Le Coeur cambriolé

Chapitre 2Le petit portrait

Mon père, qui était dans les aciers, avaitdessein de me prendre dans ses affaires, mais, auparavant, iltenait à ce que je fisse un stage complet dans un de ces Institutstechnologiques des États-Unis où l’on est censé apprendre tout cequi peut être utile à un ouvrier et à un ingénieur, mais où,spécialement et glorieusement, on pratique tous les sports. Je puisdire que j’étais l’orgueil de l’Institution, bien que le pluscancre. La boxe, le tennis, le golf, l’équitation, la natation,l’aviron me distrayaient avec violence de la pensée de Cordéliasans m’en détacher jamais.

Je comptais les mois qui me séparaient dubonheur attendu. Entre-temps, mon père et ma mère étaient mortspresque en même temps au cours d’une épidémie d’influenza, comme ondisait alors. J’accomplissais leur volonté, en ne précipitant pointles événements. C’était leur idée que je ne me mariasse point avantque j’eusse atteint mes vingt-quatre ans. Je ne voulais pas lescontrarier, surtout après leur mort.

Mon oncle, en ces circonstances cruelles, futparfait pour moi. Il s’occupa de toutes mes affaires. Je n’eusaucun ennui bien que mes parents me laissassent une grossefortune.

Il me demanda si je voulais prendre la suitedes affaires de mon père. Je lui répondis que je n’y aurais pointmanqué si cela avait été nécessaire, mais que, puisque j’étaissuffisamment riche pour faire le bonheur de Cordélia et le mien,j’avais décidé de vivre le mieux possible de nos rentes. Il merépliqua que je m’ennuierais si je ne travaillais point. Je luirépondis encore que je m’étais quelquefois ennuyé quand jetravaillais, mais jamais quand je ne travaillais point. Mon oncleavait les idées d’un autre âge, qui n’a pas connu tout ce dont lavie d’aujourd’hui est pleine : je veux parler du mouvement,qui donne la santé et la beauté. Un athlète ne s’ennuie pas.

Du reste, le raisonnement que je tiens là, surle travail, n’est point nécessairement celui d’un« sports-man ». J’ai entendu un homme d’une grandeintelligence, un homme de lettres (c’était un romancier quitravaillait dix heures par jour) affirmer qu’il avait horreur dutravail, parce que le travail, en absorbant le meilleur de sontemps, l’empêchait de voir la vie, occupation prodigieuse,spectacle où ne s’ennuient que les imbéciles. Il considérait letravail comme une basse nécessité à laquelle l’humanité avait étécondamnée pour on ne sait quel crime et il disait que ceux deshumains qui, par un sourire des dieux, en ayant été affranchis, leréclament à nouveau parce qu’ils trouvent les heures trop longues,méritent un châtiment éternel.

Et, moi, je suis de cet avis etj’ajoute : « S’ils s’ennuient, qu’ils fassent dufootball, sacrebleu !… »

Enfin, j’atteignis mes vingt-quatre ans et jepris le paquebot pour Le Havre. Je m’imaginais déjà Cordéliam’attendant au bout de la jetée. Il y avait dix-huit mois que je nel’avais revue. Nous n’avions cessé de nous écrire dans la plusgrande liberté. Cependant, dans la dernière période de mon séjourlà-bas, j’avais cru m’apercevoir qu’il y avait quelque chose dechangé en elle.

Son cœur, certes, était resté le même pourmoi, mais sa pensée devenait incertaine, autant dire que je necomprenais point tout ce qu’elle me mettait dans ses lettres. J’aidit que Cordélia avait toujours eu du penchant pour les arts, et,particulièrement, pour la peinture. Eh bien, c’est à propos d’unpetit tableau qu’elle m’avait envoyé (mon portrait fait de mémoire,que je trouvais magnifique) qu’elle m’écrivit des chosesextraordinaires, que je qualifiai avec mépris, et sans trop savoirpourquoi, de « déliquescentes », enfin appartenant à undomaine dans lequel on n’avait pas l’habitude de se promener à monInstitut technologique.

