Le Commandant Delgrès

Chapitre 7Où paraît enfin un personnage depuis longtemps attendu

Lorsque les troupes françaises avaientdébarqué à la Pointe-à-Pître, leur arrivée, annoncée cependantdepuis si longtemps, avait causé dans toute l’île de la Guadeloupeune émotion extrême, dont il aurait été assez difficile dans lepremier moment, de définir bien exactement la véritableexpression.

Cette émotion ressemblait bien plutôt à de lapeur qu’à de la joie ; elle ne tarda pas à prendre lesimmenses proportions d’une véritable terreur panique, lorsquel’escadre française apparut deux ou trois jours plus tard dans leseaux de la Basse-Terre.

Les riches planteurs, les grands commerçantssurtout se sentaient en proie à une épouvante que rien neréussissait à calmer ; les excès commis par les noirs à l’îlede Saint-Domingue étaient sans cesse présents à leur imaginationtroublée, sous les plus sombres couleurs ; ainsi que celaarrive toujours, ils avaient transformé en événements terribles cequi, en réalité, n’était que des faits isolés, sans importance etn’ayant rien de grave en eux-mêmes.

Si bien, que les clameurs discordantespoussées dans les rues et sur les places par les nègres avinésappelés par Delgrès à la révolte ; leurs menaces furibondes,cependant non encore suivies d’effet, avaient suffi, ainsi que déjànous l’avons rapporté, pour opérer une déroute générale ; mêmeparmi les plus braves représentants de la race blanche à laGuadeloupe.

Il y avait eu un sauve-qui-peut, qui, enquelques heures, avait acquis des proportions incalculables. Lesplanteurs les plus courageux s’étaient, comme M. de laBrunerie, mis en état de défense dans leurs propres habitations oùquelques-uns de leurs voisins, aussi déterminés mais moinsfavorisés qu’eux par la fortune, étaient venus en foule chercher unabri, assez précaire, contre les attaques des révoltés.

Le plus grand nombre enfin, apprenant quel’armée française avait débarquée à la Basse-Terre, dont elles’était emparée, était venu se réfugier sous la protection dudrapeau français ? prêts cependant à abandonner l’île, si lasituation ne prenait pas une tournure meilleure, et si l’armée neleur offrait pas toutes les conditions de sécurité qu’ilsdésiraient.

Dans les premiers jours qui suivirent ledébarquement des troupes françaises à la Pointe-à-Pître, et lesoulèvement déclaré des nègres presque immédiatement après cedébarquement, la Basse-Terre avait été abandonnée par ses notableshabitants ; changée en désert et livrée sans défense auxinsultes des nègres dont le quartier général était au fortSaint-Charles.

Mais, grâce aux mesures énergiques prises parle général en chef, la panique fut de courte durée et la villevoyait maintenant sa population presque triplée, à cause del’affluence de tous les habitants de l’île qui étaient venus pours’y réfugier, afin d’échapper aux bandes de l’intérieur, quipillaient et incendiaient les villages et les habitations isolées.Au nombre de ces riches familles de planteurs établies en ce momentà la Basse-Terre, et dont l’affluence donnait une apparenced’animation extraordinaire à la ville, se trouvait la famille deFoissac.

La famille de Foissac était une des plusimportantes, des plus anciennes et surtout des plus considérées dela Guadeloupe.

Les biens de cette famille, tant en Francequ’en Amérique, étaient immenses, sa fortune véritablementprincière.

À la Guadeloupe seule, elle possédait sixhabitations sucrières, dans lesquelles étaient employés plus dequatre mille noirs.

Quoique ces nègres fussent très bien traités,car M. de Foissac était un homme humain et bon pour sesesclaves, lorsque la révolte avait éclaté, la plupart des noirs,depuis longtemps excités en secret par les émissaires des chefsrévoltés, s’étaient laissés entraîner à les suivre ; ilsavaient abandonné les ateliers, et, après avoir commis quelquesexcès, s’étaient réfugiés dans les mornes qu’ils ne quittaient plusque pour faire la guerre à leurs anciens maîtres.

Au commencement de l’insurrection, vingt-troispersonnes, appartenant toutes par des liens plus ou moins étroits àla famille de Foissac, réfugiées sur une de ses plantations,avaient été surprises à l’improviste pendant leur sommeil par unebande de noirs révoltés, et impitoyablement mises à mort sans quel’age ni le sexe eussent trouvé grâce devant ces férocesbourreaux.

M. de Foissac, son fils, Gaston deFoissac, jeune homme de vingt-huit ans, et sa fille aînée,Mlle Hélène de Foissac, jeune fille de dix-sept ansà peine, ainsi que deux autres jeunes enfants, avaient seuls parmiracle échappé à cette horrible tuerie.

Réfugiés avec quelques noirs restés fidèles dans un pavillon isoléde l’habitation, ils avaient bravement fait le coup de feu, etrésisté avec toute l’énergie du désespoir, assez longtemps pourpermettre à M. David, commandeur de la Brunerie, d’accourir àleur secours ; de chasser les révoltés et de reconquérirl’habitation à laquelle ils allaient sans doute mettre le feu.

En cette circonstance, le commandeur de laBrunerie fut assez heureux, pour sauver la vie à plus dequatre-vingts personnes de race blanche, parents ou amis de lafamille de Foissac, et à les amener avec lui à la Brunerie, oùl’hospitalité la plus large leur fut aussitôt donnée.

M. de Foissac, ne jugeant pasd’après les faits dont il avait été témoin et avait même failliêtre victime, qu’il y eût de sécurité pour lui dans aucune de sesplantations, avait refusé de se rendre à la Brunerie ; suivide ses enfants et de quelques serviteurs sur lesquels il croyaitpouvoir compter ; il s’était rendu en toute hâte à laBasse-Terre, où il s’était établi dans la magnifique maison que, demême que la plupart des autres riches planteurs de la Guadeloupe,il possédait sur le champ d’Arbaud.

La famille de la Brunerie et celle de Foissacavaient entre elles quelques liens éloignés de parentés ; cesliens, depuis un siècle et demi environ, avaient tendu à seresserrer plus étroitement, à la suite de plusieurs alliancescontractées entre elles et des intérêts de fortune leur étaientdevenus communs, et avaient encore augmenté, en les rapprochant,les relations intimes qui les unissaient.

Lors de la naissance deMlle de la Brunerie, une parole avait étééchangée entre MM. de Foissac et de la Brunerie sur lemariage du fils aîné de M. de Foissac, enfant alors âgéd’une dizaine d’années au plus, et la fillette qui ne faisait quede naître.

Cette union avait été convenue d’un communaccord entre les deux pères, afin de terminer à l’amiable unediscussion qui s’était élevée sur la propriété d’une importanteplantation sucrière que chacune des deux familles, avec des raisonssemblant également plausibles, revendiquait comme luiappartenant ; cette contestation avait failli amener unebrouille entre les deux riches planteurs, à cause de l’acharnementavec lequel leurs hommes d’affaires, en défendant leurs intérêts,avaient réussi à envenimer la question.

Heureusement les deux planteurs étaient deshommes d’un grand sens, doués surtout d’une honnêtetéproverbiale ; ils aperçurent à temps l’abîme vers lequel lezèle maladroit de leurs agents les entraînait.

Alors ils coupèrent le mal dans sa racine endéclarant que cette propriété, à laquelle chacun d’eux renonçaitpour sa part, ne resterait ni à l’un ni à l’autre ; quel’abandon en serait fait conjointement, à M. Gaston de Foissacet à Mlle Renée de la Brunerie, et ajouté à leurdot lors de leur mariage ; que cette propriété serait, jusqu’àcette époque, administrée en leur nom commun, et les revenus placéspour ne leur être remis que le jour même où leur union seraitconclue.

Les choses ainsi convenues avec une loyauté sicaractéristique entre les deux planteurs, l’incident futvidé ; ainsi que l’on dit dans l’affreux langage de dameJustice ; l’amitié un instant obscurcie entre les deuxfamilles, reprit, grâce à cet accord, tout son primitif éclat.

Les enfants furent élevés dans les prévisionsde l’union convenue ; dès leurs premières années, ons’appliqua à les persuader que ce mariage était une choseirrévocable.

Gaston de Foissac, âgé de près de onze ans deplus que sa jeune fiancée, était déjà presque un homme, lorsque lajeune fille n’était encore qu’une enfant, jouant à la poupée et sebarbouillant le visage de confitures.

Il comprit naturellement plus vite que Renéel’importance de l’engagement pris en son nom ; il en calculales avantages dans son esprit, et comme en sus la petite personne,qui déjà était une ravissante enfant, promettait de devenir plustard une délicieuse jeune fille, il ne trouva rien de sérieux àobjecter contre cette union, qui lui parut, au contraire, devoirêtre un jour fort agréable pour lui. Peu à peu et au fur et àmesure que les années s’écoulaient, l’intérêt tout fraternel qued’abord il portait à l’enfant se changea en un véritable amour, etil appela de tous ses vœux, l’époque marquée pour la réalisation duprojet formé entre les deux familles.

C’est que la jeune fille avait surpassé toutesles promesses de l’enfant, et était devenue une ravissantecréature, dont la beauté était déjà citée avec admiration.

Du côté du jeune homme, il ne s’éleva doncaucun obstacle.

Mais il n’en fut pas ainsi de la jeunefille.

Nous avons eu occasion, dans un précédentchapitre de faire connaître cet éloignement de la jeune fille pourcelui qu’elle devait épouser ; éloignement qui datait de fortloin, ainsi qu’on va le voir.

Renée de la Brunerie, élevée avec son cousinet sa cousine, les aimait beaucoup et paraissait même ne pouvoir sepasser d’eux ; elle éprouvait surtout une vive amitié pourHélène, la sœur de Gaston, charmante enfant, son aînée de deux ansà peine, qu’elle prenait plaisir à nommer en riant, sa grandesœur.

Cette amitié des trois enfants, persévéra sansaucun nuage pendant plusieurs années, en s’accroissant tous lesjours dans des proportions qui remplissaient leurs parents dejoie ; mais, un an environ avant le départ de Renée pour laFrance, où, selon l’habitude des riches créoles, elle devait allerterminer son éducation, son père la jugeant sans doute assezraisonnable pour lui faire enfin la confidence de son unionconvenue avec son cousin, – confidence que M. de laBrunerie avait jugé prudent de reculer jusqu’à ce jour, – la jeunefille, au profond étonnement de son père, l’écouta toutepâlissante, les lèvres frémissantes, les yeux pleins de larmes,mais sans interrompre une seule fois son père ; dès qu’ellefut libre, elle se retira dans sa chambre à coucher où elles’enferma, et passa toute la journée à pleurer et à sangloter.

Renée avait alors quatorze ans ; chasteet pure créature, elle n’aimait et ne pouvait aimer personne ;elle ignorait jusqu’à la signification du mot amour ; mais,doué d’un caractère hautain ; élevée dans une libertécomplète, accoutumée à faire tout ce qui lui plaisait et à voir sesplus légers caprices obéis avec empressement, elle ne pouvaitsupporter la pensée de se voir, sans que son consentement lui eûtété même demandé, destinée contre sa volonté, à devenir l’époused’un homme qui, certain d’être un jour son mari, la traiterait sansdoute bientôt comme une chose lui appartenant ; sans sesoucier de lui plaire ou de savoir si, lui, il lui plaisait àelle ; une telle union parut monstrueuse à la jeunefille ; elle jura au fond de son cœur, avec la ténacitéd’enfant gâté qui était le côté saillant de son caractère, quejamais cette union détestée ne s’accomplirait ; qu’ellemourrait vieille fille, plutôt que d’épouser l’homme qu’onprétendait lui imposer de force pour mari.

À compter de ce jour, les manières de Renéeenvers son cousin subirent un changement complet, elle devintsubitement pour lui d’une froideur tellement glaciale, que le jeunehomme, effrayé à bon droit d’un changement aussi radical, et dontil cherchait vainement la cause, lui demanda à plusieurs reprisesune explication, que la capricieuse jeune elle s’obstinaconstamment à lui refuser, avec une rudesse qui le désespéra.

Ce qu’il y eut de plus singulier dans cetteaffaire, c’est qu’Hélène de Foissac, la confidente de toutes lespensées de Renée, et à laquelle celle-ci jugea inutile de riencacher, se mit aussitôt de son côté ; et au lieu de l’engagerà se soumettre à la volonté de leurs parents respectifs, la soutintau contraire dans ses projets de révolte et la poussa, de tout sonpouvoir, à résister énergiquement à la violence que l’on prétendaitexercer sur elle. Mais la jeune fille n’avait pas besoin de cesencouragements ; son parti était pris sans retour ; rienau monde n’aurait pu la faire revenir sur sa résolution.

Cependant, elle sut beaucoup de gré à Hélènede Foissac de l’appui moral qu’elle lui donnait dans cettecirconstance si critique ; de sorte que son amitié enredoubla, et les deux jeunes filles devinrent plus intimes quejamais.

À plusieurs reprises, M. de laBrunerie avait voulu reprendre avec sa fille, l’entretien qu’unefois déjà il avait eu avec elle, au sujet de ce mariage ; maisRenée témoigna tant de tristesse ; son chagrin fut si grand,son air si désolé, chaque fois que son père se hasarda à essayerd’entamer de nouveau cette question délicate, que le planteur, quiadorait sa fille, très peiné de l’effet que ses insinuationsproduisaient sur l’esprit de celle-ci, jugea enfin prudent des’abstenir, et, supposant avec assez de raison qu’avec l’âge lesidées de le jeune fille se modifieraient, que d’elle-même ellereviendrait sur sa résolution et consentirait à se soumettre à sesvolontés, il ne lui dit plus un mot de l’engagement pris ets’abstint même d’y faire la plus légère allusion.

Cependant, Gaston de Foissac, ne comprenantplus rien à ce qui se passait dans l’esprit deMlle de la Brunerie, et désespéré del’éloignement que, tout à coup, sans que rien le justifiât à sesyeux, sa fiancée lui avait témoigné, – éloignement qui augmentaittous les jours et se changeait presque en haine, – renonçant àobtenir de Renée l’explication de son étrange conduite, résolut, lamort dans le cœur, car il éprouvait pour elle un violent amour, des’éloigner au moins pour quelque temps de la Guadeloupe ;après avoir obtenu l’assentiment de son père, il vint prendre congéde Mlle de la Brunerie en lui annonçant sonprochain départ pour l’Europe, où il se proposait, disait-il avecintention, de faire un séjour qui probablement se prolongeraitplusieurs années.

Pendant qu’il parlait, le malheureux jeunehomme épiait avec anxiété, sur le visage froid et dédaigneusementhautain de sa cousine, l’effet que produisait sur elle l’annonce decet exil ; il n’attendait qu’un mot, qu’un geste, pourrenoncer à son voyage.

Le geste ne fut pas fait, le mot ne fut pasprononcé ; Renée demeura impassible, glaciale ; ellel’écouta sans témoigner la plus légère émotion, et, lorsqu’il eûtcessé de parler, elle lui souhaita un bon voyage sans même leregarder, lui fît une grande révérence, lui tourna le dos et sortitde l’appartement.

Le jeune homme quitta l’habitation en proie àune agitation extrême, et à un désespoir profond.

Deux jours plus tard, il avait quitté laGuadeloupe sur un bâtiment qui se rendait à New-York.

Une dizaine de mois après, Renée abandonnaitl’île à son tour, et se dirigeait vers la France.

Mais avant son départ, la jeune fille avaittout avoué au Chasseur de rats, son confident en titre, la seulepersonne pour laquelle elle n’avait réellement pas de secrets.

Le vieux Chasseur avait écouté cetteconfidence en souriant, bien qu’elle arrachât à la jeune fille deslarmes de honte et de colère, et il lui avait répondu avec unaccent qui lui avait rendu tout son courage et l’avait plus quejamais affermie dans ses projets de résistance :

– Nous n’avons pas, quant à présent, ma chèreenfant, à nous préoccuper de cette affaire ; plusieurs annéess’écouleront encore avant que ce projet de vos deux familles soitde nouveau remis en question ; d’ici là, ne vous inquiétez derien ; lorsque le moment viendra, où il vous faudradéfinitivement répondre par un non ou par un oui, soyez tranquille,je ne vous faillirai pas ; quoi qu’il arrive, soyez certaine,ma chère enfant, que jamais vous ne serez sacrifiée et que votrepère ne vous imposera contre votre gré ni cette union, ni uneautre, quelle qu’elle soit, je vous le jure.

– Mais enfin, mon ami, comment ferez-vous pourvous opposer à la volonté de mon père ?

– Ceci me regarde, chère enfant.

– Jamais M. de la Brunerie n’estrevenu sur une résolution prise, dit-elle avec anxiété.

– Eh bien, alors, il fera une exception en mafaveur, répondit le Chasseur avec ce sourire narquois qui lui étaitparticulier. Je vous ai donné ma parole, rassurez-vous donc ;vous devez savoir que moi aussi je n’y ai jamais manqué.

Ces derniers mots avaient terminél’entretien ; quelques jours plus tard, la jeune fille s’étaitembarquée calme et souriante, pour la France.

Gaston de Foissac n’était revenu à laGuadeloupe qu’un mois à peine avant l’arrivée de l’expéditionfrançaise ; c’était alors un beau jeune homme de vingt-neufans, ainsi que plus haut nous l’avons dit ; les voyages luiavaient donné cette grâce et cette élégance de manières quicomplètent l’homme du monde ; ses traits avaient pris deslignes plus accentuées, sa physionomie une expression plus ferme eten même temps plus calme ; son front pur, ses grands yeuxpensifs, son teint d’une blancheur mate, le fin et charmant sourireque trop rarement il laissait errer sur ses lèvres, en faisant uncavalier accompli que toutes les jeunes filles regardaient ensouriant à la dérobée, et dont le cœur en le voyant battait avec dedoux frissons d’amour.

Lui, sérieux, presque sombre, il ne semblaitpoint s’apercevoir de l’effet qu’il produisait et de l’émoi qu’ilcausait à ses ravissantes compatriotes.

Galant, sans être empressé auprès d’elles,causant avec infiniment d’esprit et de retenue, il savait, tout encaptivant l’attention et éveillant la sympathie, demeurer pourainsi dire en dehors de ce qui se passait autour de lui et vivreisolé au milieu de ce monde que sa présence galvanisait.

Sa sœur, Mlle Hélène deFoissac, avait été, pendant l’absence de son frère, fiancée aucapitaine Paul de Chatenoy. Les deux jeunes gens éprouvaient l’unpour l’autre un amour profond et sincère. Gaston de Foissac, à peuprès du même âge que Paul, voyait cette union avec plaisir, il endésirait la prompte conclusion, malheureusement indéfinimentajournée à cause des troubles qui bouleversaient la colonie, etavaient depuis quelque temps, pris de si inquiétantesproportions.

La première entrevue de Gaston de Foissac avecRenée de la Brunerie, après une longue séparation, n’avait eu lieuque deux jours avant l’enlèvement de la jeune fille par lecapitaine Ignace ; Gaston s’était expressément rendu à laplantation pour saluer sa fiancée.

Renée de la Brunerie avait tenu la promessequ’elle avait faite à son ami le Chasseur quelques joursauparavant, en recevant le jeune homme, non pas comme un ami, maiscomme un indifférent, que l’on éprouve quelque plaisir à revoiraprès une longue, absence, mais pas davantage.

C’est que la situation de la jeune fille étaitcomplètement changée, elle avait une ardente passion au cœur, elleaimait un homme auquel elle aurait tout sacrifié avec joie ;ce qui jadis n’était qu’un entêtement d’enfant gâté sans aucunmotif sérieux, avait à présent une raison d’être impossible ;aussi cette entrevue avait-elle été qui rendait toute concession ettout rapprochement telle qu’on devait l’attendre de ces deux fièresnatures : froide sans raideur, hautaine sans morgue, elle setermina par une escarmouche de réparties vives, spirituelles, maissans aigreur, échangées avec une rapidité, qui donnait du premiercoup, la mesure de la force acquise par ces deux adversairespendant les années qui s’étaient écoulées depuis leurséparation ; et montrait de plus l’entière liberté d’esprit dela jeune fille ; c’est-à-dire sa complète indifférence pourcelui qui se flattait peut-être encore en secret, de lui fairepartager son amour.

Gaston de Foissac, après une visite assezcourte, se retira et ne revint plus.

La jeune fille fut piquée de cet abandon sansdoute calculé.

Les femmes veulent bien imposer tyranniquementleurs volontés ; écraser de leurs dédains et de leurssarcasmes, les hommes qui ne sont pas assez heureux pour leurplaire ; mais elles n’acceptent sous aucun prétexte, que ceuxqu’elles prennent ainsi plaisir à torturer, demeurent froids etimpassibles sous leurs morsures.

Les femmes, ces charmantes panthères, auxgriffes rosées, sont essentiellement cruelles ; elles tiennentde bien plus près qu’on ne se l’imagine à la race féline ; lavictime qui semble se rire de leur colère, devient aussitôt, pourelles un ennemi qu’elles craignent d’autant plus qu’il s’estsoustrait à leur pouvoir et auquel, par conséquent, elless’intéressent malgré elles, tout en le détestant de toutes lesforces centuplées de leur organisation essentiellementnerveuse.

Lors de son arrivée à la Basse-Terre,M. de la Brunerie se retrouva naturellement avecM. de Foissac ; les relations qui avaient toujoursexisté entre eux se renouèrent plus étroitement que jamais ;d’abord à cause du voisinage de leurs maisons qui se trouvaient àquelques pas l’une de l’autre, et par suite de ce besoind’épanchement que l’on éprouve dans les situations critiques de lavie.

L’enlèvement de Mlle Renée dela Brunerie, fut un texte tout trouvé, sur lequel on broda de centfaçons diverses, pour imposer au malheureux père des consolationsqu’il ne demandait pas et qui ne produisaient d’autre effet surlui, que de lui faire sentir plus vivement encore touts la grandeurdu malheur qui avait fondu à l’improviste sur sa personne ;mais, comme les compliments de condoléances qui lui arrivaient à lafois de tous les côtés, provenaient évidemment de l’immense pitiéqu’il inspirait et de l’intérêt que l’on éprouvait pour sa douleur,il se voyait contraint de subir sans sourciller toutes cesconsolations qui lui rendaient plus cuisante, s’il est possible, lablessure qu’il avait reçue.

Une seule personne se montra très sobre de cesconsolations de commande, ce fut Gaston de Foissac.

Le jeune homme se borna à dire au planteur enlui serrant affectueusement la main :

– On ne console pas un père de la perte de safille, on pleure avec lui ; donnez-moi le moyen de vous vengeret de sauver celle qui, pour vous, est tout, et je me ferai tuerpour vous la rendre.

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’unde l’autre et confondirent leurs larmes.

– Oh ! murmura le planteur, pourquoi nepuis-je pas vous appeler mon fils ?

– Ne préjugeons rien encore, réponditdoucement le jeune homme ; ne suis-je pas votre fils parl’affection ? Dieu fera le reste.

M. de la Brunerie avait rapporté àMM. de Foissac la scène qui s’était passée chez legénéral Richepance, et comment le Chasseur de rats avait pris larésolution de pénétrer en parlementaire dans le fortSaint-Charles.

– Il se fera assassiner par ces misérablesrebelles, dit M. de Foissac.

– Peut-être ! ajouta Gaston. Mais,certainement cette audacieuse démarche n’aboutira à rien.

– Je ne partage pas votre opinion, repritM. de la Brunerie ; cet homme est un être réellementincompréhensible ; je lui ai vu accomplir des chosesextraordinaires ; j’ai la conviction que s’il n’est paspoignardé au premier mot qu’il prononcera, il parviendra, je nesais comment, à dominer ces brutes, à les convaincre et à obtenirla liberté de ma fille.

– Allons donc ! fitM. de Foissac, en haussant les épaules, ce que vous ditesest impossible, mon cher cousin ; Delgrès est un homme troprusé pour se laisser jouer ainsi ; d’ailleurs, il se garderabien de laisser échapper un si précieux otage.

Cette conversation avait lieu dansl’appartement particulier de M. de la Brunerie ; leplanteur avait séparé sa maison en deux parties, dont l’une étaitoccupée par le général en chef de l’armée française et sonétat-major ; il avait réservé la seconde pour lui et safamille.

En ce moment, la porte s’ouvrit et undomestique annonça le général en chef.

Le général Richepance entra ; son frontétait soucieux.

– J’ai l’honneur de vous saluer, messieurs,dit-il du ton le plus amical ; pardonnez-moi de me venir ainsijeter à la traverse de votre conversation ; mais, d’honneur,je ne pouvais y tenir davantage ; mon inquiétude est extrême,je viens à l’instant même de la tranchée.

– Eh bien ! général ? s’écrièrentles trois hommes d’une seule voix.

– Eh bien ! messieurs, jusqu’à présent dumoins, les rebelles semblent respecter le drapeauparlementaire ; c’est à n’y pas croire ! Ce vieuxChasseur est l’homme le plus étrange que j’ai jamais vu.

– Je disais précisément cela, il n’y a qu’uninstant, à ces messieurs, général, répondît M. de laBrunerie. Ainsi le Chasseur a mis son projet à exécution ?

– Certainement ! l’avez-vous jamais vuhésiter, monsieur ? Au lever du soleil, ainsi qu’il nousl’avait dit hier au soir, il s’est présenté hardiment au pied desglacis, un drapeau blanc à la main, et suivi pour toute escorte desix chiens ratiers et d’un trompette ; ce serait à pouffer derire si l’affaire n’était pas si grave !

– Et les rebelles l’ont reçu ?

– Parfaitement, selon les règles de la guerreque, contrairement à leurs habitude, en cette circonstance, ils ontstrictement observées ; depuis, plus rien ; le vieuxChasseur est toujours dans le fort. Je vous avoue, messieurs, queje ne comprends plus un mot à ce qui se passe.

– Les rebelles auront sans doute retenu cepauvre homme prisonnier, général, dit M. de Foissac.

– Non pas, monsieur ; le drapeauparlementaire est arboré sur le fort, les sentinelles noirescausent amicalement avec les nôtres. Que diable notre ami peut-ilfaire dans ce traquenard ?

– Il est plus de neuf heures, dit Gaston deFoissac en consultant sa montre.

– Ce qui signifie que depuis plus de troisheures notre homme est là ; je n’y comprends plus rien dutout.

– Ni moi non plus dit M. de laBrunerie ; mais je suis convaincu qu’il me ramènera mafille.

– Dieu le veuille ! s’écria le généralavec un soupir étouffé. Je ne sais plus que penser.

En effet, l’inquiétude du général était sigrande, qu’il lui était impossible de demeurer une seconde enplace ; il allait et venait à travers le salon, avec uneagitation qui avait quelque chose de fébrile.

– Êtes-vous bien assuré de la fidélité de cethomme, mon général ? demanda Gaston.

– Lui ! s’écrièrent à la fois le généralet le planteur avec stupéfaction.

– Je vous demande pardon de vous adressercette question, qui semble si fort vous surprendre, général, repritle jeune homme, mais, pour ma part, je confesse que j’ignorecomplètement qui est ce singulier personnage dont le nom, ou plutôtla profession, se trouve dans toutes les bouches, et dont chacunparle avec enthousiasme à la Basse-Terre.

– Vous pouvez ajouter dans toute l’île, moncher Gaston, répondit le planteur, et vous ne vous tromperezpas.

– Vous savez, messieurs, reprit le jeunehomme, que depuis quelques jours seulement je suis de retour à laGuadeloupe, et que, par conséquent, il n’y a rien d’étonnant à ceque je ne connaisse pas le Chasseur de rats.

– Cet homme, dit le général, est lapersonnification la plus complète que j’aie rencontrée jusqu’à cejour, du désintéressement, de la bravoure et du dévouement.

– Voilà, général, un éloge qui, dans votrebouche surtout, est bien beau, répondit Gaston.

– Il n’est que juste, monsieur ; jamaison n’appréciera comme il mérite de l’être, ce noble et grandcaractère.

– Allons, tranchons le mot : c’est unhéros ! fît le jeune homme avec une légère teinted’ironie.

– Non, monsieur, répondit un peu sèchement legénéral ; c’est un homme, un homme dans toute l’acception laplus étendue du mot, avec toutes les vertus et peut-être tous lesvices de l’espèce.

– Oh ! oh ! reprit en souriantGaston, nous tombons, général.

– Ne vous y trompez pas, monsieur, répondît legénéral, nous nous relevons au contraire.

– Je ne comprends plus, général.

– Ce que je vous ai dit est pourtant biensimple, monsieur. Que sont en général les hommes auxquels on donnele nom de héros ? Des hommes qui poussent à un degréextraordinaire une vertu ou un talent quelconque, et qui cependantpour le reste se trouvent souvent placés au-dessous duvulgaire ; le génie n’implique pas le bon sens ; on peutêtre un conquérant fameux et un très mauvais législateur, ou ungrand poète et un exécrable politique ; de même on peut faireles inventions les plus sublimes et dans la vie privée de tous lesjours n’être qu’un niais, presque un imbécile ; je n’enfinirais pas, je préfère m’arrêter. Un héros ne l’est le plussouvent que par un point unique, sublime à la vérité ; maisseul et sans contrepoids pour toutes les autres fonctions del’intelligence humaine ; au lieu que les organisationspuissantes, qui ressemblent à celle de cet humble chasseur dontnous parlons, sont complètes ; elles résument en ellesl’humanité tout entière dans ses défaillances. Que répondrez-vous àcela, monsieur ?

Les trois hommes échangèrent un regard, et ilss’inclinèrent sans répondre, l’argument leur semblaitirréfutable.

– Mais, reprit le général, nous nouséloignons, il me semble, de notre sujet, qui est la délivrance deMlle de la Brunerie. Pardonnez-moi, messieursde m’être laissé emporter ainsi ; oh ! je vous en donnema parole, si notre brave Chasseur a échoué dans sa généreuse ettéméraire entreprise, dussé-je ne pas laisser pierre sur pierre dufort Saint-Charles, il sera cruellement vengé, ainsi que lamalheureuse et innocente jeune fille à laquelle nous nousintéressons tous si vivement.

En ce moment, un grand bruit, mêlé de cris dejoie et d’acclamations répétées, se fit entendre sur le coursNolivos.

La porte s’ouvrit et un aide de camp dugénéral Richepance parut.

– Que se passe-t-il donc, capitaine ?demanda vivement le général.

– Mon général, voici le Chasseur derats ; il est de retour, il me suit, dans une seconde il seraici.

– Il est seul ? s’écria le général avecanxiété.

– Non, mon général ;Mlle de la Brunerie l’accompagne.

– Ah ! je le savais !… fitRichepance avec émotion. Oh ! oui, c’est un homme !

Au même instant le Chasseur parut.

Renée de la Brunerie se tenait près de lui,calme et souriante ; un peu en arrière, modeste et timide, onapercevait la charmante Claircine.

Les assistants poussèrent un cri de joie ets’élancèrent au-devant de la jeune fille, que déjà son pèrepressait sur son cœur.

– Général, dit le vieux Chasseur de cet airtranquille qu’il savait si bien affecter dans certainescirconstances, me voici de retour. Voulez-vous me permettre de vousfaire mon rapport ?

– Je veux, avant tout, répondit le généralavec un sourire épanoui, que vous me fassiez l’honneur, de medonner votre main, mon vieil ami.

– Oh ! avec bien de la joie, mon général,répondit le vieillard avec émotion, et vrai ! je crois avoirmérité que vous me traitiez avec cette bienveillance.

Et il pressa chaleureusement dans la sienne lamain que lui tendait le général.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer