Le Commandant Delgrès

Chapitre 2Ce que l’Œil Gris appelle trancher une question

Le premier soin du Chasseur, après s’êtreouvert passage à travers les rangs des révoltés et avoir, àgrand’peine, regagné les lignes de l’armée française, avait été deporter le sergent Ivon Kerbrock à l’ambulance.

Le sergent avait bientôt reprisconnaissance ; les parbleure et les sacrebleure s’échappaientde ses lèvres avec une volubilité et un retentissement de bonaugure pour sa prochaine guérison.

Cependant la crosse du fusil de Télémaque, enretombant sur sa tête, la lui avait horriblement fendue.

Mais une tête cassée, ce n’est rien pour unBreton, et le sergent Ivon Kerbrock soutenait avec cet entêtementet cet aplomb particuliers aux fils de la vieille Armorique, que lemulâtre n’était qu’un maladroit, que son coup de massue n’étaitqu’une égratignure et que les pen-bas des gars deLandivisiau, pays qui lui avait donné le jour, faisaient de bienautres blessures, lorsqu’ils se chamaillaient après boire et serossaient de bonne amitié ; que cela n’était rien du tout, etque dès qu’il aurait bu un verre d’eau-de-vie, il seraitparfaitement en état de suivre son compagnon, dont il ne voulaitpas se séparer et à qui il devait la vie.

Le Chasseur eut une peine énorme à l’empêcherde mettre cette folle résolution à exécution ; il ne fallutrien moins que la toute-puissante intervention du chirurgien-majorde l’armée, pour que l’entêté Breton consentît à se laisser panser,et que le Chasseur réussit à se débarrasser de lui ; mais cene fut que lorsqu’il eut solennellement promis qu’il reviendraitprès de lui le lendemain matin, dès le point du jour, pour luifaire quitter l’ambulance et l’emmener.

Enfin, après avoir amicalement pressé la maindu sergent qui lui dit avec émotion :

– Sacrebleure ! vieux Chasseur, que peun’importe, que vous êtes un vrai homme !

L’Œil Gris s’était éloigné en toute hâte.

Il voulait se rendre à la Basse-Terre, où ilavait appris par hasard d’un officier, que M. de laBrunerie, après avoir confié la défense de sa plantation àM. David, son commandeur, s’était retiré aussitôt aprèsl’enlèvement de sa fille, afin de se concerter avec le généralRichepance sur les moyens à employer pour retrouver les traces deson enfant et la reprendre à ses ravisseurs.

C’était le planteur que le chasseur voulaitvoir.

Celui-ci était bien connu de tous les soldatsde l’armée française dont il lui fallait traverser leslignes ; il leur avait servi de guide pendant leur trajet dela Pointe-à-Pître aux Trois-Rivières, aussi lui fournit-on avecempressement tous les renseignements qu’il demanda sur l’arrivée deLa Brunerie ; personne ne s’opposa à son passage, et il arrivaà la Basse-Terre sans avoir été inquiété.

Il était environ neuf heures et demie du soir,lorsque il Chasseur pénétra dans la ville.

La poursuite obstinée à laquelle il s’étaitlivré contre les ravisseurs de Renée de la Brunerie, encontraignant ceux-ci à chercher le plus promptement possible unrefuge dans la forteresse, avait donné l’éveil au camp, et obligéle capitaine Ignace, qui s’était tout de suite douté de ce qui sepassait au dehors, à brusquer la sorties sans cet incident imprévu,elle n’aurait pas eu lieu avant dix heures, ainsi que, dans laforêt, Pierrot en avait prévenu Télémaque.

Où étaient maintenant Pierrot et Télémaque,ces séides si fidèlement dévoués au capitaine Ignace ? Étendusmorts sur les glacis du fort Saint-Charles ; tués parl’implacable Chasseur, comme l’avaient été avant eux leurs autrescompagnons.

Mais cela importait peu au capitaine, puisqueson expédition avait réussi et qu’il tenait enfin la Jeune fille enson pouvoir.

Le général Richepance, d’après l’invitationfaite par M. de la Brunerie lui-même, lorsqu’ils avaientété présentés l’un à l’autre à la Pointe-à-Pître, s’était installésur la place Nolivos, dans la magnifique maison appartenant auplanteur.

Peut-être, sans oser se l’avouer à lui-même,le général Richepance espérait-il que M. de la Brunerie,pendant le temps que dureraient les troubles se retirerait à laBasse-Terre en compagnie de sa fille, et qu’il aurait alorsl’occasion de voir, plus sauvent qu’il ne l’avait pu jusque-là,celle qu’il aimait si ardemment et de lui faire sa cour.

Le général avait même écrit au planteur, enlui envoyant un détachement de soldats, une lettre dans laquelle ill’engageait fortement, par prudence, à ne pas persévérer dans sonintention de défendre en personne la Brunerie, contre les attaquesprobables des insurgés.

Mais M. de la Brunerie, après avoirpris connaissance de la lettre du général qui lui avait été remisepar le lieutenant Dubourg, y avait répondu immédiatement par unelettre dans laquelle il disait en substance que, tout en remerciantchaleureusement le général du bon conseil qu’il lui donnait et dusecours qu’il lui envoyait, malheureusement il ne pouvait lesuivre ; plusieurs planteurs de ses voisins étant venuschercher un refuge à la Brunerie, il devait, par convenance,demeurer au milieu d’eux ; non seulement pour, leur rendre lecourage qu’ils avaient perdu, mais encore, ce qui était beaucoupplus grave, pour s’acquitter envers ses amis et voisins malheureuxde ces devoirs d’hospitalité considérés dans toutes les colonies,comme tellement sacrés que nul, sous peine d’infamie, n’oserait sehasarder à s’y soustraire.

Le général Richepance ne voulut pointinsister ; mieux que personne il comprenait la valeur detelles raisons, mais son espoir si tristement déçu, le renditd’autant plus malheureux que sa position exigeait qu’il cachât sonchagrin au fond de son cœur, et qu’il montrât un visage froid etimpassible aux regards curieux et surtout scrutateurs des envieuxet des ennemis dont il était entouré.

Aussi fut-ce avec une surprise extrême que, lejour dont nous parlons, vers onze heures du matin, le général vitarriver à l’improviste M. de la Brunerie, seul, à laBasse-Terre.

Le général, fort inquiet de ne pas voirMlle de la Brunerie, s’informa aussitôt de lajeune fille auprès du planteur.

Alors M. de la Brunerie, avec deslarmes de désespoir, lui rapporta dans leurs plus grands détailsles événements affreux dont, le jour précédent et la nuit suivante,son habitation avait été le théâtre et l’enlèvement audacieux de safille.

En apprenant ainsi, d’une façon si subite,cette nouvelle terrible à laquelle il était si loin de s’attendre,le général fut atterré ; sa douleur fut d’autant plus grandequ’il était contraint d’avouer son impuissance à tirer unevengeance immédiate de ce rapt odieux, et à venir en aide à ce pèreaccourant vers lui, plein d’espoir, pour lui demander secours etprotection contre les lâches ravisseurs de sa fille.

Mais ces ravisseurs, quels étaient-ils ?Dans quel but avaient-ils enlevé Renée de la Brunerie ? Oùl’avaient-ils conduite ?

À ces questions terribles, ni le père, ni legénéral ne savaient que répondre ; ils ne pouvaient queconfondre leurs larmes et attendre.

Attendre en pareille circonstance est unsupplice cent fois plus affreux que la mort !

Ce supplice, ils le subissaient, et ilscourbaient la tête avec désespoir, sans qu’il leur fût possible deprendre une détermination quelconque, puisqu’ils ne possédaientaucun renseignement pour guider leurs recherches.

