Le Commandant Delgrès

Chapitre 5Où L’Œil-Gris tient sa promesse qu’il avait faite de pénétrer dansle fort Saint-Charles

Le reste de la nuit fut tranquille…

Parfois, et à d’assez longs intervalles, lefort lançait des pots à feu dans les travaux de tranchées, afind’inquiéter les pionniers occupés à remuer activement la terre.

Mais, à part quelques fusilladesinsignifiantes contre les lignes et quelques boulets tirés sur lesépaulements, les révoltés, satisfaits probablement des résultatsinespérés qu’ils avaient obtenus en réussissant à faire sortir dufort, sans être aperçu, un nombreux détachement de troupes,jugèrent inutile de harceler davantage les assiégeants ; et netentèrent rien de sérieux contre eux.

De leur côté, les troupes de siège avancèrentleurs travaux.

Elles travaillèrent même avec une telle ardeurcette nuit-là, qu’elles commencèrent à mettre plusieurs pièces defort calibre en position dans les tranchées ; soldats etofficiers ne se ménageaient pas ; tous avaient hâte d’enfinir.

Les deux jeunes femmes, retirées dansl’appartement de Claircine, ne songèrent pas un instant à se livrerau repos ; leur tristesse et leur inquiétudes étaient tropgrandes pour que le sommeil fermât leurs paupières.

Les quelques heures qui s’écoulèrent depuis ledépart du capitaine Ignace jusqu’au lever du soleil furententièrement employées en douces causeries, cœur à cœur, entre deuxcharmantes femmes, si bien faites pour s’aimer. Ces heurespassèrent donc rapidement.

Sur la prière de Renée, dont tous les soinstendaient à la distraire de sa douleur, Claircine lui raconta, touten veillant avec sollicitude sur le sommeil de ses deux enfants,l’histoire à la fois simple et touchante de son mariage ; etcomment le capitaine Ignace, cet homme terrible, si redouté et mêmeparfois si cruel, s’était toujours montré pour elle, tendre, doux,affectueux ; quel amour profond cet homme énergique éprouvaitpour sa femme et ses enfants, les seules créatures qu’il aimâtréellement.

Mlle de la Brunerierappela à la jeune femme les promesses qu’elle lui avaitfaites ; elle l’assura, une fois encore, de sa constante etamicale protection ; elle l’engagea fortement à se tenir prêteà quitter Saint-Charles d’un moment à l’autre avec elle, car elleavait l’intime conviction que Delgrès n’oserait la retenirprisonnière.

Mais, dans son for intérieur, la jeune filletrouvait très embarrassée ; elle ne savait quelmoyen employer pour parvenir jusqu’à Delgrès, qui, lui seul, tenaitson sort entre ses mains.

Claircine lui offrit aussitôt de lui servird’intermédiaire auprès du commandant ; proposition accueillieavec une vive reconnaissance par Mlle de laBrunerie.

La jeune mulâtresse allait, en effet, quitterla chambre à coucher et sortir pour accomplir cette missiongénéreuse, car le soleil était depuis quelque temps déjà au-dessusde l’horizon, et il faisait grand jour, lorsque deux coups légersfurent frappés à la porte de l’appartement.

Presque aussitôt une servante vint annoncer àsa maîtresse que le citoyen Noël Corbet, aide de camp du commandantDelgrès, demandait à être introduit, afin d’avoir l’honneur decommuniquer à Mlle Renée de la Brunerie lesinstructions qu’il avait reçues de son chef à son sujet.

La jeune fille, après avoir rapidementéchangé, de bouche à oreille, quelques mots avec la femme ducapitaine Ignace, passa dans le salon où l’attendait l’envoyé encommandant.

Noël Corbet était, nous l’avons dit, un hommede couleur, il était âgé d’environ trente-cinq ans ; lestraits étaient beaux, ses manières distinguées ; il passaitpour être très riche, avait visité l’Europe où il était demeuréassez longtemps, et n’était que depuis deux ou trois ans de retourà la Guadeloupe.

Il salua respectueusementMlle de la Brunerie ; la jeune filleinclina légèrement la tête et attendit qu’il lui adressât laparole.

– Je suis confus, mademoiselle, dit NoëlCorbet, de me présenter si à l’improviste et surtout à une heure simatinale devant vous ; mais j’ai supposé qu’un messager debonnes nouvelles ne saurait témoigner trop d’empressement et nedevait pas hésiter à enfreindre certaines convenances sociales,lorsqu’il s’agissait de s’acquitter d’un devoir aussi agréable.Veuillez donc me pardonner, je vous prie, mademoiselle.

– Non seulement je vous pardonne, monsieur,répondit la jeune fille ; mais encore je vous remercie del’empressement que vous avez mis à vous rendre auprès de moi ;j’attends avec impatience qu’il vous plaise de vous expliquer.

– Cette explication sera courte, mademoiselle,quelques mots suffiront pour la rendre claire. Le commandantDelgrès, dont j’ai l’honneur d’être l’ami, et sous les ordresduquel je sers, en ce moment, a été fort affligé, de la violenceexercée contre vous et la façon brutale dont vous avez, à son insu,été enlevée de votre habitation. Le commandant Delgrès vous suppliehumblement, mademoiselle, – ce sont ses propres paroles, – de luipardonner une injure qu’il ignorait ; il m’a donné l’ordre devous annoncer que vous êtes libre et maîtresse de sortir deSaint-Charles, il m’a, de plus, chargé de vous accompagnerjusqu’aux avant-postes de l’armée française ; honneur dont, jesuis fière, mademoiselle.

– Monsieur, répondit Renée de la Brunerie avecune certaine ; émotion, je n’ai pas douté un seul instant dela prud’homie du commandant Delgrès ; je le sais trop hommed’honneur pour avoir douté un instant de son innocence.

– Le commandant Delgrès, j’en ai laconviction, sera heureux, mademoiselle, lorsqu’il saura l’éclatantejustice que vous rendez à son honneur.

– Ainsi donc, monsieur, je suis libre desortir de cette forteresse dès que j’en témoignerai ledésir ?…

– Oui, mademoiselle… Parlez, dites un mot, Jesuis à vos ordres ; à l’instant même j’aurai l’honneur defaire ouvrir toutes les portes devant vous, et de vous accompagnerjusqu’aux avant-postes.

Renée de la Brunerie eut une hésitation dequelques secondes, puis elle dit avec une légère émotion dans lavoix :

– Ne pourrai-je, monsieur, remercier votrechef de ses attentions pour moi, avant mon départ ?

– Le commandant Delgrès n’aurait jamais oséambitionner une pareille faveur, mademoiselle, répondit Noël Corbeten s’inclinant ; mais il serait très honoré si vous daigniezle recevoir.

– Il est de mon devoir, monsieur, de ne pas memontrer ingrate envers lui ; je désire lui exprimer mareconnaissance ; mais je ne souffrirai pas qu’il viennejusqu’ici, c’est à moi de me rendre auprès de lui ; veuillezdonc, je vous prie, me montrer le chemin, monsieur.

– Venez, mademoiselle, puisque vous entémoignez le désir.

Mlle de la Brunerieentrebâilla légèrement la porte de la chambre à coucher, échangeaquelques mots avec Claircine, puis elle referma cette porte et setournant vers Noël Corbet :

– Me voici prête à vous suivre, monsieur, luidit-elle.

Le mulâtre s’empressa de lui indiquer lechemin.

Ils sortirent de l’appartement et s’engagèrentdans les corridors de la forteresse.

Cependant, au lever du soleil, ainsi que, laveille, il s’y était engagé envers le général Richepance,l’Œil-Gris avait quitté la Basse-Terre et s’était dirigé vers lefort Saint-Charles.

Lorsqu’il fut arrivé aux avant-postes, il pritune trompette avec lui, déploya un drapeau parlementaire ets’avança résolument en avant des batteries.

Au pied des glacis, le Chasseur s’arrêta, et,après avoir planté en terre la hampe de son drapeau, il ordonna autrompette de sonner un appel.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Un appel de trompette répondit enfin sur lesommet des remparts ; une poterne s’ouvrit et un officierparut, suivi de deux soldats dont l’un portait un drapeau blanc etl’autre tenait en main la trompette dont il s’était servi, uninstant auparavant pour répondre à l’appel du Chasseur.

L’officier fît quelques pas en avant.

Le parlementaire s’avança aussitôt à sarencontre.

Les deux hommes se saluèrent.

Les remparts et les tranchées étaient garnisde spectateurs attirés par la curiosité.

L’officier noir était un homme de couleurnommé Palème, grand gaillard à la mine patibulaire, aux regards unpeu louches et à l’air narquois, mais dévoué à Delgrès, dont ils’était fait l’aide de camp.

– Quel mauvais vent vous amène et que diablevenez-vous faire ici ? demanda-t-il au Chasseur lorsqu’il nefut plus qu’à deux pas de celui-ci.

– Je viens en parlementaire, monsieur,répondit : sèchement le Chasseur.

– En parlementaire ? reprit l’autre avecun singulier ricanement. Sur ma foi ! vous avez eu là unetriomphante idée ! Est-ce que, par hasard, vous seriez, à cepoint las de vivre, que vous ne craigniez pas de vous risquer parminous ?

– Pourquoi donc cela ? fit le Chasseursur le même ton.

– Ignorez-vous donc vraiment la résolution quenous avons prise ?

– Peut-être, monsieur ; mais, dans tousles cas, je vous serai obligé de me la faire connaître.

– Bien volontiers. Apprenez : donc quenous avons arrêté que tout parlementaire qui se présentera à noussera considéré comme espion et pendu haut et court. Que dites-vousde cela ?

– Je dis que c’est très ingénieux.

– Vous n’avez pas peur pour votre vieillepeau ?

– Pas le moins du monde ! J’admire mêmecette résolution que je trouve bien digne de scélérats de votreespèce.

– Ah ça ! dites-donc, est-ce que vousvoulez m’insulter par hasard ?

– Nullement, vous me parlez, je vous, réponds,voilà tout.

– C’est bon, grommela le mulâtre. Quevoulez-vous, enfin ?

– Parler à votre chef.

– Quel chef ?

– Le commandant Delgrès.

– De quelle part ?

– De la mienne.

– Hein ?

– Faut-il répéter ?

– Non, c’est inutile, j’ai entendu.

– Eh bien, alors ?

– Mais je n’ai pas compris.

– Comment vous n’avez pas compris ?

– Dam ! que pouvez-vous avoir à dire desi important au commandant Delgrès ?

– Quant à ceci, monsieur, vous me permettez devous faire observer que ce n’est pas votre affaire.

– Vous avez raison, cette fois ; maiscroyez-moi, vieil homme, retournez plutôt sur vos pas, si voustenez à votre carcasse, que de vous obstiner à entrer dans laforteresse.

– Si, ce dont je doute, ce que vous me ditesvient d’une bonne intention, je vous remercie ; mais je suisrésolu, quoi qu’il arrive, à parler à votre chef.

– Puisque vous le voulez, cela vousregarde ; car vous le voulez, n’est-ce pas ?

– Je le veux, oui, répondit nettement leChasseur.

– C’est bien. Mais, comme je ne suis pasautorisé à vous conduire auprès du commandant, il me faut d’abordprendre ses ordres ; attendez-moi ici.

– Faites vite ; je vous attends.

– Vous êtes bien pressé d’être pendu fitPalème en ricanant.

Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaulessans répondre.

Palème fit signe de le suivre aux deux hommesdont il était accompagné et il retourna au fort.

Mais, sur le seuil de la poterne, il trouva,l’attendant, Codou, un autre des aides de camp de Delgrès.

– Qu’y a-t-il ? demanda Codou.

– Un parlementaire, répondit Palème avec sonrire sournois.

– Tu ne l’amènes pas ?

– Je vais prendre les ordres ducommandant.

– Je suis ici de sa part.

– Ah ! tant mieux, cela m’évitera unecourse.

– Oui : ordre d’introduire leparlementaire avec tous les égards dus à sa position, et selon lesrèglements militaires.

– Pourquoi faire, puisqu’il va êtrependu ?

– Erreur, ami Palème, erreur. Il ne sera paspendu.

– Il ne sera pas pendu ? s’écria l’autreavec surprise.

– Non, dit froidement Codou.

– Ah ! diable ! Sais-tu qui est cethomme ?

– Serait-ce le démon en personne, tel estl’ordre.

– Ce n’est pas le démon, mais, ce qui estpeut-être pire, c’est le vieux Chasseur blanc, celui qu’on nomme leChasseur de rats.

– Voilà qui est malheureux, mais, queveux-tu ? nous n’y pouvons rien faire, c’est l’ordre.

– Enfin, puisqu’il le faut !

– Va, je t’attends ici.

Palème retourna lentement sur ses pas ;le digne mulâtre était d’exécrable humeur ; il avaitsournoisement espéré une si jolie pendaison !

Le Chasseur n’avait pas bougé de place.

– Vous n’avez pas été longtemps, monsieur,dit-il d’un ton de bonne humeur à l’aide de camp, en le voyant sipromptement revenir vers lui.

– Voulez-vous toujours entrer ? secontentât de demander l’officier.

– Plus que jamais.

– Alors, je vais vous bander les yeux.

– Rien de plus juste.

– Avez-vous bien réfléchi ?

– Allons-nous recommencer ?

– Que le diable vous emporte ! Au fait,cela vous regarde ; je vous ai averti ; je me lave lesmains de ce qui arrivera.

– Comme Ponce Pilate, dit le Chasseur. Je vousremercie de votre sollicitude, ajouta-t-il d’un air narquois quifit faire la grimace au mulâtre.

– Vieux diable ! murmura-t-il. Et il luibanda les yeux.

Deux soldats accompagnaient l’officier, ilsprirent le Chasseur par-dessous les bras, et ils le conduisirent àla poterne où Codou attendait ; puis ils retournèrent prendreleur poste en face du trompette français occupé à fumertranquillement sa pipe, auprès de la hampe de son drapeauparlementaire, au pied de laquelle étaient couchés les six chiensratiers du Chasseur.

Codou et Palème avaient remplacé lessoldats ; le Chasseur marcha pendant près de dix minutes entreeux deux ; il entendit le bruit de plusieurs portes qu’onouvrait et qu’on fermait sur son passage ; puis ses guidess’arrêtèrent tout à coup, et le bandeau lui fut enlevé.

Il était en présence de Delgrès.

Le commandant fit un geste ; les aides decamp sortirent en refermant la porte derrière eux.

La chambre dans laquelle on avait conduitl’Œil-Gris était celle dans laquelle nous avons précédemmentintroduit le lecteur.

Delgrès, revêtu de son uniforme, mais sansarmes, se promenait de long en large, les bras derrière le dos etla tête penchée sur la poitrine.

En reconnaissant le parlementaire, il s’avançavivement vers lui, et lui tendant la main :

– Soyez le bienvenu, Chasseur ; luidit-il amicalement.

– Je vous remercie de cet accueil, répondit levieillard en lui serrant la main ; vos aides de camp nem’avaient pas fait espérer, commandant, une aussi cordialeréception.

– Oui, je sais, fît en souriant lemulâtre ; ils n’auraient pas été fâchés de vous voir pendre unpeu.

– Je dois avouer qu’ils semblaient le désirerfort, un surtout.

– Bah ! laissons cela. Asseyez-vous etcausons.

Le Chasseur prit un siège et s’assit en facedu commandant.

– Vous êtes sans doute porteur, repritcelui-ci, de certaines propositions de la part du généralRichepance ?

– Non pas, commandant.

– De celle de Pelage, alors ?

– Pas davantage.

– Qui vous envoie donc vers moi ?

– Personne, je viens de ma part.

– De la vôtre ?

– Mon Dieu, oui. Est-ce que je m’occupe depolitique, moi, commandant ? Je suis un chasseur, pas autrechose.

– C’est vrai. Ainsi vous avez tenu à avoir unentretien avec moi ?

– Précisément.

– Puisqu’il en est ainsi, parlez, je vousécoute.

– Je serai bref, commandant, je sais que vousn’avez pas de temps à perdre, et moi, je suis pressé.

– Alors, venons au fait.

– M’y voici, commandant.Mlle Renée de la Brunerie a été enlevée, d’unefaçon que je ne veux pas qualifier, de son habitation, arrachée àsa famille et conduite ici, à Saint-Charles.

– Ah ! vous savez cela ? dit lemulâtre d’une voix sourde et en fronçant le sourcil.

– Je le sais mieux que personne, reprit leChasseur sans autrement s’émouvoir, puisque c’est moi qui aipoursuivi les ravisseurs depuis l’habitation jusqu’au pied de vosmurailles ; ce n’est que par miracle que je n’ai pas réussi àsauver la malheureuse enfant.

– Quel effet a produit cet événement auquartier général ? répondit froidement Delgrès.

– Au quartier général, répondit le Chasseuravec vivacité, personne n’a compris les motifs de cet attentat.

– Vous les avez compris, vous ? demandaDelgrès avec amertume.

– Certes, je les ai compris, commandant ;je n’ai même pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour cela.

– Sans doute, on vous aura demandé votreopinion ?

– C’est ce qui est effectivement arrivé,commandant.

– Ah ! et qu’avez-vous répondu ? Jeserais curieux de le savoir.

– À votre aise, commandant : j’ai dit augénéral Richepance et à M. de la Brunerie qui, je doisl’avouer, vous accusaient presque, M. de la Brunerie,surtout, que son désespoir égarait, j’ai dit que non seulement vousn’aviez pas donné l’ordre d’enlever Mlle de laBrunerie, que par conséquent vous n’aviez pas autorisé cet odieuxattentat, mais encore que vous l’ignoriez ; j’ai ajouté que,dès que vous en auriez connaissance, vous en seriez désespéré.

– Vous avez dit cela, vous ? s’écria lemulâtre avec une émotion qu’il essayait vainement dedissimuler.

– Certes, je l’ai dit.

– Merci ! reprit Delgrès, en lui serrantla main avec force ; merci de m’avoir si loyalementdéfendu.

– Je ne vous ai pas défendu, mon Commandant,répondit le Chasseur de rats avec bonhomie, j’ai dit seulement, cequi est vrai : que vous êtes un homme de cœur et, parconséquent, incapable de commettre, non pas une action honteuse,mais seulement un acte qui ne soit pas essentiellement honorable,et je crois ne pas m’être trompé.

– Non, vous ne vous êtes pas trompé. En effet,j’ignorais cette malheureuse affaire.

– Commandant Delgrès, je suis un vieillard,j’ai une longue connaissance du cœur humain, je n’ai pas besoin deregarder deux fois un homme en face pour le juger et savoir ce dontil est capable. Que vous ayez tort ou raison dans la cause que voussoutenez ; que vos intentions soient bonnes ou mauvaises aupoint de vue du gouvernement français ; en un mot, que voussoyez ou non rebelle, cela ne me regarde pas ; vous avez misbravement pour enjeu votre tête dans la terrible partie que vousjouez, nul ne saurait exiger davantage ; mais ce qui meregarde, moi, ce que je sais, ce que je soutiendrai devant tousenfin, c’est que vous êtes un homme d’honneur.

– Oui, je suis un homme d’honneur et bientôtvous en aurez la preuve ; vous êtes venu franchement metrouver pour vous expliquer avec moi ; je vous en remerciesincèrement, Chasseur ; un autre que vous eût peut-être hésitéavant de tenter une pareille démarche.

– Je dois avouer que lorsque j’ai manifesté augénéral en chef l’intention de me rendre auprès de vous, il s’y estformellement opposé ; votre déclaration péremptoire deconsidérer les parlementaires comme espions et de les pendre sansautre forme de procès, l’inquiétait vivement pour moi à qui, je nesais trop pourquoi, il porte un grand intérêt.

– C’est juste, murmura le mulâtre d’un airpensif ; vous saviez cela, et pourtant vous avezinsisté ?…

– Oui, j’ai insisté ; de telle sorte mêmequ’il a fini par me permettre de venir et que me voilà.

– Bien. Maintenant, que désirez-vous demoi ?

– La liberté deMlle de la Brunerie.

– Vous êtes venu expressément pourcela ?

– Expressément, oui, commandant.

– Et sans doute, avec l’intention de laramener vous-même à son père ?

– Telle est, en effet, mon intention, oui,commandant, si vous ne me refusez pas, ainsi que je l’espère, laliberté de Mlle de la Brunerie.

– Mlle de la Brunerien’est pas ma prisonnière ; répondit froidement Delgrès.

– Comment cela, commandant ? Je l’ai vuemoi-même, transporter dans le fort.

– Je ne vous dis pas non, Chasseur ; maisil ne s’ensuit pas de là, je suppose, que cette dame soit maprisonnière.

– C’est vrai, commandant, j’avais tort.

– Écoutez-moi, Chasseur.

– Je ne demande pas mieux, commandant.

– Je n’attendais pas votre visite ce matin,n’est-ce pas ?

– En effet.

– Je ne pouvais aucunement supposer que vousvous présenteriez, en parlementaire à mes avant-postes ?

– Non certes : à moins d’être sorcier, etrien ne m’autorise à supposer que vous le soyez, commandant ;répondit le vieillard avec un sourire de bonne humeur.

– Rassurez-vous, je ne le suis pas, loin de làmalheureusement ; fit-il sur le même ton.

– Ce qui veut dire ?

– Vous allez voir.

Delgrès frappa sur un gong.

La porte de la chambre s’ouvrit. Codouparut.

– Vous avez appelé, commandant ?demanda-t-il.

– Oui, monsieur. Si le capitaine Noël Corbetn’a pas encore quitté la forteresse, comme je lui en avais donnél’ordre, priez-le de se rendre immédiatement ici.

– Où rencontrerai-je le capitaine, moncommandant ?

– Du côté de l’appartement du capitaineIgnace, allez, monsieur, je suis pressé.

Codou salua et sortit.

– Un peu de patience, Chasseur, ditDelgrès.

– Je ne comprends pas du tout.

– Bientôt vous saurez tout.

En ce moment un coup léger fut frappé à laporte.

– Entrez, dit Delgrès.

La porte s’ouvrit, le capitaine Noël Corbetparu !

– Écoutez bien ; dit le commandant auChasseur ; ceci est à votre adresse.

Et se tournant vers le capitaine :

– Vous arrivez bien promptement ? luidit-il.

– Mon commandant, répondit le capitaine, j’airencontré le capitaine Codou à quelques pas d’ici seulement ;je me rendais auprès de vous.

– Auriez-vous déjà exécuté mesordres ?

– Pas encore, commandant.

– Pourquoi ce retard, capitaine ? repritDelgrès d’une voix sévère.

– Excusez-moi, mon commandant ; je n’aicommis aucune faute. Avant de sortir de la forteresse,Mlle Renée de la Brunerie désire vous adresserelle-même ses remerciements.

Delgrès échangea à la dérobée un regard avecle Chasseur.

Celui-ci commençait à comprendre.

– Vous voyez, lui dit le commandant.

– Je vois que vous êtes un homme, commandant,répondit le Chasseur avec une brutale franchise qui était le plusbel éloge qu’il pouvait lui faire ; et un homme des pieds à latête. Vive Dieu ! je le signerais de mon sang.

Le commandant sourit.

– Avez-vous fait observer àMlle de la Brunerie, reprit-il en s’adressantau capitaine, qu’elle ne me doit aucun remerciement ; quec’est moi, au contraire, qui aurais des excuses à lui faire pour cequi s’est passé ?

– J’ai exécuté textuellement vos ordres,commandant ; Mlle de la Brunerie insistepour vous faire ses adieux.

– Vous ne pouvez refuser sans manquer auxconvenances, commandant, dit vivement le vieux Chasseur.

– Peut-être vaudrait-il mieux, murmuraDelgrès, que cette entrevue n’eût pas lieu ?

– Vous vous trompez, commandant ; pourvous et pour Mlle de la Brunerie vous devezconsentir à la recevoir.

– Qu’il soit donc fait selon votre volonté,Chasseur. Capitaine, veuillez, je vous prie, informerMlle de la Brunerie, que je vais avoirl’honneur de me rendre auprès d’elle.

– Pardon, commandant ;Mlle de la Brunerie désire se rendre auprès devous ; elle attend votre réponse dans la salle du conseil où,sur ma prière ? elle a consenti à s’arrêter un instant.

– Retournez donc auprès de cette jeune dame,mon cher capitaine, et, après m’avoir de nouveau excusé auprèsd’elle, veuillez lui dire, je vous prie, que je suis à ses ordreset la conduire ici le plus tôt possible.

