Le Commandant Delgrès

Chapitre 10Où Gaston de Foissac refuse la main de Renée de la Brunerie

Le général Gobert sortit avec son jeunecousin, et tous deux s’éloignèrent en causant.

Le digne officier était assez intrigué ;il ne comprenait rien à la singulière détermination de sonparent ; la façon surtout dont cette détermination avait étéprise, lui donnait fort à penser : il se creusait la tête pouressayer de découvrir quelles raisons cachées avaient pu la luifaire prendre si à l’improviste.

En effet, quels motifs sérieux pouvaientengager un jeune homme bien posé dans le monde, riche, indépendant,que l’expérience acquise pendant plusieurs années de voyages surl’ancien continent devait avoir depuis longtemps guéri despremières illusions de la jeunesse et surtout de l’ambition, laplus creuse de toutes les passions parce qu’elle trompe toujoursles désirs qu’elle excite ; quelles raisons assez puissantes,disons-nous, pouvaient engager un jeune homme dans cette positionexceptionnelle à renoncer à son indépendance, à abandonner ainsi,par un caprice inconcevable, la place enviée de tous qu’il occupaitdans la haute société de la colonie, où chacun l’aimait et leconsidérait, pour aller se mêler à une guerre sans merci et risquersa vie sans espoir d’un dédommagement quelconque, soit du côté del’orgueil, soit de celui de la fortune ?

Telles étaient les questions que le généralGobert s’adressait à part lui et auxquelles, bien entendu, il netrouvait aucune réponse satisfaisante, pas même celle d’un dépitamoureux ; le brave général, de même que les militaires decette époque, avait certaines théories de caserne qui n’admettaientaucun grand chagrin d’amour ; il posait en principe que,lorsqu’on était jeune, beau et riche, comme son cousin on nepouvait jamais en rencontrer de cruelles. Avait-il tort ?Avait-il raison ? C’est ce que nous ne nous permettrons pas dedécider de notre autorité privée.

Quoi qu’il en fût, malgré sa curiosité, legénéral Gobert était, avant tout, un homme du meilleur monde ;de plus, il aimait beaucoup son jeune parent, il ne voulut luiadresser aucune question indiscrète et essayer de pénétrer ainsidans des secrets qui n’étaient point les siens, préférant attendreque son cousin se décidât à lui faire de lui-même une confidencequ’il brûlait d’entendre, ce à quoi, dans sa pensée, Gaston deFoissac ne devait pas manquer un jour ou l’autre.

Après avoir pris rendez-vous pour une heureplus tard au Galion, les deux hommes se séparèrent, le généralGobert pour aller au campement du général Sériziat, et Gaston deFoissac pour rentrer chez lui.

Le jeune homme ne voulait pas s’éloigner sansfaire ses adieux à son père ; et à sa sœur, de plus, il luifallait, changer de vêtements ; et se mettre eu tenue decampagne pour l’expédition à laquelle il allait assister.

Au moment où il rentrait chez lui, Gastonrencontra sur le seuil ; même M. de la Brunerieprenant congé de M. de Foissac qui le reconduisait tout,en causant.

– Eh ! mais, s’écriaM. de Foissac, voici justement mon fils, il ne pouvaitarriver plus à propos ; rentrez, mon cousin, nousallons ; tout terminer, séance tenante.

– Oui, cela vaudra mieux, répondit gaiementM. de la Brunerie.

Et il rentra.

Gaston pénétra à sa suite dans le salon.

Le jeune homme avait le pressentiment de cequi allait se passer ; cependant il ne laissa rienparaître ; sa résolution, était irrévocablement prise ;intérieurement il préférait en finir tout de suite ; il étaitdonc préparé aux questions qui, sans doute, lui seraient adresséeset il se proposait d’y répondre de manière à ne plus laisser auxvieillards la moindre illusion sur le projet dont ils caressaientdepuis si longtemps l’exécution.

Les trois hommes prirent des sièges.

Ce fut M. de Foissac qui, en saqualité de maître de la maison, entama l’entretien.

– Je ne t’attendais ; pas aussipromptement, dit-il à son fils, avec un sourire significatif.

– Pourquoi donc cela, mon père réponditdoucement le jeune homme.

– Parce que, si je ne me trompe tu étais alléfaire une visite à ta cousine Renée.

– En effet, mon père, j’ai eu l’honneur devoir pendant quelques instants ma cousine.

– Votre conversation n’a pas été longue,d’après ce que tu me laisses supposer.

– Pardonnez-moi, mon père ; nous avons,au contraire, beaucoup causé ; j’ai même rencontré, dans lesalon de ma cousine, le général Richepance, qui désirait, je crois,demander certains renseignements à M. de la Brunerie, etavec lequel je me suis entretenu assez longtemps.

– Savez-vous ce que désirait me demander legénéral Richepance, mon cher Gaston ? demanda le planteur.

– Je l’ignore, mon cousin ; ne vousvoyant pas revenir, le général s’est retiré et je n’ai pas tardé àsuivre son exemple ; mais je vous demande la permission devous laisser, mon père, j’ai quelques préparatifs à faire…

– Des préparatifs ! et lesquels ?Vas-tu donc quitter la Basse-Terre ? demandaM. de Foissac avec surprise.

– C’est, en effet, ce que je me propose defaire ? mon père ; j’ai même pris rendez-vous à ce sujetavec le général Gobert.

– Veux-tu me faire le plaisir de m’expliquerce que tout cela signifie ?

– Parfaitement, mon père. La plupart desjeunes gens de l’île, ainsi que vous le savez, se sont joints àl’expédition française ; parmi eux on compte des membres desfamilles les plus riches et les plus influentes ; certainsreproches indirects m’ont été, à plusieurs reprises, adressés surmon indifférence et mon inaction ; alors…

– Alors ? demandèrent les deux planteursavec un vif mouvement de curiosité ou plutôt d’intérêt.

– L’occasion s’est aujourd’hui présentée à moide sortir de cette inaction qui me pèse, je l’avoue, et de donnerun éclatant démenti à ceux qui m’adressaient des reproches, et jeme suis empressé de la saisir.

– De sorte que ?… ditM. de Foissac avec une colère contenue en regardantfixement son fils.

– De sorte que j’ai prié le général Richepancede vouloir bien m’employer. Le général, qui daigne me porter uncertain intérêt, a favorablement accueilli ma demande, et, sur maprière, il m’a séance tenante, attaché en qualité d’officierd’ordonnance à l’état-major de notre cousin le général Gobert, queje dois, dans une demi-heure, rejoindre au Galion, où j’ai l’ordrede me rendre ; la division dont j’ai l’honneur de faire partiedevant immédiatement marcher sur les Trois-Rivières et aller de làà la Grande-Terre.

– Ah ! ainsi, tu pars tout desuite ?

– Dans un instant, oui, mon père ; voilàpourquoi je…

M. de Foissac ne le laissa pasachever.

– Dis-moi, Gaston, fit-il en le regardant bienen face, est-ce que tu es fou ?

– Je ne crois pas, mon père, répondit le jeunehomme en souriant.

– Je t’assure que tu te trompes, monami ; demande à ton cousin. N’est-ce pas, laBrunerie ?

– Le fait est que je ne comprends rien à cetteétrange résolution, dit le planteur avec bonhomie.

– Bah ! quelque querelled’amoureux ! fit M. de Foissac en haussant lesépaules.

– À mon tour, je ne vous comprends pas, monpère dit Gaston un peu sèchement.

– Allons donc ! ne fais pas l’ignorant.Sans doute ta fiancée ne t’aura, pas reçu, aussi bien que tul’espérais, indeliræ ! tu es sorti de son salon et tuas fait un coup de tête.

– Ce doit être cela, appuya en souriantM. de la Brunerie.

– Excusez-moi, mon père, si j’insiste et si jevous répète que je ne comprends pas ; je n’ai vu aujourd’huique ma cousine.

– Eh bien ! ta cousine Renée n’est-ellepas ta fiancée ? s’écria son père.

– Et depuis, assez longtemps, Dieumerci ! Cela date de dix-sept ans, et cela est si vrai, moncher Gaston, que ma visite d’aujourd’hui à votre père n’a pasd’autre but que celui de fixer définitivement l’époque de votremariage.

– Oui, et puisque te voilà, mon ami, nousallons en finir tout de suite avec cette affaire, qui dure depuissi longtemps.

– Permettez, mon père, vous me prenez àl’improviste ; je vous avoue que je n’y suis plus du tout.

– Voyez un peu le beau malheur ! cegarçon auquel on a tout simplement réservé la plus charmante jeunefille de toute la colonie ! Et monsieur s’avise, Dieu mepardonne, de faire le difficile.

– Ma cousine est un ange, mon père, heureuxl’homme qui aura le bonheur de l’épouser.

– Ce bonheur, il ne tient qu’à toi de l’avoirquand il te plaira, mon ami.

– Il me semble que depuis longtemps vous devezle savoir, mon cher Gaston ? dit M. de la Bruneried’une voix railleuse.

– Je vous demande humblement pardon moncousin, mais je dois vous avouer que je n’ai jamais pris au sérieuxces projets, que je croyait oublié depuis des années déjà.

– Comment oubliés ? s’écriaM. de la Brunerie.

– Nous y tenons plus que jamais, ajoutaM. de Foissac.

– Nous avons échangé nos paroles.

– Messieurs, dit froidement Gaston, moi quisuis, je le suppose, assez intéressé dans la question, etMlle de la Brunerie qu’elle touche d’assezprès, elle aussi, je crois, nous n’avons été consultés ni l’un, nil’autre, et nous n’avons pas, que je sache, donné notre parole, quidoit cependant avoir une certaine valeur dans cette affaire.

– Qu’est-ce à dire ? s’écriaM. de Foissac avec colère.

– Permettez-moi, je vous prie, mon père, deposer nettement et clairement la situation…

– Comment vous osez !…

– Laissez parler votre fils, mon ami,dit M. de la Brunerie, dont les sourcilss’étaient froncés ; il doit y avoir au fond de tout celacertaines choses que nous ignorons et qu’il nous importe deconnaître.

– Il n’y a, qu’une seule chose mon cousin,reprit le jeune homme avec un accent glacial, vous et mon père vousavez formé le projet de me marier avec ma cousine il y a quinze ouseize ans, je crois, ce projet m’a été communiqué par mon pèreavant que j’atteignisse ma majorité ; depuis, je n’en ais plusentendu parler une seule fois ; les années se sont écoulées,l’enfant est devenu homme ; j’ai quitté la colonie pendantassez longtemps ; de son côté, ma cousine est allée en Franceterminer son éducation ; depuis que je suis de retour à laGuadeloupe, il y a à peine quinze jours de cela, je n’ai eul’honneur de voir ma cousine que trois ou quatre fois, toujoursdans les conditions de froideur et d’étiquette qui existent entreparents éloignés, et non avec ce laisser-aller et cette aisanceaffectueuse de deux fiancés qui s’aiment et désirent s’unir l’un àl’autre ; jamais une allusion n’a été faite entre nous à unmariage, je ne dirai pas prochain, mais seulement possible.

– Que signifie tout ce verbiage ! s’écriaM. de Foissac avec impatience.

– Beaucoup plus que vous ne le supposez, monpère. J’ignore si Mlle de la Brunerie daignem’honorer d’une attention particulière, puisque jamais je ne mesuis hasardé à lui faire la cour ; de mon côté, je l’avoue àma honte, tout en m’inclinant avec une admiration profonde devantla suprême beauté de ma cousine, tout en reconnaissant l’excellencede son cœur et la supériorité de son intelligence et éprouvant pourelle une sincère affection et un dévouement à toute épreuve, cesinnombrables qualités réunies en elle m’effrayent ; j’ai peur,malgré moi, de cette incontestable supériorité qu’elle a sur toutesses compagnes ; je me reconnais trop au-dessous à elle soustous les rapports pour oser lever les yeux et prétendre à samain.

– Au diable ! tu divagues ! s’écrial’irascible M. de Foissac.

– Non pas, mon père, je suis vrai. Une unionentre ma cousine et moi, qui comblerait tous mes vœux si je mesentais digne d’aspirer à tant de perfections, au lieu de me rendreheureux, ferait le malheur de deux êtres qui ne sont pas nés l’unpour l’autre, et entre lesquels il existe une trop grandeincompatibilité, je ne dirai pas d’humeur, mais de caractère,presque d’intelligence. Dans toute alliance il doit y avoir égalitéde force ; dans la question du mariage, cette force, pour quel’union soit heureuse, doit être du côté de l’homme, sinon la vieen commun n’est plus qu’une torture morale de chaque jour, dechaque heure, de chaque seconde ; en un mot, et pour merésumer, je ne veux pas infliger à ma cousine le supplice dem’avoir pour époux ; je suis fermement résolu, si jamais je memarie, ce qui n’est pas probable, à n’épouser qu’une femme que jepourrai aimer sans craindre d’être écrasé par sa supériorité.Pardonnez-moi donc, mon père ; appelez cette résolution unefolie, dites qu’elle ne provient que de mon orgueil, de ma vanité,c’est possible ; mais mon parti est pris, et je n’en changeraipoint ; j’ai près de trente ans, et dans une question où ils’agit du bonheur de toute une vie, je crois être le seul juge,parce que je suis le seul intéressé.

– Ainsi, tu es bien décidé à résister à tonpère et à ne pas épouser ta cousine ? Tu refuses de remplirl’engagement que ton cousin et moi nous avons pris en ton nom et encelui de Renée ? dit M. de Foissac d’une voix que lacolère faisait trembler et rendait presque indistincte.

– À mon grand regret, oui, mon père, réponditfroidement et nettement Gaston, parce que, non seulement je mereconnais indigne d’être le mari de la femme charmante que, par unsentiment de bonté que j’apprécie comme je le dois, vous et moncousin, vous m’avez depuis si longtemps destiné, mais encore, parceque en faisant mon malheur, ce qui serait peu important, jecraindrais de causer celui de la douce et ravissante créature àlaquelle vous prétendez m’unir à jamais.

– Voilà certes, des sentiments qui sont fortet beaux, dit M. de la Brunerie d’une voixincisive ; un tel dévouement est véritablementadmirable ; il dénote chez vous mon cher cousin, une grandeélévation de cœur et une générosité incomparable ;malheureusement, permettez moi de vous le dire, je suis un peusceptique en faite de beaux, sentiments ; comme tous lesvieillards que l’expérience a rendus soupçonneux, je crains quetout ce bel étalage de générosité et de dévouement ne cache desmotifs que vous ne voulez pas nous faire connaître et ne soit, enréalité, qu’une comédie ; froidement préparée, étudiéeàl’avance, et dont, je dois vous rendre cette justice, vous vousacquittez à merveille ; il est un peu tard, vous enconviendrez, mon cher cousin, pour répondre par un refuspéremptoire à des engagements dont la date ; remonte à près devingt ans, et, dont vous avez sanctionné la validité, sinon par vosparoles, du moins par un silence qu’il vous était cependant si vousl’aviez voulu, bien facile de rompre.

– Je l’aurais fait, mon cousin, si j’avais pusupposer une seconde que cet engagement, dont on m’avait à peinedit quelques mots alors que j’avais tout au plus dix-huit ans, quepar conséquent j’étais un enfant, eût été sérieux ;aujourd’hui, pour la première fois depuis cette époque, onme parle de ce mariage ; je réponds ce que j’aurais réponduplus tôt si vous aviez jugé convenable de m’interroger ; cen’était pas à moi, mais à vous, il me semble, de me rappeler cetteaffaire.

– Ah ! certes, vous êtes un excellentavocat, mon cher Gaston ; vous avez plaidé une mauvaise causeavec un admirable talent ; malheureusement, malgré vos habilesréticences, j’ai parfaitement compris d’où vient le coup que vousvoulez me porter, répondit M. de la Brunerie, toujoursrailleur. Pourquoi ne pas être franc avec votre père et avec moi,et vous obstiner ainsi à vouloir nous cacher la vérité ?

– Je vous répète, monsieur, que je necomprends rien absolument à vos allusions ; libre à vous, dureste, puisque vous refusez de croire à ma sincérité, libre à vousd’interpréter mes paroles comme cela vous plaira ; la véritéest une et vous me connaissez assez, je l’espère, mon cousin, poursavoir que jamais le mensonge n’a souillé mes lèvres.

– Aussi n’est-ce pas de mensonge que je vousaccuse, mon cher Gaston.

– De quoi, donc, alors, mon cousin ?

– Mon Dieu ! reprit M. de laBrunerie avec amertume, tout simplement des restrictionsmentales ; cela était, si je ne me trompe, fort bien porté audernier siècle, ajouta-t-il avec une mordante ironie.

– Mon cousin, il me semble… murmura Gaston enrougissant jusqu’aux yeux.

– Eh quoi ! s’écriaM. de Foissac d’un ton raillerie, allez-vous vous fâchermaintenant ? Que signifie ce visage irrité, lorsque c’est vousqui avez tous les torts.

– Moi ! mon père…

– Oui, certes, vous, monsieur. Comment,pendant une heure, vous insultez froidement, vous traitez avec leplus profond mépris une jeune fille, votre parente, digne de tousles hommages, avec laquelle vous avez été élevé, qui aux yeux detoute la colonie doit être votre épouse, vous refusez sa main depropos délibéré, sans motifs, je ne dirai pas graves, maisseulement spécieux, et vous prenez le rôle de l’offensé !Cela, convenez-en, est de la dernière bouffonnerie. Ah ! nousn’agissions pas ainsi, nous autres gentilshommes de l’ancienne Courou de l’ancien régime, ainsi que l’on dit aujourd’hui ; sidissolus qu’on se plût à nous supposer, monsieur, nous professionsl’adoration la plus respectueuse pour toute femme quelle qu’ellefût ; nous savions que la réputation d’une jeune fille nedoit, ni par un mot, ni par une allusion, si voilée qu’elle soit,être seulement effleurée ; que ce manteau d’hermine quil’enveloppe tout entière ne supporte aucune souillure ; nousne connaissions pas ces grandes phrases, si à la mode aujourd’hui,de convenances mutuelles, d’incompatibilité d’humeur et autresniaiseries aussi creuses et aussi vides de sens ; nous ne nousconsidérions jamais comme affranchis de la tutellepaternelle ; nous obéissions sans un murmure, sans une timideobservation, aux ordres qui nous étaient donnés par nos grandsparents, quelque fût notre âge, et le monde n’en allait pas plusmal pour cela, au contraire ; nos prétendus mariagesdeconvenance, contractés sans que souvent les époux se fussent vusplus de deux ou trois fois à la grille du parloir d’un couvent,devenaient pour la plupart des mariages d’amour, lorsque, livrés àeux-mêmes, les nouveaux mariés avaient pris le temps de seconnaître ; la morale ne souffrait aucune atteinte de cettemanière de procéder, qui était sage, puisque les fils, à leur tour,suivaient avec leurs enfants l’exemple qui, précédemment, leuravait été donné par leurs pères.

À la sortie, peut-être fort discutable, queM. de Foissac, en proie à une violente colère, avaitprononcée tout d’une haleine, Gaston sentit un frisson de douleurparcourir tout son corps ; ces injustes accusations, cesrécriminations mordantes lui causaient une indignation qu’à forcede puissance sur lui-même il parvenait à peine à ne pas laisseréclater. Bien qu’il reconnût la fausseté de ces attaques, il ensouffrait horriblement et craignait, si cette scène douloureuse seprolongeait plus longtemps, de ne pas réussir à se contenir.

Lorsque son père se tut enfin, le jeune hommese leva, s’inclina sans répondre et se dirigea vers la porte dusalon.

– Où allez-vous, monsieur ? demandaM. de Foissac avec violence.

– Je me retire, monsieur, répondit le jeunehomme d’une vois que l’émotion faisait trembler ; j’ai eul’honneur de vous dire, sans doute vous l’avez oublié, que je suisattaché à l’état-major du général Gobert ; je me rends où mondevoir m’appelle.

– Ainsi vous partez, monsieur ?

– Il le faut, mon père.

– Rien ne saurait vous obliger à demeurer à laBasse-Terre.

– Que me dites-vous donc là,monsieur ?

– Un chose fort simple, il me semble. Ainsi,vous avez bien réfléchi ?

– Oui, mon père.

– vous vous obstinez, sans raison, à vousmêler sottement à cette guerre ?

– Je vous l’ai dit, mon père, ma parole estdonnée ; mieux que personne vous savez que, dans notrefamille, l’honneur, quoi qu’il arrive, doit rester pur de toutesouillure, et qu’un Foissac n’a jamais failli à sa parole.

– C’est bien ! je ne vous retiens plus,monsieur. Allez donc là où votre prétendu devoir plutôt votrecaprice vous entraîne ; mais vous venez de me le direvous-même : un Foissac ne manque jamais à sa parole.

– Je l’ai dit, oui mon père.

– Souvenez vous alors monsieur que moi aussi,j’ai donné ma parole, et que, en l’engageant, j’ai engagé lavotre.

– Je vous ferai respectueusement observer,monsieur, que ne saurais admettre cette prétention, répondit Gastond’une voix ferme ; moiseul ai le droit de donner maparole ; vous n’avez pu vous engager que personnellement.

– Trêve de subtilité monsieur, je ne veux pasdiscuter davantage avec vous ; souvenez-vous seulement que jene faillirai pas à la parole que j’ai donnée ; je vous laisseun mois pour réfléchir.

– Ce délai est inutile, mon père, marésolution est inébranlable, quoi qu’il arrive.

– Ne m’interrompez pas, monsieur, je vousprie, s’écria M. de Foissac avec hauteur ; si dansun mois vous n’êtes pas, venu à résipiscence, si vous n’avez pasconsenti à m’obéir…

– Je ne suis plus un enfant, mon père, jeregrette que vous m’obligiez à vous le rappeler ; me parlerainsi est m’affermir dans ma résolution.

– Monsieur s’écria violemment Monsieur deFoissac, au comble de la fureur, prenez garde !

Gaston pâlit comme un suaire et fit un pas enavant, les sourcils froncés, le regard plein d’éclairs.M. de la Brunerie contint le jeune homme d’un gestesuppliant, et s’adressant à M. de Foissac :

– Arrêtez mon ami s’écria-t-il vivement ;ne poussez pas les choses à l’extrême en prononçant des paroles queplus tard vous regretteriez de vous être laissé emporter à dire, jeconnais vote fils, je l’ai presque, élevé ; c’est un grand etnoble, cœur, un homme qu’on n’effraye ni ne dompte avec desmenaces ; il réfléchira. Vous lui accordez un mois,soit ; d’ici là, sans doute, il aura compris bien des chosesque, sous la pression de votre volonté il ne sauraitadmettre : aujourd’hui.

M. de Foissac sembla réfléchirpendant quelques secondes, puis, s’adressant à son fils :

– Allez donc, monsieur, lui dit-il, vous êteslibre d’agir à votre guise ; dans un mois nous reprendrons cetentretien ; j’espère alors vous trouver plus docile.

– Mon père, répondit le jeune homme avecémotion, je vous aime par-dessus tout. Dieu m’est témoin que jemettrais mon bonheur suprême à aller au devant de vos moindresdésirs ; votre irritation contre moi, votre colère, me brisentle cœur. Me laisserez-vous donc m’éloigner de vous, marcher à lamort peut-être sans un mot affectueux, sans une de ces caressesdont, en un autre temps, vous étiez si prodigue envers moi ?Me faudra-t-il donc vous quitter sous le poids de votreirritation ?

– Marcher à la mort ! s’écria levieillard avec une subite émotion qui, tout à coup, remplaça lacolère évanouie ; que dis-tu donc là, Gaston ?

– Pardon, mon père, j’ai tort encore cettefois ; votre mécontentement me cause un trouble si grand queje ne sais même plus comment vous parler ; excusez-moi donc,je vous prie, je voulais vous dire seulement que l’expédition quise prépare sera, dit-on, très sérieuse ; nous allons avoir àforcer, dans son dernier repaire, un des plus redoutables officiersde Delgrès, un bandit sans foi ni loi, dont la résistance sera,selon toutes probabilités, désespérée, et que, pendant un combat,les balles sont aveugles… voilà tout, mon père.

M. de Foissac se leva.

– Il y a dans tout ceci, dit-il d’une voixsombre, en secouant tristement sa tête blanchie, quelque chosed’incompréhensible que je cherche vainement à m’expliquer.Écoute-moi, Gaston, nous ne t’avons rien dit, mon cousin de laBrunerie et moi ; tu ne nous as rien répondu ; considèrede même que de notre côté nous considérons cette malheureuseconversation comme si elle n’avait pas eu lieu ; dans un moisnous la reprendrons sous de meilleurs auspices, je l’espère. Est-cebien entendu entre nous ?

– Oui, mon père.

– Quant à présent, cher enfant, ne songeonsplus qu’à une chose, une seule, notre séparation.

– Provisoire, mon père, et qui ne doit, enaucune façon, vous inquiéter. J’espère, avant quatre ou cinq jours,peut-être même plus tôt, être de retour parmi vous, répondit-ilavec un sourire.

– Dieu le veuille ! mon fils, reprit levieillard toujours sombre. Tu m’as fait bien du mal tout à l’heure,Gaston ; cette parole que tu as laissé tomber à l’improviste,de tes lèvres, sans intention, je veux le croire, m’a glacé lecœur ; prends garde, enfant les douleurs les plus terribless’émoussent au frottement continuel du temps, une seule restetoujours poignante, celle d’un père dont le fils…

– Oh ! n’achevez pas, mon excellent etvénéré père ! s’écria le jeune homme avec un élan passionné.Cette parole imprudente que j’ai, sans y songer, je vous le jure,laissé échapper, je ne sais comment, de mes lèvres, je suis audésespoir de l’avoir prononcée. Est-ce donc à mon âge, mon père,ajouta-t-il avec une feinte gaieté, lorsque la vie commence àpeine, que l’avenir apparaît radieux, que tout sourit, que l’onsonge à la mort ?

– Peut-être, Gaston, repritM. de Foissac que ces protestations ne parvenaient pas àconvaincre ; tu es un esprit trop solide, un caractère tropréfléchi, pour te laisser ainsi emporter à prononcer certainesparoles. Depuis longtemps déjà, mon fils, je t’observesilencieusement, et sans que tu t’en sois aperçu, toi si gai, siinsouciant jadis, je te vois souvent triste, sombre pâle ;malgré tes efforts pour me donner le change, mon fils, tu souffres.Gaston, n’essaye pas de me tromper, ce serait inutile ; tuportes en toi une douleur que tu t’obstines à cacher à tous, mais,que tu n’as pu dissimuler aux yeux clairvoyants de ton père. Prendsgarde, enfant, la douleur dont seul on porte le poids estdouble ; elle est mauvaise conseillère ; malheur à celuiqui n’a pas la fore et le courage de lutter bravement contre, elleincessamment, et de la dompter : Cette douleur que je neconnais pas, dont, je ne veux pas même te demander la confidence,elle m’effraye.

– Allons donc, mon bon père, s’écria le jeunehomme avec un rire forcé, à vous entendre on supposerait, Dieu mepardonne, que je suis ; attaqué du spleen, comme ; nosvoisins les Anglais, que je vois tout en noir et que je rêve lesuicide ! Pourquoi, je vous le demande, mon père, serais-jeaussi malheureux que vous vous le figurez ? je n’ai rien dansma vie passée ; qui me puisse attrister ; tout m’aconstamment souri allons, rassurez-vous mon père, ajouta-t-ilsérieusement, de quelque façon et n’importe à quelle époque la mortme donne son sinistre embrassement, ce ne sera jamais par le faitde ma volonté ; j’ai trop et de trop bonnes raisons pour tenirà l’existence ; jamais, je vous le jure, je n’attenterai à mavie…

– Tu me donnes ta parole ?

– Certes, mon père, je vous la donne, loyaleet sincère, je vous le répète. Mais, au nom du ciel, je vous ensupplie, ne prenez pas ainsi au sérieux quelques mots enl’air ; jamais ; je n’ai autant tenu à la vie qu’en cemoment.

– Soit, je veux te croire, je te crois.Embrasse-moi, Gaston, embrasse ton cousin, et va, enfant ; quema bénédiction te suive. Fais ton devoir, agis en véritableFoissac. Je ne désapprouve pas ta résolution ; il est bon deprouver que notre vieux sang de gentilhomme n’a pas dégénéré et quenous sommes les dignes fils des héros de Taillebourg et deBouvines !

Il ouvrit alors ses bras au jeune homme, quis’y précipita.

Le père et le fils demeurèrent un instantétroitement embrassés.

– Pars, maintenant, repritM. de Foissac, et souviens-toi que rien n’a étédit ; tout est remis en question dans un mois, pas auparavant,nous causerons.

– Je vous remercie, mon père ; au revoir,et vous aussi, mon cousin. D’ailleurs, je vous répète qu’avantquatre jours probablement, j’espère être de retour près devous.

– Je l’espère, moi aussi, et je prie Dieu quecela soit, répondit M. de Foissac.

Le jeune homme prit alors congé et seretira.

Les deux vieillards le suivirent tristementdes yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur lui.

– Il y a quelque chose de fatal dans toutecette affaire, murmura M. de Foissac, en laissantdouloureusement pencher sa tête sur la poitrine.

– Je le ferai surveiller de près, mon ami,répondit M. de la Brunerie, non moins ému que sonparent ; soyez certain que bientôt nous saurons à quoi nous entenir.

Et après avoir affectueusement serré la mainde M. de Foissac, le planteur regagna tristement samaison, où il arriva quelques instants plus tard.

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