Le Commandant Delgrès

Chapitre 17L’assaut d’Anglemont.

Les choses se passèrent ainsi qu’elles avaientété réglées et convenues à l’avance.

Le général Richepance, sans leur en faireconnaître le motif, réunit le soir même ses principaux officiers àsa table ; vers la fin du dîner, lorsque le dessert eut faitson apparition, le général Gobert se leva, un verre de champagne àla main, et déclara qu’en sa qualité de cousin deM. de la Brunerie et chargé par lui de le faire, ilannonçait officiellement le mariage deMlle de la Brunerie, sa cousine, avec legénéral de division Antoine Richepance, commandant en chef del’armée française à la Guadeloupe, et qu’il buvait à la santé desfiancés et à leur prochain bonheur !

Puis, après avoir salué les deux fiancés, legénéral Gobert vida son verre, rubis sur l’ongle.

C’est ainsi que fut solennellement annoncée àl’armée française, l’union de la jeune fille avec celui qu’elleaimait.

Cette nouvelle fut accueillie avec les marquesde la joie la plus vive, par tous les officiers français, quis’associèrent de grand cœur au bonheur de leur général, pour lequelils professaient une affection profonde.

Les santés se succédèrent alors avec unerapidité extrême, et les souhaits les plus chaleureux furent faitspour le bonheur des futurs époux.

Les soldats eurent aussi, comme de raison,leur part de la joie de leurs chefs, par une distribution qui leurfut faite de vin et de liqueurs.

Certes, nul n’aurait supposé, en entendant lesvivats et les chants joyeux qui s’élevaient sans interruption ducamp français, que le lendemain, au lever du soleil, ces bravesgens livreraient une bataille terrible, acharnée, décisive, contrel’ennemi, dont ils n’étaient séparés que par deux lieues àpeine.

Un feu d’artifice improvisé, suivi d’un bal,qui dura pendant la nuit tout entière, portèrent au comble la joiedes soldats.

Le général Richepance, oubliant pour un momentles lourds soucis du commandement, dansa avec sa fiancée ; lecommandant de Chatenoy lui fit vis-à-vis avec la sienne ; lesautres officiers ou soldats s’arrangèrent comme ils purent, car lesdanseuses manquaient, mais aucune ombre ne vint obscurcir lesplaisirs de cette joyeuse nuit trop rapidement écoulée pourbeaucoup des assistants, dont, hélas ! le lendemain devaitêtre le dernier jour.

Ainsi que nous l’avons dit, le généralRichepance avait, le matin, pendant le déjeuner, confié une missionassez importante à M. Gaston de Foissac, mission dont le jeunehomme sétait acquitté avec une adresse et uneintelligence remarquables ; le général en chef, dont ladélicatesse naturelle l’engageait à ne pas faire parade de sonbonheur, aux yeux du malheureux jeune homme qui avait fait sinoblement le sacrifice de son amour ; s’était lui-mêmetransporté aux avant-postes, en compagnie du Chasseur de rats.

Le vieux batteur d’estrade, auquel le succèsde son intervention auprès de M. de la Brunerie semblaitavoir rendu toute l’ardeur de la jeunesse, avait eu une longueconversation avec le général en chef ; conversation danslaquelle il lui avait offert de diriger pendant la nuit une colonneà travers les mornes, de tourner l’habitation d’Anglemont, laprincipale forteresse et le quartier général des rebelles,d’occuper les hauteurs qui dominent cette habitation, et de couperainsi aux noirs toute retraite à travers les bois.

L’expédition était périlleuse, la tentativepresque désespérée ; les noirs s’étaient retranchés d’unemanière formidable dans l’aire d’aigle qu’ils avaientchoisie ; ils avaient surtout établi dans les mornes desdétachements communiquant et se soutenant tous les uns les autres,et dont la mission principale consistait surtout à maintenir à toutprix les communications ouvertes avec les bois.

Cétait dans le maintien de cescommunications, que reposait le dernier espoir des révoltés.