– Oui, mon commandant.

– À propos, mon cher capitaine, lorsqueMlle de la Brunerie sera entrée dans cettepièce, vous pourrez vous retirer, je n’aurai plus besoin devous ; ce brave Chasseur, qui est un ami dévoué de la famillede cette jeune dame, se chargera de la reconduire à son père.

– Très bien, commandant, répondit lecapitaine.

Sur ce, il salua et sortit.

Il y eut un moment de silence entre les deuxhommes.

Delgrès s’était levé ; il marchait àgrands pas de long en large, dans la pièce.

Soudain, il s’arrêta devant le chasseur, etlui posant la main sur l’épaule :

– Me croyez-vous, maintenant ?fit-il.

– Que voulez-vous dire ? répondit levieillard en tressaillant.

– Je vous demande si vous me croyez ?

– Commandant, la question que vous m’adresseza lieu de me surprendre ; elle me peine plus que je ne sauraisle dire, en me laissant supposer que vous pensez que j’ai douté devous, et pourtant ma présence ici devrait vous prouver lecontraire.

– C’est vrai, murmura Delgrès, comme s’il sefût parlé à lui-même ; et pourtant les hommes sont ainsi faitsque souvent même l’évidence ne réussit pas à les convaincre ;hélas ! personne mieux que moi ne le peut savoir ;n’ai-je pas tout sacrifié, honneurs, considération, honneur,fortune, sans calcul ni arrière-pensée, au succès de la cause queje défends ? Et, pourtant, à combien de calomnies suis-jeexposé de la part de mes partisans eux-mêmes ! Combien dehaines injustes n’ai-je pas soulevées autour de moi ! Mesennemis me représentent comme un scélérat, un monstre qui à peine àfigure humaine ; les crimes les plus odieux, les fourberiesles plus indignes, on me les impute ; les lâchetés, lescruautés les plus effroyables, on m’en suppose capable !

– Oh ! commandant ! vous allez troploin ! il est, croyez-moi, des hommes en plus grand nombre quevous le supposez, parmi vos ennemis eux-mêmes, qui vous apprécientet vous rendent justice. Ne vous ai-je pas défendu, moi qui vousparle ?

– Vous dites vrai, mon ami, et pourtant,ajouta Delgrès avec amertume, on m’a accusé d’avoir enlevé cettemalheureuse jeune fille, pour le bonheur de laquelle je verseraismon sang, jusqu’à la dernière goutte.

Cette supposition était de toutes les chosesqu’on lui imputait celle qui l’affectait le plus.

Le Chasseur de rats comprit que la colère queDelgrès laissait ainsi déborder provenait de là ; il ne voulutpas l’irriter davantage en entamant une discussion sans but ;il ne répondit donc que par un léger haussement d’épaules.

– Oui, reprit le commandant avec force, on n’apas craint de m’accuser de cette infamie. Ignace a tout fait, depropos délibéré sans m’en rien dire. Pourquoi ? Je l’ignore,ou plutôt je veux, je dois l’ignorer.Mlle de la Brunerie est entrée cette nuit àdix heures dans le fort ; je ne l’ai pas vue encore, je n’aipas voulu la voir ; et si maintenant presque malgré moi, jeconsens à l’entrevue qu’elle me demande, vous serez là, vous sonmeilleur ami, témoin de ce qui se passera entre elle et moi. Sivous n’étiez pas venu, rien n’aurait pu me faire consentir àrecevoir cette jeune fille ; elle serait sortie du fort sansque mon regard eût, même à la dérobée, effleuré sa personne. Voilàla vérité tout entière, je vous le jure sur mon honneur de soldatet d’honnête homme.

– Calmez-vous, je vous en supplie, commandant.Je suis heureux, moi, de cette entrevue que vous semblez, je nesais pourquoi, si fort redouter. Mlle de laBrunerie vous rendra, je l’espère, un peu de courage qui semble ence moment complètement vous abandonner.

– Oui, oui, je le sais depuis longtemps déjà,cette jeune fille est un ange, son regard seul, en tombant sur moi,me rend meilleur. Hélas ! pourquoi faut-il…

Il n’acheva pas, se frappa le front avecdésespoir, et reprit sa promenade saccadée à travers la pièce.

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