Le Coeur cambriolé

Chapitre 10Ma seconde nuit de noces

J’ai pris grand soin de traverser à pas lentstoutes les étapes de cette étrange histoire, pour que ceux quivoudront nous juger, après les juges, en sachent aussilong que moi et que les responsabilités soient définitivementétablies entre moi et le plus grand voleur du monde !Si l’on me suit pas à pas, on me comprendra et il sera loisible àtoute personne de bonne foi et d’intelligence moyenne de mesurerl’immensité de mon malheur.

Mais j’arrive à ma seconde nuit de noces, quiva jeter sur les événements de Vascoeuil, et sur ceux qui devaientsuivre, une lumière que d’aucuns qualifieront de surnaturelle etque je suis bien obligé, hélas ! après ce que je sais et aprèsce que mes yeux ont vu, de déclarer la plus naturelle du monde.C’est, du moins, ce que j’affirme aujourd’hui, mais alors jenaviguais en plein inconnu, et l’on verra jusqu’où il me fallutaller pour me rendre à l’évidence.

Cordélia désira terminer notre journée commenous l’avions fait la veille, par un petit dîner intime dans sonboudoir et, certes, ce n’est pas moi qui pouvais avoir l’idée dem’y opposer. Tout ce qui me rapprochait de ma femme me donnaitl’espoir, sans cesse renouvelé, que j’arriverais à chasser, d’unefaçon définitive, les mirages qui me séparaient encored’elle ! J’ai dit mirages, car j’en étais revenu là,le second soir où je m’assis à son côté, devant notre table.

Et comment eût-il pu en être autrement,comment ne me serais-je point raccroché à ce mot, si l’on considèreune seconde l’abîme où ma pauvre pensée désemparée était restée uninstant suspendue, au cours de cette inquiétante journée ?Rappelez-vous !… Rappelez-vous l’attitude trop inattendued’une Cordélia reconnaissante et tendre. Mirages !Mirages ! Je vous invoquai comme des sauveurs, ômirages ! et toi, comme ma moindre ennemie, imaginationmalade, embrasée, mais poétique, de ma bien-aimée, oui,oui, tout cela n’était que de la poésie… Je voulais m’enpersuader.

Et aussi, je ne voulais plus me souvenir quedes paroles rassurantes du docteur Thurel : « Elle estdébarrassée de l’idée de l’autre ! Elle estguérie ! »

Mon Dieu ! quand je me la rappelle telleque je la vis ce deuxième soir, autour de notre petit gala intime,me servant comme une enfant gâtée, prévenant mes moindres désirs,tisonnant le feu pour que je ne prisse point froid, affectant desgrâces souveraines et dominatrices de garde-malade qui nousfaisaient pouffer de rire, je ne puis que m’écrier : « Lavoilà telle que Dieu l’a faite et telle qu’Il me l’a donnée, machère, chère, chère Cordélia ! »

Avant qu’elle eût rencontré levoleur, c’était une petite femme bien nature, d’esprit clairet joyeux, un peu malicieuse et mutine, mise au monde pour lebonheur d’un mari qui eût fait le sien. Et je vous le dis,moi : il ne s’agissait point d’être un aigle pour faire cebonheur-là ! Il s’agissait d’être simple et brave homme, dumoins je le crois encore et j’attends qu’on me démontre lecontraire ! Je m’entends. Il s’agissait aussi de l’aimer. Quidonc l’a jamais aimée plus que moi ? Et qui donc en a été aiméplus que moi ? Est-ce le voleur ? Ah !seigneur Dieu !… Dites-moi donc, vous autres qui savez tout,si la colombe qui s’arrête, extasiée, aime l’épervier qu’elle arencontré sur le chemin du nid ?… Mais revenons à notre petitsouper.

Je ne sais plus à quel sujet Cordélia se moquagentiment de moi. J’ai toujours eu très bon caractère. Je me suistoujours laissé taquiner sans me fâcher, comme un bon gros toutouqui se laisse tirer les oreilles par ceux qu’il aime. Vous voyez siCordélia pouvait s’en donner « à cœur joie »…

… Mais, tout à coup, je me levai avec un bonair féroce, un excellent air féroce, et marchai vers elle engrinçant des dents, comme si j’avais juré de la manger vivante.Elle se mit à fuir autour de la table, en éclatant de rire. Quant àmoi, tout en la poursuivant, je m’efforçai de garder mon sérieux etd’avoir l’air plus terrible que jamais… Elle finit par simulerl’effroi comme je simulais la fureur et si l’on songe que, dansnotre course autour des meubles, le léger voile dont ma Cordéliaétait recouverte se soulevait, s’accrochait et même se déchiraitpour me laisser voir quelque beauté nouvelle, on comprendra que cejeu était devenu le plus joli du monde, si bien que je ne pouvaismieux le terminer qu’en capturant la fugitive et en la serrant dansmes bras.

Elle s’était réfugiée dans un coin de lafenêtre ; c’était là que j’allai la chercher. Je la saisis,mais tout de suite, je fus frappé de ne plus l’entendre rire.J’abaissai mes yeux sur son visage. Elle n’avait plus sa figure depetite fille. Elle me regardait avec une émotion grave, mais pleined’amour, je l’affirme. Je sentais sa jeune poitrine battre sur moncœur. Je la serrai en lui donnant les plus doux noms :

– Oh ! mon chéri, soupira-t-elle, as-tuvu le parc ? Regarde le parc, comme il est beau !…

Et ses yeux ne me regardaient plus. Ilsétaient retournés vers le parc qui, à travers la vitre, nousapparaissait, fantoma­tique, sous la lune. La nuit était d’uneclarté, d’une transparence de rêve. Les hauts arbres, déjàdépouillés, se dressaient, tels d’immenses chandeliers d’argentdont les ombres, d’une netteté étonnante, s’allongeaient comme aupinceau sur les pelouses et sur les allées de lumière.

Dans le fond, frissonnait tout le noirmystérieux du parc, où je n’avais jamais pénétré et où regardait lalune immobile, éclatante et froide.

Je voulus détourner la tête de Cordélia decette vision funeste, je voulus la ramener aux choses de chez nous.Ses petites mains m’écartèrent et elle retourna appuyer son front àla haute fenêtre. On me dira : « Pourquoi ne l’avez-vouspas forcée à quitter cette fenêtre et le spectacle dangereux duparc sous la lune ? » Je répondrai : « Que ceuxqui ne comprennent point qu’il y a quelquefois plus de force dansle petit doigt d’une petite fille que dans la patte d’un éléphantcessent de me lire ! »

Voilà ce que je répondrai !

Les savants, ou ceux qui se disent tels, n’ontpeut-être pas encore donné un nom à cette vérité« psychique », mais si l’on prenait la peine d’en fairele tour, d’en soupeser la force par a + bet de ladécorer de quelque nom en us ou en a, ons’étonnerait peut-être moins de voir l’aura d’unedemoiselle à marier obéir à la suggestion d’un pseudo-mage que deconstater qu’une masse de chair et d’os de quatre-vingts kilos(exactement à cette époque je pesais 79 kg 400) ne pèse pas plusqu’un soupir de nouveau-né dans le creux de la menotte de lademoiselle en question ! Oui ! Oui ! Il est encorelà dans toute sa splendeur, le phénomène de la lévitation.Hélas ! après ce que j’ai vu, rien ne pèse quel’esprit !

J’en ai peut-être manqué ce soir-là. Iln’appartient à personne de me le dire. Dans la vie, on fait ce quel’on peut. Et je ne pouvais rien contre la volonté de Cordélia, quiétait de rester auprès de cette fenêtre. C’est alors qu’ellerevécut tout haut sa nuit précédente et que je me pris àsouffrir, en l’écoutant, la plus grande douleur de ma vie. Vousallez comprendre immédiatement pourquoi ; du moins, jel’espère.

Sa petite main sournoise était allée chercherla mienne et m’avait ramené près d’elle dans l’auréole lunaire.Elle avait penché sa tête sur mon épaule et nous devions avoir unpeu l’air, derrière notre vitre, vus d’en bas, de ces sortes decouples de saints, peints dans les verrières qui décorent etéclairent les absides. Je note cette remarque parce que je la fisalors, ce qui atteste que, dans mon esprit, je nous trouvais un peuridicules, mais ce qui témoigne par cela même que j’étaisabsolument dénué de résistance.

Ah ! la pauvre chère Cordélia, ellefaisait bien de moi tout, tout, tout ce qu’elle voulait !« Allons nous promener dans le parc comme hier, veux-tu, monchéri ? – Allons, Cordélia, allons… – Suivons cette allée…(nous ne bougions pas.) Prenons par les peupliers !… (Ici desphrases très curieuses sur la chanson des peupliers, quand le ventsouffle dans la ramure…) suivons le bord de l’eau. (Encore desphrases singulières, découpées en strophes, sur le cœur flottant dunénuphar et sur les petits berceaux des fées qui se promènent surla rivière.) C’est par ce sentier que nous arriverons à la chambred’amour ! »

– Quelle chambre d’amour ? ne pus-jem’empêcher de demander.

– Tu sais bien, mon chéri ! la chambreque le Bon Dieu a faite pour nous, tout en or, tout enor ?

Et, là-dessus, elle me fait une descriptioncomplète de la chambre tout en or. Je ne saurais reproduireexactement les termes mêmes dont se servit Cordélia pour me parlerde cette chambre. À partir de ce moment, du reste, son langagesembla quitter la terre et même le terre-à-terre pour devenir unesorte de musique propre à l’entendement des anges ou encore despoètes, qui ne sont jamais embarrassés pour trouver un sens auxmots les moins usités dans la conversation. Quoi qu’il en fût decette idéale mélodie déversée par les lèvres de ma bien-aimée, monbon sens naturel ramena à de justes proportions le palais de rêvedans lequel l’imagination de Cordélia me promenait depuis quelquesinstants. Je compris que cette chambre, tout en or, n’était rien demoins ni rien de plus que quelque petite clairière en forme deberceau, abritée de beaux arbres à demi dépouillés et qui avaientétendu entre eux sur la terre le riche et épais tapis de leursfeuilles jaunies par l’automne.

Ce qui commença ma peine cruelle dansl’occurrence fut que toute cette poésie, qui accompagna lapromenade dans la chambre en or, se débita en anglais. Cordélia etmoi, nous savions parfaitement l’anglais, mais nous n’en usionsjamais entre nous ! Mon douloureux étonnement arriva à soncomble quand Cordélia, le plus sérieusement du monde, me demanda delui réciter comme je l’avais fait, paraissait-il, la veille, dansla chambre en or, des strophes de Lara et duCorsaire. Je devais ouvrir des yeux stupides, carCordélia, se faisant plus pressante, me dit :« Allons ! Allons, mon chéri, ne te fais pas prier !Dépêche-toi ! C’est si beau, si touchant, si magnifique !Et puis, tu finiras par les adieux de Childe Harold à sa patrie, tusais : “Adieu, adieu, my native shore… Adieu, adieu, mylittle page !…” et pendant ce temps moi, comme hier,je poserai ma tête sur ton sein pour entendre ta voix charmantedans ta poitrine ! »

Ce qu’elle fit, du reste, aussitôt… mais jelui relevai la tête entre mes mains tremblantes et la forçai àregarder mon visage qui, sans doute, était troublant à voir, carelle s’inquiéta tout de suite :

– Mon Dieu, qu’as-tu ?

– Ce que j’ai, Cordélia ? J’ai cettechose bien simple que je n’ai jamais su par cœur un vers de Byronni d’aucun autre, que je n’ai jamais lu Lara ni leCorsaire, ni Childe Harold !

– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tudis ?

– Je dis que ce n’est pas moi qui suisallé avec toi dans la chambre en or !…

– Tais-toi, malheureux, tais-toi !

– Je dis que ce n’est pas sur mon sein que tuas posé ta tête, ô Cordélia !…

Je m’arrêtai. C’était elle, maintenant, quim’effrayait, c’était son aspect qui me remplissait d’épouvante. Sesyeux me fixaient avec une lueur étrange, comme si elle medécouvrait tout à coup. Sa bouche râlait une plainte désespérée ettout à coup laissa échapper ce cri d’une âme à l’agonie et quitente de se rattacher aux choses de la terre :« Sauve-moi, Hector !sauve-moi ! »

Oui, elle l’a poussé et poussé vers moi ce crisuprême qui prouve qu’elle était à moi, à moi seul, vous dis-je,qu’elle n’a jamais été qu’à moi ! Le voleur aura beaudire, il n’est qu’un voleur !Il a eu beau faire lesuperbe en cour d’assises, tout le monde a bien compris quand ildisait que ce cœur était à lui ! Il l’avaitcambriolé, lui ! Quelle infamie !

À cet appel déchirant de Cordélia :« Sauve-moi, Hector, sauve-moi ! » je répondis parun transport de souveraine allégresse ! Oui, certes ! monamour la sauverait de tous ces affreux mirages ! Mes braspuissants n’eurent point de peine, cette fois, à l’arracher à cettemaudite fenêtre. Elle ne pesait pas plus dans mes bras qu’uneplume. Sa tête, aux cheveux dénoués, roulait adorablement sur monépaule. Ce mélange d’effroi et d’amour, qui était peint sur sestraits, m’enivrait avec une force singulière. Je crus bien être,enfin, le maître de cette magnifique détresse amoureuse etfrissonnante, et j’appuyai mes lèvres sur les lèvres deCordélia…

Il m’apparut aussitôt que je l’avais tuée etque j’embrassais une morte… Comme la veille, je ne tenais plus dansmes bras qu’une statue.

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