je croisqu’il ne prend pas assez d’exercice.

– Je crois bien, le petit gueux !dit Simon, il ne veut plus marcher.

L’enfant resta insensible à l’apostrophe ducordonnier.

Fouquier-Tinville se leva, vint à Lorin, etlui parla tout bas.

Personne n’entendit les paroles del’accusateur public ; mais il était évident que ces parolesavaient la forme de l’interrogation.

– Oh ! oh ! crois-tu cela,citoyen ? C’est bien grave pour une mère…

– En tout cas, nous allons le savoir, ditFouquier ; Simon prétend le lui avoir entendu dire à lui-même,et s’est engagé à le lui faire avouer.

– Ce serait hideux, dit Lorin ; maisenfin cela est possible : l’Autrichienne n’est pas exempte depéché ; et, à tort ou à raison, cela ne me regarde pas… On ena fait une Messaline ; mais ne pas se contenter de cela etvouloir en faire une Agrippine, cela me parait un peu fort, jel’avoue.

– Voilà ce qui a été rapporté par Simon,dit Fouquier impassible.

– Je ne doute pas que Simon n’ait ditcela… il y a des hommes qu’aucune accusation n’effraye, même lesaccusations impossibles… Mais ne trouves-tu pas, continua Lorin enregardant fixement Fouquier, ne trouves-tu pas, toi qui es un hommeintelligent et probe, toi qui es un homme fort enfin, que demanderà un enfant de pareils détails sur celle que les lois les plusnaturelles et les plus sacrées de la nature lui ordonnent derespecter, c’est presque insulter à l’humanité tout entière dans lapersonne de cet enfant ?

L’accusateur ne sourcilla point ; il tiraune note de sa poche et la fit voir à Lorin.

– La Convention m’ordonne d’informer,dit-il ; le reste ne me regarde pas, j’informe.

– C’est juste, dit Lorin ; etj’avoue que, si cet enfant avouait…

Et le jeune homme secoua la tête avecdégoût.

– D’ailleurs, continua Fouquier, ce n’estpas sur la seule dénonciation de Simon que nous procédons ;tiens, l’accusation est publique.

Et Fouquier tira un second papier de sapoche.

Celui-là, c’était un numéro de la feuillequ’on appelait le Père Duchesne, et qui, comme on le sait,était rédigée par Hébert.

L’accusation, en effet, y était formulée entoutes lettres.

– C’est écrit, c’est même imprimé, ditLorin ; mais n’importe, jusqu’à ce que j’aie entendu unepareille accusation sortir de la bouche de l’enfant, je m’entends,sortir volontairement, librement, sans menaces… eh bien…

– Eh bien ?…

– Eh bien, malgré Simon et Hébert, jedouterais comme tu doutes toi-même.

Simon guettait impatiemment l’issue de cetteconversation ; le misérable ignorait le pouvoir qu’exerce surl’homme intelligent le regard qu’il démêle dans la foule :c’est un attrait tout de sympathie ou une impression de hainesubite. Parfois c’est une puissance qui repousse, parfois c’est uneforce qui attire, qui fait découler la pensée et dériver lapersonne même de l’homme jusqu’à cet autre homme de force égale oude force supérieure qu’il reconnaît dans la foule.

Mais Fouquier avait senti le poids du regardde Lorin, et voulait être compris de cet observateur.

– L’interrogatoire va commencer, ditl’accusateur public ; greffier, prends la plume.

Celui-ci venait d’écrire les préliminairesd’un procès-verbal, et attendait, comme Simon, comme Hanriot, commetous enfin, que le colloque de Fouquier-Tinville et de Lorin eûtcessé.

L’enfant seul paraissait complètement étrangerà la scène dont il était le principal acteur, et avait repris ceregard atone qu’avait un instant illuminé l’éclair d’une suprêmeintelligence.

– Silence ! dit Hanriot, le citoyenFouquier-Tinville va interroger l’enfant.

– Capet, dit l’accusateur, sais-tu cequ’est devenue ta mère ?

Le petit Louis passa d’une pâleur de marbre àune rougeur brûlante.

