Le Chevalier de Maison-Rouge

Chapitre 12Amour

En effet, Maurice vivait bien heureux et bienmalheureux à la fois au bout de quelque temps. Il en est toujoursainsi au commencement des grandes passions.

Son travail du jour à la section Lepelletier,ses visites du soir à la vieille rue Saint-Jacques, quelquesapparitions çà et là au club des Thermopyles remplissaient toutesses journées.

Il ne se dissimulait pas que voir Genevièvetous les soirs, c’était boire à longs traits un amour sansespérance.

Geneviève était une de ces femmes, timides etfaciles en apparence, qui tendent franchement la main à un ami,approchent innocemment leur front de ses lèvres avec la confianced’une sœur ou l’ignorance d’une vierge, et devant qui les motsd’amour semblent des blasphèmes et les désirs matériels dessacrilèges.

Si, dans les rêves les plus purs que lapremière manière de Raphaël a fixés sur la toile, il est une Madoneaux lèvres souriantes, aux yeux chastes, à l’expression céleste,c’est celle-là qu’il faut emprunter au divin élève de Pérugin pouren faire le portrait de Geneviève.

Au milieu de ses fleurs, dont elle avait lafraîcheur et le parfum, isolée des travaux de son mari, et de sonmari lui-même, Geneviève apparaissait à Maurice, chaque fois qu’illa voyait, comme une énigme vivante dont il ne pouvait deviner lesens et dont il n’osait demander le mot.

Un soir que, comme d’habitude, il étaitdemeuré seul avec elle, que tous deux étaient assis à cette croiséepar laquelle il était entré une nuit si bruyamment et siprécipitamment, que les parfums des lilas en fleurs flottaient surcette douce brise qui succède au radieux coucher du soleil,Maurice, après un long silence, et après avoir, pendant ce silence,suivi l’œil intelligent et religieux de Geneviève, qui regardaitpoindre une étoile d’argent dans l’azur du ciel, se hasarda à luidemander comment il se faisait qu’elle fût si jeune, quand son mariavait déjà passé l’âge moyen de la vie ; si distinguée, quandtout annonçait chez son mari une éducation, une naissancevulgaires ; si poétique enfin, quand son mari était siattentif à peser, à étendre et à teindre les peaux de safabrique.

– Chez un maître tanneur, enfin,pourquoi, demanda Maurice, cette harpe, ce piano, ces pastels quevous m’avez avoué être votre ouvrage ? Pourquoi, enfin, cettearistocratie que je déteste chez les autres, et que j’adore chezvous ?

Geneviève fixa sur Maurice un regard plein decandeur.

– Merci, dit-elle, de cettequestion : elle me prouve que vous êtes un homme délicat etque vous ne vous êtes jamais informé de moi à personne.

– Jamais, madame, dit Maurice ; j’aiun ami dévoué qui mourrait pour moi, j’ai cent camarades qui sontprêts à marcher partout où je les conduirai ; mais de tous cescœurs, lorsqu’il s’agit d’une femme, et d’une femme comme Genevièvesurtout, je n’en connais qu’un seul auquel je me fie, et c’est lemien.

– Merci, Maurice, dit la jeune femme. Jevous apprendrai moi-même alors tout ce que vous désirez savoir.

– Votre nom de jeune fille,d’abord ? demanda Maurice. Je ne vous connais que sous votrenom de femme.

Geneviève comprit l’égoïsme amoureux de cettequestion et sourit.

– Geneviève du Treilly, dit-elle.

Maurice répéta :

– Geneviève du Treilly !

– Ma famille, continua Geneviève, étaitruinée depuis la guerre d’Amérique, à laquelle avaient pris partmon père et mon frère aîné.

– Gentilshommes tous deux ? ditMaurice.

– Non, non, dit Geneviève enrougissant.

– Vous m’avez dit cependant que votre nomde jeune fille était Geneviève du Treilly.

– Sans particule, monsieur Maurice ;ma famille était riche, mais ne tenait en rien à la noblesse.

– Vous vous défiez de moi, dit ensouriant le jeune homme.

– Oh ! non, non, reprit Geneviève.En Amérique, mon père s’était lié avec le père deM. Morand ; M. Dixmer était l’homme d’affaires deM. Morand. Nous voyant ruinés, et sachant que M. Dixmeravait une fortune indépendante, M. Morand le présenta à monpère, qui me le présenta à son tour. Je vis qu’il y avait d’avanceun mariage arrêté, je compris que c’était le désir de mafamille ; je n’aimais ni n’avais jamais aimé personne ;j’acceptai. Depuis trois ans, je suis la femme de Dixmer, et, jedois le dire, depuis trois ans, mon mari a été pour moi si bon, siexcellent, que, malgré cette différence de goûts et d’âge que vousremarquez, je n’ai jamais éprouvé un seul instant de regret.

– Mais, dit Maurice, lorsque vousépousâtes M. Dixmer, il n’était point encore à la tête decette fabrique ?

– Non ; nous habitions à Blois.Après le 10 août, M. Dixmer acheta cette maison et lesateliers qui en dépendent ; pour que je ne fusse point mêléeaux ouvriers, pour m’épargner jusqu’à la vue de choses qui eussentpu blesser mes habitudes, comme vous le disiez, Maurice, un peuaristocratiques, il me donna ce pavillon, où je vis seule, retirée,selon mes goûts, selon mes désirs, et heureuse, quand un ami commevous, Maurice, vient distraire ou partager mes rêveries.

Et Geneviève tendit à Maurice une main quecelui-ci baisa avec ardeur. Geneviève rougit légèrement.

– Maintenant, mon ami, dit-elle enretirant sa main, vous savez comment je suis la femme deM. Dixmer.

– Oui, reprit Maurice en regardantfixement Geneviève ; mais vous ne me dites point commentM. Morand est devenu l’associé de M. Dixmer.

– Oh ! c’est bien simple, ditGeneviève. M. Dixmer, comme je vous l’ai dit, avait quelquefortune, mais point assez, cependant, pour prendre à lui seul unefabrique de l’importance de celle-ci. Le fils de M. Morand,son protecteur, comme je vous l’ai dit, cet ami de mon père, commevous vous le rappelez, a fait la moitié des fonds ; et, commeil avait des connaissances en chimie, il s’est adonné àl’exploitation avec cette activité que vous avez remarquée, etgrâce à laquelle le commerce de M. Dixmer, chargé par lui detoute la partie matérielle, a pris une immense extension.

– Et, dit Maurice, M. Morand estaussi un de vos bons amis, n’est-ce pas, madame ?

– M. Morand est une noble nature, undes cœurs les plus élevés qui soient sous le ciel, réponditgravement Geneviève.

– S’il ne vous en a donné d’autrespreuves, dit Maurice un peu piqué de cette importance que la jeunefemme accordait à l’associé de son mari, que de partager les fraisd’établissement avec M. Dixmer, et d’inventer une nouvelleteinture pour le maroquin, permettez-moi de vous faire observer quel’éloge que vous faites de lui est bien pompeux.

– Il m’en a donné d’autres preuves,monsieur, dit Geneviève.

– Mais il est encore jeune, n’est-cepas ? demanda Maurice, quoiqu’il soit difficile, grâce à seslunettes vertes, de dire quel âge il a.

– Il a trente-cinq ans.

– Vous vous connaissez depuislongtemps ?

– Depuis notre enfance.

Maurice se mordit les lèvres. Il avaittoujours soupçonné Morand d’aimer Geneviève.

– Ah ! dit Maurice, cela explique safamiliarité avec vous.

– Contenue dans les bornes où vous l’aveztoujours vue, monsieur, répondit en souriant Geneviève, il mesemble que cette familiarité, qui est à peine celle d’un ami,n’avait pas besoin d’explication.

– Oh ! pardon, madame, dit Maurice,vous savez que toutes les affections vives ont leurs jalousies, etmon amitié était jalouse de celle que vous paraissez avoir pourM. Morand.

Il se tut. Geneviève, de son côté, garda lesilence. Il ne fut plus question, ce jour-là, de Morand, et Mauricequitta cette fois Geneviève plus amoureux que jamais, car il étaitjaloux.

Puis, si aveugle que fût le jeune homme,quelque bandeau sur les yeux, quelque trouble dans son cœur que luimît sa passion, il y avait dans le récit de Geneviève bien leslarmes, bien des hésitations, bien des réticences auxquelles iln’avait point fait attention dans le moment, mais qui, alors, luirevenaient à l’esprit, et qui le tourmentaient étrangement, etcontre lesquelles ne pouvaient le rassurer la grande liberté quelui laissait Dixmer de causer avec Geneviève autant de fois etaussi longtemps qu’il lui plaisait, et l’espèce de solitude où tousdeux se trouvaient chaque soir. Il y avait plus : Maurice,devenu le commensal de la maison, non seulement restait en toutesécurité avec Geneviève, qui semblait, d’ailleurs, gardée contreles désirs du jeune homme par sa pureté d’ange, mais encore ill’escortait dans les petites courses qu’elle était obligée, detemps en temps de faire dans le quartier.

Au milieu de cette familiarité acquise dans lamaison, une chose l’étonnait, c’était que plus il cherchait,peut-être, il est vrai, pour être à même de mieux surveiller lessentiments qu’il lui croyait pour Geneviève, c’est que plus ilcherchait, disons-nous, à lier connaissance avec Morand, dontl’esprit, malgré ses préventions, le séduisait, dont les manièresélevées le captivaient chaque jour davantage, plus cet hommebizarre semblait affecter de chercher à s’éloigner de Maurice.Celui-ci s’en plaignait amèrement à Geneviève, car il ne doutaitpas que Morand n’eût deviné en lui un rival et que ce ne fût, deson côté, la jalousie qui l’éloignât de lui.

– Le citoyen Morand me hait, dit-il unjour à Geneviève.

– Vous ? dit Geneviève en leregardant avec son bel œil étonné ; vous, M. Morand voushait ?

– Oui, j’en suis sûr.

– Et pourquoi vous haïrait-il ?

– Voulez-vous que je vous le dise ?s’écria Maurice.

– Sans doute, reprit Geneviève.

– Eh bien, parce que je…

Maurice s’arrêta. Il allait dire :« Parce que je vous aime. »

– Je ne puis vous dire pourquoi, repritMaurice en rougissant.

Le farouche républicain, près de Geneviève,était timide et hésitant comme une jeune fille.

Geneviève sourit.

– Dites, reprit-elle, qu’il n’y a pas desympathie entre vous, et je vous croirai peut-être. Vous êtes unenature ardente, un esprit brillant, un homme recherché ;Morand est un marchand greffé sur un chimiste. Il est timide, ilest modeste… et c’est cette timidité et cette modestie quil’empêchent de faire le premier pas au-devant de vous.

– Eh ! qui lui demande de faire lepremier pas au-devant de moi ? J’en ai fait cinquante, moi,au-devant de lui ; il ne m’a jamais répondu. Non, continuaMaurice en secouant la tête ; non, ce n’est certes pointcela.

– Eh bien, qu’est-ce alors ?

Maurice préféra se taire.

Le lendemain du jour où il avait eu cetteexplication avec Geneviève, il arriva chez elle à deux heures del’après-midi ; il la trouva en toilette de sortie.

– Ah ! soyez le bienvenu, ditGeneviève, vous allez me servir de chevalier.

– Et où allez-vous donc ? demandaMaurice.

– Je vais à Auteuil. Il fait un tempsdélicieux. Je désirerais marcher un peu à pied ; notre voiturenous conduira jusqu’au delà de la barrière, où nous laretrouverons, puis nous gagnerons Auteuil en nous promenant, et,quand j’aurai fini ce que j’ai à faire à Auteuil, nous reviendronsla prendre.

– Oh ! dit Maurice enchanté,l’excellente journée que vous m’offrez là !

Les deux jeunes gens partirent. Au delà dePassy, la voiture les descendit sur la route. Ils sautèrentlégèrement sur le revers du chemin et continuèrent leur promenade àpied.

En arrivant à Auteuil, Geneviève s’arrêta.

– Attendez-moi au bord du parc, dit-elle,j’irai vous rejoindre quand j’aurai fini.

– Chez qui allez-vous donc ? demandaMaurice.

– Chez une amie.

– Où je ne puis vousaccompagner ?

Geneviève secoua la tête en souriant.

– Impossible, dit-elle. Maurice se morditles lèvres.

– C’est bien, dit-il, j’attendrai.

– Eh ! quoi ? demandaGeneviève.

– Rien, répondit Maurice. Serez-vouslongtemps ?

– Si j’avais cru vous déranger, Maurice,si j’avais su que votre journée fût prise, dit Geneviève, je nevous eusse point prié de me rendre le petit service de venir avecmoi, je me fusse fait accompagner par…

– Par M. Morand ? interrogeavivement Maurice.

– Non point. Vous savez queM. Morand est à la fabrique de Rambouillet et ne doit revenirque ce soir.

– Alors, voilà à quoi j’ai dû lapréférence ?

– Maurice, dit doucement Geneviève, je nepuis faire attendre la personne qui m’a donné rendez-vous ; sicela vous gêne de me ramener, retournez à Paris ; seulement,renvoyez-moi la voiture.

– Non, non, madame, dit vivement Maurice,je suis à vos ordres.

Et il salua Geneviève, qui poussa un faiblesoupir et entra dans Auteuil.

Maurice alla au rendez-vous convenu et sepromena de long en large, abattant de sa canne, comme Tarquin,toutes les têtes d’herbe, de fleurs ou de chardons qui setrouvaient sur son chemin. Au reste, ce chemin était borné à unpetit espace ; comme tous les gens fortement préoccupés,Maurice allait et revenait presque aussitôt sur ses pas.

