Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 35La salle des Pas-Perdus

Vers la fin de cette même journée où nousavons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la prisonde la reine, un homme, vêtu d’une carmagnole grise, la têtecouverte d’épais cheveux noirs, et, par-dessus ces cheveux noirs,d’un de ces bonnets à poil qui distinguaient alors parmi le peupleles patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle siphilosophiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fortattentif à regarder les allants et les venants qui forment lapopulation ordinaire de cette salle, population fort augmentée àcette époque, où les procès avaient acquis une importance majeureet où l’on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête auxbourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigablepourvoyeur.

C’était une attitude de fort bon goût quecelle qu’avait prise l’homme dont nous venons d’esquisser leportrait. La société, à cette époque, était divisée en deuxclasses, les moutons et les loups ; les uns devaientnaturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de lasociété dévorait l’autre moitié.

Notre farouche promeneur était de petitetaille ; il brandissait d’une main noire et sale un de cesgourdins qu’on appelait constitution ; il est vraique la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru bienpetite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l’étrangepersonnage le rôle d’inquisiteur qu’il s’était arrogé à l’égard desautres ; mais personne n’eût osé contrôler, en quelque choseque ce fût, un homme d’un aspect aussi terrible.

En effet, ainsi posé, l’homme au gourdincausait une grave inquiétude à certains groupes de scribes àcahutes qui dissertaient sur la chose publique, laquelle, à cetteépoque, commençait à aller de mal en pis, ou de mieux en mieux,selon qu’on examinera la question au point de vue conservateur ourévolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coin de l’œil salongue barbe noire, son œil verdâtre enchâssé dans des sourcilstouffus comme des brosses, et frémissaient à chaque fois que lapromenade du terrible patriote, promenade qui comprenait la salledes Pas-Perdus dans toute sa longueur, le rapprochait d’eux.

Cette terreur leur était surtout venue de ceque, chaque fois qu’ils s’étaient avisés de s’approcher de lui oumême de le regarder trop attentivement, l’homme au gourdin avaitfait retentir sur les dalles son arme pesante, qui arrachait auxpierres sur lesquelles elle retombait un son tantôt mat et sourd,tantôt éclatant et sonore.

Mais ce n’étaient pas seulement les bravesgens à cahutes dont nous avons parlé, et qu’on désigne généralementsous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient cette formidableimpression : c’étaient encore les différents individus quientraient dans la salle des Pas-Perdus par sa large porte ou parquelqu’un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avecprécipitation en apercevant l’homme au gourdin, lequel continuait àfaire obstinément son trajet d’un bout à l’autre de la salle,trouvant à chaque moment un prétexte de faire résonner son gourdinsur les dalles.

Si les écrivains eussent été moins effrayés etles promeneurs plus clairvoyants, ils eussent sans doute découvertque notre patriote, capricieux comme toutes les naturesexcentriques ou extrêmes, semblait avoir des préférences pourcertaines dalles, celles, par exemple, qui, situées à peu dedistance du mur de droite, et au milieu de la salle, à peu près,rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.

Il finit même par concentrer sa colère surquelques dalles seulement, et c’était surtout sur les dalles ducentre. Un instant même, il s’oublia jusqu’à s’arrêter pour mesurerde l’œil quelque chose comme une distance.

Il est vrai que cette absence dura peu, etqu’il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu’unéclair de joie avait remplacée.

Presque au même instant, un autre patriote,– à cette époque chacun avait son opinion écrite sur sonfront, ou plutôt sur ses habits ; – presque au mêmeinstant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de lagalerie, et, sans paraître partager le moins du monde l’impressiongénérale de terreur qu’inspirait le premier occupant, venaitcroiser sa promenade d’un pas à peu près égal au sien ; desorte qu’à moitié de la salle, ils se rencontrèrent.

Le nouveau venu avait, comme l’autre, unbonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et ungourdin ; il avait, en outre, de plus que l’autre, un grandsabre qui lui battait les mollets ; mais, ce qui faisaitsurtout le second plus à craindre que le premier, c’est qu’autantle premier avait l’air terrible, autant le second avait l’air faux,haineux et bas.

Aussi, quoique ces deux hommes parussentappartenir à la même cause et partager la même opinion, lesassistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulterait, nonpas de leur rencontre, car ils ne marchaient pas précisément sur lamême ligne, mais de leur rapprochement. Au premier tour, leurattente fut déçue : les deux patriotes se contentèrentd’échanger un regard, et même ce regard fit légèrement pâlir leplus petit des deux ; seulement, au mouvement involontaire deses lèvres, il était visible que cette pâleur était occasionnée,non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.

Et cependant, au second tour, comme si lepatriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbativejusque-là, s’éclaircit ; quelque chose comme un sourire quiessayait d’être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuyalégèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d’arrêter lesecond patriote dans la sienne.

À peu près au centre, ils se joignirent.

– Eh pardieu ! c’est le citoyenSimon ! dit le premier patriote.

– Lui-même ! Mais que lui veux-tu,au citoyen Simon ? et qui es-tu, d’abord ?

– Fais donc semblant de ne me pasreconnaître !

– Je ne te reconnais pas du tout, par uneexcellente raison, c’est que je ne t’ai jamais vu.

– Allons donc ! tu ne reconnaîtraispas celui qui a eu l’honneur de porter la tête de laLamballe ?

Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur,s’élancèrent brûlants de la bouche du patriote à carmagnole. Simontressaillit.

– Toi ? fit-il ; toi ?

– Eh bien, cela t’étonne ? Ah !citoyen, je te croyais plus connaisseur en ami, en fidèles !…Tu me fais de la peine.

– C’est fort bien, ce que tu as fait, ditSimon ; mais je ne te connaissais pas.

– Il y a plus d’avantage à garder lepetit Capet, on est plus en vue ; car, moi, je te connais, etje t’estime.

– Ah ! merci.

– Il n’y a pas de quoi… Donc, tu tepromènes ?

– Oui, j’attends quelqu’un… Ettoi ?

– Moi aussi.

– Comment donc t’appelles-tu ? Jeparlerai de toi au club.

– Je m’appelle Théodore.

– Et puis ?

– Et puis, c’est tout ; ça ne tesuffit pas ?

– Oh ! parfaitement… Qui attends-tu,citoyen Théodore ?

– Un ami auquel je veux faire une bonnepetite dénonciation.

– En vérité ! Conte-moi cela.

– Une couvée d’aristocrates.

– Qui s’appellent ?

– Non, vrai, je ne peux dire cela qu’àmon ami.

– Tu as tort ; car voici le mien quis’avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez laprocédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein ?

– Fouquier-Tinville ! s’écria lepremier patriote.

– Rien que cela, cher ami.

– Eh bien, c’est bon.

– Eh ! oui, c’est bon… Bonjour,citoyen

Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme,ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous d’épaissourcils, venait de déboucher d’une porte latérale de la salle, sonregistre à la main, ses liasses sous le bras.

– Bonjour, Simon, dit-il ; quoi denouveau ?

– Beaucoup de choses. D’abord, unedénonciation du citoyen Théodore, qui a porté la tête de laLamballe. Je te le présente.

Fouquier attacha son regard intelligent sur lepatriote, que cet examen troubla, malgré la tension courageuse deses nerfs.

– Théodore, dit-il. Qui est ceThéodore ?

– Moi, dit l’homme à la carmagnole.

– Tu as porté la tête de la Lamballe,toi ? fit l’accusateur public avec une expression trèsprononcée de doute.

– Moi, rue Saint-Antoine.

– Mais j’en connais un qui s’en vante,dit Fouquier.

– Moi, j’en connais dix, repritcourageusement le citoyen Théodore ; mais enfin, comme ceux-làdemandent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j’espèreavoir la préférence.

Ce trait fit rire Simon et déridaFouquier.

– Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l’aspas fait, tu aurais dû le faire. Laisse-nous, je te prie ;Simon a quelque chose à me dire.

Théodore s’éloigna, fort peu blessé de lafranchise du citoyen accusateur public.

– Un moment, cria Simon, ne le renvoiepas comme cela ; entends d’abord la dénonciation qu’il nousapporte.

– Ah ! fit d’un air distraitFouquier-Tinville, une dénonciation ?

– Oui, une couvée, ajouta Simon.

– À la bonne heure, parle ; de quois’agit-il ?

– Oh ! presque rien : lecitoyen Maison-Rouge et quelques amis.

Fouquier fit un bond en arrière, Simon levales bras au ciel.

– En vérité ? dirent-ils tous deuxensemble.

– Pure vérité ; voulez-vous lesprendre ?

– Tout de suite ; oùsont-ils ?

– J’ai rencontré le Maison-Rouge rue dela Grande-Truanderie.

– Tu te trompes, il n’est pas à Paris,répliqua Fouquier.

– Je l’ai vu, te dis-je.

– Impossible. On a mis cent hommes à sapoursuite ; ce n’est pas lui qui se montrerait dans lesrues.

– Lui, lui, lui, fit le patriote, ungrand brun, fort comme trois forts, et barbu comme un ours.Fouquier haussa les épaules avec dédain.

– Encore une sottise, dit-il ;Maison-Rouge est petit, maigre, et n’a pas un poil de barbe.

Le patriote laissa retomber ses bras d’un airconsterné.

– N’importe, la bonne intention estréputée pour le fait. Eh bien, Simon, à nous deux ; hâte-toi,l’on m’attend au greffe, voici l’heure des charrettes.

– Eh bien, rien de nouveau ;l’enfant va bien.

Le patriote tournait le dos de façon à ne pasparaître indiscret, mais de façon à entendre.

– Je m’en vais si je vous gêne,dit-il.

– Adieu, dit Simon.

– Bonjour, fit Fouquier.

– Dis à ton ami que tu t’es trompé,ajouta Simon.

– Bien, je l’attends.

Et Théodore s’écarta un peu et s’appuya surson gourdin.

– Ah ! le petit va bien, dit alorsFouquier ; mais le moral ?

– Je le pétris à volonté.

– Il parle donc ?

– Quand je veux.

– Tu crois qu’il pourrait témoigner dansle procès d’Antoinette ?

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.

Théodore s’adossa au pilier, l’œil tourné versles portes ; mais cet œil était vague, tandis que les oreillesdu citoyen venaient d’apparaître nues et dressées sous le vastebonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien ; mais, à coup sûr,il entendait quelque chose.

– Réfléchis bien, dit Fouquier, ne faispas faire à la commission ce qu’on appelle un pas de clerc. Tu essûr que Capet parlera ?

– Il dira tout ce que je voudrai.

– Il t’a dit, à toi, ce que nous allonslui demander ?

– Il me l’a dit.

– C’est important, citoyen Simon, ce quetu promets là. Cet aveu de l’enfant est mortel pour la mère.

– J’y compte, pardieu !

– On n’aura pas encore vu pareille chose,depuis les confidences que Néron faisait à Narcisse, murmuraFouquier d’une voix sombre. Encore une fois, réfléchis, Simon.

– On dirait, citoyen, que tu me prendspour une brute ; tu me répètes toujours la même chose. Voyons,écoute cette comparaison ; quand je mets un cuir dans l’eau,devient-il souple ?

– Mais… je ne sais pas, répliquaFouquier.

– Il devient souple. Eh bien, le petitCapet devient en mes mains aussi souple que le cuir le plus mou.J’ai mes procédés pour cela.

– Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ceque tu voulais dire ?

– Tout… J’oubliais : voici unedénonciation.

– Toujours ! tu veux donc mesurcharger de besogne ?

– Il faut servir la patrie.

Et Simon présenta un morceau de papier aussinoir que l’un de ces cuirs dont il parlait tout à l’heure maismoins souple assurément. Fouquier le prit et le lut.

– Encore ton citoyen Lorin ; tu haisdonc bien cet homme ?

– Je le trouve toujours en hostilité avecla loi. Il a dit : « Adieu madame », à une femme quile saluait d’une fenêtre, hier au soir… Demain, j’espère te donnerquelques mots sur un autre suspect : ce Maurice, qui étaitmunicipal au Temple lors de l’œillet rouge.

– Précise ! précise ! ditFouquier en souriant à Simon.

Il lui tendit la main, et tourna le dos avecun empressement qui témoignait peu en faveur du cordonnier.

– Que diable veux-tu que jeprécise ? On en a guillotiné qui en avaient fait moins.

– Eh ! patience, répondit Fouquieravec tranquillité ; on ne peut pas tout faire à la fois.

Et il rentra d’un pas rapide sous lesguichets. Simon chercha des yeux son citoyen Théodore, pour seconsoler avec lui.

Il ne le vit plus dans la salle.

Il franchissait à peine la grille de l’ouest,que Théodore reparut à l’angle d’une cahute d’écrivain. L’habitantde la cahute l’accompagnait.

– À quelle heure ferme-t-on lesgrilles ? dit Théodore à cet homme.

– À cinq heures.

– Et ensuite, que se fait-ilici ?

– Rien ; la salle est vide jusqu’aulendemain.

– Pas de rondes, pas devisites ?

– Non, monsieur, nos baraques ferment àclef.

Ce mot de monsieur fit froncer lesourcil à Théodore, qui regarda aussitôt avec défiance autour delui.

– La pince et les pistolets sont dans labaraque ? dit-il.

– Oui, sous le tapis.

– Retourne chez nous… À propos,montre-moi encore la chambre de ce tribunal dont la fenêtre n’estpas grillée, et qui donne sur une cour près la place Dauphine.

– À gauche entre les piliers, sous lalanterne.

– Bien. Va-t’en et tiens les chevaux àl’endroit désigné !

– Oh ! bonne chance, monsieur, bonnechance !… Comptez sur moi !

– Voici le bon moment… personne neregarde… ouvre ta baraque.

– C’est fait, monsieur ; je prieraipour vous !

– Ce n’est pas pour moi qu’il fautprier ! Adieu. Et le citoyen Théodore, après un éloquentregard, se glissa si adroitement sous le petit toit de la baraque,qu’il disparut comme eût fait l’ombre de l’écrivain qui fermait laporte.

Ce digne scribe retira sa clef de la serrure,prit des papiers sous son bras, et sortit de la vaste salle avecles rares employés que le coup de cinq heures faisait sortir desgreffes comme une arrière-garde d’abeilles attardées.

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