Le Commandant Delgrès

Chapitre 14Deux lions face à face.

L’habitation Carol, plusieurs fois pilléedepuis l’insurrection des nègres et le commencement des hostilitésentre les blancs et les noirs, et définitivement incendiée,quelques jours avant les faits dont nous nous occupons maintenant,par une des nombreuses troupes de révoltés échappés du fortSaint-Charles qui battaient sans cesse la campagne dans tous lessens, était avant les événements malheureux qui bouleversaient sicruellement la colonie, une très agréable habitation, non pas trèsgrande, mais, grâce à sa position, une des plus productives detoute l’île.

Cette plantation était située sur un despremiers mamelons du Matouba, dans une position extrêmementpittoresque.

La maison de maître, ou corps de logisprincipal, construite en bois curieusement fouillé et découpé,était coquettement perchée sur le sommet formant plate-forme d’unelarge éminence, du haut de laquelle la vue s’étendait sansobstacles dans toutes les directions jusqu’à des distancesconsidérables ; de riches champs de cannes à sucre et descaféières en plein rapport l’enserraient de toutes parts et luiformaient ainsi une verdoyante ceinture sur une assez grandeétendue.

M. Carol, propriétaire de cettehabitation, était un vieux planteur sagace et rusé, doué d’uneextrême prudence ; il connaissait à fond le caractère desnègres et le degré de confiance qu’on devait leur accorder ;aussi, dès le premier jour du débarquement du corps expéditionnairefrançais à la Pointe-à-Pitre, prévoyant déjà sans doute ce qui, eneffet, ne tarda pas à arriver, c’est-à-dire la levée générale desnoirs contre leurs anciens maîtres et surtout contre l’arméefrançaise ; reconnaissant, à certains indices qui ne lepouvaient tromper, que ses nègres n’éprouvaient qu’une médiocresympathie pour lui et qu’il régnait une sourde agitation dans sesateliers, il commença aussitôt à opérer à petit bruit sondéménagement.

La façon dont il procéda fut à la fois trèssimple et très expéditive ; il fit d’abord, et avant tout,partir sa famille pour la Basse-Terre, où elle s’installa dans unemaison à lui, située sur la place Nolivos ; cette première etimportante précaution prise, M. Carol dirigea par petitsdétachements séparés, tous les nègres dont il croyait devoirsurtout se méfier, sur une plantation qu’il possédait à laGrande-Terre, aux environs de la Pointe-à-Pitre, où ils arrivèrenttous, et furent si rigoureusement surveillés, qu’aucun d’eux ne semêla à la révolte.

Demeuré au Matouba avec une trentaine de noirsseulement, après avoir fait ainsi évacuer ses ateliers, le planteursans perdre un instant, fit enlever tout ce qui pouvait setransporter, c’est-à-dire qu’il ne laissa à l’habitation que lesquatre murs nus et dégarnis ; les meubles, le linge, etc.,étaient en sûreté à la Basse-Terre.

Ce déménagement effectué, M. Carol avaitsoigneusement fermé les portes, et il était parti à son tour avecses derniers noirs ; si bien que lorsque les bandes depillards arrivèrent quelques jours plus tard, ils ne trouvèrentrien à prendre et furent très penauds de cette déconvenue ;mais à défaut des richesses sur lesquelles ils comptaient, et quele planteur n’avait eu garde de leur laisser, restaient les champsqui n’avaient pu être enlevés.

Les bandes, furieuses d’avoir été prises pourdupes, se rejetèrent sur les plantations et y causèrent par dépitdes dégâts matériels considérables ; puis, non contentes decela et afin de laisser des traces indélébiles de leur passage,elles revinrent quelques jours après ; tout ce qui avaitéchappé lors de la première visite, fut cette fois impitoyablementsacrifié, et le feu mis à l’habitation.

Delgrès avait choisi cette plantation pourêtre le lieu de son entrevue avec le commandant en chef ;d’abord à cause de la situation, presque à égale distance de soncampement et de celui des Français, bien qu’elle fût un peu plusrapprochée de ces derniers ; ensuite parce que de cet endroit,la vue planait sur une immense étendue de terrain dépouilléed’arbres et même de la moindre végétation depuis les ravages quiprécédemment y avaient été exercés ; de sorte qu’une surpriseou une trahison étaient également impossibles.

La veille, quelques instants après le départdu capitaine Ignace pour le camp français, par les ordres deDelgrès, des chaises, trois ou quatre fauteuils, une ou deux tableset quelques autres menus objets avaient été transportés en celieu ; disposés sous une vaste tente dressée à quelquescentaines de mètres des ruines de l’habitation et sous laquelle, àcause de la chaleur des ardents rayons du soleil, l’entrevue devaitavoir lieu.

La marche des parlementaires avait été siadroitement combinée, que les deux troupes parurent à la fois surle mamelon, chacune d’un côté différent, et à une distance égaledes ruines de l’habitation.

Le drapeau blanc fut arboré de chaque côté, etun double appel de trompette se fit entendre.

Les deux troupes étaient à cheval ; ilfallait des chevaux créoles de la Guadeloupe, pour qu’un pareiltour de force fût possible.

Delgrès galopait à une quinzaine de pas enavant de son escorte, composée, ainsi que celle du commandant enchef, de vingt cavaliers sous la direction d’un officiersupérieur ; cet officier était le capitaine Ignace, en granduniforme, cette fois.

Les deux détachements firent halte en mêmetemps ; le commandant de Chatenoy se détacha alors del’escorte du général et s’avança entre les deux troupes, à larencontre du capitaine Ignace qui, de son côté, venait au devant delui :

– Que demandez-vous ? s’écria brusquementIgnace.

– Je ne demande rien, répondit l’officierfrançais ; je suis seulement chargé de vous dire queMlle Renée de la Brunerie a daigné condescendre àse rendre au désir de votre chef et à assister à l’entrevue qu’il ademandée au général en chef, mais je dois ajouter queMlle de la Brunerie a exigé que son amie, deFoissac, laccompagnât dans cette démarche assezextraordinaire de la part d’une jeune fille, et queMlle de Foissac ne se séparera pointdelle pendant l’entrevue ; double conditionimposée par Mlle de la Brunerie et à laquellele général a cru devoir se soumettre. Avertissez donc sans retardvotre chef du désir de Mlle de laBrunerie.

– Vous n’avez rien autre chose àajouter ?

– Rien.

– Alors, attendez-moi là où vous êtes. Dans uninstant je vous ferai connaître la réponse du commandantDelgrès.

Le capitaine Ignace, sans même attendre laréplique du commandant de Chatenoy, tourna bride et partit augalop.

L’officier français haussa les épaules etdemeura immobile.

Le capitaine rejoignit Delgrès, avec lequel iléchangea quelques mots ; presque aussitôt il revint auprès deM. de Chatenoy, qui le regardait venir d’un airrailleur.

– Eh bien ? demanda le jeuneofficier.

– Le commandant Delgrès consent à ce queMlle de Foissac accompagne son amie et assisteà l’entrevue, répondit Ignace avec emphase.

– Naturellement, l’un est la conséquence del’autre, fit l’officier français d’un air goguenard. Passonsmaintenant aux conditions de l’entrevue.

– Soit.

– Les deux escortes demeureront à la placequ’elles occupent en ce moment, en arrière du drapeauparlementaire ; les cavaliers mettront pied à terre et setiendront, la bride passée dans le bras, auprès du drapeau qui seraplanté en terre. Consentez-vous à cela ?

– Oui, répondit le mulâtre :

– Les deux chefs descendront de cheval à laplace même où ils sont maintenant ; ils se rendront à piedjusqu’à la tente désignée pour l’entrevue ; les dames seuless’y rendront à cheval, par politesse d’abord et ensuite à cause desdifficultés du terrain. Cela vous convient-il ainsi ?

– Parfaitement, commandant.

– Alors voilà qui est entendu, n’est-cepas ? Oui.

– Au revoir.

– Au revoir.

Ils se saluèrent légèrement, puis ilstournèrent bride, et chacun des deux officiers rejoignit sa trouperespective.

Chacun rendit compte de sa mission à sonchef.

Quelques instants plus tard, les conditionsstipulées étaient rigoureusement exécutées ; le général et lecommandant mettaient pied à terre, abandonnaient la bride à unsoldat et se dirigeaient lentement vers la tente.

À une quinzaine de pas de cette tente, lesdeux jeunes filles firent halte près d’un bouquet de trois ouquatre troncs d’arbres noircis par le feu, sombres squelettes quiavaient été, quelques jours à peine auparavant, de majestueuxtamariniers, et qui, maintenant brûlés et tristes, demeuraientseuls debout après l’incendie de la plantation.

Le général Richepance aida les deux dames àmettre pied à terre, puis il leur offrit son bras qu’ellesrefusèrent d’accepter, et, suivi de ses deux compagnes qui,marchaient un peu en arrière, il s’avança vers la tente où Delgrès,arrivé avant lui, l’attendait.

Le mulâtre était en grand uniforme de chef debataillon ; il fit quelques pas au devant du général et desdeux dames, se découvrit et les salua respectueusement.

Le commandant en chef et ses compagnes luirendirent son salut, et tous les quatre de compagnie, ilspénétrèrent sous la tente.

C’était, on le sait, la première fois que legénéral Richepance voyait le redoutable chef des insurgés de laGuadeloupe ; de son côté, le commandant Delgrès, neconnaissait pas le commandant en chef de l’armée française.

Les deux hommes s’examinèrent ou plutôt,s’étudièrent un instant en silence avec la plus sérieuseattention ; chacun d’eux essayait sans doute de deviner à quelhomme il allait avoir affaire ; mais tous deux, après cerapide examen, convaincus probablement qu’ils se trouvaient en faced’une puissante organisation et d’une intelligente nature,s’inclinèrent comme d’un commun accord l’un devant l’autre, avec unsourire d’une expression indéfinissable.

Les dames avaient été conduites par le généralà des fauteuils à disques, les seuls à peu près employés par lesindolents créoles et dans lesquels elles s’étaient assises ;depuis leur entrée, elles n’avaient point prononcé un mot.

Les deux hommes avaient pris des chaises ets’étaient placés, face à face, chacun d’un côté d’une table.

Le silence commençait à devenirembarrassant ; ce fut le général Richepance qui se décidaenfin à le rompre.

– Monsieur, dit-il, vous êtes bien, n’est-cepas, l’ex-chef de bataillon Delgrès, actuellement chef avoué desrévoltés de l’île de la Guadeloupe ?

– Oui, général, répondit le mulâtre ens’inclinant avec un sourire amer ; car le ex placépar Richepance devant son titre de commandant avait intérieurementblessé son orgueil ; je suis le chef de bataillon Delgrès. Jeme permettrai de vous faire observer que le mot de révolté employépar vous n’est pas juste ; mais, avant tout, j’ai l’honneur deparler au commandant en chef au corps expéditionnaire français, legénéral Antoine Richepance ?

– Oui, monsieur : je suis le général dedivision Richepance, chargé, par le premier consul de la Républiquefrançaise, du commandement en chef du corps expéditionnaire de laGuadeloupe.

Delgrès s’inclina sans répondre.

– Maintenant, monsieur, continua le généralavec une certaine hauteur, je vous prie de vous expliquer au sujetdu mot révolté qui vous paraît à ce qu’il semble malsonnant et queje trouve, moi, être le mot propre.

– Pardonnez-moi, général, si je ne partage pasvotre opinion. À mon avis, l’épithète de révolté implique forcémentune condition d’infériorité que nous ne saurions admettre ; unesclave se révolte contre un maître, un enfant contre sonpédagogue ; mais un homme libre et qui prétend, quoi qu’ilarrive, rester tel, tout en demandant certaines modifications auxlois édictées par le gouvernement qui est censé le régir, se met enétat de rébellion contre ce gouvernement : ce n’est pas unrévolté, c’est un rebelle ; la différence, à mon point de vue,est sensible.

– La distinction que vous établissez,monsieur, est subtile et sujette à controverse ; révolté etrévolution étant synonymes et représentant un fait accompli ;un tout complet, un changement radical, en un mot, dans lesinstitutions d’un pays, comme par exemple, la Révolutionfrançaise ; au lieu que le fait de la rébellion n’est qu’unepartie de ce tout, un acheminement vers lui ; mais jecomprends les motifs qui vous font établir cette distinction plusspécieuse en réalité que logique, et l’acception dans laquelle vousprétendez prendre ce mot ; comme nous ne sommes pas venus ici,vous et moi, pour faire un cours de grammaire, mais bien pourtraiter d’intérêts de la plus haute importance, j’admettraisimplement, et par pure condescendance pour vous, monsieur, le motque vous préférez, la chose pour moi demeurant au fond toujours lamême.

Delgrès s’inclina.

– Pour quel motif, monsieur, m’avez-vous faitdemander cette entrevue ? continua le général Richepance.

Le mulâtre jeta à la dérobée un regard surRenée de la Brunerie, qui semblait prêter une attention soutenue àcet entretien.

– Général, répondit-il, cette entrevue je vousl’ai fait demander, afin de tenir une promesse sacrée faite par moià Mlle de la Brunerie.

– Je ne comprends pas, monsieur, permettez-moide vous le faire observer, ce que Mlle de laBrunerie, qui est, je le reconnais hautement, une jeune personnedigne à tous les titres du respect de tous ceux qui ont le bonheurde la connaître, mais qui jamais ne s’est occupée, j’en suisconvaincu, des questions ardues et ennuyeuses de la politique, peutavoir à faire dans tout cela ?

– Nous différons complètement d’opinion,général ; je trouve, au contraire, queMlle de la Brunerie a beaucoup à voir danscette affaire, puisque c’est à sa seule considération que je mesuis résolu, après bien des hésitations, à vous demander cetteentrevue.

– Dans le but, monsieur, de faire cesser laguerre, dit doucement la jeune fille.

– Certes, mademoiselle, répondit Delgrès aveceffort, en détournant la tête.

– Monsieur, je n’ai consenti à cette entrevueavec le chef des rebelles, dit le général Richepance avec hauteuren appuyant sur le mot, que parce que j’ai un ferme désir d’arrêterle plus tôt possible l’effusion du sang français et de faire cesserune guerre fratricide dans laquelle le sang coule à flots des deuxcôtés ; si vous avez comme moi, ce que je suppose d’après ladémarche faite par vous, l’intention de mettre un terme à cet étatde choses déplorable, soyez franc avec moi comme je le serai avecvous et nous nous entendrons bientôt, j’en ai la conviction, pourramener enfin la paix dans cette colonie.

– C’est mon ferme désir, général, réponditDelgrès d’une voix sourde.

– Voyons alors ; jouons cartes sur tablecomme de braves soldats que nous sommes. Quedemandez-vous ?

– Général, vous ne l’avez pas oublié sansdoute, au mois de pluviôse an II de la République française, laConvention nationale a décrété l’abolition de l’esclavage danstoute l’étendue du territoire français ; nous demandonssimplement le maintien de cette loi.

– Continuez, dit le général d’un airpensif.

– Nous demandons, en outre, que le capitainede vaisseau Lacrosse, ancien capitaine général et gouverneur del’île de la Guadeloupe, ne puisse jamais, pour quelque raison quece soit, remettre le pied dans la colonie, où il a, pendant tout letemps que sa gestion a duré, accompli des dilapidations affreuseset des exactions que rien ne saurait justifier.

– Est-ce tout, monsieur ?

– Encore quelques mots seulement si vous me levoulez permettre, général ?

– Je vous écoute, monsieur.

– Nous désirons, général, qu’une amnistiecomplète, sans limites, soit octroyée par vous à toutes lespersonnes, quelles qu’elles soient, qui, n’importe sous quelprétexte et à quelque titre que ce soit, ont été mêlées auxévénements qui ont eu lieu dans ces derniers temps ; que nulne puisse être inquiété, soit pour le rôle qu’il aura joué pendantla guerre, soit pour ses opinions politiques. Voici quelles sontnos conditions, général ; je les crois, permettez-moi de vousle dire, non seulement d’une justice indiscutable, mais encored’une excessive modération.

Il y eut un assez long silence ; legénéral Richepance semblait réfléchir profondément.

– Monsieur, répondit-il enfin, je serai francavec vous : vos conditions sont beaucoup plus modérées que jene le supposais ; de plus je les crois, jusquà uncertain point, assez justes ; malheureusement je ne suis qu’unchef militaire chargé de trancher par l’épée des questions qui,peut-être, le seraient beaucoup plus avantageusement d’une autrefaçon ; mes instructions ne vont pas au delà des choses de laguerre qui sont essentiellement de ma compétence ; quant auxautres, elles appartiennent aux diplomates et doivent être traitéesdiplomatiquement par eux. Je suis donc dans l’impossibilitécomplète de vous adresser aucune réponse claire et catégorique surles demandes que vous me faites ; les promesses que je vousferais en dehors de mes attributions militaires, je ne pourrais lestenir ; par conséquent je vous tromperais, ce que je ne veuxpas.

– Cette réponse, général, est celle d’un hommeloyal ; je l’attendais ainsi de vous ; je vous remerciesincèrement de me l’avoir faite avec cette franchise.

– Elle m’était impérieusement commandée par maconscience, répondit le général.

– Mais, reprit le chef des rebelles, puisqueces questions, ainsi que vous le reconnaissez vous-même, ne peuventêtre résolues par vous, général, il est inutile, je le crois, deprolonger plus longtemps un entretien qui ne saurait avoir de butsérieux ni pour vous, ni pour moi.

– Je vous demande pardon, monsieur ; jene partage pas votre sentiment à cet égard.

– Je vous écoute, général.

– Il m’est impossible, et je vous en ai donnéla raison, de résoudre les questions que vous me posez, ni fairedroit à vos demandes ; je ne puis que vous promettre de lesappuyer de toute mon influence auprès du premier consul. Le nouveauchef du gouvernement français est un homme qui veut sincèrement lebien et cherche à le faire autant que cela lui est possible ;je suis convaincu qu’il m’écoutera favorablement, qu’il prendra mesobservations en considération, et qu’il fera droit sinon à toutes,du moins à la plus grande partie de vos demandes et de vosréclamations qui, je vous le répète, me semblent justes.

– Permettez-moi de vous le dire, général,cette promesse est bien précaire, pour des hommes placés dans notresituation, répondit Delgrès avec tristesse. La France est bien loinet le danger est bien proche.

– Cest vrai, monsieur, je lereconnais avec vous ; mais il y a cependant certainesquestions, je vous l’ai dit, que je reste le maître de traiter à maguise.

– Et ces questions sont, général ?

– Naturellement, monsieur, toutes celles quise rapportent essentiellement à la guerre.

– Cest juste, je l’avais oublié,général, excusez-moi, répondit Delgrès avec amertume. Vous avezdonc des conditions à nous offrir ?

– Oui, monsieur.

– Je vous écoute, général.

– Laissez-moi d’abord, monsieur, vous faireenvisager, ce que peut-être vous n’avez pas songé à faire encore,votre position sous son véritable jour.

– Pardon, général ; cette position nousla connaissons au contraire parfaitement, je vous l’assure.

– Peut-être pas aussi bien que vous lesupposez.

– Alors, parlez, général.

– Lorsque, à la Basse-Terre, vous vous êtesmis en rébellion ouverte contre le gouvernement de la Républiquefrançaise, dit le général, vous disposiez de forces considérables,montant à plus de 25,000 hommes ; vous étiez maîtres de laBasse-Terre ; vous occupiez des positions formidables que vousavez été contraints d’abandonner les unes après les autres, nonsans avoir, je dois en convenir, opposé aux troupes dirigées contrevous, la résistance la plus acharnée. Je rends, vous le voyez,pleine justice à un courage que, cependant, vous auriez pu mieuxemployer.

– Notre cause est juste, général.

– Vous la croyez telle, mais ici je ne discutepas, je constate ; votre dernière position, la plus solide detoutes, le fort Saint-Charles, vous avez été contraints del’évacuer au bout de quelques jours, en reconnaissant qu’il vousétait impossible de vous y maintenir plus longtemps ; vousvous êtes jetés dans les mornes où vous occupez, paraît-il, uneposition très redoutable.

– Inexpugnable, général.

– Je ne le crois pas, mon cher monsieur,répondit Richepance en souriant avec bonhomie ; le premierconsul qui est passé maître en ces matières, a dit un jour, que lesforteresses n’étaient faites que pour être prises ; jepartage, je vous l’avoue, entièrement cette opinion ;j’ajouterai de plus ceci : non seulement les forteresses sontfaites pour être prises, mais leur seule utilité consiste à arrêteret retarder les opérations de l’ennemi assez longtemps pourpermettre d’organiser de puissants moyens de résistance et parfoisune offensive redoutable ; mais ici, malheureusement pourvous, cher monsieur, ce n’est point le cas.

– Comment cela, général ?

– Par une raison toute simple et que vousconnaissez aussi bien que moi ; c’est qu’il vous estaujourd’hui, je ne dirai pas non seulement impossible de reprendrel’offensive, mais seulement possible d’opposer une résistancesérieuse aux troupes que j’ai l’honneur de commander.

– Général !

– Ce que je dis je le prouve, monsieur, repritRichepance avec une certaine animation. Votre plan était habilementConçu en quittant le fort Saint-Charles ; malheureusement pourvous, il a complètement échoué ; la diversion tentée sur laGrande-Terre par votre plus habile lieutenant n’a pas réussi ;cet officier s’est laissé battre de la façon la plus honteuse, parles généraux Gobert et Pélage ; ses troupes ont été tuées oudispersées sans espoir de se réunir jamais, et lui-même n’a réussique par miracle à s’échapper.

– Il me reste dautres ressourcesencore.

– J’en doute, monsieur ; les hommes, lesvivres et les munitions vous manquent. De vingt-cinq mille hommesdont vous disposiez, vous êtes, en moins de trois semaines, tombé àquatre ou cinq mille tout au plus, en y comprenant, bien entendu,les bandes fort peu nombreuses qui, ne pouvant ou ne voulant pasvous rejoindre, battent encore la campagne, mais qui, isolées commeelles le sont, ne tarderont pas être détruites ; quant à vous,réfugié au Matouba, votre retraite est coupée, le chemin de la mervous est intercepté ; en somme, votre soumission, je vous ledis en toute franchise, n’est plus pour moi qu’une question detemps ; il ne vous reste pas le plus léger espoir de vaincreou seulement de traîner la guerre pendant huit jours encore.

– Si nous ne pouvons pasvaincre ; général, nous pouvons toujoursmourir.

– Triste, bien triste ressource, monsieur,répondit le général avec émotion, et qui, convenez-en, n’avanceraen aucune façon vos affaires.

– Oui, mais nous mourrons libres, général.

– En laissant derrière vous vos malheureuxadhérents esclaves, et en butte à la vengeance générale à cause del’appui qu’ils vous auront donné ; la réaction sera terriblecontre eux ; vous seul, par un point d’honneur mal entendu,vous les aurez entraînés à leur perte.

Il y eut un silence de quelques secondes.

Delgrès réfléchissait ; enfin ilreprit :

– Quelles conditions mettez-vous à notresoumission, général ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Celles-ci : vous déposerezimmédiatement les armes ; vos soldats seront libres de seretirer où bon leur semblera, sans craindre d’être poursuivis ourecherchés pour faits de guerre quelconques ; les noirsappartenant aux habitations rentreront immédiatement dans leursateliers, où aucuns mauvais traitements ne seront exercés contreeux. Quant aux chefs de la rébellion, ils devront quitter àl’instant la Guadeloupe et seront embarqués sur des bâtiments quiles conduiront en tel lieu qu’ils le désireront, mais avec défenseexpresse de mettre le pied dans aucune partie du territoirefrançais en Amérique, en Afrique, ou dans l’Inde, et de rentrerjamais dans la colonie de la Guadeloupe. Les biens des chefs de larébellion ne seront pas confisqués, ils seront libres de les vendreet d’en toucher l’argent pour en faire l’usage qui leur plaira, Deplus, je m’engage a appuyer personnellement vos demandes auprès dupremier consul, et à les lui faire agréer, si cela m’estpossible.

– Voilà tout ce que vous nous offrez,général ?

– Tout ce que je puis vous offrir,monsieur.

– Il m’est impossible, général, de vous donnerune réponse définitive avant d’avoir consulté mes officiers et messoldats, tous aussi intéressés que moi dans cette affaire. Queldélai m’accordez-vous ?

– Votre observation est juste, monsieur ;je vous accorde jusqu’à demain au lever du soleil pour me donnervotre réponse ; mais je dois vous avertir que passé ce délai,qui vous est plus que suffisant, je marcherai en avant, et je neconsentirai plus qu’à une seule condition, si vous me renvoyez unnouveau parlementaire.

– Laquelle, général ?

– Mettre bas les armes et vous rendre àdiscrétion.

– Cette dernière condition, général, jamais,quoi quil advienne de nous, nous ne consentirons àlaccepter.

– Ceci vous regarde, monsieur. Maintenant, jecrois quil est inutile dinsisterdavantage.

– En effet, général, nous n’avons plus rien ànous dire.

Les deux hommes se levèrent.

L’entretien était terminé.

Les dames quittèrent leurs sièges.

Renée de la Brunerie s’approcha doucement deDelgrès, qui était demeuré sombre, immobile, la tête penchée sur lapoitrine, près de la table sur laquelle sa main droite était encoremachinalement appuyée.

– Monsieur, murmura-t-elle avec un accent dedoux et timide reproche, est-ce donc là ce que vous m’aviez promisau fort Saint-Charles ?

– J’ai tenu plus que je ne vous ai promis,madame, répondit-il avec amertume, puisque j’ai consenti à écouterfroidement, et sans laisser éclater ma colère, des conditionshonteuses auxquelles je ne consentirai jamais à souscrire.

– Mais il me semble à moi, monsieur,pardonnez-moi de ne point partager votre opinion, que cesconditions sont douces, humaines et surtout fort acceptables, ellessauvegardent votre honneur militaire et les intérêts de vosadhérents. Que pouviez-vous exiger davantage ? Je vous ensupplie, monsieur, réfléchissez-y sérieusement, songez que vousjouez en ce moment la vie de milliers d’individus, qu’il dépend devous seul de sauver, et dont votre détermination cruelle seral’arrêt de mort.

– Ni eux, ni moi, nous ne tenons plus à lavie, mademoiselle ; une seule personne aurait pu peut-être mesauver et sauver ainsi mes compagnons, en laissant tomber un mot deses lèvres ; elle ne l’a pas voulu, elle n’a pas daigné mecomprendre ; mon sort est fixé désormais d’une façonirrévocable ; il ne me reste plus qu’à mourir, et à tomberbravement à mon poste, les armes à la main.

– Vos paroles me font peur, monsieur, réponditRenée en rougissant jusqu’aux yeux ; je ne vous comprendspas ; au nom du ciel, expliquez-vous !

– À quoi bon, mademoiselle ? vous ne mecomprendriez pas davantage ; reprit-il avec un sourirenavré.

– Parlez, je vous en prie ! Quevoulez-vous dire ?

– Rien, mademoiselle, répondit-il d’une voixferme, mais avec un accent d’amertume inexprimable ; j’ai faitun rêve insensé, mais le réveil a été terrible. Soyez bénie,mademoiselle, pour avoir daigné si loyalement tenir la promesse quevous maviez faite, et mavoir ainsi causécette joie suprême de vous voir une fois encore.

– Monsieur ! s’écria-t-elle.

– Mademoiselle, celui qui va mourir voussalue, dit-il, avec un sourire triste et résigné.

Et après avoir porté à ses lèvres la main quela jeune fille lui abandonna, plutôt qu’elle ne la lui tendit, ilse redressa et, se tournant fièrement vers le général Richepancequi causait à demi-voix avecMlle de Foissac :

– Général, lui dit-il d’une voix sourde etmenaçante, vous trouverez demain la réponse à vos conditionsderrière mes retranchements ; venez l’y chercher.

– Non, monsieur, répondit le généralRichepance d’une voix ironique, j’irai l’y prendre.

– Il lui tourna le dos et continua saconversation avec Mlle de Foissac.

Delgrès fit un profond salut aux dames,s’inclina légèrement devant le général, puis il sortit d’un pasrapide et saccadé, en étouffant un sanglot qui ressemblait à unrugissement de fauve.

L’escorte s’approcha alors, on monta àcheval.

Une heure plus tard, le général Richepanceavait regagné son camp en compagnie des deux jeunes filles.

Il était plus de midi ; l’entrevue avaitduré une heure sans qu’il en fût résulté aucun avantage pour lesFrançais ou les rebelles.

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