Le Commandant Delgrès

Chapitre 11Comment fut évacué le fort Saint-Charles et ce qui s’ensuivit

On était au 2 prairial an X.

Au prix de difficultés presque insurmontableset de fatigues inouïes, supportées avec ce courage et cette bonnehumeur intarissable qui sont le côté saillant des soldats françaisdans les circonstances critiques, le général commandant en chefavait enfin réussi à faire mettre en batterie toutes les pièces queles moyens très restreints dont il pouvait disposer lui avaientpermis d’utiliser.

Le matin du 1er prairiall’investissement du fort Saint-Charles avait été complété.

Le commandant en chef, après avoir connu, parle général Gobert, la fuite audacieuse exécutée par le capitaineIgnace, avait donné l’ordre au général Sériziat d’envoyer unrenfort de 400 hommes pour empêcher que pareil fait pût serenouveler.

Enfin, le 1er prairial, tout étantprêt, au lever du soleil, sur l’ordre du général Richepance, lesbatteries avaient été brusquement démasquées, et le bombardementavait commencé sur toute la ligne avec une extrême violence.

Les noirs répondirent bravement.

Cette effroyable canonnade continua sansinterruption pendant toute la journée du 1er.

Le 2 prairial au matin, le feu desinsurgés commença à se ralentir, tandis qu’au contraire celui del’armée républicaine semblait encore redoubler d’intensité etprenait des proportions réellement effrayantes.

Le général Richepance, malgré la fermecontenance et le courage des révoltés, comprit que l’heure suprêmene tarderait pas à sonner pour eux. Il donna alors au généralSériziat l’ordre de faire franchir le Galion à une partie de sadivision et de lui faire descendre cette rivière jusqu’à la mer,pour achever complètement la circonvallation du fort Saint-Charles,que la grande difficulté des communications et, plus que tout, lepetit nombre de soldats composant l’armée de siège avaient empêchéde terminer plus tôt entièrement.

Ce mouvement fut exécuté par la divisionSériziat avec une grande vigueur et une précision réellementmathématique.

Mais, depuis le commencement du bombardement,c’est-à-dire près de trente heures, l’artillerie avait fait uneconsommation énorme de munitions ; la poudre allaitmanquer ; les chemins étaient si mauvais et les moyens detransport tellement insuffisants, que les munitions n’arrivaientqu’en très petite quantité de la Basse-Terre ; force fut alorsau général Richepance de faire ralentir le tir pendant quelquesheures en ne tirant que huit coups par pièce, par heure ; maisil ordonna, en même temps de rectifier le tir, afin que chaque coupportât juste.

Vers six heures du soir toutes les pièces dufort étaient démontées ou enterrées sous les débris desmurailles ; les bombes et les boulets de l’armée françaisefouillaient l’intérieur de la place comme à la cible et allaientchercher les malheureux noirs dans tous les coins, sans qui leurfût possible de se mettre à l’abri des projectiles.

Le bombardement définitif devait recommencer àneuf heures du soir et être immédiatement suivi de l’assaut. Lestroupes étaient pleines d’enthousiasme et demandaient à grands crisà s’élancer à la baïonnette sur la brèche, dont la largeur étaiteffrayante pour les noirs chargés de la défendre.

Or, ainsi que nous l’avons dit au commencementde ce chapitre, c’était le 2 prairial, le soir ; sept heuressonnaient lentement au beffroi du fort Saint-Charles.

Chaque vibration du timbre semblait avoir unécho douloureux dans le cœur d’un homme qui se promenait d’un passaccadé dans un étroit cabinet où déjà deux fois nous avonsintroduit le lecteur.

Cet homme, dont les traits énergiques secontractaient malgré lui sous l’effort irrésistible d’une poignantedouleur, dont le visage avait pris une teinte cendrée et dont lessourcils se fronçaient sous la pression incessante de la pensée,était le commandant Delgrès.