Il était donc de la plus haute importanced’anéantir au plus vite cet espoir des rebelles, et de leur enleverainsi tous moyens possibles de prolonger plus longtemps une guerresans issue, en les écrasant tous à la fois et d’un seul coup, dansl’habitation dAnglemont.

Le général en chef avait reconnu du premiercoup d’œil toute l’importance du plan que lui soumettait soncompagnon ; il en avait calculé toutes les chances bonnes oumauvaises, mais il ne se dissimulait pas, combien son exécutionprésentait de difficultés presque insurmontables.

Les troupes choisies pour tenter cet audacieuxcoup de main devaient tout d’abord être considérées comme à peuprès sacrifiées ; cependant, si, contre toutes apparences,elles réussissaient à opérer leur mouvement tournant et à s’établirsolidement sur les hauteurs dominant l’habitation d’Anglemont, lavictoire était assurée ; les rebelles contraints à mettre basles armes.

Après avoir longtemps pesé dans son esprit lesavantages pour ou contre de cette entreprise, le général en chef serésolut enfin à l’exécuter.

En conséquence, ainsi que nous l’avons dit, ilse rendit aux avant-postes, où M. Gaston de Foissac se tenaitainsi qu’il en avait reçu l’ordre de le faire aussitôt que lamission qu’il avait reçue serait exécutée.

Le général salua cordialement le jeune homme,et après l’avoir conduit un peu à l’écart, certain de ne pas êtreentendu, il lui expliqua le plan qu’il avait conçu et lui offritfranchement de prendre le commandement de la colonne destinée àl’exécuter.

Le jeune homme tressaillit à cetteproposition ; un pâle sourire éclaira son mâle et beauvisage.

– Je vous remercie sincèrement, mon général,dit-il avec émotion ; j’accepte de grand cœur la missionimportante que vous daignez me confier ; je comprends tout cequ’elle a de sérieux. Comme vous, mon général, j’ai calculé toutesles chances de succès ; je vous donne ma parole d’honneur queje réussirai ou que je mourrai !

– Ne parlons pas de mort, mon cher monsieur deFoissac, lui répondit affectueusement le général ; à notre âgel’avenir se présente sous de trop riantes couleurs, pour que nousnous laissions envahir par ces tristes pensées ; parlons degloire et de bonheur.

– Le bonheur ! la gloire ! douxrêves, qui font accomplir de grandes choses, général, dit Gastonavec mélancolie ; mais, hélas ! ce ne sont que des plumesau vent ! Mieux que moi, général, vous avez été à mêmed’apprécier le néant de toutes les joies humaines ; prismetrompeur qui ne luit un instant à nos yeux, que pour s’évanouirpour toujours. Mais laissons cela ; à quoi bon nousattrister ? J’ai compris, général, tout ce qu’il y a dedélicat et de réellement affectueux dans la démarche que vousfaites en ce moment. Encore une fois, je vous remercie.

– Que voulez-vous dire ? Je ne vouscomprends pas, mon cher monsieur de Foissac.

– Peut-être, mon général ; mais vous lesavez, le cœur a des pressentiments qui ne le trompent pas ;je ne sais rien, mais je devine ; je sens,japprécie, et voilà pourquoi du fond de l’âme je vousrépète : Merci, général.

– Gaston, mon ami, ne me parlez pas ainsi,vous m’inquiétez véritablement, lui dit Richepance avectristesse.

– Pourquoi donc cela, général ? Parceque, comprenant tout ce qu’il y a de noble et de généreux en vous,je laisse franchement déborder mon cœur. Oh ! vous ne merendriez pas justice, général ; que suis-je en ce moment,sinon le gladiateur saluant l’empereur dans le cirque ?

Et lui prenant chaleureusement lamain :

– Oui, général, ajouta-t-il avec une émotioncontenue, c’est avec joie que je vous dis : Salut,César ! celui qui va mourir te salue !

– Encore ce mot, mon ami ? lui dit legénéral avec reproche.

– Vous avez raison, pardonnez-moi, mongénéral, je me tais, brisons là. Revenons à notre expédition,reprit-il avec une certaine animation fébrile ; je vous priede me donner vos ordres bien exactement ; il est important queje comprenne parfaitement votre pensée, afin que je puissel’exécuter comme vous le désirez.

– Le plan général, vous le connaissez, monami ; je suis convaincu que déjà, avec votre hauteintelligence, vous avez compris toute la portée de ce coup demain ; je n’ai plus, ce qui sera bientôt fait, qu’à entreravec vous dans quelques questions de détail dont l’intérêt nesaurait être naturellement que très secondaire ; mais qui,froidement exécutées, assureront la réussite de votre téméraireentreprise.

– Je vous écoute, mon général.

– La pensée première de cette expédition nem’appartient pas ; elle revient tout entière au vieux Chasseurde rats, je dois lui rendre cette justice aussi a-t-il le droit, etil le réclame, de concourir à son exécution ; c’est pour celaque je vous le laisse pour vous servir de guide au milieu deschemins infranchissables à travers lesquels vous serez obligé depasser ; je vous donnerai cinq cents de mes grenadiers, cesont tous des hommes d’élite ; anciens soldats de Masséna pourla plupart, ils sont de longue main habitués à la guerre demontagnes et ils courraient sans trébucher sur la lèvre étroite desplus profonds précipices ; ils assistaient tous à cettemémorable bataille de Zurich où l’on combattit au-dessus desnuages ; vous pouvez donc avoir confiance en eux, pas un nerestera en route, ils vous suivront en riant dans les sentiers lesplus impraticables ; avec de tels hommes le succès estcertain.

– Aussi je n’en doute pas, mon général.

– Je le sais, mon cher Foissac. Vous quitterezle camp aussitôt après le coucher du soleil, votre détachement seraici dans deux heures ; vous marcherez toute la nuit sans vousarrêter, afin d’atteindre le poste que vous devez occuper une heureenviron avant le lever du soleil, de manière à ce que vous puissiezsolidement vous établir dans votre position ; une fusée partiedu camp vous instruira des mouvements de l’armée, afin que vouspuissiez combiner vos manœuvres de sorte qu’elles coïncident avecles nôtres. Je calcule qu’en partant à cinq heures du matin, commeje n’ai à exécuter qu’une marche en avant de front, malgré lesdifficultés que je pourrai rencontrer sur ma route, je serai enmesure d’attaquer vers dix heures les positions des rebelles ;c’est donc à dix heures précises que vous vous démasquerez, quevous engagerez le feu avec l’ennemi et que vous le rejetterez surmes baïonnettes ; jusque-là tenez-vous coi ; il faut queles noirs ignorent votre présence, que vous tombiez tout à coup sureux comme la foudre, sans leur laisser le temps de sereconnaître ; là est le succès de la bataille. Pendant votremarche de nuit, je n’ai pas besoin d’ajouter que vous devez surtoutéviter tout engagement avec les postes ennemis, les tourner sansvous occuper de les laisser derrière vous ; je me charge deles empêcher de se disséminer dans les mornes. Est-ce bien entenducomme cela ? Est-il besoin d’ajouter quelque choseencore ?

– Non, mon général ; je vous aiparfaitement compris ; vos ordres seront exécutés à lalettre.

– Je compte sur vous et je suis tranquille,mon ami ; de plus, je vous laisse le vieux Chasseur ; nulmieux que lui ne connaît les montagnes de ce pays ;laissez-vous conduire par lui ; il vous fera passer à traversles ennemis sans qu’ils vous aperçoivent ou soupçonnent seulementvotre présence, je vous le certifie.

– Ce ne sera pas difficile, dit le Chasseur ensouriant. Je réponds que, si fins que soient ces démons de nègres,ils ne nous verront pas ; nous franchirons leurs lignes sansque seulement ils s’en doutent.

– D’ailleurs, reprit le général, l’emplacementmême qu’ils ont choisi pour s’y retrancher éloigne toutesupposition pour eux d’une attaque sur leurs derrières ; ilsne peuvent admettre que les Français les assaillent du haut desmornes et se cachent dans les nuages pour les surprendre ;c’est donc surtout une affaire de ruse et de sang-froid.

– Ainsi, général, dans deux heures, vousm’expédierez mon détachement ?

– Oui, mon ami.

– Me permettez – vous une observation, mongénéral ?

– Sans doute.

– Il me semble que, peut-être, il seraitpréférable que ces troupes ne se missent en marche pour merejoindre ici qu’après le coucher du soleil ; l’ennemi dominele camp rien de ce qui s’y passe n’échappe à ses regards ; lavue d’une troupe aussi nombreuse se dirigeant vers les avant-postessur la fin de la journée, peut éveiller ses soupçons et lui fairecraindre un mouvement offensif, chose que nous devons éviter pardessus tout.

– Vous avez, pardieu ! raison, mon ami,et sans vous nous allions commettre une grave maladresse.

– Je puis, si vous le permettez, général,aller tout de suite me mettre à la tête des troupes.

– Non, c’est inutile, s’écria vivementRichepance, je préfère que vous les attendiez ici ; il n’y aaucune nécessité à ce que vous rentriez au camp que vous devrezquitter immédiatement.

– Soit, général, j’attendrai donc ici, ditM. de Foissac avec un sourire mélancolique.

Le général toussa deux ou trois fois avecembarras, et se levant du tertre de gazon sur lequel il s’étaitassis :

– Maintenant je vous quitte, mon cherGaston ; nous nous reverrons après la bataille, dit-ilgaiement. À demain, et bonne chance !

– Votre main, général.

– Non, mon ami, embrassons-nous, je préfèrecela.

– Oh ! de grand cœur, général.

Après s’être tenus un moment pressés sur lapoitrine l’un de l’autre, ils se serrèrent chaleureusement la main,puis le général fit un signe ; une ordonnance lui amena soncheval, il se mit en selle.

– Allons, au revoir, Gaston, dit-il àM. de Foissac en lui tendant une dernière fois lamain.

– Adieu, mon général, répondit le jeune hommeavec intention.

Puis il recula de deux ou trois pas et ilsalua le général en chef.

Richepance fit un geste de douleur, etenfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il partit augalop dans la direction du camp, en murmurant avectristesse :

– Il a tout compris, tout deviné ; pauvregarçon ! Il veut mourir ; oh ! je l’espère, Dieu nele permettra pas, ce serait trop affreux !

Le 8 prairial, à cinq heures du matin, lestroupes françaises levèrent leur camp à petit bruit, sans tamboursni trompettes, afin de ne pas donner l’éveil à l’ennemi quiprobablement était aux aguets.

Le plan du général en chef était simple etmûrement réfléchi, quoique d’une témérité extrême.

Il faisait nuit encore, l’obscurité étaitprofonde, les soldats marchaient dans le plus complet silence.

Le deuxième bataillon du 66e,commandé par le chef de demi-brigade Cambriel et le capitaineLaporte, aide de camp du général en chef, partit de Legretet, par des chemins qu’il se traça avec d’énormes difficultés aumilieu d’horribles précipices, il franchit les mornesHouel etColin et atteignit enfin l’habitationLasalle.

Là eut lieu un combat acharné ; l’ennemisurpris à l’improviste, se rallia bravement sous le feu même destroupes françaises, et opposa une résistance vigoureuse ; maisenfin il fut contraint de reculer ; puis mis en déroute,chassé de la position qu’il occupait ; le commandant Cambrielarriva en poursuivant les noirs, la baïonnette dans les reins,jusqu’au Presbytère, où il s’établit solidement.

En même temps que ce mouvement s’exécutait, letroisième bataillon du 66e s’élançait sur les pentesabruptes du morne Louis, qu’il gravissait au pas decourse.

Bientôt ce bataillon rencontra lesavant-postes ennemis, contre lesquels il se rua à la baïonnette, etqu’il mit presque aussitôt en déroute.

Ce premier succès obtenu, sans même reprendrehaleine, les soldats s’élancèrent avec une ardeur indicible àl’assaut du morne Fifi-Macieux,défendu par une forteredoute garnie d’artillerie.

Le choc fut terrible ; les noirscombattaient avec l’intrépidité de gens résolus à mourir ; lesboulets labouraient sans interruption les rangs des soldats etcausaient des pertes énormes parmi eux ; les grenadiers,s’encourageant les uns les autres, s’élancèrent contre cesretranchements qu’ils couronnèrent.

Il y eut alors une mêlée affreuse, corps àcorps ; nul ne demandait merci, nul ne l’accordait ; lesartilleurs étaient poignardés sur leurs pièces ; enfin, aprèsune lutte effroyable, qui ne dura pas moins de trois quartsd’heure, le retranchement resta au pouvoir des Français ; lesnoirs, ou du moins quelques-uns de ceux qui avaient échappé à lamort, s’enfuirent dans toutes les directions, en poussant des crisde terreur.

Ils croyaient avoir affaire à des démons.

Ce fut à cette brillante action que lecommandant Lacroix fut atteint d’un biscaïen ; le général enchef envoya aussitôt le commandant de Chatenoy pour leremplacer ; mais ce brave officier ne voulut pas, malgré sablessure, quitter son bataillon que sa présence électrisait ;il lança ses troupes en avant, traversa la rivière des Pères, sousle feu de l’ennemi, et, au milieu de difficultés sans nombre, ilréussit à faire sa jonction au Presbytère avec le deuxièmebataillon, toujours poursuivant les rebelles, les refoulant devantlui et les rejetant vers leur centre, à d’Anglemont.

De son côté, Gaston de Foissac, obéissant auxordres qu’il avait reçus du général en chef, avait pris unevigoureuse offensive.

L’apparition subite des grenadiers français enhaut des mornes causa un instant de stupeur parmi les noirs ;ils comprirent instinctivement que, cette fois encore, la victoireleur échapperait.

Gaston de Foissac se mit bravement à la têtede ses troupes, et se lança à la baïonnette contre un retranchementformidable défendu par plus de six cents noirs.

Ignace était accouru en toute hâte prendre lecommandement de ce poste.

Le mulâtre avait une revanche à prendre de sesterribles défaites de la Grande-Terre ; il était résolu à nepas reculer d’un pas ; à se faire tuer sur le retranchementmême, plutôt que de subir un nouvel échec.

Bientôt les ennemis se joignirent.

Gaston de Foissac se tenait à la tête dessiens, suivi par le vieux Chasseur qui ne le quittait point.

Le brave Chasseur de rats faisait une rudebesogne, avec son long fusil de boucanier, dont chaque coupabattait un homme.

Deux fois les grenadiers français couronnèrentle retranchement, deux fois ils furent rejetés en arrière.

Leur rage était extrême d’être si longtempstenus en échec ; une troisième fois ils s’élancèrent dans leretranchement, où ils réussirent enfin à prendre pied.

Ignace semblait se multiplier ; il étaitpartout à la fois, gourmandant les uns, excitant les autres,faisant passer dans l’âme de ses compagnons l’ardeur quil’animait.

Le mulâtre accomplissait des prodiges devaleur ; il était dans son véritable élément, se jetant auplus épais de la mêlée, se délectant de carnage avec des rires detigre à la curée !

Seul il soutenait la défense, en excitantjusqu’à la frénésie le courage de ses compagnons.

Bien que les Français eussent pris pied dansle retranchement, grâce à l’énergique initiative du capitaineIgnace, le combat se maintenait cependant avec des chances presqueégales ; les grenadiers, contraints à l’immobilité, sedébattaient au milieu d’une horrible mêlée corps à corps.

Il fallait à tout prix en finir ; lesnoirs recevaient incessamment des renforts, tandis que lesFrançais, au contraire, malgré leurs efforts surhumains, sentaientleurs forces s’épuiser.

Tout à coup, Gaston de Foissac se lança commeun lion sur Ignace, et le souffleta du plat de son épée.

Le mulâtre poussa un rugissement de rage et sejeta à corps perdu sur le jeune homme.

Celui-ci l’attendait de pied ferme ; il yeut alors entre les deux ennemis un combat terrible de quelquesminutes, pendant lequel les deux adversaires accomplirent desprodiges d’adresse et de courage.

Soudain le mulâtre jeta un cri de joie et sefendit à fond sur Gaston ; mais celui-ci, froid et calme commedans une salle d’armes, le reçut bravement la pointe au corps.

Au même instant, Ignace roula sur le sol.

Le Chasseur de rats lui avait fracassé lecrâne.

– Oh ! pourquoi avez-vous faitcela ? lui dit le jeune homme avec reproche.

– Parce que cet enragé vous aurait tué !Et, ajouta-t-il avec intention, vous l’auriez laissé faire, etc’eut été un suicide !

Le jeune homme rougit ; il ne réponditpas et se lança au plus épais de la mêlée.

– Ah ! murmura-t-il à part lui, il nesera pas toujours là pour m’empêcher de mourir !… la bataillen’est pas finie encore !

Cependant la mort d’Ignace avait jeté unepanique générale parmi les défenseurs des retranchements ;sans chefs désormais, ils nessayèrent pas de prolongerplus longtemps une défense inutile ; ils abandonnèrent lesretranchements en toute hâte, les laissèrent au pouvoir desFrançais, et ils se mirent en retraite sur l’habitationd’Anglemont, poursuivis de près par les grenadiers, lancés contreeux au pas de course par Gaston de Foissac qui s’était, avec uneardeur fébrile, remis à leur tête.

Sur les autres points, le combat se maintenaitencore avec des avantages marqués, il est vrai, pour les Français,mais qui étaient loin d’être décisifs pour le résultat final de labataille.

Les troupes rencontraient des difficultés bienplus grandes encore qu’elles ne l’avaient supposé ; cependantl’élan était donné, rien n’arrêtait les soldats.

La réserve des grenadiers, commandée par lecapitaine Crabé, avait tenté une diversion très utile, en essayantd’arriver au poste de Guichard,encore au pouvoir desrebelles, par le morne Constantin ; cette tentativene réussit pas ; le but que se proposait le capitaine Crabéétait impossible à atteindre ; cet officier eut un cheval tuésous lui ; tous les soldats qui se présentèrent de ce côtéfurent tués sans même avoir pu tirer un seul coup de fusil.

Par ordre supérieur, les grenadiersreculèrent ; ils renoncèrent à une attaque dont le succèsmême, n’eût point compensé les pertes énormes quilaurait causées.

Seulement, le général en chef acquit lacertitude, que l’ennemi ne tenterait pas d’effectuer sa retraite dece côté, parce que les grenadiers étaient en mesure d’empêcher lepassage aussi vigoureusement que les rebelles l’avaient défendu dubord opposé, et avec les mêmes avantages.

De plus le général en chef, assuré que leposte de Guichard ne pourrait pas manquer d’être écrasé par lesforces imposantes des deux bataillons du 66° réunis au Presbytère,dont les hauteurs atteignaient presque le niveau de l’habitationd’Anglemont, résolut de se mettre à leur tête et de brusquerl’attaque du quartier général des rebelles.

Il était onze heures du matin.

Le général Richepance accorda aux troupes unrepos d’une demi-heure, pour manger un morceau à la hâte, et boireun coup d’eau-de-vie.

À onze heures et demie, le rappel fut battusur toute la ligne, les troupes se massèrent et, au cri de :En avant ! elles marchèrent en colonnes sur d’Anglemont.

La véritable bataille allait enfincommencer.

Il fallait, pour atteindre le dernier refugedes noirs, refuge considéré comme inexpugnable, passer deux ravinsdont les bords s’élevaient à pic à plus de cinquante pieds, gravirdes pentes abruptes, escalader des parapets garnis d’artillerie, encombattant à chaque pas des hommes qui, n’ayant plus d’autrealternative que la victoire ou la mort, déployaient pour sedéfendre une intrépidité qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer.

Depuis cinq heures du matin, les troupesfrançaises ne s’avançaient le long de ces mornes menaçants qu’enlivrant un combat à chaque pas et franchissant des obstaclesimpraticables pour toutes autres que ces troupes d’élite, etpourtant, après plus de six heures de luttes désespérées, soutenuesavec une fermeté et un entrain irrésistibles, tout restait à faireencore, puisque d’Anglemont n’était pas pris.

C’est que là, dans cette habitation, véritableforteresse, s’étaient concentrées toutes les forces vives del’insurrection ; là battait réellement le cœur de larévolte.

Delgrès, fier, calme, intrépide, les regardspleins d’éclairs, la bouche railleuse, se tenait debout, immobile,menaçant, l’épée à la main, sur le faîte des retranchements,écoutant les bruits qui montaient du fond des savanes, couraient lelong des pentes et, répercutés par les échos, arrivaient enfinjusqu’à lui, comme les roulements sinistres d’un tonnerrelointain.

Pendant que le général en chef attaquait defront l’habitation d’Anglemont, Gaston de Foissac s’élançait de soncôté à la tête de ses grenadiers.

Les noirs étaient enveloppés de tous les côtésà la fois.

Il leur fallait vaincre ou mourir.

Ils attendaient, froids, résolus, impatientsde commencer cette lutte suprême.

Les colonnes d’attaque s’avançaient fièrement,l’arme au bras, au pas ordinaire, contre les retranchements.

Pendant plus d’un quart dheure, unsiècle dans un pareil moment, elles bravèrent une pluie de balleset de mitraille, sans pouvoir ou plutôt, sans daigner yrépondre.

Rien ne les arrêtait ; elles serraientles rangs, c’était tout.

Elles atteignirent ainsi le pied desretranchements.

Sur un mot du général Richepance, souriant aumilieu de la mitraille qui semblait lui former une auréole, lessoldats électrisés s’élancèrent au pas de course aux cris millefois répétés de : Vive la République !… En avant !En avant ! »

En quelques secondes les retranchements furentenvahis et les soldats bondirent comme des tigres au milieu desnoirs.

Mais ceux-ci se ruèrent sur eux, lesrejetèrent en dehors et les poignardèrent à coups de baïonnette.Les Français, refoulés, revinrent à l’assaut avec des rugissementsde rage.

Il y eut alors une mêlée affreuse, uneboucherie épouvantable.

Aucun des noirs ne reculait ; tousvoulaient mourir !

Ils se prenaient corps à corps avec lessoldats, les étreignaient comme des serpents, les déchirant avecles ongles et les dents en poussant des cris d’hyène.

La masse des combattants vacillait surelle-même, comme fouettée par un vent de mort, sans reculer, sansse disjoindre.

Ceux qui tombaient, étaient aussitôt remplacéspar dautres plus furieux, plus acharnésencore !

Les blessés eux-mêmes, foulés aux pieds et àdemi étouffés sous les pas des combattants, essayaient de sesoulever pour continuer encore cette lutte désespérée !

Le carnage était horrible, sans nom !

Tout à coup, les rebelles, décimés, à bout deforces, accablés par le nombre, firent un pas en arrière ; lavictoire leur échappait.

Les retranchements étaient pris !

Les noirs firent retraite surl’habitation.

Les Français se mirent à leur poursuite.

L’habitation d’Anglemont rayonnait, elle étaitceinte d’une triple couronne d’éclairs.

Les rebelles combattaient toujours avec uncourage héroïque.

On se battait à chaque porte, à chaquefenêtre, avec une rage indicible ; enfin l’habitation futenvahie de tous les côtés à la fois ; les noirs reculèrentsans cesser le combattre ; les Français se précipitèrent dansl’habitation avec des hurlements de joie.

– Vive la liberté ! s’écria Delgrès d’unevoix stridente qui domina le fracas du combat.

– Vive la liberté ! répétèrent les noirsen bondissant une dernière fois sur leurs ennemis.

Tout à coup une épouvantable détonation se fitentendre.

La terre trembla sous les pieds descombattants ; une immense gerbe de feu s’élança dans lesairs ; un nuage horrible formé d’une poussière sanglante, decorps humains affreusement mutilés et de débris de toutes sortes,informes et sans nom, voila pendant quelques minutes l’éclat dujour !

D’Anglemont venait de sauter !…

Delgrès avait tenu son serment.

Plutôt que de se rendre, il s’était ensevelisous les ruines de son dernier refuge !

Plus de trois cents des siens avaient sautéavec lui, mais ils n’étaient pas morts sans vengeance : prèsde quatre cents Français, parmi lesquels se trouvaient un grandnombre d’officiers et notamment Gaston de Foissac, avaient été tuéspar l’explosion !

Cette effroyable catastrophe frappa lesassistants de stupéfaction et de terreur.

Un horrible gouffre, fumant encore, s’étaitouvert là où était quelques instants auparavant l’habitationdAnglemont.

Amis et ennemis cessèrent le combat, commed’un commun accord.

D’ailleurs la bataille était terminée ;la rébellion, décapitée de ses chefs, était à jamais anéantie.

Les quelques bandes peu nombreuses,éparpillées dans les mornes, sous les ordres de Codou, de Palème etde Noël Corbet, les seuls chefs survivants, n’étaient plusconsidérées comme des rebelles, ni même des révoltés ;c’étaient des brigands, des nègres marrons.

Il ne fallait plus d’armée pour marcher contreeux et les vaincre, quelques soldats coloniaux suffirent à cettetriste besogne :

 

Le 20 prairial an X, c’est-à-dire douze joursaprès l’effroyable coup de tonnerre d’Anglemont, par lequel avaitété si tragiquement terminée l’insurrection des noirs de laGuadeloupe, le général Richepance épousa à la Basse-TerreMlle de la Brunerie.

Le général se hâtait d’être heureux ;peut-être avait-il le pressentiment que son bonheur n’aurait que ladurée d’un météore et que la mort horrible, qui, trois mois plustard, devait l’enlever si brusquement à ses rêves de gloire etd’avenir, étendait déjà sa main glacée sur lui.

Les deux époux rayonnaient de joie etdespoir.

Au milieu de la foule qui se pressaitcurieusement sur leur passage, se trouvaient deux de nos anciennesconnaissances : mamzelle Zénobie, la jolie mulâtresse, etmaman Suméra.

– Ah ! qu’elle est belle ! qu’elleest heureuse ! s’écriait avec admiration mamzelle Zénobie enregardant la jeune mariée.

– Eh ! eh ! ma mignonne, fit enricanant maman Suméra, les apparences sont souventtrompeuses ! Regarde, ajouta-t-elle en désignant la jeunefemme de son doigt décharné, cette belle mamzelle-là était aiméepar trois jeunes hommes beaux et riches, deux sont morts là-bas àd’Anglemont, je vois le linceul de celui-ci sur sa poitrine, ilmourra bientôt, elle le tuera aussi ; pauvre monde !

La vieille poussa tout à coup un cri dedouleur et de colère ; la crosse d’un fusil venait de tomberlourdement sur ses gros pieds.

– Hors d’ici, sorcière maudite ! s’écriale Chasseur de rats, avec un regard étincelant ; va croasserplus loin, vilain corbeau !

Maman Suméra s’enfuit en hurlant et enboitant.

Cet incident passa inaperçu ; cependantcette prédiction devait saccomplir.

Le Chasseur s’éloigna d’un air pensif enhochant tristement la tête.

Renée ignorait la mort de Gaston, elle ne laconnut jamais.

Richepance avait exigé que le général Pélagefût son premier témoin ; le Chasseur de rats fut lesecond.

Une autre union fut célébrée en même temps quecelle du général en chef de l’armée française ; le comandantde Chatenoy épousait Hélène de Foissac.

Comme tout le monde à la Guadeloupe, la jeunefille ignorait la mort de son frère ; elle le croyait partipour l’Europe, avec une mission du général Richepance.

Arrêtons-nous à ce tableau d’un bonheur sichèrement acheté.

Laissons l’avenir, trop prochain, hélas !l’envelopper de ses sombres voiles. Devant tant de joie etd’espérance, ce serait presque un crime de les soulever !

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