Mais il ne répondit pas.

– M’as-tu entendu, Capet ? repritl’accusateur.

Même silence.

– Oh ! il entend bien, ditSimon ; mais il est comme les singes, il ne veut pas répondre,de peur qu’on ne le prenne pour un homme et qu’on ne le fassetravailler.

– Réponds, Capet, dit Hanriot ;c’est la commission de la Convention qui t’interroge, et tu doisobéissance aux lois.

L’enfant pâlit, mais ne répondit pas.

Simon fit un geste de rage ; chez cesnatures brutales et stupides, la fureur est une ivresse accompagnéedes hideux symptômes de l’ivresse du vin.

– Veux-tu répondre, louveteau !dit-il en lui montrant le poing.

– Tais-toi, Simon, dit Fouquier-Tinville,tu n’as pas la parole.

Ce mot, dont il avait pris l’habitude autribunal révolutionnaire, lui échappa.

– Entends-tu, Simon, dit Lorin, tu n’aspas la parole ; c’est la seconde fois qu’on te dit cela devantmoi ; la première, c’était quand tu accusais la fille de lamère Tison, à laquelle tu as eu le plaisir de faire couper lecou.

Simon se tut.

– Ta mère t’aimait-elle, Capet ?demanda Fouquier.

Même silence.

– On dit que non, continual’accusateur.

Quelque chose comme un pâle sourire passa surles lèvres de l’enfant.

– Mais quand je vous dis, hurla Simon,qu’il m’a dit à moi qu’elle l’aimait trop.

– Regarde, Simon, comme c’est fâcheux quele petit Capet, si bavard dans le tête-à-tête, devienne muet devantle monde, dit Lorin.

– Oh ! si nous étions seuls !dit Simon.

– Oui, si vous étiez seuls, mais vousn’êtes pas seuls, malheureusement. Oh ! si vous étiez seuls,brave Simon, excellent patriote, comme tu rosserais le pauvreenfant, hein ? Mais tu n’es pas seul, et tu n’oses pas, êtreinfâme ! devant nous autres, honnêtes gens, qui savons que lesanciens, sur lesquels nous essayons de nous modeler, respectaienttout ce qui était faible ; tu n’oses pas, car tu n’es passeul, et tu n’es pas vaillant, mon digne homme, quand tu as desenfants de cinq pieds six pouces à combattre.

– Oh !… murmura Simon en grinçantdes dents.

– Capet, reprit Fouquier, as-tu faitquelque confidence à Simon ?

Le regard de l’enfant prit, sans se détourner,une expression d’ironie impossible à décrire.

– Sur ta mère ? continual’accusateur.

Un éclair de mépris passa dans le regard.

– Réponds oui ou non, s’écriaHanriot.

– Réponds oui ! hurla Simon enlevant son tire-pied sur l’enfant.

L’enfant frissonna, mais ne fit aucunmouvement pour éviter le coup.

Les assistants poussèrent une espèce de cri derépulsion.

Lorin fit mieux, il s’élança, et, avant que lebras de Simon se fût abaissé, il le saisit par le poignet.

– Veux-tu me lâcher ? vociféra Simondevenant pourpre de rage.

– Voyons, dit Fouquier, il n’y a point demal à ce qu’une mère aime son enfant ; dis-nous de quellemanière ta mère t’aimait, Capet. Cela peut lui être utile.

Le jeune prisonnier tressaillit à cette idéequ’il pouvait être utile à sa mère.

– Elle m’aimait comme une mère aime sonfils, monsieur, dit-il ; il n’y a pas deux manières pour lesmères d’aimer leurs enfants, ni pour les enfants d’aimer leurmère.

– Et moi, petit serpent, je soutiens quetu m’as dit que ta mère…

– Tu auras rêvé cela, interrompittranquillement Lorin ; tu dois avoir souvent le cauchemar,Simon.

– Lorin ! Lorin ! grinçaSimon.

– Eh bien, oui, Lorin ; après !Il n’y a pas moyen de le battre, Lorin : c’est lui qui bat lesautres quand ils sont méchants ; il n’y a pas moyen de ledénoncer, car ce qu’il vient de faire en arrêtant ton bras, il l’afait devant le général Hanriot et le citoyen Fouquier-Tinville, quil’approuvent, et ils ne sont pas des tièdes, ceux-là ! Il n’ya donc pas moyen de le faire guillotiner un peu, comme HéloïseTison ; c’est fâcheux, c’est même enrageant, mais c’est commecela, mon pauvre Simon !

– Plus tard ! plus tard !répondit le cordonnier avec son ricanement d’hyène.

– Oui, cher ami, dit Lorin ; maisj’espère, avec l’aide de l’Être suprême !… ah ! tut’attendais que j’allais dire avec l’aide de Dieu ? maisj’espère, avec l’aide de l’Être suprême et de mon sabre, t’avoiréventré auparavant ; mais range-toi, Simon, tu m’empêches devoir.

– Brigand !

– Tais-toi ! tu m’empêchesd’entendre.

Et Lorin écrasa Simon de son regard.

Simon crispait ses poings, dont les noiresbigarrures le rendaient fier ; mais comme l’avait dit Lorin,il lui fallait se borner là.

– Maintenant qu’il a commencé à parler,dit Hanriot, il continuera sans doute ; continue, citoyenFouquier.

– Veux-tu répondre maintenant ?demanda Fouquier.

L’enfant rentra dans son silence.

– Tu vois, citoyen, tu vois ! ditSimon.

– L’obstination de cet enfant estétrange, dit Hanriot, troublé malgré lui par cette fermeté touteroyale.

– Il est mal conseillé, dit Lorin.

– Par qui ? demanda Hanriot.

– Dame, par son patron.

– Tu m’accuses ? s’écriaSimon ; tu me dénonces ?… Ah ! c’est curieux…

– Prenons-le par la douceur, ditFouquier.

Se retournant alors vers l’enfant, qu’on eûtdit complètement insensible :

– Voyons, mon enfant, dit-il, répondez àla commission nationale ; n’aggravez pas votre situation enrefusant des éclaircissements utiles ; vous avez parlé aucitoyen Simon des caresses que vous faisait votre mère, de la façondont elle vous faisait ces caresses, de sa façon de vous aimer.

Louis promena sur l’assemblée un regard quidevint haineux en s’arrêtant sur Simon, mais il ne réponditpas.

– Vous trouvez-vous malheureux ?demanda l’accusateur ; vous trouvez-vous mal logé, mal nourri,mal traité ? voulez-vous plus de liberté, un autre ordinaire,une autre prison, un autre gardien ? voulez-vous un chevalpour vous promener ? voulez-vous qu’on vous accorde la sociétéd’enfants de votre âge ?

Louis reprit le profond silence dont iln’était sorti que pour défendre sa mère.

La commission demeura interdited’étonnement ; tant de fermeté, tant d’intelligence étaientincroyables dans un enfant.

– Hein ! ces rois, dit Hanriot àvoix basse, quelle race ! c’est comme les tigres ; toutpetits, ils ont de la méchanceté.

– Comment rédiger le procès-verbal ?demanda le greffier embarrassé.

– Il n’y a qu’à en charger Simon, ditLorin ; il n’y a rien à écrire, cela fera son affaire àmerveille.

Simon montra le poing à son implacableennemi.

Lorin se mit à rire.

– Tu ne riras point comme cela le jour oùtu éternueras dans le sac, dit Simon ivre de fureur.

– Je ne sais si je te précéderai ou si jete suivrai dans la petite cérémonie dont tu me menaces, ditLorin ; mais ce que je sais, c’est que beaucoup riront le jouroù ce sera ton tour. Dieux !… j’ai dit dieux au pluriel…dieux ! seras-tu laid ce jour-là, Simon ! tu serashideux.

Et Lorin se retira derrière la commission avecun franc éclat de rire.

La commission n’avait plus rien à faire, ellesortit.

Quant à l’enfant, une fois délivré de sesinterrogateurs, il se mit à chantonner sur son lit un petit refrainmélancolique qui était la chanson favorite de son père.

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