Ce qui occupait Maurice, c’était de savoir siGeneviève l’aimait ou ne l’aimait point : toutes ses manièresavec le jeune homme étaient celles d’une sœur ou d’une amie ;mais il sentait que ce n’était plus assez. Lui l’aimait de tout sonamour. Elle était devenue la pensée éternelle de ses jours, le rêvesans cesse renouvelé de ses nuits. Autrefois, il ne demandaitqu’une chose, revoir Geneviève. Maintenant, ce n’était plusassez : il fallait que Geneviève l’aimât.

Geneviève resta absente pendant une heure, quilui parut un siècle ; puis, il la vit venir à lui, le souriresur les lèvres. Maurice, au contraire, marcha à elle, les sourcilsfroncés. Notre pauvre cœur est ainsi fait, qu’il s’efforce depuiser la douleur au sein du bonheur même.

Geneviève prit en souriant le bras deMaurice.

– Me voilà, dit-elle ; pardon, monami, de vous avoir fait attendre…

Maurice répondit par un mouvement de tête, ettous deux prirent une charmante allée, molle, ombreuse, touffue,qui, par un détour, devait les amener à la grand’route.

C’était une de ces délicieuses soirées deprintemps où chaque plante envoie au ciel son émanation, où chaqueoiseau, immobile sur la branche ou sautillant dans lesbroussailles, jette son hymne d’amour à Dieu, une de ces soiréesenfin qui semblent destinées à vivre dans le souvenir.

Maurice était muet ; Geneviève étaitpensive : elle effeuillait d’une main les fleurs d’un bouquet,qu’elle tenait de son autre main appuyée au bras de Maurice.

– Qu’avez-vous ? demanda tout à coupMaurice, et qui vous rend donc si triste aujourd’hui ?

Geneviève aurait pu lui répondre :« Mon bonheur. »

Elle le regarda de son doux et poétiqueregard.

– Mais vous-même, dit-elle, n’êtes-vouspoint plus triste que d’habitude ?

– Moi, dit Maurice, j’ai raison d’êtretriste, je suis malheureux ; mais vous ?

– Vous, malheureux ?

– Sans doute ; ne vousapercevez-vous point quelquefois, au tremblement de ma voix que jesouffre ? Ne m’arrive-t-il point, quand je cause avec vous ouavec votre mari, de me lever tout à coup et d’être forcé d’allerdemander de l’air au ciel, parce qu’il me semble que ma poitrine vase briser ?

– Mais, demanda Geneviève embarrassée, àquoi attribuez-vous cette souffrance ?

– Si j’étais une petite-maîtresse, ditMaurice en riant d’un rire douloureux, je dirais que j’ai mal auxnerfs.

– Et, dans ce moment, voussouffrez ?

– Beaucoup, dit Maurice.

– Alors, rentrons.

– Déjà, madame ?

– Sans doute.

– Ah ! c’est vrai, murmura le jeunehomme, j’oubliais que M. Morand doit revenir de Rambouillet àla tombée de la nuit et que voilà la nuit qui tombe.

Geneviève le regarda avec une expression dereproche.

– Oh ! encore ? dit-elle.

– Pourquoi donc m’avez-vous fait, l’autrejour, de M. Morand un si pompeux éloge ? dit Maurice.C’est votre faute.

– Depuis quand, devant les gens qu’onestime, demanda Geneviève, ne peut-on pas dire ce qu’on pense d’unhomme estimable ?

– C’est une estime bien vive que cellequi fait hâter le pas, comme vous le faites en ce moment, de peurd’être en retard de quelques minutes.

– Vous êtes, aujourd’hui, souverainementinjuste, Maurice ; n’ai-je point passé une partie de lajournée avec vous ?

– Vous avez raison, et je suis tropexigeant, en vérité, reprit Maurice, se laissant aller à la fouguede son caractère. Allons revoir M. Morand, allons !

Geneviève sentait le dépit passer de sonesprit à son cœur.

– Oui, dit-elle, allons revoirM. Morand. Celui-là, du moins, est un ami qui ne m’a jamaisfait de peine.

– Ce sont des amis précieux que ceux-là,dit Maurice étouffant de jalousie, et je sais que pour ma part, jedésirerais en connaître de pareils.

Ils étaient en ce moment sur la grand’route,l’horizon rougissait ; le soleil commençait à disparaître,faisant étinceler ses derniers rayons aux moulures dorées du dômedes Invalides. Une étoile, la première, celle qui, dans une autresoirée, avait déjà attiré les regards de Geneviève, étincelait dansl’azur fluide du ciel.

Geneviève quitta le bras de Maurice avec unetristesse résignée.

– Qu’avez-vous à me faire souffrir ?dit-elle.

– Ah ! dit Maurice, j’ai que je suismoins habile que des gens que je connais ; j’ai que je ne saispoint me faire aimer.

– Maurice ! fit Geneviève.

– Oh ! madame, s’il est constammentbon, constamment égal, c’est qu’il ne souffre pas, lui.

Geneviève appuya de nouveau sa blanche mainsur le bras puissant de Maurice.

– Je vous en prie, dit-elle d’une voixaltérée, ne parlez plus, ne parlez plus !

– Et pourquoi cela ?

– Parce que votre voix me fait mal.

– Ainsi, tout vous déplaît en moi, mêmema voix ?

– Taisez-vous, je vous en conjure.

– J’obéirai, madame.

Et le fougueux jeune homme passa sa main surson front humide de sueur.

Geneviève vit qu’il souffrait réellement. Lesnatures dans le genre de celle de Maurice ont des douleursinconnues.

– Vous êtes mon ami, Maurice, ditGeneviève en le regardant avec une expression céleste ; un amiprécieux pour moi : faites, Maurice, que je ne perde pas monami.

– Oh ! vous ne le regretteriez paslongtemps ! s’écria Maurice.

– Vous vous trompez, dit Geneviève, jevous regretterais longtemps, toujours.

– Geneviève ! Geneviève !s’écria Maurice, ayez pitié de moi !

Geneviève frissonna.

C’était la première fois que Maurice disaitson nom avec une expression si profonde.

– Eh bien, continua Maurice, puisque vousm’avez deviné, laissez-moi tout vous dire, Geneviève ; car,dussiez-vous me tuer d’un regard… il y a trop longtemps que je metais ; je parlerai, Geneviève.

– Monsieur, dit la jeune femme, je vousai supplié, au nom de notre amitié, de vous taire ; monsieur,je vous en supplie encore ; que ce soit pour moi, si ce n’estpoint pour vous. Pas un mot de plus, au nom du ciel, pas un mot deplus !

– L’amitié, l’amitié. Ah ! si c’estune amitié pareille à celle que vous me portez, que vous avez pourM. Morand, je ne veux plus de votre amitié, Geneviève ;il me faut à moi plus qu’aux autres.

– Assez, dit madame Dixmer avec un gestede reine, assez, monsieur Lindey ; voici notre voiture,veuillez me reconduire chez mon mari.