Le chef des noirs ne se faisait aucuneillusion sur le sort de la forteresse qu’il avait opiniâtrementdéfendue contre toute l’armée française ; il comprenait qu’uneplus longue résistance, était impossible ; la brèche étaiténorme, les fossés comblés, toutes les pièces hors de service, lesmunitions presque épuisées.

La garnison réduite de moitié, avait perdutoute énergie ; elle était prête à se mutiner, et, comme ilarrive souvent en pareil cas, imputait à son chef tous les mauxdont elle était accablée ; il était matériellement impossiblede compter plus longtemps sur des hommes que l’épouvante affolaitpresque, et qui ne se sentaient plus la force ni le courage deretourner au combat.

Le moment fatal, depuis si longtemps prévu,était enfin arrivé.

Il fallait prendre un parti décisif.

Se rendre ? Le chef des révoltés n’ysongeait pas ; il n’y aurait jamais consenti. Plutôt que desubir un tel affront, Delgrès, se serait fait sauter la cervelledevant toutes ses troupes rassemblées.

Le capitaine Palème entr’ouvrit doucement laporte.

– Eh bien ? demanda le commandantDelgrès, en s’arrêtant, ne viennent-ils pas ?

– Ils sont là et attendent votre bon plaisir,répondit le capitaine.

– Qu’ils entrent.

L’officier se retira.

Quelques instants plus tard, deux hommespénétrèrent dans le cabinet.

Sur un signe de Delgrès, la porta se referma,il demeura seul avec eux.

Ces deux hommes étaient pâles, défaits ;leurs traits, émaciés par la souffrance, portaient la marque degrandes privations subies pendant de longs jours.

Leurs uniformes, presque en lambeaux, souilléset tachés en maints endroits, les faisaient cependant reconnaîtrepour officiers français.

C’étaient le capitaine Paul de Chatenoy etl’aspirant de marine Losach, les deux parlementaires envoyés, on sele rappelle, par le général Richepance aux révoltés avant sondébarquement à la Basse-Terre, et que Delgrès avait, malgré lui, onle sait, retenus prisonniers.

Le commandant les examina un instant avec laplus sérieuse attention, puis il se décida enfin à prendre laparole avec un accent d’intérêt.

– Je vois avec regret, messieurs, dit-il, quemes ordres n’ont point été exécutés.

– Les aviez-vous donc donnés plus sévèresencore, monsieur, répondit le capitaine avec ironie.

– J’avais recommandé, monsieur, reprit Delgrèssans paraître comprendre ce sarcasme, que, tout en vous retenantprisonniers, on vous traitât cependant avec tous les égards dus àvotre grade et à votre position de parlementaires.

– Jamais, si ce n’est par des sauvages,parlementaires n’ont été traités comme nous l’avons été ici, repritle capitaine en haussant dédaigneusement les épaules ; maislaissons cela, ajouta-t-il froidement, qu’avez-vous à nousdemander ?

– Qui vous fait supposer, monsieur, que j’aiquelque chose à vous demander ? répondit Delgrès avechauteur.

– La démarche que vous faites aujourd’hui,monsieur. Si vous n’aviez pas besoin de nous, vous nous auriezlaissés, sans songer à nous, pourrir au fond des cachots infects,où nous avons si traîtreusement été jetés.

– Quel que soit le motif qui occasionne votreprésence ici, capitaine de Chatenoy, souvenez-vous que je suisvotre supérieur ; qu’en cette qualité j’ai droit à votrerespect ; veuillez donc, je vous prie, changer de ton etsonger devant qui vous vous trouvez appelé.

– Je nie la vérité et l’exactitude de ce quevous me dites, monsieur ; non seulement vous n’êtes et nepouvez être mon supérieur, mais encore votre conduite, en vousmettant au ban de l’armée et de la société tout entière, vous rend,par ce seul fait, incapable de porter l’uniforme dont vous vousobstinez à vous parer.

Delgrès fixa un regard étincelant sur le jeuneofficier qui se tenait, froid, impassible devant lui.

Il eut, une seconde, la pensée de le fairefusiller, mais, se remettant presque aussitôt :

– Prenez garde, capitaine, lui dit-il d’un tonde sourde menace, ne jouez pas avec ma colère ; il pourraitvous en coûter plus cher que vous ne le supposez.

– Monsieur, répondit dédaigneusement lecapitaine, veuillez, je vous prie donner l’ordre qu’on mereconduise dans mon cachot ; je préfère supporter les mauvaistraitements de vos geôliers que de subir vos menaces.

– Monsieur ! s’écria Delgrès aveccolère.

Mais il fit un violent effort sur lui-même, etreprenant son sang-froid, il continua d’une voix dont l’accentpouvait sembler tout amical :

– Vous avez raison, monsieur,pardonnez-moi ; j’ai eutort de vous parler ainsi que je l’aifait ; vous êtes prisonnier, je dois user envers vous decertains ménagements. Le capitaine ne répondît pas. Le commandantDelgrès continua en fixant sur lui son regard, afin d’épier sur sonvisage l’effet que produiraient ses paroles :

– Venons donc au fait, monsieur. Je suiscontraint d’évacuer le fort Saint-Charles ; avant une heure jel’aurai quitté à la tête de ma garnison et j’aurai traversé leslignes françaises.

Delgrès fit une pause.

Le capitaine demeura impassible, ne témoignantni surprise, ni assentiment.

Il attendait.

– Vos compatriotes s’imaginent m’avoir vaincu,reprit le chef des noirs après un instant, Ils se trompent ;je n’ai défendu contre eux si longtemps le fort Saint-Charles quedans le seul but d’augmenter mes ressources, de doubler mes moyensd’action et de me préparer des retraites impénétrables, du fonddesquelles je braverai comme en me jouant, tous les efforts destroupes françaises, pour me débusquer ou me soumettre ; jeparviendrai ainsi, dans un avenir prochain, à rendre aux hommes decouleur, dont j’ai pris la cause en main, la liberté qu’on prétendleur ravir.

Le capitaine de Chatenoy haussa les épaulessans répondre.

– Vous ne me croyez pas, monsieur ? fitDelgrès avec une colère contenue.

– Vous croyez-vous vous-même, ou meprenez-vous pour un niais, monsieur ? répondit le capitaineavec un sourire dédaigneux. Il faut, monsieur, que vous vousfassiez de moi une bien triste opinion pour supposer un instant queje puisse ajouter foi aux forfanteries qu’il vous plaît de medébiter. Vous êtes vaincu, contraint de fuir ; dans quelquesjours, si aujourd’hui même ; vous n’êtes pas arrêté aupassage, vous serez traqué dans les mornes et les bois comme unebête fauve  et réduits aux abois. Voilà la vérité ; lereste n’est que mensonge ; veuillez donc ne pas insister surce point. Venez au plus vite au but réel que vous vous êtes proposéde l’entretien que vous avez voulu avoir avec mon collègue et avecmoi, et qui, je crois, est la seule chose qui importe à vous commeà nous.

– Eh bien, soit, messieurs, ce but, je vaisvous l’apprendre.

– Nous vous écoutons.

– Je vais donc quitter le fortSaint-Charles…

– Alors, bon voyage…, murmuraM. Losach.

– Avant d’abandonner le fort, j’hésite entretrois moyens que je me propose d’employer avec vous.

– N’hésitez pas, faites-nous fusiller, dit M,de Chatenoy, c’est le moyen le plus simple de tous, et le seulparti que je vous conseille de prendre.

– Non, messieurs, il est trop simple, eneffet ; j’en ai choisi un autre.

– Il doit être charmant.

– Vous allez en juger.

– Voyons ce moyen. Je vous donneraifranchement mon opinion sur sa valeur ? dit le jeunemarin.

– J’ai, prisonniers dans ce fort, en sus devous, deux cent cinquante à trois cents soldats français etcoloniaux ; remarquez que je ne vous compte pas dans cenombre.

– Gracieuseté dont je vous remercie ;mais vous l’avez dit d’abord.

– Parlez, monsieur, ajouta le capitaine.

– Ah ! cela vous intéresse ? ditDelgrès avec ironie.

– Peut-être.

– Je consens, écoutez bien ceci, je consens àrenvoyer ces prisonniers sains et saufs à votre général, à unecondition : vous suivrez ma retraite et consentirez à servirsous mes ordres pendant tout le temps de la guerre.

L’aspirant de marine éclata de rire.

– Voilà donc pourquoi, dit-il, vous ne nousaviez pas compris au nombre de vos prisonniers ?

– Oui, monsieur, répondit froidementDelgrès.

– Parfait ! Et vous, Chatenoy, quepensez-vous de cela ?

– Ce que dit monsieur est absurde et ridicule,mon cher ; il se moque de nous.

– Je plaisante si peu, messieurs, et je suissi loin d’avoir la pensée de me moquer de vous, que j’ajoute ceci,si vous refusez, vos compagnons et vous, vous serez fusillés avantune heure. Maintenant, messieurs, j’attends votre réponse.

Les deux officiers se regardèrent en souriantet haussèrent les épaules avec mépris.

– Je vous répète, messieurs, que j’attendsvotre réponse.

– Eh bien, la voici, monsieur, dit froidementle capitaine : Faites-nous fusiller !

– C’est votre dernier mot,messieurs ?

– Parfaitement.

– C’est bien, reprit Delgrès d’une voix sourdeque la colère faisait trembler ; c’est bien, vous mourrez. Lesdeux jeunes officiers demeurèrent silencieux. Delgrès frappa sur ungong.

– Reconduisez ces messieurs à leurcachot ; dit Delgrès en s’adressant au capitaine Palème quis’était présenté à son appel.

Les deux officiers sortirent la tête haute,sans même regarder le chef des insurgés.

Delgrès était en proie à une violentecolère.

Cette résistance obstinée, cette railleriecontinuelle l’avaient mis hors de lui ; aussi s’était-illaissé emporter plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Mais, réagissantcontre sa colère, et comprenant que la mort des prisonniers nepourrait être d’aucune utilité à la cause qu’il défendait, qu’aucontraire elle lui serait imputée comme un acte de barbarie, il serésolut à la générosité.

Le temps pressait ; il fallait, sanstarder davantage, tout préparer pour l’évacuation du fort ; lecommandant fit appeler près de lui ses principaux officiers, leurdonna ses ordres, et tout fut bientôt en mouvement pour un départprécipité de cette place défendue avec tant d’acharnement, mais quine pouvait plus tenir davantage.

– Quant aux prisonniers, avait-il dit aucapitaine Palème, vous ferez ouvrir les portes de leurscachots ; il ne leur sera fait aucun mal.

Les noirs, en apprenant que leur chefconsentait enfin à l’abandon de la forteresse, étaient au comble dela joie ; ils étouffaient entre ces épaisses murailles ;ces hommes, accoutumés à l’air vif et pénétrant des mornes,dépérissaient d’ennui et de nostalgie ; ils regrettaient lesbois et les montagnes. Cette détermination leur rendait l’espoir etle courage ; ils se croyaient assurés de pouvoir tenir tête àtoutes les forces françaises réunies, dès qu’ils se retrouveraientenfin libres dans leurs chères montagnes ; aussiexécutèrent-ils avec une ardeur fébrile les ordres que leurs chefsleur donnèrent ; en très peu de temps tout fut prêt pourl’évacuation de la forteresse.

Pendant que ceci se passait parmi lesinsurgés ; les deux officiers avaient été reconduits chacundans un cachot séparé, par le capitaine Palème et, remis aux mainsde leur geôlier.

Ce geôlier était un vieux nègre, fort ignoranten matière politique et ne s’en souciant guère ; depuis plusde vingt ans, il occupait cet emploi de confiance au fortSaint-Charles ; lors de l’occupation de la place par lesrévoltés, ceux-ci l’avaient trouvé là et l’y avaient laissé, sansmême songer à lui demander s’il partageait ou non leursopinions ; il remplissait très exactement son office ;ils n’avaient rien de plus à exiger de lui.

