Le Coeur cambriolé

Chapitre 13Le bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve

Je n’étais pas arrivé à la berge que Patricklui-même et la barque qui le portait échappaient à ma vue, derrièreles roseaux qui se refermaient sur lui. La rivière, à quelque centmètres de là, faisait un coude et sortait du parc. Je n’avais aucunespoir de rejoindre mon homme et, après quelques vaines injures àson adresse, auxquelles il ne répondit pas, je retournai au châteaule plus vite que je pus.

Je courus réveiller Surdon, lui dire quel’Anglais était dans le parc et lui commandai de prendreson fusil. Il me comprit sans plus.

– Ne le tue pas, autant que possible, fis-je,mais fais-lui passer le goût de Vascoeuil !

– Monsieur peut compter sur moi.

Et il ajouta :

– Tout s’explique !

– Oui, Surdon, tout s’explique !

Là-dessus, je montai à la chambre de Cordélia.Elle venait de se réveiller. Cela ne m’étonna point.« Sais-tu d’où tu viens ? » luidemandai-je, mais elle ne sut rien me répondre : cette fois,elle ne se souvenait de rien ; en tout cas, elle n’en avaitpas l’air. Alors, je lui racontai tout ce que je venais de voir.Les événements prenaient une tournure telle que nous devions, elleet moi, les considérer en face si nous voulions garder quelqueespoir d’en rester les maîtres. Et puis, je me rendais parfaitementcompte que je ne pouvais rien sans elle. Elle était avec moi ouavec lui ! Si elle était avec moi, elle devait m’aider à lecombattre et je ne doutais point de cela.

J’étais sûr de Cordélia. Mon intervention surla berge avait été trop spontanée pour que j’eusse eu le temps deme rendre compte des modalités de son attitude, dans le miroir del’eau, mais j’étais trop persuadé, depuis la visite du docteurThurel, de l’enchantement fatal dans lequel son prolongementpsychique, c’est-à-dire son corps astral, avait été retenu captif,pour en vouloir à Cordélia de n’avoir pas repoussé un bras qui luiserrait trop tendrement la taille – ou d’avoir subi un baisercontre lequel elle ne pouvait rien !

En apprenant que le voleur avait eul’audace de pénétrer jusque chez nous et qu’il était sans douteencore « dans les environs », elle jeta ses bras autourde mon cou et s’écria :

– Emporte-moi loin, bien loin ! Il estcapable de tout ! Il est capable de ne plus me laisserrevenir !

Ah ! chère, chère, chère Cordélia. Je neme le fis pas répéter deux fois et notre petit bagage fut viteprêt. Je laissai, du reste, un mot pour Surdon, lui ordonnant devenir nous rejoindre là-bas, dès le lendemain, à Paris, avec lesmalles, et nous montâmes dans la petite auto que je conduisaismoi-même.

J’eus, tout de suite, à me féliciter d’avoirjeté ma bien-aimée dans l’étourdissement de la capitale. Elle étaitsi joyeuse qu’elle en oubliait les fatigues des terriblesquarante-huit heures que nous venions de passer. Tout l’amusait.Une promenade au bois, à l’heure des acacias, lui avait faitcomplètement oublier la fameuse promenade dans le parc, au clair delune : du moins, j’aimais à le croire. Nous déjeunâmes auchampagne, dans un restaurant chic et, en sortant de là, nousriions de tout et de rien, comme des enfants étourdis par leurpremier verre de vin pur.

Pour la première fois, Cordélia avait voulufumer, et elle avait trouvé les cigarettes d’Orient si bien à songoût qu’elle en avait vidé la moitié d’une boîte. Tout cela fitqu’en arrivant à l’hôtel elle dut s’étendre pour se reposer un peu.Je la laissai sous la garde de Surdon. En sortant, je ne pusretenir une exclamation : sur le seuil du Palace, je venais dereconnaître le docteur Thurel.

Celui-ci fut, au moins, aussi étonné que moi.Il me demanda immédiatement des nouvelles de ma femme et ce que jelui racontai de ma seconde nuit de noces lui parut si intéressantqu’il m’entraîna dans son appartement. Là, il me fit répéter letout avec détails et prit des notes, puis il me dit :

– Tout cela est logique ; dumoment que votre femme se trouvait sous l’influence directe del’individu qui rôdait autour d’elle, tout ce que j’avais pu fairepour la libérer devait forcément être réduit à néant, aussitôtaprès mon départ. C’est ce qui est arrivé, mais c’est ce quiprouve aussi que, pour que votre femme soit influencée, il estnécessaire que le suggestionneur soit à faible distance. Il y en ade plus malades qu’elle ! continua, pensif, le docteur, et ilne faut désespérer de rien, assurément. Vous avez bien fait dequitter Vascoeuil ! Il faut voyager. Le cas est guérissable.Tout dépend de vous, mon ami !

Comme il répétait ces derniers mots avecinsistance, je ne pus m’empêcher de marquer mon impatience et mamauvaise humeur.

– Tout dépend de moi ! m’écriai-je, c’estfacile à dire ! Mais quelle influence voulez-vous que j’aie,moi, si chaque fois que mes lèvres rencontrent les siennes, mafemme se met à dormir ! Il faut être juste, aussi ! Et jesuis, au moins, aussi à plaindre qu’elle !

– Je vous avais bien recommandé de l’embrassercomme un frère !

– Et vous croyez, vraiment, que l’influenced’un frère suffirait à la débarrasser de l’autre ?

– Non ! non ! je ne crois pas cela,mais je crois qu’il est nécessaire, pour risquer le baiser quevous dites, que le souvenir de votre femme se soitsuffisamment écarté des suggestions de l’autre, dans le tempset dans l’espace ! Voyagez et soyez patient, jusqu’àl’heure où vous vous sentirez vous-mêmes assez maître de son Opour que vous n’ayez plus rien à redouter de son« polygone ».

Je pris ma tête à deux mains. C’était laseconde fois que ce terme de géométrie revenait dans laconversation du docteur Thurel. Qu’est-ce que c’était que cepolygone et qu’est-ce que c’était que cet O dont je devais être lemaître ? Mon interlocuteur daigna alors me faire connaître quec’étaient là des formes du langage psychique employées par ledocteur Grasset « pour expliquer bien des choses »(Le Spiritisme devant la science). Je voudrais, à montour, vous les faire comprendre, comme ce bon vieillard me lesenseigna. Je ne le tenterais même point s’il n’avait eu la bonté deme faire tenir quelques livres dans ce genre pour me mettre aucourant d’une science qui pouvait m’être utile dans le cas deCordélia et que je m’efforçai d’assimiler par amour de ma femme etsans qu’elle en sût rien. Sachez donc qu’il y a un psychismesupérieur, c’est-à-dire des actes psychiques volontaires etlibres, précédés de réflexion, que le docteur Grasset représentepar O et un psychisme inférieur, quasi automatique,représenté par des centres nerveux reliés entre eux à la façond’un polygone. Ce polygone doit être considéré, soit à l’étatphysiologique (distraction, sommeil et rêve), soit à l’étatextraphysique (hypnose provoquée), soit à l’état pathologique(somnambulisme, automatisme ambula­toire, etc.). Quand O nes’occupe plus de son polygone, ce dernier fait à peu près ce qu’ilveut et il arrive que l’on puisse en faire à peu près ce qu’onveut. Pour cela, il suffit que O soit distrait (par exemple,je pense à autre chose et je continue, avec mon polygone, à viderla carafe dans mon verre plein), il suffit que la pensée d’un autrese soit momentanément emparée de O. Alors, le polygone peutaller loin !…

Tout cela me parut clair comme le jour, tantcela était bien expliqué et je m’écriai :

– Ah ! docteur ! comptez surmoi ! Je vais veiller sur le polygone de Cordélia ! et cene sera pas ma faute s’il m’échappe !

– En attendant, prenez le train !répondit cet excellent docteur ! Et vite ! Vous pourriezrencontrer ici l’autre,comme vous m’y avez rencontrémoi-même ! Ce palace n’est pas un endroit où l’on se cache. Etpuis, il n’y a pas de ville au monde plus petite queParis !

Je courus aux sleepings et, le soir même, nousprenions le train pour Rome. J’emmenais Surdon avec nous. Lorsque,le surlendemain matin, nous aperçûmes la muraille de ServiusTullius, Cordélia poussa des cris de joie.

En descendant du train, elle voulut courir auForum, mais j’eus tôt fait, en la bousculant un peu (il s’agissaitde prendre de l’ascendant), de lui faire momentanément oubliertoutes ces vieilleries pour lui faire goûter des joies plusmodernes telles que celles du confort le plus raffiné dans lemeilleur hôtel de la capitale italienne, puis celle d’un excellentdéjeuner à la mode de la campagne romaine, au Castello diConstantino, sur une terrasse d’où l’on découvrait un paysage d’unerare beauté, bien qu’il fût un peu gâté par le spectacle de ruines,dites imposantes ; mais les ruines, à moi, m’ont toujours faitde la peine.

Il fallut, cependant, dans l’après-midi,passer en revue quelques vieilles pierres. Le Colisée eut beaucoupde succès auprès de Cordélia, qui me raconta des histoires lugubressur le martyre des premiers chrétiens. Je me hâtai de l’entraînerdans des endroits moins tristes. Une promenade à l’heure du« persil » dans les jardins du Pincio, des sorbets dansun café du Corso, et le soir, après dîner, la tarentelle dansée parde jolies filles dans le grand hall de l’hôtel nous ramenèrent dansle tourbillon de la vie vivante.

Cordélia avait pris un plaisir extrême àtoutes ces manifestations élégantes de la vie romaine. De la voirsi heureuse et les yeux si brillants, j’étais moi-même fort ému. Jene l’avais jamais trouvée si belle. Quand nous fûmes dans notreappartement, je le lui dis d’un peu près, mais prudemment,toutefois, et fort anxieusement. Est-ce que j’étais devenu assezmaître de son O pour n’avoir plus rien à redouter des fantaisies deson polygone ? À l’idée que si j’embrassais ma femme, elleallait encore s’endormir instantanément dans mes bras, de grossesgouttes de sueur me perlaient aux tempes.

– Mon Dieu, Hector, que tu as chaud ! medit-elle en m’essuyant le front avec son mouchoir, d’un gesteadorable.

Je ne savais plus beaucoup ce que je faisais.Ses lèvres me souriaient. Son parfum acheva de me griser ; mafoi j’oubliai toutes mes résolutions, je l’embrassai solidement,comme c’était mon droit.

Ô miracle ! elle ne s’endormitpas !…

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