Le Coeur cambriolé

Chapitre 6Patrick

J’étais un peu confus, mais comme il arriveparfois dans les minutes de grande timidité, je me tirai de cemauvais pas par de l’audace.

– Écoutez, mon oncle, il faut m’excuser,fis-je, mais le hasard m’a mis sur la route d’un homme quisoupirait en regardant le château normand, et qui, m’a-t-on dit,était peintre. J’ai pensé qu’il y avait peut-être quelquecorrélation entre ce peintre et le portrait qui nous est arrivétantôt et aussi avec certains événements qui, avant mon mariage,m’ont beaucoup fait souffrir.

– Quels ? demanda-t-il.

– Votre voyage précipité…

– Eh bien, c’est vrai ! et c’est de celaque je veux te parler pour qu’il n’en soit plus jamais questionentre nous. Sache donc que Cordélia rentra un soir au château avecun étranger qu’elle avait découvert dans la cour d’une ferme entrain de peindre je ne sais quelle goton donnant à manger à sespoules. Elle me déclara que cet homme était un artiste unique etqu’elle lui était très reconnaissante qu’il voulût bien faired’elle son élève.

« L’étranger riait de cet enthousiasmejuvénile et se présenta en parfait homme du monde. C’était unAnglais de noble race, un peu bizarre, avec des idées étrangementpersonnelles sur toutes choses. Je ne comprenais point toujours cequ’il disait, mais ses idées séduisaient, pour le moment, Cordélia.Je ne vis aucun inconvénient à ce qu’ils travaillassent tous lesdeux, tantôt au château, tantôt dans les champs. Patrick (tel estle petit nom de ce gentleman, le seul dont il signât ses œuvres),habitait, dans les environs, un cottage sur la lisière de la forêtde Touques.

« J’étais, à ce moment, très occupé parune affaire qui m’obligeait à faire souvent le voyage de Paris… etje ne m’aper­cevais point des changements qui s’opéraient enCordélia.

« Ce furent Surdon et sa femme qui mesignalèrent que la petite ne riait plus, ne jouait plus à lafermière, ne montait plus à cheval, passait tout son temps àpeindre ou à lire, ou à rêver, ne sortait que lorsque l’étrangerlui avait donné un rendez-vous d’études dans quelque coin decampagne d’où elle revenait pensive et muette.

« Je considérai alors Cordélia et je fusstupéfait de lui voir un visage nouveau, aussi grave qu’il étaitnaguère enjoué, avec un regard singulier qui ne fixait rien, quisemblait voir des choses absentes. Je me fis d’amers reproches surmon imprudence et sur ma négligence. Cependant, je ne dis rien pourmieux observer. Je dus me rendre compte tout de suite que Cordéliane vivait plus que par la pensée de ce Patrick…

– Ah ! mon Dieu ! soupirai-je… voilàbien ce que je craignais d’apprendre…

– Ne soupire pas ainsi, continua mon oncle, nesoupire pas ainsi, car tu vas voir que toute cette histoire n’aaucune importance… Sais-tu à qui Cordélia avait affaire ?

– À un drôle ! déclarai-je.

– Tout simplement, à une espèce de charlatanqui lui faisait prendre des vessies pour des lanternes, qui luiracontait des histoires à dormir debout sur sa puissancepsychique et un tas d’autres balançoires qui avaient fini par luitourner la tête…

– Mais m’aimait-elle toujours ?

– Je crois bien qu’elle t’aimait toujours…seulement elle ne voulait plus se marier !

– Ah ! mon Dieu ! soupirai-je…

– Je vais te dire comment les choses se sontpassées et tu verras que cela n’a aucune importance…

– Pardon, mon oncle… pardon ! Je voisbien maintenant que tout ce que vous me dites là est fortimportant !… Je n’aurais même jamais pensé que ça avait étéaussi important que cela !…

– Ah, ça ! mon garçon, tu me fais hausserles épaules. Es-tu un homme, oui ou non ? n’es-tu point mariéà une jeune femme que tu adores et qui t’aime, elle, depuis qu’ellea ouvert les yeux ?… S’il est encore question de cet illuminéde Patrick demain matin, que le diable m’emporte !… je ne teserre plus la main !… Écoute-moi donc, car il faut en finir…je venais de découvrir dans un meuble de l’atelier de Cordéliatoute une correspondance secrète entre elle et Patrick…

– Eh bien, il ne manquait plus queça !

– Cette correspondance, continua mon oncle,était ce que ces gens-là appellent une correspondanced’âmes… Et je te prie de croire, mon bon Hector, que ce n’estpoint ce commerce psychique, comme ils disent, qui me feragrand-père un de ces quatre matins… Presque en même temps que cecharabia, je trouvai dans la chambre de Cordélia une nouvellebibliothèque pleine de livres magiques !… Oui, unebibliothèque de sciences occultes… Des bouquins invraisemblablessur le monde invisible, sur les visages et les âmes, tuvois ça d’ici : « les visages et les âmes »…Ah ! et un livre illustré sur les stigmatisées, les médiums etles thaumaturges !… Est-ce que je sais ? est-ce que jesais ?… Mon petit, pour te prouver que tout ceci n’avaitaucune importance, sache que ce Patrick, je n’ai même pas eu besoinde le voir, pas eu besoin de le chasser !… Tout est venu, etle plus naturellement du monde, de Cordélia, qui n’a jamais été unetoquée et qui s’est rendu compte elle-même du danger qu’ellecourait à écouter ce saltimbanque… Comme elle me surprit au milieude sa bibliothèque dévastée et devant les lettres de Patrick, ellese jeta à mon cou avec un grand cri : « Papa !sauve-moi ! »

– Chère ! chère ! chèreCordélia ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer… Je laretrouve ! Je la retrouve bien là !

– Oui, je vais te sauver de ce fou, maCordélia, repartit mon oncle à sa fille : Hector arrivebientôt d’Amérique ; je vais vous marier !… Et c’estalors, mon cher Hector, qu’elle me dit : « Mais je nepeux plus me marier avec Hector ! Patrick me l’adéfendu ! »

– Ah ! oui, fis-je suffoqué à nouveau…Ah ! oui… pas possible !… En vérité ! ce Patrick luidéfendait de se marier avec moi !…

– Oui, elle prétendait qu’elle étaitmoralement obligée d’obéir à Patrick… que sa pensée luiappartenait !

– Sa pensée lui appartenait ! Eh bien,voilà qui est plus fort que tout, par exemple ! Et qu’est-ceque vous lui avez répondu, je vous prie, mon oncle ?

– Je lui ai répondu : « Fais tamalle, ma chérie, nous allons aller nous promener dans un coin del’Europe où nous ne risquerons pas de rencontrer ce joli monsieuret surtout pas de correspondance !… Nous reparlerons de toutcela dans deux mois !… » Eh bien, conclut mon oncle, nouspartîmes, comme tu le sais, et nous n’eûmes pas besoin d’attendredeux mois… Au bout de six semaines, Patrick était oublié etCordélia ne pensait plus qu’à toi !… Et maintenant, mon cherenfant, je t’embrasse !… Cordélia t’appartient, j’espère quetu n’auras pas de mal à la garder ! Rends-la heureuse,sacrebleu !…

Sur quoi, il me serra dans ses bras àm’étouffer et partit en répétant dans sa moustache :« Des histoires à dormir debout ! Des histoires àdormir debout ! »

Quand je rentrai au château, Mathilde, lafemme du vieux Surdon, me dit que sa maîtresse m’attendait dans sonappartement. En y pénétrant j’y trouvai, tout servi, un petitsouper fin au champagne qui n’était pas du luxe, car, nous autres,nous n’avions rien mangé ou à peu près ; tout notre tempsayant été employé à embrasser les gens ou à leur rendre leurspolitesses.