Je me disais : Cordélia pensetrop ! Il est temps que j’arrive. Ce que je vais luifaire lâcher ses livres, sa peinture et sa musique ! ethop ! à cheval ! comme dans le bon vieux temps !

Mais revenons à ce petit portrait, à propos dequoi je vais sortir « mes notes »… Certes ! je n’airien du monsieur qui écrit au jour le jour ses mémoires.. Mais jesuis très heureux d’avoir toutes ces notes et voici comment ellesont été prises, presque sans que je m’en doute, et comment ellesont été conservées. J’ai beaucoup d’ordre et j’ai toujours tenu uncompte exact de mes dépenses. Tous mes petits registres, je les aiencore. Or, le soir, après avoir fait mes comptes de la journée, jerestais là devant mon total à rêver de Cordélia et, quelquefois, jene refermais point le livre sans y avoir consigné quelque pensée àson adresse ou quelques réflexions à propos de sa dernièrelettre.

C’était souvent très simple. Ainsi, je lis,sur le compte de la journée du 25 avril 19… (35 dollars, 10cents… Chère Cordélia, nous aurons de beauxenfants !) ou encore quelque chose de plus simple encore…le 30 mai de la même année (25 dollars, 10 pence… Chère, chère,chère Cordélia !) Et voici les notes à propos du petitportrait : « J’ai reçu, aujourd’hui, mon portrait, peintpar Cordélia. Il est frappant de ressemblance. Rien n’y manque, pasmême la marque que j’ai gardée sous le sourcil droit d’une chutemalheureuse que je fis sur l’angle d’une marche quand j’avais huitans. Je perdis alors du sang en abondance et je me rappelle ledésespoir de Cordélia qui jouait avec moi. Je suis sûr qu’enretraçant cette petite cicatrice, Cordélia s’est souvenue de cetteheure néfaste avec émotion. Chère, chère Cordélia ! »

Et c’est un mois plus tard que j’inscris lanote suivante : « Qu’arrive-t-il ? J’ai reçu unelettre de Cordélia à laquelle je ne comprends rien ! Elle meréclame mon portrait. Elle trouve cette peinture indigne. Je n’aipas bien saisi si elle estimait qu’elle fût indigne d’elle ouindigne de moi. Enfin, elle prétend que tout en me ressemblant,cela ne me ressemble pas !… Quel est cecharabia ? »

Et, toujours à propos de ce portrait que je megardai bien, du reste, de lui renvoyer parce qu’il me plaisait àmoi, beaucoup, je lis encore : « Cordélia m’écrit, que jedevrais comprendre qu’il y a autre chose à mettre dans un portraitque les lignes de la figure, par exemple le dessin del’âme et que, tant que l’on n’a pas dessiné l’âme dans unportrait, on n’a rien dessiné du tout ! »

Eh bien, non, je ne comprends pas comment ellepourrait dessiner mon âme, qui est une chose essentiellementinvisible ! Si elle veut dire par là qu’il est nécessaire demettre de la vie dans un visage, je suis de son avis et il suffitpour cela d’un certain point éclatant et bien placé dansl’œil ; mais dessiner l’âme ?… je vais luidemander des explications…

Je passe quelques autres notes, qui relatentmon étonnement, toujours à propos des lettres de Cordélia qui, dureste, se faisaient de plus en plus rares et de plus en pluscourtes. J’ai hâte d’arriver au Havre. M’y voici.

Hélas ! Cordélia ne m’attendait pas surla jetée…

En revanche, un vieux domestique de mon onclevint au-devant de moi sur le Titan, qui est un petitremorqueur faisant le service du pilotage et de la poste etj’appris que Cordélia et son père étaient partis l’avant-veille« pour un voyage pressé à l’étranger ».

Bien que très endurci par les sports, je nepus retenir mes larmes, car cette nouvelle était si inattendue etcoïncidait si peu avec mes désirs que j’eus le pressentiment d’unmalheur irréparable.

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