Le Coeur cambriolé

Chapitre 12Le voleur

J’entendais une sorte de murmure, une sorte dedoux murmure. Cela était encore lointain, mais assurément, celaétait humain et cela se rapprochait… mais se rapprochait sans faireaucun autre bruit… et c’est bien cela qui m’épouvantait !… Jem’attendais à entendre craquer des branches, des feuilles mortessous le pas de ceux qui venaient ; mais rien, dans le grandsilence de la nuit pâle que ce murmure humain qui semblait flotterdans l’air, non loin de moi, et qui se rapprochait, se rapprochait.Je ne pensais plus au banc, je l’avais quitté. La voix très douce,très claire, devenait de plus en plus distincte, si distincte, queje crus bien saisir quelques syllabes qui me firent frissonner dela tête aux pieds et me rejetèrent dans la futaie pour m’ydissimuler.

En hâte ! en hâte ! car la voix serapprochait de plus en plus. Elle semblait, maintenant, portée parl’eau, et, instinctivement, je me tournai vers la rivière. Un mot,un mot terrible – je ne distinguais que ce mot-là – m’arrivait,porté par l’eau – et c’était un mot anglais :love,qui veut dire amour.

Je n’étais pas loin de la berge ; je vis,soudain, les roseaux s’incliner, les cœurs innombrables desnénuphars s’écarter sur la nappe d’argent et une nacelle glissersilencieusement jusqu’au bord de la chambre d’amour.

Dans cette embarcation légère, il y avait unhomme que je reconnus tout de suite au battement furieux de moncœur, puis à ses yeux étranges, ses yeux de chat mélancolique quisemblaient éclairer son visage pâle. Je le reconnus aussi àd’autres détails ; il avait ce vêtement flottant très ouvertsur la poitrine, retenu plus haut que la taille par une martingale,ce même vêtement que le soir où je l’avais aperçu pour la premièrefois. Et il était nu-tête comme ce soir-là, les cheveux rejetés enarrière, découvrant ce haut front d’ivoire qu’il avait appuyé à lagrille…

Mon premier mouvement fut de me précipiter surlui. J’avais toutes sortes de raisons pour régler définitivementmon compte avec ce personnage. Sa présence dans mon parc, chez moi,me donnait tous les droits. Elle mettait le comble à son audace età son forfait d’amour. Elle expliquait le plus naturel­lement et leplus criminellement du monde les phénomènes atroces dont ma pauvrechère Cordélia était la victime ! Si l’intervention du docteurThurel avait été vaine, c’est que la cause du mal était touteproche,rôdant autour de nous, rôdant autourd’elle !… Depuis deux jours, le misérable n’avait pasdû quitter cette inextricable retraite ou n’en était sorti que pourse rapprocher de Cordélia, la prendre, la surprendre, la reprendred’un regard qui pouvait tout pénétrer, et l’emporter avec lui,comme un voleur ! comme un voleur ! au fond de satanière.

Hélas ! Hélas ! cette nuit-là, quen’en ai-je fini alors avec le cambrioleur du cœur deCordélia ? Car il était bien là, en chair et en os, lui !Et Dieu sait ce que je pouvais en faire avec mes poings, malgré sesgrands yeux de chat mélancolique !

Or, voici comment les choses se passèrent. Ilvenait d’abandonner les rames et de se lever dans la nacelle et,effectivement, j’allais me jeter sur lui, quand je l’entendisprononcer cette phrase : My love, I am yours with all myheart (Mon amour, je suis à vous de tout mon cœur), puis,se penchant vers le fond du bateau, il continua :There is nothing I would not do for you (Il n’y a rien queje ne fasse pour vous).

À qui s’adressait-il ainsi ? Il étaitseul, tout seul dans le canot.

Allons, allons, Hector ! Tu le sais bienà qui Patrick adresse de telles phrases, de si douces et complètesphrases d’amour, qui ne laissent quant à leur sens rien àdeviner !… À qui Patrick dit-il : My love, àqui ?… Ne regarde pas plus loin ! Elle est prèsde lui ! Il se penche sur elle, pour lui murmurer de tellesphrases qu’elle entend aussi bien que toi !… Car elle estlà ! Tu ne la vois pas ?… Tu ne la vois pas ?…Tout de même, tu sais bien qu’elle est assise au fond ducanot !…

Eh bien, non, je ne la voyais pas ! Envérité, en vérité, je faisais tout mon possible pour la voir,car je sentais que l’autre la voyait, mais je n’ai pas lesyeux de l’autre ! Seulement, il n’y avait pas à douter qu’ellefût là !… Il n’y avait qu’à regarder l’autre ! Et àl’écouter !

Il faisait le beau, avec des effets de torse,il se relevait, puis s’asseyait à côté d’elle, avec des grâces… Jele trouvais grotesque, hideux. Je plaignais sincèrement Cordéliad’être obligée d’écouter un pareil raseur. À un moment, il luirécita des vers ! Quel cabotin !…

Tout à coup, il se rassit, se pencha sur lecôté et arrondit le bras comme s’il le lui glissait autour de lataille. C’était plus que je ne pouvais en supporter. Je me décidaià mettre fin à cette sinistre comédie, mais un spectacle nouveau mecloua sur place. Maintenant, je la voyais, elle !

Enfin sachez ce que je vis et comprenez-moibien. J’écris tout ceci pour l’enseignement du monde et poursoulager ma conscience et aussi pour arriver, autant que possible,à voir tout à fait clair au fond de cette terrible histoire ;c’est pourquoi je ne voudrais pas en dire plus que ce que j’ai vu,ni que l’on dépassât ma pensée dans l’interprétation de montémoignage écrit, ni, autant que possible, que l’on restât endeçà.

Oui, je supplie celui qui me lira de ne pasavoir plus peur que moi dans ce voyage extrêmement inquiétant aubord extrême de l’abîme psychique, sans quoi, il n’y a pas deprogrès possible pour l’humanité !

Que cette épouvantable histoire d’amour serveau moins à quelque chose ! Que le monde apprenne une foispour toutes ce qu’il en peut coûter de rester un poids lourd,hermétiquement clos dans son volume de chair, devant l’espritqui se promène, léger, impalpable ou, tout au moins, insaisissablecomme une poignée d’eau !

Écoutez ! L’homme s’était redressé dansla barque, la tête toujours inclinée sur le côté et le brastoujours arrondi autour d’une taille que je ne voyais pas !Car je ne voyais que lui dans la barque, lui et ce geste galant quim’avait mis en fureur. Mais si je ne voyais qu’une personne dans labarque, je les voyais tous les deux dans le miroir del’eau !…

Oui, dans le léger remous produit par lebalancement de la nacelle, sous la clarté lunaire, j’apercevais lecouple qu’ils formaient, debout dans la barque !

Était-ce une illusion ! un trouble de lavue ! un jeu de mes sens ? Encore, aujourd’hui, aprèsavoir ramassé, tassé mes souvenirs, je suis bien obligé dedire : « Non ! non ! cela n’était pas uneillusion ! J’ai vu ! j’ai vu !… J’ai vu le reflet dela barque dans l’eau et au-dessous, toujours dans l’eau, Patrick etCordélia, appuyés l’un sur l’autre. »

Je suis sûr de cela, parce que si mes yeux,après avoir vu la double image dans l’eau, et être allés à nouveauchercher sa réalité dans la barque, ne trouvaient plus que Patricktout seul, avec son bras arrondi et sa tête penchée, en revanche,quand ils retournaient à l’eau, ils retrouvaient la doubleimage !…

Je précise ces choses parce qu’il y a là,certainement, un phénomène qui joint de façon singulièrementintéressante la physique et la psychie. Je le donne à étudier auxsavants qui s’essaient à surprendre toutes les formes de la Forceau fond des laboratoires…

De toute évidence, mon regard traversaitl’aura de Cordélia, debout, dans l’atmosphère, sans enêtre le moins du monde impressionné ; mais, par contre, ilpouvait en saisir les contours (un peu flous, je l’avoue, maiscertains tout de même) en se posant sur cette partie de l’eau quien avait arrêté l’image comme la plaque photographique avait arrêtél’image de Kattie King lors des fameuses expériences d’un des plusillustres savants du siècle dernier, j’ai nommé WilliamCrookes.

Vous pensez bien que ces curieuses etscientifiques réflexions, que je note ici au passage, ne me vinrentque par la suite et que, dans le moment, j’étais beaucoup plusoccupé par ce que me montrait le phénomène que par l’explication àtrouver du phénomène lui-même. Je ne pus, malheureusement, retenirle cri de mon courroux, lorsque je vis, dans la glace de l’eau, leplus grand voleur du monde déposer un baiser sur le front de mabien-aimée… Aussitôt le phénomène disparut, c’est-à-dire qu’il neresta plus sur l’eau que le reflet de Patrick… l’image de Cordélias’était enfuie, pendant que j’entendais le misérable luicrier : Remember ! Remember !(Souviens-toi !)

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer