Le Coeur cambriolé

Chapitre 15Où le polygone de Cordélia renouvelle mes inquiétudes.

 

Surdon nous avait retenu un appartement àl’hôtel Danieli, sur le quai des Esclavons. C’est dans cet hôtel,paraît-il, que Musset, le poète, tomba malade et s’aperçut de latrahison de son amie, George Sand. Cette aventure lamentable, quel’on conta à Cordélia, dès le second jour de notre arrivée, parutl’attrister au-delà de toute mesure. Je maudis le fâcheux avec sonhistoire et voulus quitter l’hôtel. Mais Cordélia s’y plaisait etil me fallut céder. Je la trouvai, un jour, avec un livre. C’étaitla correspondance de ce Musset avec cette George Sand. J’en lusquelques lignes et le jetai par la fenêtre en embrassant mabien-aimée et en lui disant que c’était un crime de gâter notrebonheur parfait en ouvrant notre porte aux pensées moroses de deuxêtres qui n’avaient pas su s’aimer.

N’avais-je point raison ? Elle merépondit :

– Oh ! mon ami ! voilà maintenantque tu m’empêches de lire ! Songe, Hector, que tu m’as déjàinterdit les musées !

– Moi ? m’écriai-je, moi ! À Dieu neplaise, Cordélia, que je t’interdise jamais quoi que ce soit !Je suis ton esclave, tu le sais bien ! Si tu tiens absolumentà voir de la peinture, nous irons cet après-midi même dans tonmusée ! Veux-tu que je décommande notre promenade auLido ?

– C’est trop ! c’est trop, Hector !me répondit-elle en souriant. Nous irons au Lido, nous y dînerons,nous y souperons. Tout de même, je te serais reconnaissante demontrer plus d’empressement à visiter avec moi « lesmerveilles de l’art ».

– Seigneur Dieu ! m’écriai-je encore,quelle nouvelle chanson est-ce là ? Est-ce que nous n’avonspas visité, comme il convenait, le palais des Doges et le cachot deMarino Faliero ?

– Ô Hector ! tu t’es amusé à glissernotre carte de visite dans cette boîte aux lettres mystérieuse, quiservait à recevoir les dénonciations anonymes auprès du Conseil desDix. Voilà ce que tu appelles visiter les merveilles del’art !

– Oui, oui ! je dénonçais le patron denotre hôtel et je l’accusais de nous vouloir empoisonner ! Tuas bien ri sur le moment, il faut l’avouer !

Pourquoi ne riait-elle plus ? Quelleombre nouvelle passait sur son front charmant ? Elle me parut,soudain, entraînée dans une mélancolie qui la faisait plus belleencore, mais qui m’effraya, parce qu’elle me parut côtoyer ladouleur. Et, de fait, quelques larmes parurent dans les yeux deCordélia. Je me jetai à ses pieds :

– Mon Dieu ! m’écriai-je, je t’ai fait dela peine !

– Non ! non ! mais laisse-moipleurer ! fit-elle d’une voix brisée et lointaine. Elles sontbien douces ! les larmes que l’on doit à l’émotion duBeau ! Je songe à ces minutes sacrées où nous quittâmes notregondole pour entrer à la Salute ! Rappelle-toi la lagune, lequai des Esclavons, toute la pierre et toute l’eau qui étaientcomme un miracle d’or et d’opale…

– Une promenade à la Salute ?interrompis-je sans cacher mon étonnement, nous ne sommes jamaisallés ensemble à la Salute, m’amie !

– Ah ! par exemple ?protesta-t-elle… nous avons visité cette Notre-Dame des pieds à latête !

Là-dessus, elle se mit en frais de m’en fairela description. Et puis, tout à coup, s’apercevant de monahurissement, elle s’arrêta et ne voulut plus rien me dire desa promenade à la Salute. Elle était rouge comme une cerise etnous nous quittâmes dans un trouble profond. J’avais besoin d’êtreseul pour réfléchir à ce qui venait de se passer. Depuis que nousétions à Venise, nous ne nous étions pas quittés. Je laissaisquelquefois Cordélia dans sa chambre, mais, moi, je restais àl’hôtel. Elle n’avait donc pu visiter la Salute. Je m’y rendis surl’heure et je fus bien stupéfait d’y trouver tout ce qu’elle m’enavait dit.

Mon inquiétude était immense, car je nepouvais plus en douter : le polygone de Cordélia recommençaità me jouer des tours ! Pendant une de ces heures qu’elle étaitcensée consacrer au repos, son polygone était allé se promener à laSalute ! Je me rappelai certaines paroles du docteurThurel : « De même, disait-il, que l’on cite des cas oùle sujet retrouve en rêve des souvenirs déposés à son insupar son polygone à l’état de veille (O, alors était distrait), demême, nombreux sont les cas où le sujet à l’état deveille, retrouve des souvenirs déposés à son insu par lepolygone qui a travaillé pendant l’état de sommeil (Oétant endormi ou suggestionné !). »

En quittant ma gondole et en me retrouvant surle quai des Esclavons, je ne pus retenir une exclamation :

– Ah ! misère ! encore ce satanépolygone !… Nous sommes pourtant loin de Patrick, àVenise !…

Je n’avais pas plus tôt prononcé ces paroles,que j’entendis derrière moi une voix qui disait :

– Détrompez-vous, monsieur, Patrick estici !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer