Le Commandant Delgrès

Chapitre 9Ce qui se passe entre le général Richepance et Gaston deFoissac

Les nouvelles que l’on recevait del’insurrection devenaient chaque jour de plus en plus graves.

Le général en chef avait appris que lecapitaine Ignace, échappé, on ne savait comment, du fortSaint-Charles à la tête d’une nombreuse colonne, s’était jeté dansle Matouba, où il s’était solidement établi, et, de la, dominaittout l’intérieur de l’île et envoyait des détachements jusqu’à laGrande-Terre.

Tous les ateliers avaient été successivementabandonnés par les noirs, qui s’étaient, pour la plupart, réunisaux révoltés et avaient été grossir leurs rangs ; plusieurspetits détachements français surpris à l’improviste par lesrebelles avaient été enlevés ou taillés en pièces.

L’intérieur de l’île était en feu, lesplantations brûlaient toutes. C’était la guerre – une guerre deraces – avec toutes ses horreurs.

La terreur était partout.

L’île de la Guadeloupe n’était plus qu’unimmense brasier ; seules, les villes offraient encore unrefuge précaire aux colons épouvantés.

Il fallait frapper un grand coup et, n’importeà quel prix, abattre la rébellion.

Le siège du fort Saint-Charles était pousséavec une extrême vigueur.

Le général en chef voulait absolument délogerles révoltés de la redoutable position qu’ils occupaient ; lescontraindre à se réfugier dans les mornes et délivrer ainsi laville de la Basse-Terre du voisinage redoutable des noirs et del’appréhension continuelle dans laquelle vivaient les habitants,qui, tant que la forteresse demeurait aux mains des insurgés,craignaient que Delgrès ne mit à exécution la menace qu’il leuravait faite de bombarder la ville.

Enlever le fort Saint-Charles, c’était priverles révoltés d’une base d’opérations solide et les contraindre àune guerre de partisans dans laquelle ils ne pouvaient tarder àsuccomber, aussi tous les efforts de l’armée françaisetendaient-ils à obtenir le plus promptement possible ce résultat siimportant pour le succès des opérations militaires qui devaientterminer brillamment la guerre civile.

Ainsi que nous l’avons dit, on se battit sansdiscontinuer.

Depuis le 24 jusqu’au 30 floréal, le corpsd’observation avait constamment été aux prises avec les révoltésqui tenaient la campagne et ceux-ci avaient constamment étérepoussés.

Les sorties du fort pour combler les tranchéesn’avaient pas été moins fréquentes ni moins meurtrières pour lagarnison.

Enfin, le 1er prairial, quatrebatteries furent établies avec des difficultés extrêmes et mises enétat de battre en brèche.

On les fit jouer toutes à la fois ;l’effet qu’elles produisirent fut terrible.

Plusieurs mortiers qui lançaient des bombesachevèrent d’écraser le fort.

Malgré tous leurs efforts, les noirs furentd’abord contraints à diminuer leur feu et bientôt de l’éteindretout à fait, à l’exception de deux pièces que les artilleursfrançais ne parvinrent pas à démonter et qui tiraientcontinuellement sur la ville, dans laquelle elles répandaient uneindicible épouvante.

Le général Sériziat, dans le but de resserrerencore le fort de plus près et de balayer en même temps toutes lesbandes insurgées qui se montraient de plus en plus nombreuses surles routes, avait ordonné au général Pelage de se transporter enpersonne sur l’habitation Armand ; de prendre avec lui toutesles troupes réunies aux Palmistes, composées de la 15edemi-brigade tout entière et des grenadiers et des chasseurs de laRéunion ; puis de descendre sur deux colonnes et de setransporter en masse sur l’habitation de l’Hôpital qui devait êtreoccupée de force.

Le général Pelage exécuta ce mouvement avecbeaucoup de vigueur ; il prit position ainsi qu’il en avaitreçu l’ordre ; puis, afin d’établir solidement sescommunications, il fit longer la rive gauche du Galion par deuxcompagnies de la 60e demi-brigade, qui descendirent cetorrent jusqu’à la hauteur du passage Jésus-Maria où elless’établirent militairement sous une grêle de balles, et semaintinrent malgré les efforts désespérés des insurgés pour lesdéloger.

Ce premier et double succès obtenu, les deuxcompagnies opérèrent leur jonction au passage Jésus-Maria,balayèrent par une charge vigoureuse les tirailleurs quiincommodaient les batteries de l’Isle et les rejetèrent auloin ; puis, sans prendre à peine le temps de respirer, guidéspar leur valeureux chef, les Français s’élancèrent à la baïonnettesur le poste de Bisdary, occupé par les noirs.

Deux fois repoussés, deux fois ils revinrentavec une nouvelle ardeur, franchirent les retranchements sur desmonceaux de cadavres et, finalement, réussirent à rester maîtres decette forte position dont ils chassèrent les défenseurs l’épée dansles reins.

Le succès de cette opération difficile, permitau général Pelage d’étendre sa gauche et de demeurer définitivementen possession des passages principaux qui conduisaient au fort etpar lesquels les révoltés communiquaient avec l’intérieur de l’île,et recevaient des renforts que leur envoyaient incessamment leursadhérents des mornes.

C’était de ce côté que le capitaine Ignace,trois jours auparavant, avait opéré sa retraite sans avoir même étéaperçu et s’était retiré au Matouba.

En quelques jours, les révoltés furent enfinrejetés définitivement loin de la Basse-Terre, et le fortSaint-Charles demeura seul en leur pouvoir.

Nous ferons, remarquer un fait qui eut plustard de très graves conséquences et contribua beaucoup à éteindrela révolte. Dans les derniers combats qui furent livrés par lecorps d’observation, les nègres insurgés furent extrêmement étonnésde voir leurs anciens camarades, des noirs comme eux, incorporésaux bataillons français, les attaquer et les combattre comme si detous temps ils avaient été leurs plus cruels ennemis.

Les révoltés se crurent trahis ; ladémoralisation commença à se mettre dans leurs rangs et amena unehésitation, dans leurs mouvements, dont les Français surenthabilement profiter en toutes circonstances.

Cette vue de leurs compagnons combattantcontre eux et devenus leurs ennemis, fit complètement perdre auxinsurgés l’espoir de réussir à chasser les Français de l’île et àse rendre indépendants, espérance que, ainsi que nous l’avonsexpliqué plus haut, ils avaient conçue et qui avait été, enréalité, la seule cause de leur formidable levée deboucliers ; cette idée, toute absurde qu’elle parût enprincipe aux blancs, ne manquait pas cependant d’une certainevraisemblance de logique lorsque ces malheureux n’avaient àcombattre que les Français qui, décimés par le climat et lesmaladies terribles qu’il engendre parmi les Européens, voyaientleur nombre diminuer tous les jours, et ne pouvaient, ainsi que lesupposaient les noirs, vu leur faiblesse numérique, conserverl’espoir de les réduire.

Les insurgés découragés commencèrent à seréfugier dans les bois et les mornes.

Ils sentaient que tout croulait sous leurspieds, que leur entreprise avorterait misérablement et qu’ils netarderaient pas à être réduits au rôle précaire de nègres marrons,c’est-à-dire de simples brigands.

Exaspérés par l’insuccès, ils ne gardaientplus aucune mesure ; des faits de violence atroces signalaientleur retraite ; la route qu’ils suivaient était littéralementsemée de cadavres de blancs et de plantations ravagées, brûlantcomme de sinistres phares pour éclairer la fuite précipitée de ceshommes qui, ne pouvant plus conquérir la liberté, se livraient à lavengeance.

Tels étaient les résultats obtenus par l’arméefrançaise au 1er prairial an X.

Ce fut deux jours plus tard queMlle Renée de la Brunerie, rendue à la liberté parle commandant Delgrès, avait été ramenée à la Basse-Terre par leChasseur de rats, acclamée sur sa route par la foule qui saluaitson retour avec enthousiasme.

Le général Richepance et M. Gaston deFoissac avaient quitté de compagnie le salon deMlle de la Brunerie, arrivé sur le palier del’appartement qu’il occupait au premier étage dans la maison duplanteur, le général se préparait à prendre poliment congé de soncompagnon, lorsque celui-ci l’arrêta en lui disant avec la plusextrême courtoisie :

– Serai-je assez heureux, général, pour quevous daigniez m’accorder quelques minutes ?

– Vous désirez me parler, monsieur ?répondit le général en réprimant un mouvement de surprise.

– Si vous me le permettez, oui, général. Mais,rassurez-vous, ajouta-t-il avec son sourire triste et sympathique,je n’abuserai, ni de vos précieux instants, ni de votrepatience.

– Je suis à vos ordres, monsieur. Uneconversation avec un homme de votre valeur ne saurait être que fortintéressante ; je vous remercie de me procurer cettesatisfaction, répondit le général d’un ton de bonne humeur.Veuillez me suivre.

Le jeune homme passa devant son hôte etpénétra avec lui dans son appartement.

Le général traversa, sans s’y arrêter deux outrois pièces où se trouvaient des officiers de tous grades et danslesquelles des secrétaires, assis à des tables couvertes de papiersécrivaient ou compulsaient des registres. Il ouvrit une dernièreporte, et se tournant vers M. de Foissac, qui marchaitsur ses pas :

– Entrez, monsieur, lui dit-il.

Et s’adressant à un de ses aides decamp :

– Capitaine Pâris, ajouta-t-il, veillez, jevous prie, à ce que, à moins de motifs très sérieux, je ne sois pasdérangé.

– Vous serez obéi, général, réponditle capitaine.

La pièce dans laquelle le général Richepanceavait introduit M. de Foissac était son cabinetparticulier, l’arrangement en était significatif.

Cette pièce, très vaste et éclairée par troislarges et hautes fenêtres, n’était meublée que d’un grand bureau enbois de citronnier, couvert de papiers de toutes sortes, d’unpiédouche en palissandre placé en face du bureau entre deuxfenêtres et supportant une magnifique pendule en rocaille du rococole plus authentique.

Un fauteuil sur lequel s’asseyait le générallorsqu’il voulait écrire, un second fauteuil et quatre chaisescomplétaient l’ameublement plus que simple de ce cabinet ;mais ce qui lui imprimait un caractère particulier, était uneimmense carte de l’île de la Guadeloupe et de ses dépendances,longue de huit mètres sur autant de large, étendue à plat sur leparquet.

Cette carte, dressée avec un soin minutieux,indiquait jusqu’aux moindres sentiers, les ajoupas et les fourrésavec leur position exacte ; une foule de grosses épingles àtête rouge plantées çà et là dans la carte indiquaient lesdifférents points occupés par les troupes françaises ;d’autres épingles à tête noire, en nombre beaucoup plusconsidérable encore, servaient à désigner les positions défenduespar les insurgés et jusqu’aux plans des fortifications élevées dansles places principales ; cette carte était d’une exactituderigoureuse, rien n’avait été négligé ni oublié ; jusqu’auxplus minces ruisseaux s’y trouvaient, ainsi que la largeur et laprofondeur des gués et les sentes presque impraticables quiserpentaient capricieusement sur le flanc des mornes.

Le général passait souvent des heures entièrescouché sur cette carte et dictant à ses secrétaires des ordres queses aides de camp transmettaient aussitôt aux chefs de corps del’armée républicaine.

Après avoir refermé la porte du cabinet, legénéral indiqua de la main un siège à son visiteur, en prit un pourlui-même et s’inclinant avec un bon sourire :

– Me voici prêt à vous entendre, dit-il ;parlez monsieur, je vous écoute.

Gaston de Foissac semblait en proie à une viveémotion intérieure ; cependant, à l’invitation du général, ilfit un violent effort sur lui-même, épongea à deux ou troisreprises, avec son mouchoir, son front moite de sueur, ets’inclinant à son tour :

– Pardonnez-moi, général, dit-il d’une voixdans laquelle tremblait encore une légère émotion, l’étrangeté dela démarche que je tente en ce moment et plus encore, lasingularité des questions que je désire vous adresser, en vouspriant de daigner y répondre.

En parlant ainsi, il avait un accent bref,saccadé, qui, sans doute, provenait des efforts immenses qu’ilétait contraint de faire, pour renfermer en lui les sentiments quigrondaient sourdement dans son cœur.

– Monsieur, répondit le général toujours calmeet souriant, votre démarche n’a rien que de très ordinaire ;je serai toujours fort honoré de recevoir la visite d’une personnede votre intelligence et de votre nom. Quant aux questions que vousme désirez adresser, bien que je soupçonne un peu ce dont vousvoulez me parler et ce que vous comptez me demander, je suis prêt àvous répondre, n’ayant jamais eu, que je sache, rien dans ma vieque je ne puisse hautement avouer. Maintenant, parlez sanshésitation et avec une entière franchise ; croyez que je vousrépondrai de même.

– Je vous remercie de m’encourager ainsi,général ; je me hâte de profiter de votre bienveillance.

– À la bonne heure, monsieur ; je voisque nous comprenons. Je prête la plus sérieuse attention à vosparoles.

– Général, je ne chercherai pas à ruser avecVous ; je vois que vous avez compris dès le premier moment,que je désirais vous entretenir de Mlle Renée de laBrunerie.

– Cela n’était pas difficile à comprendre,monsieur. D’ailleurs, permettez-moi de vous répondre avec autant defranchise, je ne vois pas quel autre sujet plus intéressantpourrait être traité entre vous et moi, dont les positionsrespectives sont en ce moment si différentes.

– En effet, général ; c’est donc de cesujet seul que nous allons nous entretenir. Je ne vous dirai riende ma première jeunesse ni du projet formé, peut-être un peu à lalégère, entre le père de Mlle Renée et le mien, denous marier, alors que ni elle, ni moi, nous n’étions en état deprotester contre une semblable prétention ;Mlle Renée de la Brunerie vous a complètementédifié à cet égard ; je ne prétends faire valoir à vos yeux,aucun des prétendus droits que me donne l’engagement que voussavez, et dont, moi, tout le premier, je n’admets et ne puisreconnaître la valeur. Je me présente donc à vous, général, sansaucun titre réel à vos yeux qu’une connaissance antérieure et jevous demande franchement ceci, à vous mon rival, vous, homme loyal,sincère, habitué, par les exigences de ce dur métier de soldat quevous faites presque depuis votre enfance, à mûrement réfléchir, àpeser sérieusement vos actions, même les plus indifférentes, et àjuger plus sainement les choses ; croyez-vous que cet amour deMlle de la Brunerie pour vous soitsincère ?

– Monsieur !…

– Pardon, général, je n’ai pas terminéencore ; laissez-moi achever, je vous prie.

– Soit ! continuez donc, monsieur.

– Croyez-vous, dis-je, reprit le jeune hommed’une voix ferme et accentuée, que dans cette passion d’un jour,née d’un regard, d’un mot peut-être, depuis que vous êtes arrivé àla Guadeloupe, c’est à dire dix jours au plus, croyez-vous qu’iln’y ait pas une surprise, une espèce de fascinationincompréhensible ? Supposez-vous que cette passion, autant devotre part que de celle de Mlle de laBrunerie, elle-même, soit assez réelle, assez profonde, en un mot,pour fonder sur elle un avenir de bonheur, et que tous deux vous necédez pas à un entraînement qui peut amener de douloureusesconséquences, lorsque, plus tard, la désillusion sera venue ;que vous reconnaîtrez avec épouvante, que tous deux vous vous êtestrompés ; que ce que vous avez de bonne foi pris pour del’amour, n’était qu’un de ces fugitifs mirages moraux qui exercentpour un temps une puissance irrésistible sur notre être, pour nenous laisser, après quelques jours, que le regret tardif de nousêtre trompés ; et là où nous pensions trouver le bonheur,n’avoir résolument accompli qu’une double infortune ?

– Monsieur, répondit le général avec uneexpression de tristesse sympathique, ce que vous me dites me toucheprofondément ; j’apprécie, comme je le dois, le sentimentgénéreux qui vous anime en me parlant ainsi que vous lefaites ; malheureusement, après ce que vous achevez de medire, je me trouve placé par vous-même dans l’obligation terriblede vous causer une grande douleur.

– Parler général. Quoi que vous me disiez, jesuis préparé à l’entendre ; vous êtes homme d’honneur, vous nevoudriez pas me tromper, j’ai foi en vous.

– Merci, monsieur ; je saurai me montrerdigne de l’opinion que vous avez de moi ; tout ce que vousm’avez fait l’honneur de me dire serait de la logique la plusrigoureuse, si d’un seul mot je ne réduisais pas à néant votreraisonnement, d’ailleurs si sensé, si vrai et si profondémenthonnête et humain : Depuis près de trois ans, j’aimeMlle de la Brunerie et j’ai le bonheur d’enêtre aimé.

– Depuis trois ans ! s’écria le jeunehomme avec une surprise inexprimable, c’est impossible général.

– Je ne relèverai pas, monsieur, réponditRichepance avec calme, ce que votre incrédulité et la façon dontvous l’exprimez ont de blessant pour moi…

– Oh ! pardonnez-moi, général, jevoulais…

– Vous êtes tout excusé, monsieur, interrompitdoucement le général Richepance ; ma position vis-à-vis devous est extrêmement difficile ; nous aimons la même femme,elle me préfère, vous avez le désespoir au cœur…

– Hélas ! murmura le jeune homme.

– Je sympathise de toutes les forces de monâme à votre douleur ; Dieu m’est témoin que je ne voudrais pasl’augmenter ; malheureusement cet entretien que je ne désiraispas, que j’aurais, je vous l’avoue, évité de tout mon pouvoir, sicela m’eût été permis, c’est vous-même qui l’avez exigé.L’explication que vous me demandez doit donc être nette, claire etsurtout franche entre nous.

– C’est ce que je désire, général.

– Ainsi ferai-je, monsieur. Je dois, et j’ysuis obligé, essayer d’arracher de votre cœur le dernier rayond’espoir qui, malgré vous, à votre insu, y est resté. Cetteobligation pénible, je saurai la remplir ; j’aurai le tristecourage de vous rendre ce service terrible ; l’amour ne senourrit que d’espoir, on ne peut aimer seul ; l’espoir tué,l’amour meurt, c’est une des lois fatales de la nature. Je vous aidit que, depuis trois ans à peu près, j’aimeMlle de la Brunerie. J’ajouterai que c’esttout exprès pour me rapprocher d’elle et pouvoir demander sa main àson père que j’ai accepté, ou, pour mieux dire, sollicité dupremier consul le commandement du corps expéditionnaire destiné àopérer contre les révoltés de l’île de la Guadeloupe.Mlle de la Brunerie, pendant les trois annéesqu’elle passa dans le couvent du Sacré-Cœur à Paris, sortait chaquesemaine ; elle allait passer la journée du dimanche chezMme la comtesse de Brévannes, sa parente, àlaquelle son père l’avait recommandée ; j’avais l’honneurd’être reçu chez Mme de Brévannes ; cefut là que, pendant les trop courts loisirs que me laissait laguerre, j’eus l’honneur de voir Mlle de laBrunerie. Sans qu’un seul mot eût été prononcé à ce sujet entreMlle de la Brunerie et moi, je vous le juresur l’honneur, monsieur, je compris que j’étais aimé.

– Oh ! je vous crois, général, celadevait être ainsi !

– La veille du jour oùMlle de la Brunerie quitta Paris, j’osai, nonpas lui déclarer mon amour, mais seulement le lui laisserentrevoir ; elle lut dans mon cœur tout ce qu’il renfermait depassion vraie, de dévouement ; elle ne me repoussa pas, sanspourtant m’encourager à l’aimer ; elle partit. Vous savez lereste, monsieur ; c’est à vous maintenant à juger si vousdevez conserver l’espoir d’être aimé un jour.

– Je vous remercie de cette explication siloyale que je n’avais pas le droit de vous demander, général, etque vous m’avez si franchement donnée. Je connais le caractère dema cousine ; son cœur, elle l’a dit elle-même, et je sais quecela est vrai, ne se donne pas deux fois, je ne conserve aucunespoir, je tuerai cet amour en l’arrachant violemment de mon cœur,où il me tuera ; mais, quoi qu’il arrive, général, soyezconvaincu que je saurai rester digne d’elle, de vous et de moi.Voici ma main, général, serrez-la moi aussi franchement que je vousla tends ; c’est celle d’un ami.

– Bien, monsieur, voilà qui me charme, s’écriale général en lui pressant chaleureusement la main ; c’estparler et agir en homme. Maintenant, voulez-vous me permettre devous adresser une question à mon tour ?

– Parlez, général.

– Est-il une chose, quelle qu’elle soit, quidépende de moi seul et que je puisse faire pour vous ?

– Il en est une, oui, général.

– J’y souscris devance.

– Vous me le promettez ?

– Sur l’honneur.

– Eh bien, général, je désirerais…

– En ce moment on frappa à la porte ; lejeune homme fut contraint de s’arrêter.

– Entrez, dit le général.

La porte s’ouvrit, le capitaine Pâris, lepremier aide de camp du général en chef, parut.

– Que désirez-vous, mon cher Pâris ? luidemanda Richepance.

– Excusez-moi, mon général, répondit lecapitaine, le général Gobert vient d’arriver au quartier général entoute hâte ; il a, dit-il, à vous communiquer d’importantesnouvelles qui ne souffrent point de retard. Que faut-il faire,général ?

– Le faire entrer, capitaine. Vous permettez,n’est-ce pas, cher monsieur ? ajouta-t-il en se tournant versM. de Foissac avec un sourire amical.

– Faites, général, et même, si vous désirezêtre seul ? ajouta-t-il en se levant.

– Non pas, monsieur, c’est inutile ;restez, je vous en prie.

En ce moment le général Gobert pénétra dans lecabinet.

Le général Gobert, né à la Guadeloupe en 1769,avait à cette époque 33 ans. C’était un des plus beaux et des pluscomplets types créoles qui existassent alors ; grand, bienfait, l’œil noir et perçant, le front large, les traits énergiques,son visage respirait la franchise, la loyauté et la bonnehumeur ; il était adoré par les soldats et le méritait par sabonté d’abord, et ensuite par sa valeur à toute épreuve et sestalents hors ligne.

– Tu te fais donc invisible ? dit-il enriant, en tendant la main au général.

– Pas pour toi, toujours, répondit Richepancesur le même ton, puisque te voilà.

– C’est juste. Ah ! bonjour, mon cousin,ajouta-t-il en apercevant le jeune homme et s’avançant vivementvers lui ; je suis charmé de vous voir. Comment vousportez-vous. C’est donc vous qui accaparez le général ?

– Ma foi, oui, mon cousin, je l’avoue,répondit Gaston en lui rendant son salut.

– Ah ça ! vous êtes donc parents,messieurs ? reprit Richepance.

– Je le crois bien ! s’écria le généralGobert, nous sommes tous parents à la Guadeloupe. C’est commecela.

– Blancs et noirs ?

– Mauvais plaisant !… Mais je tepardonne, tu es Européen, toi ! fit-il avec un léger mouvementd’épaules.

– Mais, voyons, qu’est-ce que tu as de sipressé à m’annoncer ?

– Une nouvelle excessivement grave.

– Diable ! Assieds-toi d’abord.

Le général Gobert se laissa tomber sur unfauteuil.

– Parle maintenant, reprit Richepance. Est-cesérieux ?

– Très sérieux ; d’ailleurs, tu vas enjuger. Je viens d’être averti par mes espions que ce drôle d’Ignaces’est, il y a deux nuits, échappé je ne sais comment du fortSaint-Charles.

– Seul ?

– Non pas ; à la tête de huit centsnoirs.

– Allons donc ! tu rêves, mon ami, c’estmatériellement impossible.

– Malheureusement, je ne rêve pas ; manouvelle est rigoureusement exacte ; toute la campagne est enfeu ; Ignace brûle, pille et massacre tout sur sonpassage.

– Oh ! voilà une rude nouvelle, mon ami.Par quel côté s’est-il échappé ?

– Par la poterne du Galion ; il s’est ruécomme un démon à l’arme blanche, sur les grand’gardes de Sériziat,leur a passé sur le corps, a comblé les tranchées et a disparu avecles diables incarnés qui le suivaient.

– Tu es certain que ce n’est pas une sortie,et que ce drôle, après son coup de main, n’est pas rentré dans lefort ?

– Je te répète que j’en ai la preuve.

– Voilà qui est malheureux. Connaît-onexactement la direction qu’il a prise ?

– Non, car jusqu’à présent, il semble n’ensuivre aucune ; il dévaste, voilà tout.

– C’est bien assez ; il faut en finiravec cet homme.

– Je viens tout exprès pour m’entendre avectoi à ce sujet.

– Où se trouve-t-il en ce moment ?

– Aux environs des Trois-Rivières, à unendroit nommé, m’a-t-on dit, le Pacage.

– Bon ; attends un peu.

Le général se leva et alla s’étendre tout deson long sur l’immense carte dont nous avons, parlé.

Il examina, pendant quelques instants, lacarte avec la plus sérieuse attention, puis se tournant vers legénéral Gobert qui s’était agenouillé près de lui :

– Tiens, regarde ; il est là ! luidit-il.

– C’est cela même.

– La position est excellente, elle est surtouttrès intelligemment choisie…

– Pardieu ! Ignace est un affreux gredin,mais ce n’est pas un imbécile ; il sait la guerre.

– Cela se voit ; il est à cheval sur deuxroutes : celle qui mène à la Pointe-à-Pitre et celle quiconduit au Matouba. Maintenant, laquelle prendra-t-il ? voilàce qu’il est important pour nous de découvrir au plus vite.

– Je pense, dit alors le général Gobert, quele plan de ce drôle doit être celui-ci…

– Voyons.

– Marcher sur la Pointe-à-Pitre qu’il sait àpeu près dégarnie de soldats, en faisant une fausse démonstrationsur le Matouba pour nous donner le change, rallier sur son chemintoutes les bandes insurgées éparses dans les mornes ;s’emparer du passage de la Rivière-Salée, des forts Fleur-d’Epée,Brimbridge, Union, etc. ; se rendre, en un mot, maître de laGrande-Terre, y concentrer les forces des rebelles et reprendrevigoureusement l’offensive en nous contraignant, par des marches etdes contre-marches habiles dans un pays qu’il connaît parfaitement,à fatiguer nos troupes et à les disséminer dans toutes lesdirection ?

– Tandis que Delgrès, ajouta Richepance, serenfermera, lui, dans les mornes et fera un appel énergique auxnègres révoltés. Oui, tu as raison, ce plan doit être celui adoptépar Ignace et Delgrès, car il est logique et ils sont habiles, nousdevons en convenir ; ils jouent en ce moment leur fortune surun coup de dès ; s’ils réussissent, ils nous placent dans unesituation, sinon dangereuse, du moins très difficile. Il faut lescontrecarrer à tout prix. Veux-tu te charger de cetteaffaire ?

– C’est exprès pour cela que je suis venu tetrouver, cher ami.

– Tu as bien fait, dit le général en serelevant ; je préfère que ce soit toi ; au moins, je suissûr que l’expédition sera menée rondement ; le général Pelaget’accompagnera.

– J’allais te le demander, c’est un braveofficier que j’aime.

– Et moi aussi.

– Quels sont les ordres ?

– Je te donne carte blanche ; dans uneexpédition comme celle qu’il s’agit de faire, mon ami, tu doisprendre la responsabilité, ainsi que disent les médecins, et resterseul maître de tes actions, que des ordres supérieure, donnés deloin, pourraient contrarier et nuire ainsi au succès de tonentreprise ; tu connais l’homme auquel tu vas avoiraffaire ; c’est à toi à agir en conséquence, et surtout ;suivre sans hésiter tes inspirations, qui sont toujours bonnes.

– Merci. De combien d’hommes pourrai-jedisposer ?

– Douze cents. Est-ce assez ?

– Cela suffira. Quand dois-jepartir ?

– Quand tu voudras ; le plus tôt sera lemieux, oui de suite même, si tu veux : le temps presse.

– Tu as raison, avant une demi-heure je seraien route. Au revoir, ajouta-t-il en lui serrant la main.

– Au revoir, répondit Richepance ; bonneréussite ; frotte-moi rudement ces gens-là.

– Je tâcherai.

– Pardon, messieurs, dit alorsM. de Foissac qui, pendant toute cette conversation,avait cru devoir garder un silence modeste, un mot, s’il vousplaît ?

– Parlez, monsieur, lui répondit gracieusementRichepance.

– Lorsque mon cousin est entré, je vous priaisde me rendre un service, général.

– En effet, monsieur, et moi je vous répondaisque, quel que fût ce service, j’étais prêt à vous le rendre.

– Êtes-vous toujours dans les mêmesintentions, général ?

– Toujours, monsieur. Quedésirez-vous ?

– Je désire, général, être attaché jusqu’à lafin de la guerre à mon cousin, en qualité d’officier d’ordonnance,volontaire, bien entendu ; je n’ai d’autre prétention quecelle de me rendre utile.

Richepance lui lança un regard clair etperçant qui semblait vouloir découvrir sa pensée secrète jusqu’aufond de son cœur.

– Ne craignez rien, général, réponditM. de Foissac, avec un sourire mélancolique, monintention n’est aucunement celle que vous me supposez.

– Je le désire, monsieur. Je suis tenu par maparole ; si mon collègue y consent, c’est chose faite, et vousêtes dès ce moment attaché à son état-major.

– Certes, j’y consens. Ce cher cousin !s’écria le général Gobert en lui serrant gaiement la main, Je suisheureux de la préférence qu’il me donne ; c’est une affaireconvenue.

– Merci, messieurs, dit Gaston de Foissac ens’inclinant devant les deux généraux.

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