Une seule lueur apparaissait pour eux dans cesténèbres épaisses ; lueur bien faible à la vérité, maissuffisante cependant pour leur rendre un peu d’espoir.

Car l’homme est ainsi fait, et Dieu l’a voulupour que sa créature supportât, sinon avec courage, du moins avecrésignation, la vie, ce pesant fardeau, qui, sans cela, accableraitses faibles épaules, que dans ses plus cuisantes douleurs, l’espoirrestât comme un phare au fond de son cœur, pour lui donner la forcenécessaire de suivre cette route ardue, accomplir ce travail deSisyphe qu’on nomme la bataille de la vie ; combat terrible etsans merci où le vae victis est appliqué avec une siimplacable dureté.

Cet espoir qui soutenait en ce moment legénéral et le planteur, reposait entièrement sur le dévouement sansbornes et tant de fois éprouvé de l’Œil Gris ; cet hommemystérieux qui s’était, pour ainsi dire, constitué de sa propreautorité le gardien de la jeune fille.

Immédiatement après l’enlèvement, le Chasseurs’était mis à la poursuite des ravisseurs ; il avait juréqu’il les retrouverait, et jamais il n’avait failli à saparole.

Tout, pour les deux hommes, se résumait donc,ainsi que nous l’avons dit plus haut, dans ce seul mot, d’une sidésolante logique ; attendre !

Le général, rentré tard dans la soirée d’unevisite assez longue faite aux travaux de siège, par lui poussé aveccette ardeur qu’il mettait à toutes choses, achevait à peine dedîner ; il avait congédié les officiers de son état-major etses aides de camp et venait, en compagnie de M. de laBrunerie, de quitter la salle à manger et de passer au salon,lorsqu’un domestique lui annonça qu’un homme assez pauvrement vêtu,mais se disant batteur d’estrade de l’armée républicaine, insistaitpour être introduit auprès du général Richepance, auquel,disait-il, avait d’importantes communications à faire.

Richepance, occupé à s’entretenir avecM. de la Brunerie sur les mesures qu’il avait jugénécessaire de prendre pour la découverte des ravisseurs de la jeunefille, et fort contrarié d’être ainsi dérangé, en ce momentsurtout, car il était près de dix heures, demanda d’un air demauvaise humeur certains renseignements sur cet individu.

– Mon général, répondit le domestique, c’estun grand vieillard, tout vêtu de cuir fauve ; il porte un longfusil, et a sur ses talons toute une meute de petits chiens.

– C’est notre ami ! s’écria le planteuravec émotion.

– Faites entrer cette personne, ordonnaaussitôt le général.

– Ici, mon général ? s’écria ledomestique au comble de la surprise, en jetant un regard de regretsur les meubles et les tapis.

– Oui, ici, répondit en souriant le général,avec ses chiens et son fusil ; allez.

Le domestique sortit, stupéfait d’un pareilordre.

Un instant plus tard, la porte se rouvrit etle Chasseur parut.

Il salua et demeura immobile au milieu dusalon, appuyé sur son fusil ; ses chiens à ses pieds, selonleur habitude.

– Eh bien ? demandèrent à la fois lesdeux hommes.

– J’ai retrouvé Mlle Renée dela Brunerie, ainsi que je m’y étais engagé, messieurs, répondit leChasseur d’une voix sombre et presque basse, avec une émotioncontenue.

– Enfin ! s’écria avec un mouvement dejoie le général dont le visage s’épanouit.

– Où est-elle ? ajouta le planteur enjoignant les mains avec prière. Parlez, Chasseur, parlez, au nom duciel !

– Ne vous réjouissez pas à l’avance,messieurs ; votre douleur en deviendrait bientôt plusamère.

– Que voulez-vous dire ? s’écrièrent à lafois les deux hommes.

– Ce que je dis, messieurs : j’airetrouvé Mlle de la Brunerie, cela estvrai ; je sais où elle est. Mais, hélas ! malgré mesefforts désespérés, et Dieu m’est témoin que j’ai tentél’impossible pour la délivrer, je n’ai pu y réussir ; lafatalité était sur moi.

– Mon Dieu ! s’écria douloureusement leplanteur.

– Expliquez-vous, au nom du ciel, mon vieuxcamarade ? En quel lieu se trouve actuellement cettemalheureuse jeune fille ? ajouta le général.

– Elle est entrée, il y a une demi-heure, dansle fort Saint-Charles, messieurs.

– Au fort Saint-Charles ?

– Au pouvoir de Delgrès !

– Alors elle est perdue !

– Oh ! le monstre ! Mais comment cemalheur est-il arrivé, mon ami ?

– Depuis hier minuit, en compagnie d’unsergent français nommé Ivon Kerbrock, j’ai suivi pas à pas lesravisseurs sans prendre une heure de sommeil, un instant derepos ; marchant à travers les sentes inextricables d’uneforêt vierge, au milieu de laquelle ces misérables s’étaientréfugiés, au coucher du soleil, j’ai failli surprendre leurcampement ; j’arrivai cinq minutes à peine après leurdépart ; je continuai sans me décourager cette chasse àl’homme ; la forêt traversée, ils entrèrent dans la savane. Lesergent Kerbrock et moi, nous les voyions détaler devant nous avecla rapidité de daims effarés, emportant sur leurs épaules la jeunefille garrottée dans un hamac.

– Ma pauvre enfant ! s’écria le planteuren cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

– Continuez, continuez, mon brave ? ditle général d’une voix nerveuse.

– Ils étaient six hommes résolus répondit leChasseur, nous n’étions que deux, et pourtant la chasse continua,implacable, acharnée ; les ravisseurs couraient vers leGalion ; de deux coups de fusil, deux rebelles tombèrent, tuésraides ; les autres redoublèrent de vitesse ; leursefforts étaient prodigieux, désespérés ; ils se sentaientperdus et pourtant ils ne s’arrêtaient pas ; cependant nousgagnions du terrain, l’alarme avait été donnée par les coups defeu ; toute la ligne des retranchements était illuminés parune fusillade incessante, trois autres nègres furent tués ; unseul restait debout, il se chargea résolument du fardeau que sescompagnons avaient été contraints d’abandonner ; celui-làétait un mulâtre nommé Télémaque, le plus déterminé de tous ;le chef, probablement, de cette sinistre expédition ; ilavait, sans doute, des intelligences dans la place ; il étaitattendu, car il courut droit au fort en appelant à l’aide ;ses cris furent entendus des rebelles, ils se ruèrent à sonsecours ; il y eut alors une mêlée terrible sur les glacismême du fort ; le sergent et moi nous poussions toujours enavant sans rien voir, sans rien entendre ; Télémaque futéventré de deux coups de baïonnette par le sergent et parmoi ; mais je vous le répète, l’appel de cet homme avait étéentendu ; en tombant sous nos coups, le mulâtre avait, par uneffort suprême, renversé le sergent, le crâne fendu ; j’eus uninstant l’espoir de sauver la jeune fille ; hélas ! cetespoir n’eut que la durée d’un éclair ; un gros de rebellesfondit sur moi comme une bande de loups furieux ; la jeunefille, enlevée dans les bras du capitaine Ignace, fut emportée dansle fort sans que je réussisse à m’y opposer. Je voulais vivre pourme venger ; je chargeai le pauvre sergent sur mes épaules, et,la rage dans le cœur, je me résignai à reculer devant cesmisérables, mais sans cesser de combattre ; je pris à peine letemps de déposer mon brave camarade à l’ambulance, et je suisaccouru ici. Voilà tout ce qui s’est passé mon général. Voilà ceque j’ai fait, monsieur de la Brunerie ; un homme ne pouvait,je crois, faire davantage.

