Le Coeur cambriolé

Chapitre 17Le duel

Quand je relis les pages précédentes, je netrouve rien à y enlever, car elles retracent fidèlementl’abominable état où j’étais depuis que Surdon m’avait appris quePatrick se trouvait à Venise et que je croyais avoir des raisons dem’imaginer que le pur esprit de ma bien-aimée obéissait sans tropde résistance aux fantaisies d’une suggestion coupable. Et quandj’évoque l’heure affreuse du rendez-vous dans la petite chambre duGrand Canal, je me revois tel que j’étais alors, c’est-à-dire moinstransporté de fureur contre Patrick que déchiré par l’apparentconsentement de Cordélia.

Insensé ! Insensé ! Est-ce que, dansmon ignorance du redoutable mystère psychique, ou me méfiant de moninitiation toute neuve, je n’aurais pas dû faire profiter Cordéliade tout ce qui me paraissait suspect ou incompréhensible ?Mais non ! Je prenais un âpre plaisir à mon désespoir et jevoulais que tout se retournât contre elle et contre moi !…

Bref, tout mon sang bouillonnait au feu decette phrase stupide : « Tout cela ne serait pas arrivési elle l’avait bien voulu ! » Et c’est avec cettephrase-là à la bouche et cette injustice dans le cœur que je courusà l’hôtel Danieli.

Cordélia, que je trouvai toujours étendue sursa chaise longue, venait de se réveiller, et elle s’enveloppait ledoigt d’un linge, détail auquel, dans ma première agitation, jen’attachai d’abord aucune importance. La femme de chambre luitendait un fil ; je la priai de nous laisser seuls.

Au son de ma voix, Cordélia tressaillit etleva vers moi une face étrangement pâle.

– Patrick est ici ! m’écriai-je comme unebrute, et tu le sais bien ! Pourquoi ne m’en as-tu riendit ?

Elle considéra ma fureur d’abord avec unétonnement indicible et puis avec effroi. Elle semblait ne plus mereconnaître. Je n’étais plus son Hector. Elle ne me répondit pas etelle fit bien. Que répondre à un lion déchaîné et qui n’entendrien, qui ne comprend rien ?

Alors, je continuai comme un fou :

– Vous ne vous refusez rien ! Promenadesen gondole ! Vous êtes allés ensemble visiter les musées, leséglises, Notre-Dame della Salute !

À ces derniers mots, elle soupira :

– Oh ! mon Dieu ! c’était doncvrai ! J’avais cru que ce n’était qu’un rêve !

Ce qu’elle disait là aurait dû m’éclairer, memontrer ce qu’elle était restée : l’éternelle victime desmachinations de l’autre ! Mais j’étais parti pour nous fairesouffrir et je ne m’arrêtai point en si beau chemin !

– Vous avez des rendez-vous tous les joursentre cinq et sept !

– Qu’est-ce que tu dis ? qu’est-ce que tudis ?

Et Cordélia se soulevait, ouvrait des yeuximmenses, comme si elle découvrait tout à coup à l’état de veilleet au son de ma voix des choses qui avaient été déposées dans sonpolygone à l’état de sommeil.

– Je dis que tu abuses de ma bonne foi.Pendant que je te crois ici, en train de te reposer, tu coursgoûter avec Patrick dans son appartement du Grand Canal !

Elle poussa un cri et se cacha la figure dansles mains.

– Ah ! ne dis pas le contraire, je vousai vus ! je vous ai entendus !

– Qu’est-ce que tu as entendu ?gémit-elle. Lui ai-je dit que je l’aimais ? (avec quelle voixd’angoisse elle me demandait cela !)

– Je n’ai point entendu cela ! fis-je,surpris du ton dont elle m’avait posé cette question, mais tu saisbien que je ne puis entendre « ta voix de silence ».

– Si je n’ai point dit cela, je n’ai riendit ! déclara-t-elle en me regardant avec ses yeuximmenses. Le reste est en dehors de moi !

Là-dessus, la voilà qui s’affale sur la chaiselongue et son corps est tout secoué de sanglots ! Je tombai àgenoux. Toute l’horreur de ma conduite m’apparaissait en même tempsque l’innocence de Cordélia ! Chère, chère, chèreCordélia !

Je me maudissais ! J’essayais de calmerses pleurs, je lui pris la main. À ce moment, je m’aperçus que lelinge qui enveloppait son doigt était tout rouge.

– Tu saignes, Cordélia, tu t’es doncblessée ?

– Sans doute, répondit-elle entre deux larmes,je me serai heurtée à quelque meuble en rêvant !

– Cordélia ! Cordélia ! tu n’as pasrêvé, déclarai-je en lui démaillotant le doigt avec une émotion oùpassait tout ce que le docteur Thurel m’avait dit del’extériorisation de la sensibilité. Non ! Cordélia tu n’aspas rêvé hélas ! et en voici la triste preuve !… Pendantque tu étais réellement en esprit dans l’appartement duGrand Canal, j’y fis irruption avec une violence si grande que jebousculai tout devant moi ! un couteau qui se trouvait sur leguéridon tomba et Patrick s’écria : Elle estblessée !…

Cette fois, Cordélia s’était levée, siblanche, si blanche, qu’on eût dit son propre fantôme :

– Comment peux-tu croire que je ne t’aimepas ? exprima-t-elle dans un souffle… C’est le sang de moncœur qui coule par cette blessure que tu m’as faite, là-bas, dansla chambre de Patrick… Le comprends-tu ! lecomprends-tu[2] ?

J’étais resté à ses genoux en entendant cesparoles sublimes, je serrai ses nobles jambes entre mes brastremblants et la suppliai de me pardonner, mais une autre idée lapossédait déjà et je compris que c’était cette idée-là qui lafaisait si terriblement pâle.

– Que vous êtes-vous dit en mon absence ?demanda-t-elle.

J’étais pris de court et ne sus d’abord quebalbutier un mensonge.

– Jure-moi, fit-elle, que vous n’allez pasvous battre ?

Je fus bien obligé de lui jurer cela, maisencore elle me dit :

– Tu fais un faux serment ! C’estmal ! N’importe ! je ne veux pas que vous vousbattiez ! (j’eusse préféré qu’elle dît : Je ne veux pasque tu te battes). Vous ne vous battrez pas !… Jet’accompagnerai partout !

Elle fit si bien qu’il me fut impossible desortir de l’hôtel et, comme je tenais absolument à nous débarrasserà jamais de l’Anglais, je fus obligé de lui envoyer en secretSurdon pour le mettre au courant de ce qui se passait et le prierde se charger de tout, des armes, des témoins, etc. Je demandai àce que le duel eût lieu à la première heure, car je comptaism’échapper pendant le sommeil du matin de Cordélia, qui nemanquerait point d’être accablant après toutes ces émotions.

Surdon revint en me disant que je n’avais à mepréoccuper de rien que de me présenter, à la pointe du jour, àl’hôtel du comte de C… qui se trouve à l’extrémité de ce que l’onappelle « les jardins de Venise ». Cordélia étaitredevenue plus calme ; nous fûmes nous promener sur lapiazzetta, et nous parvînmes même jusqu’au café de Florian, où nousprîmes un porto au son des guitares. Tout était gai autour de nous.Je m’efforçai d’être gai, moi aussi, mais Cordélia restaittristement pensive. En rentrant chez nous, elle déclara qu’elle nese coucherait pas.

– Je ne te crois plus, tu m’as menti. Si jeprenais quelque repos, tu en profiterais pour aller te battre.Je ne veux pas que vous vous battiez !

Je haussai les épaules pour exprimer monindifférence, mais j’étais horriblement ennuyé. J’avais uneoccasion merveilleuse et légitime de supprimer la cause de tous mesmalheurs (on se battait au pistolet et j’étais sûr de tuer Patrick)et voilà que l’entêtement de Cordélia allait tout gâter.Heureusement, je pus renvoyer Surdon vers l’Anglais pourl’instruire encore de ce qui se passait et pour lui dire que je nevoyais aucune issue à cette situation s’il ne consentait pointà endormir Cordélia pour que je pusse aller me battre aveclui. Si jamais on m’avait dit que j’adresserais un jour unepareille prière à cet homme dont la puissance psychique avait faittoute ma misère ! Mais passons ! Tout ceci prouve unefois de plus que, quelle que soit notre façon de concevoir le mondeet les rapports de l’âme et de la matière, nous ne sommes qu’un peude poussière dansante dans un bref rayon de soleil.

Surdon revint en me disant que l’Anglais luiavait déclaré qu’il tenait à se battre au moins autant que moi etqu’il serait fait comme je le désirais. Nuit douloureuse, nuit quime parut d’une longueur infinie ! Ah ! malheureux !si j’avais su !… si j’avais su, comme j’en eusse compté toutesles minutes avec la terreur de les voir s’enfuir trop vite !…Cordélia avait tenu sa parole. Elle ne s’était point couchée, quoique j’eusse pu lui dire. Allongée sur le canapé, elle lisait oufaisait semblant de lire. Et moi, je la regardais.

J’attendais maintenant avec impatience ceque l’autre avait promis. La chose arriva un peu après cinqheures du matin. Ses paupières se fermèrent, son livre tomba de sesmains et son corps prit cette rigidité que je connaissais tropbien.

Je fermai la porte de sa chambre à clef et miscette clef dans ma poche, puis j’appelai Surdon. À six heures dumatin, nous frappions à la porte de l’hôtel du comte de C…

Patrick n’était pas encore arrivé, mais lemédecin et les témoins s’y trouvaient déjà… Il y en avait deux pourmoi, avec qui je fis connaissance et dont je n’eus qu’à me louer.Le comte de C…, qui appartient à la plus vieille noblessevénitienne, était absent, mais c’est un homme qui, paraît-il, aimeles arts et les artistes et qui avait mis son hôtel à l’entièredisposition de Patrick.

On sait ce que sont les jardins de Venise.C’est l’un des rares îlots de l’antique cité qui ne soit pasentièrement envahi par la construction ; cependant, l’hôtel ducomte y trouve sa place et a une entrée particulière sur cesjardins publics comme chez nous les hôtels du parc Monceau. C’estle seul qui ait ce privilège, de telle sorte qu’à cette heure, oùles jardins étaient fermés, nous nous trouvions comme si nouscontinuions d’être dans la propriété privée du Comte.

Sur ces entrefaites, Patrick arriva, les mainsvides, je l’affirme ici comme je l’ai juré à la cour d’assises. Lesarmes étaient dans des boîtes que les témoins avaient apportéesavec eux et qu’ils avaient prises la veille chez l’armurier.Patrick ne connaissait pas ces armes ; du moins il l’affirmaet je le crois. Elles furent du reste tirées au sort : ce sontles pistolets apportés par ses témoins qui nous servirent.

Nous étions maintenant dans la grande alléecentrale des jardins. On dit qu’au printemps cet endroit est unemerveille, un enchantement, quelque chose comme le miracle desroses ; en cette saison d’automne, je vis, sous les premiersreflets d’un jour blême, un lieu assez lugubre et bien propre àencadrer l’effroyable drame. Du reste, tout se passa avec unerapidité terrible. On compta les pas, vingt-cinq nous séparaientl’un de l’autre. Nous devions échanger quatre balles. Mais je suisd’une telle force au pistolet que j’étais sûr de tuer mon homme aupremier coup. J’y étais bien résolu et je n’en concevais aucunremords. Je savais qu’aucun bonheur avec Cordélia ne me seraitpossible sur cette terre tant que Patrick vivrait ; qu’ilallât au diable !

J’avais tout mon sang-froid quand retentit lecommandement de feu !… un… deux trois ! Patrick et moitirâmes presque en même temps que le directeur du combatcomptait ; deux ! Seulement Patrick tira en l’air enpoussant un cri désespéré. Moi, j’avais déjà lâché mon coup àhauteur du cœur et cependant je répète ici que je n’euspoint la sensation que Patrick avait jeté ce cri parce qu’il venaitd’être touché par ma balle. Au surplus, il ne l’était pas. À cecri, répondit un autre cri, d’une angoisse indicible. Il sortait dema gorge et de mon cœur et cependant, moi non plus, je n’avais pasété frappé. La seule personne dont on n’entendit point le cride douleur fut la seule qui fut atteinte ! et je jureici, devant Dieu et devant les hommes, que mon cri m’a été arrachépar la vision certaine de l’image de Cordélia qui s’étaitsoudain dressée entre nous à la seconde où nous appuyions sur ladétente de nos pistolets ; seulement Patrick avait eu le tempsde lever son arme mais moi, mon coup était parti !

L’image s’était évanouie aussi vite qu’ellem’était apparue. Je jure que le corps astral de Cordélia, quijusqu’alors était resté invisible à mes yeux de chair (si ce n’estdans le miroir de l’eau et encore faut-il se demander si ce n’étaitpoint là un jeu de l’eau et de mon imagination), m’est apparu, àcette seconde, avec netteté. Ce phénomène, du reste, venait si biencorroborer tant d’autres phénomènes illustres de l’âme apparaissantsubitement à des personnes aimées dans le moment même qu’elledépouille, pour toujours, son enveloppe terrestre, que je comprisle cri d’épouvante de Patrick qui, lui aussi, avait vu !

– Malheureux ! s’écria-t-il,malheureux ! qu’avez-vous fait ?

Mes cheveux durent se dresser d’horreur sur matête et nous ne connûmes plus tous deux que notre infernaleangoisse… Sans nous préoccuper des témoins et sans aucuneexplication, nous laissâmes là tout l’appareil du duel et nouscourûmes nous jeter dans une gondole. Pas un mot durant le trajet.Du reste, je me sentais devenir fou. En arrivant à l’hôtel nousnous ruâmes vers la chambre de Cordélia. Tout étaittranquille ; les choses étaient telles que je les avaislaissées. Un immense espoir commença de monter en moi ;cependant, ma main tremblait tellement que je ne parvenais pas àmettre la clef dans la serrure. Ce fut Patrick qui ouvrit laporte.

Nous nous précipitâmes. Cordélia étaittoujours sur la chaise longue, mais elle avait déjà une figured’outre-tombe et un peu de sang tachait son peignoir à la hauteurde la gorge. Cordélia était morte d’une balle qui lui avaittraversé le cœur !

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