La table avait été dressée dans le boudoir. Laporte de la chambre de Cordélia était restée fermée. J’étais commeune grande bête. Je n’osais frapper, et je me mis à tousser enregardant stupidement le papier que j’avais collé moi-même sur lesmurs.

À ce moment, la porte s’entrouvrit toutdoucement et j’entendis la voix rieuse de Cordélia qui disaitencore : « Dieu ! qu’il est laid ! Dieu !qu’il est laid ! » Je me retournai en riant aussi, car,cette fois, je savais bien qu’il n’était pas question de moi.

Je fus étonné de voir Cordélia tout enveloppéed’une fourrure :

– Ah ! mon Dieu, m’écriai-je, aurais-tuattrapé froid ?

– Je n’ai pas attrapé froid, medit-elle. J’ai froid. Tu ne trouves pas qu’il fait un froid deloup ?

Je crus à une plaisanterie, car, en vérité, lajournée avait été exceptionnellement chaude pour la saison et il yavait dans le boudoir un bon petit feu de bois dont je me seraisparfaitement passé.

– Cordélia, fis-je, tu sais que cette zibelinete va très bien et tu fais la coquette. Ce n’est pas moi qui m’enplaindrai ; mais tu vas étouffer là-dessous.

Elle me répondit en frissonnant et en appelantMathilde pour qu’elle remît du bois dans la cheminée.

Je devins triste, car je la crus réellementmalade.

– Je t’affirme que je n’ai rien, fit-elle, del’air le plus naturel. J’ai un peu froid. Cela arrive à tout lemonde d’avoir un peu froid. Je te défends de t’affliger ; jene peux pas dire que j’ai chaud quand j’ai froid ! queltyran ! Eh bien, le ménage commence bien !s’exclama-t-elle de la façon la plus drôle en m’embrassant devantMathilde qui n’en parut pas autrement gênée, habituée qu’elle étaità nous voir nous embrasser depuis beau temps !…

Ce fut Cordélia qui mit Mathilde à la porte.Elle me demanda tout de suite :

– Qu’est-ce que papa t’a raconté ?… Vousvous êtes promenés plus d’une demi-heure dans ce parc que tudétestes… qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

– Écoute, Cordélia, il m’a raconté des chosessans importance. Mangeons. Tu n’as pas faim, toi ?

– Oh ! si… mais tu sais, tu peux me diretout ce qu’il t’a dit ! C’est moi qui l’ai envoyé verstoi !… je voulais que tu saches tout, mon chéri, avant que tune montes me retrouver ici… Crois-tu que tout ça c’est desbêtises !… dis, mon chéri… dis-moi que tu mepardonnes…

Ah ! si je lui pardonnais !… chère,chère, chère Cordélia !… Elle continuait, en découpant lagalantine truffée :

– Quand j’y pense maintenant, je me trouvetout à fait stupide, mais c’était un être si bizarre… Il m’avaitcomme étourdie, en vérité !…

– N’en parlons plus, suppliai-je, n’en parlonsplus !

– Tu devrais être heureux que je t’en parle,Hector, avec cette tranquillité… Cela prouve que j’en suis bienguérie !… Et je te prie de croire que cela me fait aumoins autant de plaisir qu’à toi !… Vois-tu, le psychisme,l’hypnotisme, la magie, il ne faut pas y toucher… On se monte latête, on ne s’appartient plus ! C’est une vraie maladie…Comment trouves-tu la galantine ? Eh bien ! verse-moidonc du champagne !… Et embrasse-moi !… À quoipenses-tu ?… Ah ! mais, ce n’est pas toi qui vas penser àPatrick, maintenant ?… Tiens ! cela m’a fait tout drôlede prononcer son nom !

Là-dessus, elle frissonna encore :

– Je t’assure, Hector, qu’il y a quelque partun courant d’air.

– Non, ma chérie, toutes les portes sontfermées…

– Un courant d’air glacé !…

Elle claquait des dents. Je me levai dans uneinquiétude sans nom. Et tout à coup, sous mes yeux, je la vispâlir…

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il ya ? Cordélia, mon amour !…

– Je vois maintenant ce que c’est, fit-elle ens’enveloppant plus étroitement dans sa fourrure… c’est leportrait !

– Comment, le portrait ?

– Oui, le portrait que m’a envoyé Patrick etque j’ai fait descendre à la cave…

– Eh bien ?

– Eh bien, le portrait afroid !…

Cette phrase était de l’hébreu pour moi et mesyeux, démesurément ouverts, attestaient non seulement monincompréhension, mais encore mon inquiétude.

– Tu ne comprends pas, tu ne peux pascomprendre, prononça Cordélia d’une voix blanche. C’est ce qu’ilsappellent l’extériorisation de la sensibilité. Ilsaffirment que de grands savants ont fait là-dessus des expériencesconcluantes, Ainsi, le célèbre M. de Rochas a trouvéscientifiquementque l’on peut prendre la sensibilité d’unsujet, la transporter dans un verre d’eau, et faire souffrir lesujet en enfonçant une épingle dans l’eau de ce verre !

Je me levai littéralement épouvanté par lecalme avec lequel Cordélia me débitait ce que je croyais être alorsdes « sornettes du diable ».

– Deviens-tu folle, Cordélia ?… Tu necrois pas à de pareilles stupidités ?… Dis !… dis !…mais parle donc !

– J’ai froid ! répliqua-t-elle d’une voixde plus en plus blanche, lointaine, j’ai froid à monportrait !… Je vois que je vais attraper mal si on laissele portrait dans la cave !… Et puis, c’est très mal d’avoirdescendu ce portrait à la cave ! Il ne doit pas êtrecontent !

Je pensai alors, avec une grande pitié, que maCordélia n’était point aussi guérie qu’elle le disait de sonétrange maladie, et c’est les larmes aux yeux que je luiproposai :

– Où veux-tu qu’on le mette, leportrait ?… Je ne veux pas te contrarier pour une bêtisepareille !…

– Où tu voudras ! où tu voudras !mais ne le laisse pas dans cette cave !… Et surtout, ne lebouscule pas !…

– C’est entendu ! je descends lechercher… et je me levai, navré.

– Je te demande pardon, mon chéri… mais cen’est pas ma faute, n’est-ce pas ?… Je regrette bien qu’ilnous ait envoyé ce portrait.

– Moi aussi ! fis-je.

Je descendis. J’étais furieux. J’appelaiSurdon et lui donnai des ordres pour qu’il allât chercher letableau et puis je lui dis de ne pas s’en occuper… après ce quem’avait dit Cordélia, j’avais peur qu’il lemaltraitât !…

C’est moi qui m’en fus à la cave. Je la pris,cette toile maudite, et je la transportai dans le grand salon dupremier étage, prenant soin, malgré moi, de ne point la heurter auxmurs ni aux meubles. Certains diront (il y a toujours des malins),que je me conduisais comme un grand enfant, un niais.Possible ! Nous en reparlerons ! Nous enreparlerons ! Le fait est que Cordélia avait eu tellementd’emprise sur mon esprit que je ne pouvais m’empêcher d’agir commeelle me l’avait commandé.

Cependant, devant le portrait que j’avaisdéposé contre le pied d’un guéridon, j’ouvris, toutes grandes, lesportes-fenêtres du balcon, ce qui n’était point pour lui donnerchaud… La nuit, très fraîche après cette belle journée, entra dansla pièce. On ne pouvait rien me reprocher : je n’avais pasmaltraité le portrait, il n’était pas dans la cave ; c’étaittout ce que l’on m’avait demandé et si, maintenant, Cordélian’avait plus froid, je pouvais la guérir, du coup, de sessingulières idées…

Quand je la retrouvai elle était toujoursfrissonnante dans sa fourrure et elle me regarda avectristesse.

– Pourquoi l’as-tu mis dans un courantd’air ? me dit-elle… j’étais sûre que tu allais te jouer demoi ! C’est mal, j’ai encore froid !… Apporte le portraitici ; alors je serai tout à fait tranquille…

– Mon Dieu, oui ! m’écriai-je… c’est cequ’il y a de mieux à faire, et je repartis regrettant amèrementd’avoir fait un faux calcul.

J’aurais dû mettre le portrait au chaud.Cordélia pensant que, par malice, je l’avais laissé au froid,aurait été confondue, une fois pour toutes.

Naturellement, quand le portrait fut dans leboudoir, Cordélia déclara qu’elle n’avait plus froid. Elle laissatomber son manteau et je l’aperçus dans le plus charmant déshabilléqui se pût concevoir. Ah ! la jolie petite femme que j’avaislà !…

– Ma chérie ! ma chérie !m’écriai-je… tu ne sais pas comme tu es belle ! voilà la vraievérité du Bon Dieu ! et ce ne sont pas des idées, cela !et quand je t’embrasse, je sens que je n’embrasse pas tonportrait !

– Moi aussi ! je le sens ! fit-elleen riant de tout son cœur, tu m’étouffes !…

La vérité en effet, était que je la serrais unpeu fort dans mes bras, tremblant de bonheur. Elle était redevenuetout à fait normale, si bien qu’elle me rappela le plus gentimentdu monde aux réalités du souper. Et nous nous remîmes à manger avecappétit et gaieté ! Nous buvions dans la même coupe comme desenfants amoureux. Tout de même, averti par l’expérience duportrait, je prenais garde que la conversation ne s’égarât plusdans le passé. Nos projets d’avenir, notre prochain voyage enfaisaient les frais.

– Comme nous allons être heureux !s’exclama-t-elle.

– Oui, ma chère Cordélia, nous serons bienheureux ! Il ne faut plus penser qu’à cela !ajoutai-je.

C’était un mot de trop, car ellerepartit :

– Et à qui donc veux-tu que je pense, mon bonHector ?… Ah ! oui, reprit-elle tout à coup enconsidérant ma mine « embarrassée »… Tu me dis cela àcause du portrait !… J’avoue que j’ai été très impressionnéepar le portrait… ou plutôt par la présence du portrait, car je nel’ai pas encore vu et je ne désire pas le voir (j’avais déposé latoile dans un coin, face au mur)… mais c’est tout à fait passé…tout à fait… Oh ! tout à fait !… Et quand j’y réfléchis,maintenant que je suis bien, je me trouve un peu sotte,évidemment !

Rien ne pouvait me faire plus de plaisir quece qu’elle disait là. Je marquai le coup tout de suite.

– Tu vois, ma chérie, tu avoues toi-même que,tout à l’heure, « tu n’étais pas bien » ? Lesfatigues de la journée, le besoin de reprendre des forces… tu avaisfaim, tout simplement… voilà la cause de ton étourdissement et detes frissons, sois-en persuadée.

– Ma foi, je suis portée à le croire.

Je l’embrassai à nouveau pour cette bonneparole… mais je crus nécessaire d’ajouter en riant d’une façon toutà fait gaillarde :

– Et moi, je ne crains plusl’extériorisation de la sensibilité !

Je n’avais pas plus tôt dit cela que le visagede Cordélia redevint tout à fait grave.

– Je crois, en tout cas, que l’on aurait tortde rire de ces choses. J’ai pu, moi, me faire des idées… mais je terépète que l’« extériorisation de la sensibilité » estune chose scientifique­ment prouvée… c’est le positivisme modernequi a enfermé l’âme dans le corps, mais au Moyen Âge…

Ah ! là, là ! Ah ! là,là ! pensai-je, où sommes-nous repartis ? Nous voilàmaintenant au Moyen Âge !

– … au Moyen Âge, l’âme se libérait facilementde la chair…

– Nous ne sommes plus au Moyen Âge, machérie !

– La belle promenade qu’elle faisait, hors desa prison !

– Oui ! oui ! comment donc !…Tiens, partageons ce fruit !…

– As-tu entendu parler del’envoûtement ?

– Jamais !… et je n’en veux riensavoir !…

– Hector, Hector, que tu es bête, grandenfant !… Il est impossible de causer sérieusement avec toi.Il y a des choses qu’il faut que tu saches à moins de rester unâne !

– Merci !

– L’envoûtement, c’est de l’histoire deFrance… et les découvertes modernes viennent nous prouver que cen’est pas de la pure fantaisie… Quand on voulait envoûterquelqu’un, on prenait une petite statuette de cire qui ressemblaitautant que possible à la personne dont on voulait sedébarrasser…

– Oui da ! et alors ? fis-je en luiprenant sournoisement la taille…

– Et alors, après avoir naturellementextériorisé la sensibilité de cette personne, sur cette statuette,on perçait la statuette d’une épingle et la personne mourait.

– Tu es sûre qu’elle mourait ?

– Si j’en suis sûre ?… Non ! je n’ensuis pas sûre !…

– Tant mieux ! (disant cela, je regardaisma Cordélia avec une ardente tendresse).

– Mais il y a des personnes qui en sont sûres,des personnes qui prétendent même qu’il y a beaucoup de mortsmystérieuses du Moyen Âge qui ne peuvent s’expliquer que commecela.

Je n’osai demander qui étaient cespersonnes-là… J’étais tout à fait désespéré que laconversation eût encore une fois dévié sur un sujet qui m’étaitodieux… Tout à coup, elle se leva :

– Montre-moi le portrait, commanda-t-elle, jeveux le voir. (Il n’y avait pas cinq minutes qu’elle m’avaitdéclaré qu’elle ne désirait pas le voir.)

– Est-ce bien nécessaire, fis-je, ma chèreCordélia ?… ne dissimulant pas une émotion que j’aurais voulului faire partager…

Mais hélas ! elle ne pensait plus, encoreune fois, qu’au portrait… et c’est avec une douleur que jeressentirai toute ma vie que je la vis se pencher sur la toile etla retourner de notre côté…

Bien qu’elle fût restée dans l’ombre, lafigure qui y était peinte apparut nettement, dans son étrangerayonnement.

– Ah ! soupira Cordélia, que c’estbeau !…

Elle resta quelques instants silencieuse etpuis elle me demanda mon avis :

– N’est-ce pas, Hector, que c’estbeau ?

– Très beau ! répondis-je. Trèsbeau !…

Certes ! je ne voulais pas la contrarieret puis, après tout, c’était mon avis… En vérité, je ne savais plusquelle contenance tenir… quand une femme navigue dans le grand art,le moindre geste d’un homme peut lui paraître d’une brute… Tout demême, je me risquai à lui serrer doucement la main pour luirappeler que j’étais là !… Elle tourna la tête de mon côté etme regarda avec une douceur charmante, puis elle prononça, medésignant la toile du doigt :

– On peut dire de celui qui a fait cela toutce qu’on voudra, mon bon Hector, on peut dire que c’est un toqué…et je crois bien qu’il est un peu fou, en effet, mais on ne peutnier que ce soit un très grand artiste…

Et comme j’avais le malheur de ne pas répondretout de suite :

– Mais parle donc !… Enfin, c’est lui, lepremier qui a su peindre l’« aura » !

– Parfaitement !

– Quoi, parfaitement ?… Tu sais ce quec’est que l’« aura » ?

– Non !

– Alors, pourquoi dis-tu :parfaitement !… Je vais le dire, moi, ce que c’est quel’aura… c’est le rayonnement qui émane de chacun de nous,perceptible pour l’âme entraînée.

– Ah ! ah ! Il faut que l’âme soitentraînée !

Cordélia délia la timide étreinte de mon braset me considéra avec tristesse.

– Mon pauvre Hector, n’aie pas l’air de temoquer de ce que tu ignores… Réfléchis plutôt un peu à toute lamatière rayonnante ; pourquoi ne veux-tu pas que le corpshumain rayonne ? Ce rayonnement-là, ce n’est pas seulement uneâme entraînée qui peut l’apercevoir, mais certains yeux qui ontreçu le don de voir, je t’assure. Regarde ceportrait !Enfin, la plaque photographique nous restitueces rayons, même éloignés du corps dont ils émanent et dont ilsgardent quelquefois la forme ! c’estl’« aura » !…

– Vraiment, la plaque photographique ?…(Il fallait bien que je dise quelque chose.)

– Il n’y a que toi à l’ignorer !

– Je te demande pardon !…

– Ce fluide, continua-t-elle avec un sérieuxterrible, ce n’est pas autre chose que notre sensibilitéet plus que notre sensibilité, notre vie intellectuellequi émane de nous, qui nous devance, qui perçoit les choses bienavant notre corps… Qui me fait penser, dans la rue, à quelqu’un queje vais rencontrer dans cinq minutes, parce que monaural’a vu avant mes yeux de chair, comprends-tu ?…comprends-tu, mon Hector ?…

– Oui ! oui, acquiesçai-je tout à faiteffaré de la tournure de l’événement, je commence à comprendre…

– Eh bien, ce n’est pas trop tôt ! Si, tusavais, au fond, comme tout cela est intéressant… c’est lavéritable science nouvelle !… la seule qui comptera dansquelques années… Et cette aura, ma sensibilité, la tienne,est une force qui peut agir à distance et que l’on peut faireagir à distance !… c’est un phénomène bien connu… Dans cedernier cas c’est ce qu’on appelle la suggestion… La suggestion estune chose aussi claire maintenant, qu’une formule mathématique,comme deux et deux font quatre, par exemple ! Avec lasuggestion, on a vu des auras s’éloigner du corps à desdistances incroyables, sinon s’en détacher tout à fait, car ceserait la mort… du moins, presque l’oublier !

Et sur ces derniers mots qu’elle avaitprononcés avec une exaltation qui m’avait littéralement atterré,elle redevint à nouveau pensive.

À quoi pensait-elle ? à quoipensait-elle ? J’étais tombé sur une chaise et je regardaisCordélia avec accablement ; je la voyais de profil, toutedroite, en face de ce maudit tableau. Le léger voile qui recouvraitson épaule avait glissé et j’apercevais sa chair nue, sa jeunegorge, la ligne adorable des bras qui pendaient avec une grâcesuprême… Mon accablement, peu à peu, faisait place à une admirationqui ne demandait qu’à s’exprimer… je me soulevai avec précaution,je me glissai vers elle comme un voleur et je refermai mes bras surelle comme pour un rapt et aussi comme si j’avais déjà peur qu’onne me l’enlevât, ce cher trésor de beauté… Surprise, elle poussa unléger cri, tourna vers moi des yeux étranges que je ne connaissaispas et qui me regardaient comme s’ils ne me reconnaissaientplus.

– Cordélia ! soupirai-je… je suis tonépoux, je t’adore !

Et je posai mes lèvres sur les siennes, mais,ô terreur ! je rencontrai une bouche de marbre et je ne luiavais pas plus tôt imposé mon baiser que je n’eus plus entre mesbras qu’une statue !… je n’avais plus, sur mon cœur, qu’unêtre inanimé… non dénué de vie, mais dont la vie était partieailleurs ! Cordélia dormait d’un effrayant sommeilcataleptique sur mon épaule ! Je l’appelai, je lui donnai lesplus doux noms !… Je la suppliai de répondre à ma voix !Elle ne m’entendait pas ! De me rendre mesembrassements ; elle ne les sentait pas !…Cordélia !… « Chère ! chère, chère Cordélia !sanglotai-je… où es-tu ?… où es-tu ?… » Enfin,l’ayant déposée sur sa couche, dans sa rigidité funèbre… je me misà crier, à appeler comme un fou !…

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