Maurice tremblait de fièvre etd’émotion ; lorsque Geneviève, pour rejoindre la voiture, qui,en effet, se tenait à quelques pas seulement, posa sa main sur lebras de Maurice, il sembla au jeune homme que cette main était deflamme. Tous deux montèrent dans la voiture : Genevièves’assit au fond, Maurice se plaça sur le devant. On traversa toutParis sans que ni l’un ni l’autre eussent prononcé une parole.

Seulement, pendant tout le trajet, Genevièveavait tenu son mouchoir appuyé sur ses yeux.

Lorsqu’ils rentrèrent à la fabrique, Dixmerétait occupé dans son cabinet de travail ; Morand arrivait deRambouillet, et était en train de changer de costume. Genevièvetendit la main à Maurice en rentrant dans sa chambre, et luidit :

– Adieu, Maurice, vous l’avez voulu.

Maurice ne répondit rien ; il alla droità la cheminée où pendait une miniature représentantGeneviève : il la baisa ardemment, la pressa sur son cœur, laremit à sa place et sortit.

Maurice était rentré chez lui sans savoircomment il y était revenu ; il avait traversé Paris sans rienvoir, sans rien entendre ; les choses qui venaient de sepasser s’étaient écoulées devant lui comme dans un rêve, sans qu’ilpût se rendre compte ni de ses actions, ni de ses paroles, ni dusentiment qui les avait inspirées. Il y a des moments où l’âme laplus sereine, la plus maîtresse d’elle-même, s’oublie à desviolences que lui commandent les puissances subalternes del’imagination.

Ce fut, comme nous l’avons dit, une course, etnon un retour, que la marche de Maurice ; il se déshabillasans le secours de son valet de chambre, ne répondit pas à sacuisinière, qui lui montrait un souper tout préparé ; puis,prenant les lettres de la journée sur sa table, il les lut toutes,les unes après les autres, sans en comprendre un seul mot. Lebrouillard de la jalousie, l’ivresse de la raison, n’était pointencore dissipé.

À dix heures, Maurice se coucha machinalement,comme il avait fait toutes choses depuis qu’il avait quittéGeneviève.

Si, à Maurice de sang-froid, on eût racontécomme d’un autre la conduite étrange qu’il avait tenue, il nel’aurait pas comprise, et il eût regardé comme fou celui qui avaitaccompli cette espèce d’action désespérée, que n’autorisaient niune trop grande réserve, ni un trop grand abandon deGeneviève ; ce qu’il sentit seulement, ce fut un coup terribleporté à des espérances dont il ne s’était jamais même rendu compte,et sur lesquelles, toutes vagues qu’elles étaient, reposaient tousses rêves de bonheur qui, pareils à une insaisissable vapeur,flottaient informes à l’horizon.

Aussi il arriva à Maurice ce qui arrivepresque toujours en pareil cas : étourdi du coup reçu, ils’endormit aussitôt qu’il se sentit dans son lit, ou plutôt ildemeura privé de gentiment jusqu’au lendemain.

Un bruit le réveilla cependant : c’étaitcelui que faisait son officieux en ouvrant la porte ; ilvenait, selon sa coutume, ouvrir les fenêtres de la chambre àcoucher de Maurice, qui donnaient sur un grand jardin, et apporterdes fleurs.

On cultivait force fleurs en 93, et Mauriceles adorait ; mais il ne jeta pas même un coup d’œil sur lessiennes, et, appuyant à demi soulevée sa tête alourdie sur sa main,il essaya de se rappeler ce qui s’était passé la veille.

Maurice se demanda à lui-même, sans pouvoirs’en rendre compte, quelles étaient les causes de samaussaderie ; la seule était sa jalousie pour Morand ;mais le moment était mal choisi de s’amuser à être jaloux d’unhomme, quand cet homme était à Rambouillet, et qu’en tête à têteavec la femme qu’on aime, on jouit de ce tête-à-tête avec toute lasuavité dont l’entoure la nature, qui se réveille dans un despremiers beaux jours de printemps.

Ce n’était point la défiance de ce qui avaitpu se passer dans cette maison d’Auteuil où il avait conduitGeneviève et où elle était restée plus d’une heure ; non, letourment incessant de sa vie, c’était cette idée que Morand étaitamoureux de Geneviève ; et, singulière fantaisie du cerveau,singulière combinaison du caprice, jamais un geste, jamais unregard, jamais un mot de l’associé de Dixmer n’avait donné uneapparence de réalité à une pareille supposition.

La voix du valet de chambre le tira de sarêverie.

– Citoyen, dit-il en lui montrant leslettres ouvertes sur la table, avez-vous fait choix de celles quevous gardez, ou puis-je tout brûler ?

– Brûler quoi ? dit Maurice.

– Mais les lettres que le citoyen a lueshier avant de se coucher.

Maurice ne se souvenait pas d’en avoir lu uneseule.

– Brûlez tout, dit-il.

– Voici celles d’aujourd’hui, citoyen,dit l’officieux.

Il présenta un paquet de lettres à Maurice etalla jeter les autres dans la cheminée.

Maurice prit le papier qu’on lui présentait,sentit sous ses doigts l’épaisseur d’une cire, et crut vaguementreconnaître un parfum ami.

Il chercha parmi les lettres, et vit un cachetet une écriture qui le firent tressaillir.

Cet homme, si fort en face de tout danger,pâlissait à la seule odeur d’une lettre.

L’officieux s’approcha de lui pour luidemander ce qu’il avait ; mais Maurice lui fit de la mainsigne de sortir.

Maurice tournait et retournait cettelettre ; il avait le pressentiment qu’elle renfermait unmalheur pour lui, et il tressaillit comme on tremble devantl’inconnu.

Cependant il rappela tout son courage,l’ouvrit et lut ce qui suit :

Citoyen Maurice,

Il faut que nous rompions des liens qui,de votre côté, affectent de dépasser les lois de l’amitié. Vousêtes un homme d’honneur, citoyen, et, maintenant qu’une nuit s’estécoulée sur ce qui s’est passé entre nous hier au soir, vous devezcomprendre que votre présence est devenue impossible à la maison.Je compte sur vous pour trouver telle excuse qu’il vous plaira prèsde mon mari. En voyant arriver aujourd’hui même une lettre de vouspour M. Dixmer, je me convaincrai qu’il faut que je regretteun ami malheureusement égaré, mais que toutes les convenancessociales m’empêchent de revoir.

Adieu pour toujours.

Geneviève. »

P.-S. – Le porteur attend laréponse.

Maurice appela : le valet de chambrereparut.

– Qui a apporté cette lettre ?

– Un citoyen commissionnaire.

– Est-il là ?

– Oui.

Maurice ne soupira point, n’hésita point. Ilsauta à bas de son lit, passa un pantalon à pieds, s’assit devantson pupitre, prit la première feuille de papier venue (il se trouvaque c’était un papier avec en-tête imprimée au nom de la section),et écrivit :

Citoyen Dixmer,

Je vous aimais, je vous aime encore, maisje ne puis plus vous voir. »

Maurice chercha la cause pour laquelle il nepouvait plus voir le citoyen Dixmer, et une seule se présenta à sonesprit, ce fut celle qui, à cette époque, se serait présentée àl’esprit de tout le monde. Il continua donc :

Certains bruits courent sur votre tiédeurpour la chose publique. Je ne veux point vous accuser et n’ai pointde vous mission de vous défendre. Recevez mes regrets et soyezpersuadé que vos secrets demeurent ensevelis dans moncœur.

Maurice ne relut pas même cette lettre, qu’ilavait écrite, comme nous l’avons dit, sous l’impression de lapremière idée qui s’était présentée à lui. Il n’y avait pas dedoute sur l’effet qu’elle devait produire. Dixmer, excellentpatriote, comme Maurice avait pu le voir à ses discours du moins,Dixmer se fâcherait en la recevant : sa femme et le citoyenMorand l’engageraient sans doute à persévérer, il ne répondraitmême pas, et l’oubli viendrait comme un voile noir s’étendre sur lepassé riant, pour le transformer en avenir lugubre. Maurice signa,cacheta la lettre, la passa à son officieux, et le commissionnairepartit.

Alors un faible soupir s’échappa du cœur durépublicain ; il prit ses gants, son chapeau et se rendit à lasection.

Il espérait, pauvre Brutus, retrouver sonstoïcisme en face des affaires publiques.

Les affaires publiques étaientterribles : le 31 mai se préparait. La Terreur qui, pareille àun torrent, se précipitait du haut de la Montagne, essayaitd’emporter cette digue qu’essayaient de lui opposer les girondins,ces audacieux modérés, qui avaient osé demander vengeance desmassacres de septembre et lutter un instant pour sauver la vie duroi.

Tandis que Maurice travaillait avec tantd’ardeur, que la fièvre qu’il voulait chasser dévorait sa tête aulieu de son cœur, le messager rentrait dans la vieille rueSaint-Jacques et emplissait le logis de stupéfaction etd’épouvante.

La lettre, après avoir passé sous les yeux deGeneviève, fut remise à Dixmer.

Dixmer l’ouvrit et la lut sans y riencomprendre d’abord ; puis il la communiqua au citoyen Morand,qui laissa retomber sur sa main son front blanc comme l’ivoire.

Dans la situation où se trouvaient Dixmer,Morand et ses compagnons, situation parfaitement inconnue àMaurice, mais que nos lecteurs ont pénétrée, cette lettre était, eneffet, un coup de foudre.

– Est-il honnête homme ? demandaDixmer avec angoisse.

– Oui, répondit sans hésitationMorand.

– N’importe ! reprit celui qui avaitété pour les moyens extrêmes, nous avons, vous le voyez bien malfait de ne pas le tuer.

– Mon ami, dit Morand, nous luttonscontre la violence ; nous la flétrissons du nom de crime. Nousavons bien fait, quelque chose qui puisse en résulter, de ne pointassassiner un homme ; puis, je le répète, je crois Maurice uncœur noble et honnête.

– Oui, mais si ce cœur noble et honnêteest celui d’un républicain exalté, peut-être lui-mêmeregarderait-il comme un crime, s’il a surpris quelque chose, de nepas immoler son propre honneur, comme ils disent, sur l’autel de lapatrie.

– Mais, dit Morand, croyez-vous qu’ilsache quelque chose ?

– Eh ! n’entendez-vous point ?Il parle de secrets qui resteront ensevelis dans son cœur.

– Ces secrets sont évidemment ceux quilui ont été confiés par moi, relativement à notrecontrebande ; il n’en connaît pas d’autres.

– Mais, dit Morand, de cette entrevued’Auteuil n’a-t-il rien soupçonné ? Vous savez qu’ilaccompagnait votre femme ?

– C’est moi-même qui ai dit à Genevièvede prendre Maurice avec elle pour la sauvegarder.

– Écoutez, dit Morand, nous verrons biensi ces soupçons sont vrais. Le tour de garde de notre bataillonarrive au Temple le 2 juin, c’est-à-dire dans huit jours ;vous êtes capitaine, Dixmer, et moi, je suis lieutenant : sinotre bataillon ou notre compagnie même reçoit contrordre, commel’a reçu l’autre jour le bataillon de la Butte-des-Moulins, queSanterre a remplacé par celui des Gravilliers, tout est découvert,et nous n’avons plus qu’à fuir Paris ou à mourir en combattant.Mais si tout suit le cours des choses…

– Nous sommes perdus de la même façon,répliqua Dixmer.

– Pourquoi cela ?

– Pardieu ! tout ne roulait-il passur la coopération de ce municipal ? N’était-ce pas lui qui,sans le savoir, nous devait ouvrir un chemin jusqu’à lareine ?

– C’est vrai, dit Morand abattu.

– Vous voyez donc, reprit Dixmer enfronçant le sourcil, qu’à tout prix il nous faut renouer avec cejeune homme.

– Mais, s’il s’y refuse, s’il craint dese compromettre ? dit Morand.

– Écoutez, dit Dixmer, je vais interrogerGeneviève ; c’est elle qui l’a quitté la dernière, elle saurapeut-être quelque chose.

– Dixmer, dit Morand, je vous vois avecpeine mêler Geneviève à tous nos complots ; non pas que jecraigne une indiscrétion de sa part, ô grand Dieu ! Mais lapartie que nous jouons est terrible, et j’ai honte et pitié à lafois de mettre dans notre enjeu la tête d’une femme.

– La tête d’une femme, répondit Dixmer,pèse le même poids que celle d’un homme, là où la ruse, la candeurou la beauté peuvent faire autant et quelquefois même plus que laforce, la puissance et le courage ; Geneviève partage nosconvictions et nos sympathies, Geneviève partagera notre sort.

– Faites donc, cher ami, réponditMorand ; j’ai dit ce que je devais dire. Faites :Geneviève est digne en tous points de la mission que vous luidonnez ou plutôt qu’elle s’est donnée elle-même. C’est avec lessaintes qu’on fait les martyrs.

Et il tendit sa main blanche et efféminée àDixmer, qui la serra entre ses mains vigoureuses.

Puis Dixmer, recommandant à Morand et à sescompagnons une surveillance plus grande que jamais, passa chezGeneviève.

Elle était assise devant une table, l’œilattaché sur une broderie et le front baissé.

Elle se retourna au bruit de la porte quis’ouvrait et reconnut Dixmer.

– Ah ! c’est vous, mon ami ?dit-elle.

– Oui, répondit Dixmer avec un visageplacide et souriant ; je reçois de notre ami Maurice unelettre à laquelle je ne comprends rien. Tenez, lisez-la donc, etdites-moi ce que vous en pensez.

Geneviève prit la lettre d’une main dont,malgré toute sa puissance sur elle-même, elle ne pouvait dissimulerle tremblement, et lut.

Dixmer suivit des yeux ; ses yeuxparcouraient chaque ligne.

– Eh bien ? dit-il quand elle eutfini.

– Eh bien, je pense que M. MauriceLindey est un honnête homme, répondit Geneviève avec le plus grandcalme, et qu’il n’y a rien à craindre de son côté.

– Vous croyez qu’il ignore quelles sontles personnes que vous avez été visiter à Auteuil ?

– J’en suis sûre.

– Pourquoi donc cette brusquedétermination ? Vous a-t-il paru hier ou plus froid ou plusému que d’habitude ?

– Non, dit Geneviève ; je croisqu’il était le même.

– Songez bien à ce que vous me répondezlà, Geneviève ; car votre réponse, vous devez le comprendre,va avoir sur tous nos projets une grave influence.

– Attendez donc, dit Geneviève avec uneémotion qui perçait à travers tous les efforts qu’elle faisait pourconserver sa froideur ; attendez donc…

– Bien ! dit Dixmer avec une légèrecontraction des muscles de son visage ; bien, rappelez-voustous vos souvenirs, Geneviève.

– Oui, reprit la jeune femme, oui, je merappelle ; hier il était maussade ; M. Maurice estun peu tyran dans ses amitiés… et nous avons quelquefois boudé dessemaines entières.

– Ce serait donc une simplebouderie ? demanda Dixmer.

– C’est probable.

– Geneviève, dans notre position,comprenez cela, ce n’est pas une probabilité qu’il nous faut, c’estune certitude.

– Eh bien, mon ami… j’en suiscertaine.

– Cette lettre alors ne serait qu’unprétexte pour ne point revenir à la maison ?

– Mon ami, comment voulez-vous que jevous dise de pareilles choses ?

– Dites, Geneviève, répondit Dixmer, carà toute autre femme que vous je ne les demanderais pas.

– C’est un prétexte, dit Geneviève enbaissant les yeux.

– Ah ! fit Dixmer.

Puis, après un moment de silence, retirant deson gilet et appuyant sur le dossier de la chaise de sa femme unemain avec laquelle il venait de comprimer les battements de soncœur :

– Rendez-moi un service, chère amie, fitDixmer.

– Et lequel ? demanda Geneviève ense retournant étonnée.

– Prévenez jusqu’à l’ombre d’undanger ; Maurice est peut-être plus avant dans nos secrets quenous ne le soupçonnons. Ce que vous croyez un prétexte estpeut-être une réalité. Écrivez-lui un mot.

– Moi ? fit Geneviève entressaillant.

– Oui, vous ; dites-lui que c’estvous qui avez ouvert la lettre et que vous désirez en avoirl’explication ; il viendra, vous l’interrogerez et vousdevinerez très facilement alors de quoi il est question.

– Oh ! non, certes, s’écriaGeneviève, je ne puis faire ce que vous dites ; je ne le feraipas.

– Chère Geneviève, quand des intérêtsaussi puissants que ceux qui reposent sur nous sont en jeu, commentreculez-vous devant de misérables considérationsd’amour-propre ?

– Je vous ai dit mon opinion sur Maurice,monsieur, répondit Geneviève ; il est honnête, il estchevaleresque, mais il est capricieux, et je ne veux pas subird’autre servitude que celle de mon mari.

Cette réponse fut faite à la fois avec tant decalme et de fermeté, que Dixmer comprit qu’insister, en ce momentdu moins, serait chose inutile ; il n’ajouta pas un seul mot,regarda Geneviève sans paraître la regarder, passa sa main sur sonfront humide de sueur et sortit.

Morand l’attendait avec inquiétude. Dixmer luiraconta mot pour mot ce qui venait de se passer.

– Bien, répondit Morand, restons-en donclà et n’y pensons plus. Plutôt que de causer une ombre de souci àvotre femme, plutôt que de blesser l’amour-propre de Geneviève, jerenoncerais…

Dixmer lui posa la main sur l’épaule.

– Vous êtes fou, monsieur, lui dit-il enle regardant fixement, ou vous ne pensez pas un mot de ce que vousdites.

– Comment, Dixmer, vouscroyez !…

– Je crois, chevalier, que vous n’êtespas plus maître que moi de laisser aller vos sentiments àl’impulsion de votre cœur. Ni vous, ni moi, ni Geneviève ne nousappartenons, Morand. Nous sommes des choses appelées à défendre unprincipe, et les principes s’appuient sur les choses, qu’ilsécrasent.

Morand tressaillit et garda le silence, unsilence rêveur et douloureux.

Ils firent ainsi quelques tours dans le jardinsans échanger une seule parole.

Puis Dixmer quitta Morand.

– J’ai quelques ordres à donner, dit-ild’une voix parfaitement calme. Je vous quitte, monsieur Morand.

Morand tendit la main à Dixmer et le regardas’éloigner.

– Pauvre Dixmer, dit-il, j’ai bien peurque, dans tout cela, ce ne soit lui qui risque le plus.

Dixmer rentra effectivement dans son atelier,donna quelques ordres, relut les journaux, ordonna une distributionde pain et de mottes aux pauvres de la section, et, rentrant chezlui, quitta son costume de travail pour ses vêtements desortie.

Une heure après, Maurice, au plus fort de seslectures et de ses allocutions, fut interrompu par la voix de sonofficieux, qui, se penchant à son oreille, lui disait toutbas :

– Citoyen Lindey, quelqu’un qui, à cequ’il prétend du moins, a des choses très importantes à vous dire,vous attend chez vous.

Maurice rentra et fut fort étonné, enrentrant, de trouver Dixmer installé chez lui, et feuilletant lesjournaux. En revenant, il avait, tout le long de la route,interrogé son domestique, lequel, ne connaissant point le maîtretanneur, n’avait pu lui donner aucun renseignement.

En apercevant Dixmer, Maurice s’arrêta sur leseuil de la porte et rougit malgré lui.

Dixmer se leva et lui tendit la main ensouriant.

– Quelle mouche vous pique et quem’avez-vous écrit ? demanda-t-il au jeune homme. En vérité,c’est me frapper sensiblement, mon cher Maurice. Moi, tiède et fauxpatriote, m’écrivez-vous ? Allons donc, vous ne pouvez pas meredire de pareilles accusations en face ; avouez bien plutôtque vous me cherchez une mauvaise querelle.

– J’avouerai tout ce que vous voudrez,mon cher Dixmer, car vos procédés ont toujours été pour moi ceuxd’un galant homme ; mais je n’ai pas moins pris unerésolution, et cette résolution est irrévocable…

– Comment cela ? demandaDixmer ; de votre propre aveu vous n’avez rien à nousreprocher, et vous nous quittez cependant ?

– Cher Dixmer, croyez que pour agir commeje le fais, que pour me priver d’un ami comme vous, il faut quej’aie de bien fortes raisons.