D’ailleurs, il était assez difficile deconnaître l’opinion de ce bonhomme ; il était sombre,taciturne, ne parlant que très rarement par mots entrecoupés et parphrases hachées, à peu près incompréhensibles pour ceux quicausaient avec lui, de sorte que les habitants du fort avaient finipar renoncer tout à fait à sa conversation ; mais il étaitactif, paraissait fidèle, obéissait sans se permettre la pluslégère observation ; de bon compte, il aurait fallu posséderun bien mauvais caractère pour ne pas être satisfait de la manièredont ce singulier personnage remplissait ses péniblesfonctions.

Lorsque les deux prisonniers eurent été remispar le capitaine aux mains du geôlier, Palème, au lieu de rejoindreimmédiatement Delgrès, se dirigea vers la poudrière qui touchaitaux cachots.

Le geôlier parut inquiet de cettemanœuvre ; au lieu d’enfermer tout de suite ses prisonniers,d’affecter avec eux les manières bourrues qu’il leur avaitconstamment montrées jusque-là, il les mit tous deus dans la mêmecasemate ; ce qui était une grave infraction à ses devoirs,puis, fait bien plus étrange encore, il se contenta de repousser laporte sans la refermer ; mais, au lieu de s’éloigner ainsiqu’il en avait l’habitude, il commença à se promener de long enlarge dans le corridor sur lequel ouvraient les prisons.

La promenade ou plutôt la marche du geôlierétait inquiète, saccadée ; il jetait autour de lui des regardségarés ; parfois il s’arrêtait, penchait le corps en avant etsemblait prêter l’oreille, à des bruits perceptibles pour luiseul.

Soudain, il se colla contre la muraille, seglissa lentement le long du corridor et disparut.

Le capitaine Paul de Chatenoy et soncompagnon, le jeune aspirant de marine, étonnés avec raison desfaçons singulières de leur gardien, suivaient tous ses mouvementsavec une curiosité anxieuse, ne sachant à quoi attribuer unchangement aussi complet dans son humeur.

À peine le vieux nègre eut-il disparu, que lecapitaine, inquiet des menaces du commandant Delgrès et sachantqu’il avait tout à redouter des excitations de sa colère, fit signeà son compagnon de l’imiter, s’arma d’une énorme barre de ferjetée, avec bon nombre d’autres, dans un coin du corridor, puistous les deux se blottirent dans l’ombre et attendirentsilencieusement le retour du geôlier.

M. Losach ignorait quelles étaient lesintentions du capitaine de Chatenoy ; pas un mot n’avait étééchangé entre eux, mais il comprenait que le moment était décisif,que son chef avait arrêté un projet dans son esprit et que, dansleur intérêt commun, il devait exécuter, sans même essayer de lescomprendre, les ordres qu’il recevrait de lui.

L’attente des deux hommes ne fut pas longue,elle dura quelques minutes à peine.

Bientôt le bruit d’un pas lourd se fitentendre et le geôlier parut.

Les deux guetteurs aperçurent le pauvre diabled’assez loin ; ils échangèrent entre eux un regardsignificatif et se tinrent prêts à agir.

Le geôlier revenait presque en courant ;il était pâle, de cette pâleur cendrée des nègres et desmulâtres ; ses traits semblaient bouleversés par l’épouvante,ses yeux étaient hagards, un tremblement convulsif agitait tout soncorps, il grommelait à demi-voix des mots sans suite etentrecoupés.

Au moment où les deux hommes se préparaient àsélancer sur lui, pensant qu’il ne les avait pasaperçus, il sarrêta, fit un geste désespéré de la mainpour les contenir, en même temps qu’il s’écriait d’une voix hachéepar la terreur :

– Ne me faites pas de mal, massa ! ne mefaites pas de mal ! Je viens pour vous prévenir…

– Que veux-tu dire ? s’écria le capitaineen s’approchant vivement de lui, tout en conservant à la main labarre de fer dont il s’était armé.

– Vous êtes perdus ! s’écria legeôlier.

– Perdus ?… Explique-toi… Que sepasse-t-il ? Parle donc, au nom du diable !

– Tous partis, massa ! tous !

– Qui, partis ?

– Les nègres marrons.

– Où est Delgrès ?

– Parti aussi.

– Avec eux ?

– Oui, massa.

– Alors le fort est abandonné ?

– Oui, massa, abandonné ; plus personneque moi, vous et les autres prisonniers.

– Alors, nous sommes sauvés…

– Non, massa.

– Comment, non ?

– Perdus ! tous mourir ! Grandtonnerre préparé par Palème.

– Ah ! s’écria le capitaine avecépouvante, je comprends ! Les poudres, n’est-ce pas ?

– Oui ! oui ! dit le nègre dont lesdents claquaient de terreur, allez, massa ! allez vite !vite !… perdus ! tous sauter !…

– Losach, s’écria le capitaine, obligez cethomme à délivrer les autres prisonniers, armez-vous tous, si celavous est possible, puis réunissez-vous dans la première cour dufort. Hâtez-vous, chaque minute qui s’écoule est un siècle !Moi, je vais essayer de nous sauver tous !

– Mon Dieu ! s’écria le jeune homme quicomprit alors quel horrible danger était suspendu sur sa tête etsur celle de ses malheureux compagnons de captivité, nous sommesperdus !

– J’espère que non ! s’écria lecapitaine.

Et il s’élança en courant au dehors.

Le capitaine de Chatenoy connaissaitparfaitement le fort Saint-Charles, dans lequel il avait pendantplusieurs mois tenu garnison. Il se dirigea, aussi rapidement quecela lui fut possible. La terreur lui donnait des ailes versl’endroit où se trouvait la poudrière.

Sur son chemin, il rencontra plusieurs noirsqui ne voulant pas persévérer plus longtemps dans leur révolte,s’étaient cachés au moment du départ de leurs compagnons ilsétaient environ une centaine ; la nouvelle du danger terriblequi les menaçait s’était déjà répandue parmi eux ; ilscouraient, affolés, dans les cours et les corridors, poussant descris lamentables et implorant des secours que personne n’aurait puleur donner. Le capitaine, sans s’occuper de ces malheureux,s’élança dans la poudrière, dont la porte avait été laissée entrebaillée, afin d’accélérer la combustion de la mèche par un courantd air.

Palème s’était dit que rendre la liberté auxprisonniers était à la fois une faiblesse et une folie, puisque cesprisonniers devaient immédiatement augmenter le nombre des ennemisdes noirs ; cédant à son instinct sauvage, ne voulant pascependant désobéir à Delgrès, il s’était arrêté à l’idée de fairesauter le fort et d’anéantir ainsi les Français qui s’y trouvaientdétenus. Si, plus tard, on lui faisait des reproches de cetteaction, il mettrait sur le compte d’un accident fortuit l’éclat dela poudrière. Au surplus, Palème, fort intelligent, savait que dansune guerre comme celle que soutenaient les noirs, on ne leursaurait jamais gré d’un acte de générosité.

Les déserteurs de la garnison avaient, centfois peut-être, passé devant cette porte depuis le départ de leurscamarades ; mais, dominés et domptés par l’épouvante, aucund’eux n’avait osé en franchir le seuil.

Le capitaine avait résolument, en homme quifait le sacrifice de sa vie pour le salut de tous, pénétré dans lapoudrière ; il frémit en apercevant une chandelle fichée dansun baril de poudre ; cette chandelle presque consumée brûlaitrapidement ; elle ne pouvait plus durer que quelquesminutes ; une fumerolle, une étincelle tombant sur la poudre,suffisait pour produire une effroyable détonation, faire sauter lefort, et avec lui ensevelir sous ses décombres, non seulement lesmalheureux prisonniers renfermés dans les cachots et casemates,mais encore détruire l’armée assiégeante, et renverser, de fond encomble, la ville de la Basse-Terre, qui est si rapprochée de laforteresse. Le capitaine de Chatenoy, sans songer une seconde audanger terrible auquel il s’exposait, sélança bravementen avant ; d’un bond, il enleva la chandelle et l’écrasa sousses pieds.

