Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 49L’échafaud

Sur la place de la Révolution, adossés à unréverbère, deux hommes attendaient.

Ce qu’ils attendaient avec la foule, dont unepartie s’était portée à la place du Palais, dont une autre parties’était portée à la place de la Révolution, dont le reste s’étaitrépandu, tumultueuse et pressée, sur tout le chemin qui séparaitces deux places, c’est que la reine arrivât jusqu’à l’instrument dusupplice, qui, usé par la pluie et le soleil, usé par la main dubourreau, usé, chose horrible ! par le contact des victimes,dominait avec une fierté sinistre toutes ces têtes subjacentes,comme une reine domine son peuple.

Ces deux hommes, aux bras entrelacés, auxlèvres pâles, aux sourcils froncés, parlant bas et par saccades,c’étaient Lorin et Maurice.

Perdus parmi les spectateurs, et cependant demanière à faire envie à tous, ils continuaient à voix basse uneconversation qui n’était pas la moins intéressante de toutes cesconversations serpentant dans les groupes qui, pareils à une chaîneélectrique, s’agitaient, mer vivante, depuis le pont au Changejusqu’au pont de la Révolution.

L’idée que nous avons exprimée à propos del’échafaud dominant toutes les têtes les avait frappés tousdeux.

– Vois, disait Maurice, comme le monstrehideux lève ses bras rouges ; ne dirait-on pas qu’il nousappelle et qu’il sourit par son guichet comme par une boucheeffroyable ?

– Ah ! ma foi, dit Lorin, je ne suispas, je l’avoue, de cette école de poésie qui voit tout en rouge.Je les vois en rose, moi, et, au pied de cette hideuse machine, jechanterais et j’espérerais encore. Dum spiro, spero.

– Tu espères quand on tue lesfemmes ?

– Ah ! Maurice, dit Lorin, fils dela Révolution, ne renie pas ta mère. Ah ! Maurice, demeure unbon et loyal patriote. Maurice, celle qui va mourir, ce n’est pasune femme comme toutes les autres femmes ; celle qui vamourir, c’est le mauvais génie de la France.

– Oh ! ce n’est pas elle que jeregrette ; ce n’est pas elle que je pleure ! s’écriaMaurice.

– Oui, je comprends, c’est Geneviève.

– Ah ! dit Maurice, vois-tu, il y aune pensée qui me rend fou : c’est que Geneviève est aux mainsdes pourvoyeurs de guillotine qu’on appelle Hébert etFouquier-Tinville ; aux mains des hommes qui ont envoyé ici lapauvre Héloïse et qui y envoient la fière Marie-Antoinette.

– Eh bien, dit Lorin, voilà justement cequi fait que j’espère, moi : quand la colère du peuple aurafait ce large repas de deux tyrans, elle sera rassasiée, pourquelque temps du moins, comme le boa qui met trois mois à digérerce qu’il dévore. Alors elle n’engloutira plus personne, et, commedisent les prophètes du faubourg, alors les plus petits morceauxlui feront peur.

– Lorin, Lorin, dit Maurice, moi, je suisplus positif que toi, et je te le dis tout bas, prêt à te lerépéter tout haut : Lorin, je hais la reine nouvelle, cellequi me paraît destinée à succéder à l’Autrichienne qu’elle vadétruire. C’est une triste reine que celle dont la pourpre estfaite d’un sang quotidien, et qui a Sanson pour premierministre.

– Bah ! nous luiéchapperons !

– Je n’en crois rien, dit Maurice ensecouant la tête ; tu vois que, pour n’être pas arrêtés cheznous, nous n’avons d’autre ressource que de demeurer dans larue.

– Bah ! nous pouvons quitter Paris,rien ne nous en empêche. Ne nous plaignons donc pas. Mon oncle nousattend à Saint-Omer ; argent, passeport, rien ne nous manque.Et ce n’est pas un gendarme qui nous arrêterait ; qu’enpenses-tu ? Nous restons parce que nous le voulons bien.

– Non, ce que tu dis là n’est pas juste,excellent ami, cœur dévoué que tu es… Tu restes parce que je veuxrester.

– Et tu veux rester pour retrouverGeneviève. Eh bien, quoi de plus simple, de plus juste et de plusnaturel ? Tu penses qu’elle est en prison, c’est plus queprobable. Tu veux veiller sur elle, et, pour cela, il ne faut pasquitter Paris.

Maurice poussa un soupir ; il étaitévident que sa pensée divergeait.

– Te rappelles-tu la mort de LouisXVI ? dit-il. Je me vois encore pâle d’émotion et d’orgueil.J’étais un des chefs de cette foule dans les plis de laquelle je mecache aujourd’hui. J’étais plus grand au pied de cet échafaud quene l’avait jamais été le roi qui montait dessus. Quel changement,Lorin ! et lorsqu’on pense que neuf mois ont suffi pour amenercette terrible réaction !

– Neuf mois d’amour, Maurice !…Amour, tu perdis Troie !

Maurice soupira ; sa pensée vagabondeprenait une autre route et envisageait un autre horizon.

– Ce pauvre Maison-Rouge, murmura-t-il,voilà un triste jour pour lui.

– Hélas ! dit Lorin, ce que je voisde plus triste dans les révolutions, Maurice, veux-tu que je te ledise ?

– Oui.

– C’est que l’on a souvent pour ennemisdes gens qu’on voudrait avoir pour amis, et pour amis des gens…

– J’ai peine à croire une chose,interrompit Maurice.

– Laquelle ?

– C’est qu’il n’inventera pas quelqueprojet, fût-il insensé, pour sauver la reine.

– Un homme plus fort que centmille ?

– Je te dis : fût-il insensé… Moi,je sais que, pour sauver Geneviève…

Lorin fronça le sourcil.

– Je te le redis, Maurice, reprit-il, tut’égares ; non, même s’il fallait que tu sauvasses Geneviève,tu ne deviendrais pas mauvais citoyen. Mais assez là-dessus,Maurice, on nous écoute. Tiens, voici les têtes qui ondulent ;tiens, voici le valet du citoyen Sanson qui se lève de dessus sonpanier, et qui regarde au loin. L’Autrichienne arrive.

En effet, comme pour accompagner cetteondulation qu’avait remarquée Lorin, un frémissement prolongé etcroissant envahissait la foule. C’était comme une de ces rafalesqui commencent par siffler et qui finissent par mugir.

Maurice, élevant encore sa grande taille àl’aide des poteaux du réverbère, regarda vers la rueSaint-Honoré.

– Oui, dit-il en frissonnant, lavoilà !

En effet, on commençait à voir apparaître uneautre machine presque aussi hideuse que la guillotine, c’était lacharrette.

À droite et à gauche reluisaient les armes del’escorte, et devant elle Grammont répondait avec les flamboiementsde son sabre aux cris poussés par quelques fanatiques.

Mais, à mesure que la charrette s’avançait,ces cris s’éteignaient subitement sous le regard froid et sombre dela condamnée.

Jamais physionomie n’imposa plus énergiquementle respect ; jamais Marie-Antoinette n’avait été plus grandeet plus reine. Elle poussa l’orgueil de son courage jusqu’àimprimer aux assistants des idées de terreur.

Indifférente aux exhortations de l’abbéGirard, qui l’avait accompagnée malgré elle, son front n’oscillaitni à droite ni à gauche ; la pensée vivante au fond de soncerveau semblait immuable comme son regard ; le mouvementsaccadé de la charrette sur le pavé inégal faisait, par sa violencemême, ressortir la rigidité de son maintien ; on eût dit unede ces statues de marbre qui cheminent sur un chariot ;seulement, la statue royale avait l’œil lumineux, et ses cheveuxs’agitaient au vent.

Un silence pareil à celui du désert s’abattitsoudain sur les trois cent mille spectateurs de cette scène, que leciel voyait pour la première fois à la clarté de son soleil.

Bientôt, de l’endroit où se tenaient Mauriceet Lorin, on entendit crier l’essieu de la charrette et soufflerles chevaux des gardes.

La charrette s’arrêta au pied del’échafaud.

La reine, qui, sans doute, ne songeait pas àce moment, se réveilla et comprit : elle étendit son regardhautain sur la foule, et le même jeune homme pâle qu’elle avait vudebout sur un canon lui apparut de nouveau debout sur uneborne.

De cette borne, il lui envoya le même salutrespectueux qu’il lui avait déjà adressé au moment où elle sortaitde la Conciergerie ; puis aussitôt il sauta à bas de laborne.

Plusieurs personnes le virent, et, comme ilétait vêtu de noir, de là le bruit se répandit qu’un prêtre avaitattendu Marie-Antoinette afin de lui envoyer l’absolution au momentoù elle monterait sur l’échafaud. Au reste, personne n’inquiéta lechevalier. Il y a dans les moments suprêmes un suprême respect pourcertaines choses.