– Oui ; mais, en tout cas, repritDixmer en affectant de sourire, ces raisons ne sont point cellesque vous m’avez écrites. Celles que vous m’avez écrites ne sontqu’un prétexte.

Maurice réfléchit un instant.

– Écoutez, Dixmer, dit-il, nous vivonsdans une époque où le doute émis dans une lettre peut et doit voustourmenter, je le comprends ; il ne serait donc point d’unhomme d’honneur de vous laisser sous le poids d’une pareilleinquiétude. Oui, Dixmer, les raisons que je vous ai donnéesn’étaient qu’un prétexte.

Cet aveu, qui aurait dû éclaircir le front ducommerçant, sembla au contraire l’assombrir.

– Mais enfin, le véritable motif ?dit Dixmer.

– Je ne puis vous le dire, répliquaMaurice ; et cependant, si vous le connaissiez, vousl’approuveriez, j’en suis sûr.

Dixmer le pressa.

– Vous le voulez absolument ? ditMaurice.

– Oui, répondit Dixmer.

– Eh bien, répondit Maurice, quiéprouvait un certain soulagement à se rapprocher de la vérité,voici ce que c’est : vous avez une femme jeune et belle, et lachasteté, cependant bien connue, de cette femme jeune et belle, n’apu faire que mes visites chez vous n’aient été malinterprétées.

Dixmer pâlit légèrement.

– Vraiment ? dit-il. Alors, mon cherMaurice, l’époux vous doit remercier du mal que vous faites àl’ami.

– Vous comprenez, dit Maurice, que jen’ai pas la fatuité de croire que ma présence puisse êtredangereuse pour votre repos ou celui de votre femme, mais elle peutêtre une source de calomnies, et, vous le savez, plus les calomniessont absurdes, plus facilement on les croit.

– Enfant ! dit Dixmer en haussantles épaules.

– Enfant, tant que vous voudrez, réponditMaurice ; mais de loin nous n’en serons pas moins bons amis,car nous n’aurons rien à nous reprocher ; tandis que de près,au contraire…

– Eh bien, de près ?

– Les choses auraient pu finir pars’envenimer.

– Pensez-vous, Maurice, que j’aurais pucroire… ?

– Eh ! mon Dieu ! fit le jeunehomme.

– Mais pourquoi m’avez-vous écrit celaplutôt que de me le dire, Maurice ?

– Tenez, justement pour éviter ce qui sepasse entre nous en ce moment.

– Êtes-vous donc fâché, Maurice, que jevous aime assez pour être venu vous demander une explication ?fit Dixmer.

– Oh ! tout au contraire, s’écriaMaurice, et je suis heureux, je vous jure, de vous avoir vu cettefois encore, avant de ne plus vous revoir.

– Ne plus vous revoir, citoyen !nous vous aimons bien pourtant, répliqua Dixmer en prenant et enpressant la main du jeune homme entre les siennes.

Maurice tressaillit.

– Morand, – continua Dixmer, à quice tressaillement n’avait point échappé, mais qui cependant n’enexprima rien, – Morand me le répétait encore ce matin :« Faites tout ce que vous pourrez, dit-il, pour ramener cecher M. Maurice. »

– Ah ! monsieur, dit le jeune hommeen fronçant le sourcil et en retirant sa main, je n’aurais pas cruêtre si avant dans les amitiés du citoyen Morand.

– Vous en doutez ? demandaDixmer.

– Moi, répondit Maurice, je ne le croisni n’en doute, je n’ai aucun motif de m’interroger à cesujet ; quand j’allais chez vous, Dixmer, j’y allais pour vouset pour votre femme, mais non pour le citoyen Morand.

– Vous ne le connaissez pas, Maurice, ditDixmer ; Morand est une belle âme.

– Je vous l’accorde, dit Maurice ensouriant avec amertume.

– Maintenant, continua Dixmer, revenons àl’objet de ma visite.

Maurice s’inclina en homme qui n’a plus rien àdire et qui attend.

– Vous dites donc que des propos ont étéfaits ?

– Oui, citoyen, dit Maurice.

– Eh bien, voyons, parlons franchement.Pourquoi feriez-vous attention à quelque vain caquetage de voisindésœuvré ? Voyons, n’avez-vous pas votre conscience, Maurice,et Geneviève n’a-t-elle pas son honnêteté ?

– Je suis plus jeune que vous, ditMaurice, qui commençait à s’étonner de cette insistance, et je voispeut-être les choses d’un œil plus susceptible. C’est pourquoi jevous déclare que, sur la réputation d’une femme comme Geneviève, ilne doit pas même y avoir le vain caquetage d’un voisin désœuvré.Permettez donc, cher Dixmer, que je persiste dans ma premièrerésolution.

– Allons, dit Dixmer, et puisque, noussommes en train d’avouer, avouons encore autre chose.

– Quoi ?… demanda Maurice enrougissant. Que voulez-vous que j’avoue ?

– Que ce n’est ni la politique ni lebruit de vos assiduités chez moi qui vous engagent à nousquitter.

– Qu’est-ce donc, alors ?

– Le secret que vous avez pénétré.

– Quel secret ? demanda Maurice avecune expression de curiosité naïve qui rassura le tanneur.

– Cette affaire de contrebande que vousavez pénétrée le soir même où nous avons fait connaissance d’une siétrange manière. Jamais vous ne m’avez pardonné cette fraude, etvous m’accusez d’être mauvais républicain, parce que je me sers deproduits anglais dans ma tannerie.

– Mon cher Dixmer, dit Maurice, je vousjure que j’avais complètement oublié, quand j’allais chez vous, quej’étais chez un contrebandier.

– En vérité ?

– En vérité.

– Vous n’aviez donc pas d’autre motifd’abandonner la maison que celui que vous m’aviez dit ?

– Sur l’honneur.

– Eh bien, Maurice, reprit Dixmer en selevant et serrant la main du jeune homme, j’espère que vousréfléchirez et que vous reviendrez sur cette résolution qui nousfait tant de peine à tous.

Maurice s’inclina et ne répondit point ;ce qui équivalait à un dernier refus.

Dixmer sortit désespéré de n’avoir pu seconserver de relations avec cet homme que certaines circonstanceslui rendaient non seulement si utile, mais encore presqueindispensable.

Il était temps. Maurice était agité par milledésirs contraires. Dixmer le priait de revenir ; Geneviève luipourrait pardonner. Pourquoi donc désespérait-il ? Lorin, à saplace, aurait bien certainement une foule d’aphorismes tirés de sesauteurs favoris. Mais il y avait la lettre de Geneviève ; cecongé formel qu’il avait emporté avec lui à la section, et qu’ilavait sur son cœur avec le petit mot qu’il avait reçu d’elle lelendemain du jour où il l’avait tirée des mains de ces hommes quil’insultaient ; enfin, il y avait plus que tout cela, il yavait l’opiniâtre jalousie du jeune homme contre ce Morand détesté,première cause de sa rupture avec Geneviève.

Maurice demeura donc inexorable dans sarésolution.

Mais, il faut le dire, ce fut un vide pour luique la privation de sa visite de chaque jour à la vieille rueSaint-Jacques ; et quand arriva l’heure où il avait l’habitudede s’acheminer vers le quartier Saint-Victor, il tomba dans unemélancolie profonde, et à partir de ce moment, parcourut toutes lesphases de l’attente et du regret.

Chaque matin, il s’attendait, en seréveillant, à trouver une lettre de Dixmer, et cette fois ils’avouait, lui qui avait résisté à des instances de vive voix,qu’il céderait à une lettre ; chaque jour, il sortait avecl’espérance de rencontrer Geneviève, et, d’avance, il avait trouvé,s’il la rencontrait, mille moyens pour lui parler. Chaque soir, ilrentrait chez lui avec l’espérance d’y trouver ce messager qui luiavait un matin, sans s’en douter, apporté la douleur, devenuedepuis son éternelle compagne.

Bien souvent aussi, dans ses heures dedésespoir, cette puissante nature rugissait à l’idée d’éprouver unepareille torture sans la rendre à celui qui la lui avait faitsouffrir : or, la cause première de tous ses chagrins, c’étaitMorand. Alors il formait le projet d’aller chercher querelle àMorand. Mais l’associé de Dixmer était si frêle, si inoffensif, quel’insulter ou le provoquer, c’était une lâcheté de la part d’uncolosse comme Maurice.

Lorin était bien venu jeter quelquesdistractions sur les chagrins que son ami s’obstinait à lui taire,sans lui en nier cependant l’existence. Celui-ci avait fait tout cequ’il avait pu, en pratique et en théorie, pour rendre à la patriece cœur tout endolori par un autre amour. Mais, quoique lacirconstance fût grave, quoique dans toute autre dispositiond’esprit elle eût entraîné Maurice tout entier dans le tourbillonpolitique, elle n’avait pu rendre au jeune républicain cetteactivité première qui avait fait de lui un héros du 14 juillet etdu 10 août.

En effet, les deux systèmes, depuis près dedix mois en présence l’un de l’autre, qui jusque-là ne s’étaient enquelque sorte porté que de légères attaques, et qui n’avaientpréludé encore que par des escarmouches, s’apprêtaient à se prendrecorps à corps, et il était évident que la lutte, une foiscommencée, serait mortelle pour l’un des deux. Ces deux systèmes,nés du sein de la Révolution elle-même, étaient celui de lamodération, représenté par les girondins, c’est-à-dire par Brissot,Pétion, Vergniaud, Valazé, Lanjuinais, Barbaroux, etc., etc. ;et celui de la Terreur ou de la Montagne, représenté par Danton,Robespierre, Chénier, Fabre, Marat, Collot d’Herbois, Hébert, etc.,etc.

Après le 10 août, l’influence, comme aprèstoute action, avait semblé devoir passer au parti modéré. Unministère avait été reformé des débris de l’ancien ministère etd’une adjonction nouvelle. Roland, Servien et Clavières, anciensministres, avaient été rappelés ; Danton, Monge et Le Brunavaient été nommés de nouveau. À l’exception d’un seul quireprésentait, au milieu de ses collègues, l’élément énergique, tousles autres ministres appartenaient au parti modéré.

Quand nous disons modéré, on comprend bien quenous parlons relativement.

Mais le 10 août avait eu son écho àl’étranger, et la coalition s’était hâtée de marcher, non pas ausecours de Louis XVI personnellement, mais du principe royalisteébranlé dans sa base. Alors avaient retenti les paroles menaçantesde Brunswick, et, comme une terrible réalisation, Longwy et Verdunétaient tombés au pouvoir de l’ennemi. Alors avait eu lieu laréaction terroriste ; alors Danton avait rêvé les journées deseptembre, et avait réalisé ce rêve sanglant qui avait montré àl’ennemi la France tout entière complice d’un immense assassinat,prête à lutter, pour son existence compromise, avec toute l’énergiedu désespoir. Septembre avait sauvé la France, mais, tout en lasauvant, l’avait mise hors la loi.

La France sauvée, l’énergie devenue inutile,le parti modéré avait repris quelques forces. Alors il avait voulurécriminer sur ces journées terribles. Les mots de meurtrier etd’assassin avaient été prononcés. Un mot nouveau avait même étéajouté au vocabulaire de la nation, c’était celui deseptembriseur.

Danton l’avait bravement accepté. CommeClovis, il avait un instant incliné la tête sous le baptême desang, mais pour la relever plus haute et plus menaçante. Une autreoccasion de reprendre la terreur passée se présentait, c’était leprocès du roi. La violence et la modération entrèrent, non pasencore tout à fait en lutte de personnes, mais en lutte deprincipes. L’expérience des forces relatives fut faite sur leprisonnier royal. La modération fut vaincue, et la tête de LouisXVI tomba sur l’échafaud.

Comme le 10 août, le 21 janvier avait rendu àla coalition toute son énergie. Ce fut encore le même homme qu’onlui opposa, mais non plus la même fortune. Dumouriez, arrêté dansses progrès par le désordre de toutes les administrations quiempêchaient les secours d’hommes et d’argent d’arriver jusqu’à lui,se déclare contre les jacobins qu’il accuse de cettedésorganisation, adopte le parti des girondins, et les perd en sedéclarant leur ami.

Alors la Vendée se lève, les départementsmenacent ; les revers amènent des trahisons, et les trahisonsdes revers. Les jacobins accusent les modérés et veulent lesfrapper au 10 mars, c’est-à-dire pendant la soirée où s’est ouvertnotre récit. Mais trop de précipitation de la part de leursadversaires les sauve, et peut-être aussi cette pluie qui avaitfait dire à Pétion, ce profond anatomiste de l’espritparisien : « Il pleut, il n’y aura rien cettenuit. »

Mais, depuis ce 10 mars, tout, pour lesgirondins, avait été présage de ruine : Marat mis enaccusation et acquitté ; Robespierre et Danton réconciliésmaintenant, du moins comme se réconcilient un tigre et un lion pourabattre le taureau qu’ils doivent dévorer ; Henriot, leseptembriseur, nommé commandant général de la gardenationale : tout présageait cette journée terrible qui devaitemporter dans un orage la dernière digue que la Révolution opposaità la Terreur.

Voilà les grands événements auxquels, danstoute autre circonstance, Maurice eût pris une part active que luifaisaient naturellement sa nature puissante et son patriotismeexalté. Mais, heureusement ou malheureusement pour Maurice, ni lesexhortations de Lorin, ni les terribles préoccupations de la ruen’avaient pu chasser de son esprit la seule idée qui l’obsédât, et,quand arriva le 31 mai, le terrible assaillant de la Bastille etdes Tuileries était couché sur son lit, dévoré par cette fièvre quitue les plus forts, et qu’il ne faut cependant qu’un regard pourdissiper, qu’un mot pour guérir.

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