Tout danger avait disparu.

Le fort était sauvé, et avec lui un nombreconsidérable de malheureux que cet effroyable sinistre auraitpulvérisés.

Mais l’émotion éprouvée par le capitaine deChatenoy avait été si forte, sa terreur si grande, que cet homme,brave jusqu’à la plus extrême témérité, dont le dévouement etl’abnégation avaient méprisé tout calcul, et qui, par ce traitinouï d’audace, avait sauvé une population tout entière, succombantun instant sous le poids d’une épouvante pour ainsi direrétrospective, fut contraint de s’appuyer contre la muraille, pourne pas s’affaisser et rouler sur lui-même.

Mais cette prostration n’eut que la durée d’unéclair ; presque aussitôt le sentiment du devoir rendit aucapitaine son énergie première, il se redressa fièrement et sortitdans la cour en criant d’une voix retentissante :

– Courage, enfants ! vous êtessauvés !

Des cris joyeux lui répondirent.

M. Losach, le jeune aspirant de marine,avait ponctuellement exécuté les ordres que lui avait donnés lecapitaine ; tous les prisonniers étaient libres, bien armés,et rangés en bataille dans la principale cour de la forteresse.

Le capitaine, après avoir, par quelques motschaleureux, encouragé les prisonniers à bien faire leur devoir, etavoir complimenté les noirs qui n’avaient pas voulu demeurer pluslongtemps sous le drapeau de l’insurrection, s’occupa, sans perdreun instant, de la sûreté de la place.

Au cas où la pensée serait venue aux révoltésde rentrer dans la forteresse s’ils ne parvenaient pas, ainsiqu’ils se le promettaient, à franchir les lignes françaises, lecapitaine de Chatenoy fit lever le pont-levis du passage par lequelils avaient opéré leur évasion et plaça des sentinelles à toutesles issues qui auraient pu donner accès dans la place.

Ce devoir accompli, le capitaine confiaprovisoirement le commandement du fort Saint-Charles àM. Losach, auquel il recommanda la plus minutieuse vigilance,et il sortit du fort pour se rendre dans les lignes de l’arméefrançaise afin d’avertir le général en chef de ce qui venait de sepasser.

Le général Richepance était dans l’ignorancela plus complète des événements qui, en si peu de temps, s’étaientaccomplis dans l’intérieur de la forteresse ; ainsi qu’ill’avait arrêté, il se préparait à donner l’ordre de recommencer lebombardement, les colonnes d’attaque étaient formées et prêtes às’élancer sur la brèche, lorsque le capitaine de Chatenoy fut amenéen sa présence.

D’abord, le général trouva ce que luiracontait le capitaine si incroyable et si impossible, qu’il nevoulut pas y ajouter foi ; il lui semblait, avec raison,matériellement impossible que, d’après les ordres qu’il avaitdonnés quelques heures seulement auparavant, les noirs eussentréussi, en si grand nombre, à se glisser inaperçus à travers leslignes françaises, qui de tous côtés devaient cerner le fort.

Mais Richepance fut bientôt contraint, malgrélui, de se rendre à l’évidence.

Ses ordres, mal compris, avaient été malexécutés. Delgrès, bien servi par ses espions et parfaitementinformé, avait habilement profité de cette faute, pour luiprovidentielle, pour opérer sûrement, et sans être inquiété, sonincroyable et audacieuse retraite.

Le général en chef embrassa cordialement lecapitaine de Chatenoy.

Pour le récompenser de sa belle conduite, ille nomma, séance tenante, chef de bataillon, et, sans perdre uninstant, il fit occuper le fort Saint-Charles.

Au point du jour, les troupes françaises semettaient à la poursuite de Delgrès et des noirs qu’ilcommandait.

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