La reine descendit avec précaution les troisdegrés du marchepied ; elle était soutenue par Sanson, qui,jusqu’au dernier moment, tout en accomplissant la tâche à laquelleil semblait lui-même condamné, lui témoigna les plus grandségards.

Pendant qu’elle marchait vers les degrés del’échafaud, quelques chevaux se cabrèrent, quelques gardes à pied,quelques soldats, semblèrent osciller et perdre l’équilibre ;puis on vit comme une ombre se glisser sous l’échafaud ; maisle calme se rétablit presque à l’instant même : personne nevoulait quitter sa place dans ce moment solennel, personne nevoulait perdre le moindre détail du grand drame qui allaits’accomplir ; tous les yeux se portèrent vers lacondamnée.

La reine était déjà sur la plate-forme del’échafaud. Le prêtre lui parlait toujours ; un aide lapoussait doucement par derrière ; un autre dénouait le fichuqui couvrait ses épaules.

Marie-Antoinette sentit cette main infâme quieffleurait son cou, elle fit un brusque mouvement et marcha sur lepied de Sanson, qui, sans qu’elle le vît, était occupé à l’attacherà la planche fatale.

Sanson retira son pied.

– Excusez-moi, monsieur, dit la reine, jene l’ai point fait exprès.

Ce furent les dernières paroles que prononçala fille des Césars, la reine de France, la veuve de Louis XVI.

Le quart après midi sonna à l’horloge desTuileries ; en même temps que lui Marie-Antoinette tombaitdans l’éternité.

Un cri terrible, un cri qui résumait toutesles patiences : joie, épouvante, deuil, espoir, triomphe,expiation, couvrit comme un ouragan un autre cri faible etlamentable qui, au même moment, retentissait sous l’échafaud.

Les gendarmes l’entendirent pourtant, sifaible qu’il fût ; ils firent quelques pas en avant ; lafoule, moins serrée, s’épandit comme un fleuve dont on élargit ladigue, renversa la haie, dispersa les gardes, et vint comme unemarée battre les pieds de l’échafaud, qui en fut ébranlé.

Chacun voulait voir de près les restes de laroyauté, que l’on croyait à tout jamais détruite en France.

Mais les gendarmes cherchaient autrechose : ils cherchaient cette ombre qui avait dépassé leurslignes, et qui s’était glissée sous l’échafaud.

Deux d’entre eux revinrent, amenant par lecollet un jeune homme dont la main pressait sur son cœur unmouchoir teint de sang.

Il était suivi par un petit chien épagneul quihurlait lamentablement.

– À mort l’aristocrate ! à mort leci-devant ! crièrent quelques hommes du peuple en désignant lejeune homme ; il a trempé son mouchoir dans le sang del’Autrichienne : à mort !

– Grand Dieu ! dit Maurice à Lorin,le reconnais-tu ? le reconnais-tu ?

– À mort le royaliste ! répétèrentles forcenés ; ôtez-lui ce mouchoir dont il veut se faire unerelique : arrachez, arrachez !

Un sourire orgueilleux erra sur les lèvres dujeune homme ; il arracha sa chemise, découvrit sa poitrine, etlaissa tomber son mouchoir.

– Messieurs, dit-il, ce sang n’est pascelui de la reine, mais bien le mien ; laissez-moi mourirtranquillement.

Et une blessure profonde et reluisante apparutbéante sous sa mamelle gauche.

La foule jeta un cri et recula.

Alors le jeune homme s’affaissa lentement ettomba sur ses genoux en regardant l’échafaud comme un martyrregarde l’autel.

– Maison-Rouge ! murmura Lorin àl’oreille de Maurice.

– Adieu ! murmura le jeune homme enbaissant la tête avec un divin sourire ; adieu, ou plutôt aurevoir !

Et il expira au milieu des gardesstupéfaits.

– Il y a encore cela à faire, Lorin, ditMaurice, avant de devenir mauvais citoyen.

Le petit chien tournait autour du cadavre,effaré et hurlant.

– Tiens ! c’est Black, dit un hommequi tenait un gros bâton à la main ; tiens ! c’estBlack ; viens ici, mon petit vieux.

Le chien s’avança vers celui quil’appelait ; mais à peine fut-il à sa portée, que l’homme levason bâton et lui écrasa la tête en éclatant de rire.

– Oh ! le misérable ! s’écriaMaurice.

– Silence ! murmura Lorin enl’arrêtant, silence, ou nous sommes perdus… c’est Simon.

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