– Non ! Oh ! non ! s’écria legénéral avec élan.

– Je vous remercie du fond du cœur, dittristement le planteur. Hélas ! si vous, si brave, si dévoué,vous n’avez pas réussi à sauver ma pauvre enfant, c’est qu’elle nedevait pas l’être ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Il y eut un assez long silence, pendant lequelon n’entendait que les sanglots étouffés de M. de laBrunerie.

Le Chasseur se tenait toujours, froid etimpassible en apparence, debout et immobile au milieu de lapièce.

Le général réfléchissait.

– Que faire ? murmura-t-il avecdécouragement au bout d’un instant ; tout nous échappe.

– Il nous reste un espoir, dit leChasseur.

– Un espoir ? s’écria vivement legénéral.

– Oui, mon général ; je veux tenter unmoyen suprême ; je réponds presque du succès.

– Parlez vite, mon ami, de quois’agit-il ? Puis-je vous êtes bon à quelque chose ?

– Certes, mon général, car l’exécution duprojet que j’ai formé dépend de vous seul.

– Oh ! alors, s’il en est ainsi, soyeztranquille, mon brave, vous pouvez compter sur moi ; et,maintenant, dites-moi franchement ce que vous comptez faire.

– Une chose bien simple, mon général ; jeveux, demain, me présenter en parlementaire aux rebelles, et celade votre part.

– Vous feriez cela ?

– Je le ferai, je l’ai résolu.

– Folie !… murmura le planteur qui avaitrelevé la tête et écoutait anxieusement.

– Peut-être ! répondit le Chasseur. Mepermettez-vous de faire cette dernière tentative, mongénéral ?

– Vous avez ma parole, mon Brave ;seulement il est de mon devoir de vous faire observer que lesrebelles ont déclaré que tout parlementaire serait considéré commeespion et immédiatement fusillé par eux.

– J’ai fait toutes ces réflexions, mongénéral.

– Et malgré ce danger terrible, imminent,suspendu sur votre tête, vous persistez ?

– Je persiste, oui, mon général ; ilserait oiseux d’insister davantage sur ce sujet ; de plus, jevous le répète, je réponds presque du succès de cettetentative.

Le général Richepance se leva sansrépondre ; il fit quelques tours de long en large dans lesalon, marchant avec agitation et en proie à une émotion d’autantplus violente qu’il essayait de la renfermer en lui.

Au bout de quelques instants il s’arrêta enfindevant le Chasseur, dont le regard interrogateur suivait sesmouvements avec inquiétude.

– Mon ami, lui dit-il d’une voix profonde,vous n’êtes pas un homme ordinaire ; il y a en vous quelquechose de grand et de simple à la fois que je ne puis définir ;je ne vous connais que depuis bien peu de temps, mais cela m’asuffi cependant pour vous apprécier à votre juste valeur ;renoncez, je vous prie, à cette folle entreprise, qui ne peut avoirpour vous qu’un dénouement terrible ; si grand que soitl’intérêt que je porte à Mlle de la Brunerie,et Dieu, qui lit dans mon cœur, sait quel ardent désir j’ai de lasauver ! eh bien ! Je ne puis prendre sur moi laresponsabilité d’un pareil acte ; vous laisser ainsi vouslivrer à vos implacables ennemis et vous vouer à une mortinévitable et horrible.

Le Chasseur hocha tristement la tête.

– Mon général, répondit-il avec une émotioncontenus, je vous rends grâce pour le grand intérêt que vousdaignez témoigner à un pauvre diable tel que moi ; mais à quoisuis-je bon sur cette terre, où je pèse depuis si longtemps sansprofit pour personne ? À rien. Une occasion se présente de medévouer pour une enfant à laquelle j’ai dû la vie dans unecirconstance terrible ; laissez-moi, je vous en supplie dufond de mon cœur, payer à elle, et à son père la dette de lareconnaissance ; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussibelle occasion que celle-ci pour m’acquitter.

– Mais, malheureux entêté que vous êtes !s’écria le général, qui, sous une feinte colère, essayait de cacherl’émotion réelle qui le gagnait, c’est à la mort que vousmarchez !

– Eh ! qu’importe, mon général ?qu’importe que je vive ou que je sois massacré par ces bêtesféroces, si en mourant j’ai la joie immense de sauver cette belleet chaste jeune fille et de la rendre à son père, que le désespoirde sa perte accable d’une douleur que seul son retour pourraconsoler ?

– Je vous en supplie, mon ami, n’insistez pasdavantage pour obtenir ce consentement que je ne veux et que je nedois pas vous donner.

– J’insiste et j’insisterai, au contraire, detoutes mes forces, mon général, car il faut que vous m’accordiez ceque je vous demande.

– Jamais ! s’écria le général Richepanced’une voix ferme.

Il y eut un nouveau silence.

Le général avait repris sa promenade saccadéeà travers le salon ; M. de la Bruneriepleurait ; Le Chasseur semblait préoccupé.

Le général Richepance l’examinait à ladérobée.

– Voyons, dit-il au bout d’un instant, enrevenant à lui, toute question a deux faces, n’est-cepas ?

– On le dit, mon général, réponditdistraitement le Chasseur.

– Essayons de tourner la difficulté.

– Je le veux bien, mon général. À mon humbleavis, il n’y a que deux moyens de sauver Mlle Renéede la Brunerie.

– Ah ! vous le voyez, mon ami, vousreconnaissez vous-même qu’il existe un autre moyen de sauver cettemalheureuse jeune fille que celui que vous me proposez.

– Je vous demande pardon, mon général ;mais je n’ai jamais prétendu le contraire.

– Voyons donc ce moyen, mon brave ; jesuis convaincu à l’avance qu’il est excellent.

– Il est excellent, en effet, mon général,répondit le Chasseur avec une pointe imperceptible d’ironie ;mais je vous confesse que je le crois d’une exécution trèsdifficile.

– La difficulté n’est rien, mon ami, c’est laréussite qui importe. Voyons, de quoi s’agit-il ?

– Tout simplement d’enlever cette nuit même lefort Saint-Charles par un coup de main, et cela si brusquement, queles rebelles, poussés l’épée dans les reins et contraints de fuiren toute hâte, n’aient point le temps, avant d’évacuer le fort,d’assassiner la malheureuse jeune fille, que j’ai juré, moi, desauver à tout prix.

– Assassiner Mlle de laBrunerie !… s’écria le général avec une douloureusestupéfaction ; mais ce serait un acte odieux,horrible !

– Croyez-vous donc, mon général, que desnègres révoltés soient bien délicats sur leurs moyens de vengeance,surtout lorsqu’ils se sentent à peu près vaincus ? Queveulent-ils, en somme, aujourd’hui que leur cause est perdue, queleur espoir est déçu ? Rendre le mal pour le mal, voilàtout ; et plus, la douleur qu’ils causent à leurs ennemis estgrande, plus ils sont satisfaits ; je les connais, moi, je neme trompe pas sur leur compte ; croyez-moi, mon général, ilspossèdent des raffinements de cruauté dont vous êtes loin de vousdouter.

– Mais alors ce sont des barbares, dessauvages !

– Eh ! mon général, ce sont des gensréduits au désespoir.

– Oh ! quelle guerre ! s’écriacelui-ci avec horreur.

– J’en reviens, mon général, à ce que j’avaisl’honneur de vous dire : Pouvez-vous espérer enlever le fortSaint-Charles de la façon que je vous ai indiquée cette nuitmême ?

– Vous savez bien, mon ami, que cela estcomplètement impossible ; c’est mal à vous de m’obliger àconvenir de mon impuissance.

– Mon général, j’ai l’honneur de vous faireobserver que vous vous méprenez complètement sur mesintentions ; telle n’a jamais été ma pensée ; je voulaisseulement vous amener à convenir de ceci : à savoir que vousne pouvez rien.

– Hélas ! ce n’est malheureusement quetrop vrai, mon ami.

– Alors, puisqu’il en est ainsi, vous voyezdonc bien, mon général, qu’il faut absolument nous en tenir à monprojet.

– Ne revenons plus là-dessus, je vous prie,mon ami.

– Vous êtes donc résolu, mon général, à merefuser cette permission ?

– Résolu, oui.

– Vous ne changerez point, quoi que je vousdise, ou quoi que je fasse pour vous fléchir ?

– Mon parti est pris d’une manièreirrévocable ; ainsi, je vous le répète, n’insistez pasdavantage sur ce sujet, tout serait inutile.

– C’est bien, mon général, je n’insisteraipas, puisque vous me l’ordonnez, mais je dois vous avertir que, moiaussi, j’ai pris une résolution irrévocable, et pas plus que vous,lorsque je me suis engagé à faire une chose, je ne change, pourrien au monde je ne consentirais à manquer à une parole donnée,cette parole ne l’eusse-je donnée qu’à moi-même.

– Que voulez-vous dire, mon ami ?

– Je veux dire ceci, mon général : je mesuis engagé envers M. de la Brunerie à lui rendre safille ; je la lui rendrai ou je perdrai la vie.

– Mais, mon ami, réfléchissez donc !

– Toutes mes réflexions sont faites, mongénéral ; je n’insisterai pas davantage sur ce sujet, on nediscute pas les partis pris ; vous et moi nous avons pris lenôtre, que prétendez-vous faire ?

– Ce que je vous ai dit, mon général. Vous nevoulez pas ; je veux ; voilà toute la question ; ilnous faut donc sortir au plus vite d’une situation qui, en seprolongeant, ne peut que devenir plus embarrassante ; pourcela il n’y a qu’un moyen.

– Lequel ? au nom du ciel. Mieux quepersonne, mon ami, vous savez l’intérêt immense que j’attache àcette affaire ! Et si…

– Je le sais, oui, mon général, dit leChasseur en interrompant Richepance ; aussi pour cela mêmen’hésiterai-je pas à trancher la question.

– Tranchez-la donc, je ne demande pas mieux,moi ! Mais comment ?

– Oh ! bien facilement, allez, mongénéral ; vous allez voir.

Le Chasseur se dirigea vers un piédouche, surlequel était placée une grande pendule en rocaille, purPompadour ; devant cette pendule, le général Richepance, à sonretour de la tranchée, avait déposé une magnifique paire depistolets d’arçons.

Le Chasseur appuya tranquillement son fusilcontre le piédouche, prit les pistolets et en fit jouer lesbatteries.

– Prenez garde ! dit le général, quisuivait tous tes mouvements du Chasseur avec une extrême surpriseet cherchait à deviner ses intentions ; prenez garde, mon ami,ces pistolets sont chargés !

– Ah ! fît le Chasseur en souriant avecune expression singulière ; vous en êtes sûr ?

– Pardieu !

L’Œil Gris passa la baguette dans les canonset visita scrupuleusement les amorces.

– En effet, répondit-il, ils sontchargés ; vous ne vous étiez pas trompé, mon général.

– Je vous l’avais dit.

Le Chasseur arma froidement les deux pistoletset montrant le cadran de la pendule au généralRichepance :

– Veuillez, je vous prie, mon général, dit-il,regarder l’heure à cette pendule.

– Il est onze heures moins le quart ;pourquoi me demandez-vous cela, mon ami ?

– Vous allez le savoir, mon général ; etvous me connaissez assez, je l’espère, pour comprendre que toutceci est sérieux et que ce que je vais vous dire je le ferai sanshésiter.

– Mais enfin, expliquez-vous ; vosétranges manières, depuis un instant, me remplissent d’inquiétude.Que voulez-vous faire, au nom du diable ! et pourquoijouez-vous ainsi avec ces armes ?

– Mon général, si vous ne m’accordez pas leconsentement que je vous ai demandé…

– Encore !

– Toujours. Si vous ne m’accordez pas cettepermission, lorsque la grande aiguille de la pendule sera sur lechiffre douze, au premier coup de onze heures je me brûlerai lacervelle.

– C’est de la folie, cela !

– C’est tout ce que vous voudrez, mon général,mais je vous donne ma parole d’honneur que cela sera ;maintenant, vous ayez treize minutes devant vous.

– C’est cela que vous appelez trancher unequestion, vous ?

– Oui, mon général. Nous sommes, vous et moidoués d’une formidable dose d’entêtement ; eh bien, d’ici àquelques minutes, on verra quel est celui de nous deux qui enpossède davantage ; ainsi, d’une façon ou d’une autre, laquestion sera tranchée.

– Ah ! mon ami ! s’écria le planteuren se levant vivement et en accourant à lui ; songez que vousêtes le seul ami resté fidèle à ma pauvre enfant ! Seul,peut-être, vous pouvez la sauver ! Je vous en supplie,renoncez à ce fatal projet !

– Adressez-vous au général en chef, monsieur,répondit froidement le Chasseur ; lui seul est cause de toutceci ; c’est lui qui s’oppose à la délivrance de votrefille.

– Moi ? s’écria le général avec force,moi ?

– Vous seul, oui, mon général, car, pour ladernière fois, je vous le répète, je l’aurais sauvée.

Et il leva lentement les pistolets en jetantun regard ferme sur la pendule.

Le général Richepance était en proie à uneémotion étrange ; un combat terrible se livrait dans son cœurentre son amour et son devoir.

Sa position de commandant en chef luidéfendait de laisser aller ainsi un homme à une mort certaine, sansaucune de ces raisons péremptoires où le salut d’une armée est enjeu et qui justifient le sacrifice en l’ennoblissant.

Mais une telle résolution brillait dans leregard calme et fier du Chasseur ; le général était si bienconvaincu qu’il mettrait, sans hésiter, sa menace à exécution,qu’il se sentit vaincu, un refus de sa part devant immédiatementamener le résultat qu’il redoutait, c’est-à-dire la mort de l’hommequ’il voulait sauver.

– Désarmez et posez ces armes, monsieur,dit-il d’une voix sombre ; puisqu’il n’est pas d’autre moyende vous empêcher de commettre le crime que vous méditez, eh bien,soit ! je vous accorde ce que vous désirez si ardemment. Quevotre sang retombe sur votre tête ! J’ai fait tout ce quiétait en mon pouvoir pour vous empêcher d’accomplir ce projetinsensé, équivalant, pour vous, à une condamnation à mort.

– Peut-être, mon général ! Je ne partagenullement votre opinion à ce sujet ; je suis même tellementconvaincu du succès que je crois pouvoir vous affirmer que jesortirai sain et sauf de l’antre de ces tigres.

– Dieu le veuille ! fit le généralRichepance en secouant la tête d’un air de doute.

– Quoi qu’il arrive, mon général, acceptez mesremerciements les plus sincères ; demain, à six heures dumatin, je me présenterai aux avant-postes. Croyez-moi général,ajouta le Chasseur avec mélancolie, je ne suis pas aussi près de lamort que vous le supposez ; peut-être se passera-t-ilmalheureusement bien des années avant qu’elle daigne, en me fermantenfin les yeux, terminer mes longues souffrances ! Votre main,général. Merci encore et à demain !

– À demain, mon ami, répondit le général avecémotion, en lui donnant une chaleureuse étreinte.

Le Chasseur prit son fusil, salua une dernièrefois les deux hommes, appela ses chiens et sortit du salon d’un pasferme.

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