Le Commandant Delgrès

Chapitre 6Quel fut le résultat de l’entrevue de Delgrès avec Mademoiselle dela Brunerie.

Soudain, la porte s’ouvrit etMlle de la Brunerie entra, calme, souriante,heureuse.

Lorsque Mlle de laBrunerie pénétra à l’improviste dans cette pièce si obscure et siétroite, son clair regard sembla l’illuminer tout entière.

La jeune fille s’avança de quelques pas enavant, du côté du commandant Delgrès, qui se tenait immobile,respectueux et courbé, devant elle.

Elle le salua en baissant doucement sacharmante tête souriante, et prenant aussitôt la parole :

– Monsieur… dit-elle.

Mais tout à coup elle s’interrompit.

Elle venait d’apercevoir, assis à quelques pasde Delgrès, le Chasseur de rats qui fixait sur elle des yeux pleinsde larmes.

Alors une joie ineffable emplit le cœur de lajeune fille ; elle oublia tout pour ne plus songer qu’à cetami dévoué qui jamais ne lui avait manqué dans la douleur commedans la joie, et, s’élançant vers lui, elle alla tomber, à demiévanouie dans les bras que lui tendait le vieillard, et s’écriantd’une voix étranglée par l’émotion :

– Ô père, père ! vous, toujours !vous, partout ! Béni soit le ciel qui me procure un si grandbonheur après tant de si cruelles angoisses, de vous voir lepremier de tous ceux que j’aime !

– Chère, bien chère enfant ! répondit leChasseur de rats presque aussi ému que la jeune fille en lapressant tendrement sur son cœur, revenez à vous, ne pleurez pasainsi.

– Oh ! oui ! je pleure, mais c’estde joie, père ? Cet instant me paye de tout ce que j’aisouffert ; je savais bien, moi, que vous ne m’abandonneriezjamais.

– Vous abandonner ! moi, Renée ?Oh ! non ! mais cette fois, chère enfant, je n’ai pu quefaire preuve de zèle pour votre défense. Grâce à Dieu, maprotection vous était inutile, et avant même que j’eusse réussi àpénétrer dans cette forteresse, la liberté qu’un lâche ravisseurvous avait enlevée, un homme de cœur vous l’avait déjà rendue.

Mlle de la Brunerie, àces mots, dont le but évident était de la rappeler à elle-même, seredressa comme si elle avait été frappée d’un chocélectrique ; elle essuya les larmes qui coulaient encore deses yeux, et promenant un regard inquiet autour d’elle :

– C’est vrai, dit-elle. Mon Dieu !pardonnez-moi, je crois que l’excès même de ma joie me rendingrate ; j’oublie tout pour ne songer qu’au bonheur, quej’éprouve.

Elle s’approcha alors du commandant Delgrès,qui, toujours immobile à la même place, la considérait avec uneexpression de joie et de douleur, impossible à rendre.

– Me pardonnerez-vous d’être ingrate etoublieuse pour ne songer qu’à mon vieil ami, monsieur ? luidit doucement la jeune fille de sa voix la plus harmonieuse ;ce bonheur que j’éprouve en ce moment est votre ouvrage ;aussi je suis convaincue que vous ne m’en voudrez pas d’avoir ainsidevant vous laissé déborder mon cœur ?

– Mademoiselle, répondit Delgrès, en essayantde sourire, si j’ai été assez heureux pour vous soustraire auxoutrages dont vous menaçaient des hommes égarés par leur dévouementà ma personne, la scène dont j’ai été témoin, il n’y a qu’uninstant, me paye au centuple du peu de bien que j’ai pu faire.

– Ne rabaissez pas ainsi, je vous prie, leservice que vous m’avez rendu, monsieur. Ce service est immense,répondit la jeune fille avec chaleur ; j’en conserverai dansmon cœur un éternel souvenir. Vos procédés envers moi, je le dishautement, ont été d’une incomparable délicatesse. Hélas !pourquoi faut-il que je sois contrainte de vous compter au nombrede mes ennemis ? Pourquoi vous obstiner ainsi à défendre unelutte insensée qui doit inévitablement se terminer par unesanglante catastrophe, et causer votre mort et celle de tous voscompagnons ?

– Hélas ! mademoiselle, répondit Delgrèsavec une douloureuse amertume, nous, hommes de couleur, lesdescendants d’une race maudite, nous devons subir dans toute leurrigueur les conséquences de notre couleur si méprisée.

– Mais, reprit la jeune fille d’une voixinsinuante, si, dans les colonies, un préjugé que je reconnaisaujourd’hui injuste, vous repousse, en Europe il n’en est plus demême ; en France, par exemple, un homme de cœur, quelle quesoit d’ailleurs la couleur de son teint, est certain de se faireune place honorable, de voir ses talents récompensés et deconquérir l’estime de tous. Voyez le général Alexandre Dumas,– je vous cite cet exemple entre autres, parce que cetofficier est presque notre compatriote, – n’a-t-il pas étécommandant en chef de l’armée des Pyrénées ? N’est-il pashautement apprécié du gouvernement de notre mère-patrie ? Tantd’autres encore que je pourrais nommer, car le nombre en est grand.Oh ! monsieur, la reconnaissance que j’éprouve pour vous estbien vive et bien réelle, je vous le jure ; c’est elle qui mepousse à vous parler ainsi que je le fais, et si je l’osais,ajouta-t-elle timidement, bien que je ne sois qu’une jeune filleignorante des choses du monde, je vous dirais…

– Vous me diriez, mademoiselle ? fitvivement Delgrès en voyant qu’elle s’arrêtait ; continuez, jevous en conjure ; toutes paroles tombant de vos lèvres sont,croyez-le bien, précieusement recueillies par moi et pieusementconservées dans mon cœur.

– Me permettez-vous, monsieur, de vous dire mapensée toute entière ?

– Oh ! parlez, parlez, mademoiselle.

– Si j’ai insisté avec autant de persévérance,lisons franchement le mot : d’entêtement, pour ne pas sortirde cette forteresse avant de vous avoir vu, c’est que je voulaisobtenir de vous une grâce.

– Une grâce de moi, mademoiselle ?Oh ! soyez convaincue…

– Ne vous engagez pas à l’avance, monsieurpeut-être ne consentiriez-vous pas à m’accorder ma demande lorsquevous la connaîtrez.

– Pour vous prouver mon dévouement,mademoiselle, il n’est rien que je ne me sente capabled’accomplir ; je tenterais même l’impossible ; necraignez donc pas de vous expliquer clairement.

– Vous l’exigez ?

– Je vous en prie, mademoiselle.

– Mon Dieu ! monsieur, c’est bien hardi àmoi je le sais, d’oser m’occuper de telles questions ; mais,je vous le répète, vous m’avez rendu de si grands et si importantsservices que je me considère comme presque autorisée à le faire, àcause de l’intérêt que je vous porte, et de la dette dereconnaissance que j’ai contractée envers vous ; d’ailleurs,vous n’ignorez pas, monsieur, qu’un service engage tout autantcelui qui le rend que celui qui le reçoit.

– Cela est vrai, mademoiselle.

– Il me semble, pardonnez-moi de m’exprimerainsi, monsieur, que cette malheureuse révolte à la tête delaquelle vous vous êtes si imprudemment placé, et dont vous êtes leseul chef réellement capable et influent, a été causée, en grandepartie, par les insinuations malveillantes d’hommes, dont l’intérêtétait non seulement de vous tromper, vous, mais aussi de tromper legénéral en chef du corps expéditionnaire ; que tout reposesurtout sur des malentendus que, je n’en doute pas, desexplications franches et loyales de part et d’autre suffiraient àéclaircir. Pourquoi ne consentiriez-vous pas à une entrevue avec legénéral en chef ?

– Commandant, ce que dit mademoiselle est trèsjuste et très sensé, fît le Chasseur. Cette démarche, si, ce quiest possible, elle obtenait un bon résultat, préviendrait peut-êtred’irréparables malheurs.

– Oui, reprit chaleureusement la jeune fille,et arrêterait l’effusion du sang français qui n’a que trop coulédéjà, hélas ! d’un côté comme de l’autre.

Delgrès demeurait muet, sombre, les sourcilsfroncés et les regards baissés vers la terre.

– Vous ne me répondez pas, monsieur ? luidemanda doucement la jeune fille.

– Hélas ! mademoiselle, que voulez-vousexiger de moi ? dit enfin le commandant avec un geste dedouleur. J’avais fait un beau rêve : donner aux hommes de marace les droits, de citoyens et d’hommes libres que Dieu a mis dansle cœur de toute créature humaine. Ce rêve, je le reconnaismaintenant, ne s’accomplira pas par moi, mais j’aurai été leprécurseur d’une idée juste, d’une pensée vraie, grande etgénéreuse… Je me contente de cette gloire modeste. Dois-je vousl’avouer ? Je me suis trompé. Le temps n’est pas encore venude l’émancipation de la race noire, mais ce temps est proche… Lejour où les hommes de couleur auront, avec la conscience de leursdroits, le sentiment de leurs devoirs, ils seront dignes de laliberté. Aujourd’hui, ils sont encore ignorants de cesdevoirs ; ils n’ont ni la foi qui fait accomplir des prodiges,ni cette bravoure froide et raisonnée de l’homme qui combat pourson drapeau et pour sa patrie ; ce sont des enfants méfiants,soupçonneux, crédules, qui considéreraient toute démarche de mapart vers le général Richepance comme un acte de couardise ou detrahison.

– Raison de plus, dit le Chasseur avec force,non pas pour les abandonner, mais pour les contraindre, par votreexemple, commandant, à rentrer dans leur devoir ; le généralRichepance ne vous refusera pas des conditions honorables.

– Le devoir !… répliqua Delgrès avec unaccent plein d’amertume, nous ne l’entendons pas de la même façon,vieillard… Et puis, reprit-il après un instant de silence, il esttrop tard… Je commande ici, mais je ne suis pas le maître… Ce quivous est arrivé à vous-même, mademoiselle, le guet-apens dont vousavez failli être la victime, en est une preuve irrécusable. Legénéral Richepance m’a adressé des parlementaires ; cesparlementaires sont ici, prisonniers, enfermés dans des cachots,contre les droits de la guerre et le droit des gens ; vingtfois j’ai voulu les renvoyer libres, vingt fois ma volonté s’estbrisée contre la pression générale que je suis contraint desubir ; ce n’est qu’à force d’audace, de courage même, que jesuis parvenu jusqu’à présent à les préserver de la mort que l’onprétendait leur faire subir ; par cet exemple, jugez dureste ; je ne puis rien.

– Ce que vous dites n’est malheureusement quetrop vrai, reprit le Chasseur ; cependant, vous vous l’avouezà vous-même, la cause que vous vous obstinez à défendre estperdue ; aucun effort, si héroïque qu’il fût, ne la sauraitrelever. Il vous reste un dernier, un suprême devoir àaccomplir : sauver à tout prix les malheureux qui vousentourent ; les sauver malgré eux, car ils sont inconscientsde la situation affreuse dans laquelle ils se trouvent :Hâtez-vous ! chaque jour, chaque heure de retard, augmententles difficultés de votre position déjà si précaire.

– Je vous en conjure, si ce n’est pourvous-même, que ce soit au moins pour ceux qui vous portent intérêt,qui vous estiment et vous… aiment ! dit la jeune fille avecune craintive et timide insistance.

– Ceux qui m’aiment ! s’écria Delgrèsavec une expression de poignante douleur. Oh ! mademoiselle,vous rouvrez, sans le savoir, une plaie terrible, toujourssaignante au fond de mon cœur ! Personne ne m’aime, moi !Je suis un de ces hommes, parias de l’humanité, marqués en naissantd’un stigmate fatal, dont la vie ne doit être qu’une longuesouffrance ; qui tracent, seuls et haïs de tous, leur péniblesillon sur cette terre, et sont destinés, après avoir vécusdétestés et méconnus, à mourir flétris et méprisés ! Jamaisles ardents baisers d’une mère n’ont réchauffé ma faibleenfance ; j’ai grandi seul, sans un ami dont la main se fûttendue vers moi, dont la voix m’ait crié : courage ! auxheures sombres des désillusions ; les femmes elles-mêmes, cesanges qui ont une larme pour toutes les douleurs, un sourire pourtoutes les joies, ces anges consolateurs que Dieu a donnés auxhommes dans sa toute-puissante bonté pour les soutenir pendant lalongue lutte de la vie, m’ont fui avec épouvante, sans qu’aucuned’elles ait jeté sur moi un regard de pitié ou m’ait crié :Espère !

– Vous souffrez, oui, vous souffrezhorriblement ; je le vois, je le comprends, mais la douleurvous rend injuste ; je ne discuterai pas avec vous, ce seraitinutile ; croyez-moi, vous avez plus d’amis que vous ne voulezle supposer ; ces amis, ce sont ceux qui, par ma voix vousprient de ne pas refuser cette entrevue qui, peut-être, voussauvera, vous et les vôtres, et fera enfin cesser pour toujours cesdiscordes civiles qui, depuis trop longtemps, ensanglantent notremalheureux pays.

– Commandant, ajouta le Chasseur de rats, vousne connaissez pas le général Richepance ; les récits qu’onvous a faits de lui sont mensongers, je vous le jure ; legénéral est non seulement un vaillant soldat, mais encore c’est unhomme d’élite, une puissante organisation, une vaste intelligence,un grand cœur, en un mot. Contraint malgré lui à la guerre, il l’afaite en déplorant, lui tout le premier, ses conséquencesdouloureuses et fatales ; essayant sans cesse, par tous lesmoyens en son pouvoir, de les amoindrir et qui, j’en ai l’intimeconviction, n’attend qu’un mot, une concession de votre part, pourse laisser toucher et pardonner aux révoltés.

– Pardonner ! s’écria vivement Delgrès enredressant fièrement la tête. Pardonner quoi ? D’avoir vouluêtes libres !…

– Non, commandant, répondit paisiblement leChasseur, mais de vous êtes révoltés contre la France, notre mèrecommune, notre patrie à tous, à quoi bon ergoter et discuter surdes mots ? Nous ne sommes pas des avocats bavards, mais deshommes au cœur fort et à l’âme fière ; ne songeons qu’auxfaits eux-mêmes ; voyons, de bonne foi entre nous,supposez-vous que le général Richepance, s’il n’avait voulu userenvers vous de ménagements jusqu’au dernier moment, ne vous auraitpas contraints depuis longtemps déjà à vous rendre ?

– Erreur ! Des hommes comme moi ne serendent pas, Chasseur ; il leur reste toujours une ressourcesuprême.

– Laquelle ?

– Celle de mourir bravement les armes à lamain et d’illustrer leur défaite.

– En effet, il vous reste cette dernièreressource qui prouvera votre impuissance.

– Non, mais qui enseignera à ceux qui noussurvivront à suivre un jour notre exemple.

Le Chasseur secoua la tête.

– Commandant, répondit-il avec émotion,l’héroïque sacrifice que peut-être vous méditez déjà et que vousêtes, je le reconnais, homme à accomplir sans hésitation et sansfaiblesse, ce sacrifice sera inutile ; mieux que personne vousle savez. Les hommes que vous commandez ne sont ni des soldats, nides citoyens, ce sont, pardonnez-moi de vous le dire sibrutalement : des exaltés ou des bêtes fauves qui, vous mort,et mort pour eux, seront les premiers à insulter à votremémoire.

Delgrès baissa la tête sans répondre ; ilavait la foi qui fait les martyrs, mais, – car les passions,hélas ! sont le guide de toutes les actions de l’homme, – iln’était pas complètement convaincu que son amour pourMlle de la Brunerie fût sans espoir.

– Aurai-je donc le chagrin de me séparer devous, pour toujours peut-être, monsieur, dit la jeune fille, sansobtenir de vous ce que je désire ardemment ?

Le commandant fut subitement agité d’unfrisson nerveux qui parcourut tout son corps ; ses sourcils sefroncèrent à se joindre, ses traits prirent une expression depoignante douleur ; il essuya d’un geste fébrile la sueur quiinondait son front et poussant un profond soupir :

– Vous l’exigez, mademoiselle ;répondit-il enfin d’une voix sourde et hachée par une émotionintérieure qui la rendait presque indistincte ; je dois vousobéir ; soit, je ferai ce que vous me demandez ; cettefois encore vous avez dompté ma volonté, mademoiselle.

– Oh ! merci ! merci,monsieur ! s’écria Mlle de la Brunerie enjoignant les mains avec joie.

– Je le ferai, mais à une condition ?reprît-il avec prière.

– Une condition ? laquelle ? Parlez,monsieur.

– C’est que vous daignerez consentir àassister à cette entrevue que, lorsque le moment sera venu de lefaire, je demanderai au général Richepance.

– Moi, monsieur ? fit-elle avecsurprise.

– Vous, oui, mademoiselle. Me refusez-vouscette grâce ? reprit-il avec instance.

– Mais, monsieur…

– Mon Dieu, mademoiselle, que ce soitsuperstition ou faiblesse d’esprit, je m’imagine, je ne sauraisdire pourquoi, que votre présence à cette entrevue me porterabonheur ; il y a des gens dont le regard, dit-on, donne lamort ou exerce une fascination fatale sur les personnes surlesquelles il tombe ; pourquoi n’existerait-il pas d’autrespersonnes qui, à leur insu peut-être, exercent une influencecontraire ? Et pourquoi, ainsi que j’en ai la profonde etintime conviction, ne seriez-vous pas au nombre de ces personneschéries de Dieu ?

– Monsieur, je dois tout d’abord vous avertir,que je ne suis nullement superstitieuse, et que, par conséquent, jene crois aucunement à ces influences ; cependant,ajouta-t-elle avec un doux sourire, je ferai ce que vous medemandez.

– Vous me le promettez,mademoiselle ?

– Oui, monsieur, je m’y engage.

– Soyez bénie pour cette promesse,mademoiselle. Et maintenant, ajouta-t-il en prenant sur la table unpapier plié en quatre et le lui présentant, veuillez accepter ceci,mademoiselle ; c’est un sauf-conduit qui vous permettra deparcourir l’île, dans tous les sens et même de vous retirer à laBrunerie, si tel est votre désir, seule et sans défenseurs ;sans avoir rien à redouter de ceux de mes partisans qui sont, en cemoment, en armes dans les Mornes, et dont les nombreux détachementssillonnent toutes les routes.

– J’accepte ce sauf-conduit avecreconnaissance, monsieur, et puisque je vous trouve si bienveillantpour moi, je me hasarderai à vous adresser encore une demande.

– Après le succès obtenu par la première,mademoiselle, vous ne devez rien redouter pour la seconde. De quois’agit-il, s’il vous plaît ?

– Monsieur, j’ai été, comme vous le savez sansdoute, à mon entrée dans le fort, cette nuit, vers dix heures,transportée à l’appartement du capitaine Ignace.

– Le capitaine Ignace a pris soin de m’eninformer lui-même, mademoiselle.

– J’étais très souffrante, très fatiguée, trèseffrayée surtout ; je trouvai là une jeune femme, belle,douce, affectueuse, qui, sans savoir qui j’étais, me prodigua lessoins les plus délicats.

– Claircine Ignace. Cette jeune femme est eneffet telle que vous la dépeignez, mademoiselle ; elle est,sous tous les rapports, digne du respect que chacun a pourelle.

– Cette personne est la nièce deM. David.

– Le commandeur de la Brunerie ; eneffet, mademoiselle ; la fille de sa sœur, je crois.

– Bien qu’elle soit de quelques années plusâgée que moi, cependant, nous nous sommes connues enfants ;j’ai toujours éprouvé un vif intérêt pour elle ; cet intérêts’est aujourd’hui augmenté d’une dette de reconnaissance que j’aicontractée envers elle pour la façon charmante dont elle m’a reçueet les soins dont elle m’a entourée ; lorsque son mari, aprèsvous avoir quitté, monsieur, m’a avoué que seul et sans que vous lesachiez, il m’avait fait enlever et a imploré mon pardon avec lesmarques du plus vif repentir, il a ajouté qu’il était biensévèrement puni de la faute qu’il avait commise, puisque vous luiaviez intimé l’ordre de quitter immédiatement le fort, sans luipermettre d’emmener avec lui, ni sa femme ni ses enfants.

De parti pris, sans doute, à l’exemple desgrands diplomates, Mlle de la Brunerie fardaitlégèrement la vérité ; peut-être avait-elle des raisons pourle faire ; mais ce qu’il y a de bizarre en cette affaire,c’est que, bien que le capitaine Ignace ne lui eût pas dit un motde tout cela, et que, par conséquent, elle crût mentir, il setrouva qu’elle avait sans s’en douter, percé à jour les intentionsdu commandant ; que, dans la pensée de Delgrès, le départ ducapitaine Ignace équivalait à une véritable disgrâce et que, ainsique cela arrive souvent, elle avait dit vrai sans le savoir ;du reste, la réponse du commandant le lui prouva de la manière laplus convaincante.

– Tout cela est strictement vrai,mademoiselle, lui dit-il.

Encouragée par cet assentiment donné à sesparoles et auquel elle était loin de s’attendre, la jeune fillecontinua bravement :

La douleur si vraie, si poignante de cet hommeen se séparant de tout ce qu’il aime le plus au monde m’a brisé lecœur ; j’ai oublié tout le mal que ce farouche capitaine avaittenté de me faire, tout celui qu’il m’avait fait, je ne me suisplus souvenue que du malheur qui le frappait, lui et safamille ; en une seconde, tous mes griefs contre luis’effacèrent de ma pensée ; malgré moi, je me sentisattendrie, et comme avant de s’éloigner, il insistait pour obtenirmon pardon, non seulement je le lui accordai, mais encore jem’engageai envers lui à me charger de sa femme et de sesenfants ; à les prendre sous ma protection et à les garderprès de moi jusqu’à la fin de la guerre ; lecapitaine Ignace me remercia avec effusion, embrassa ces chèrescréatures qu’il adore, et sortit de la forteresse, non pas heureux,mais tout au moins rassuré sur leur sort.

– Oh ! mademoiselle, s’écria Delgrès avecadmiration, comment faites-vous donc, lorsque vous-même êtes simalheureuse et je dirai presque abandonnée, pour réussir ainsi àoublier votre propre douleur, pour répandre autour de vous tant debienfaits ?

– Je vous demande donc, monsieur, reprit Renéeen souriant, l’autorisation de tenir envers cette malheureusefamille, la promesse que j’ai faite.

– Vous désirez emmener avec vous la pauvreClaircine et ses enfants.

– Oui, monsieur, si vous me le permettez.

– En avez-vous douté, mademoiselle ?

– J’étais, au contraire, tellement certaine decette autorisation, monsieur, que j’ai à l’avance, averti Claircinede se tenir prête à me suivre.

– Dans un instant, mademoiselle, votreheureuse protégée sera ici.

Delgrès appela Codou.

– Capitaine, dit le commandant, priezMme Claircine Ignace de se rendre auprès de moi, jevous prie ; vous ajouterez que c’est à propos de ce queMlle de la Brunerie a daigné lui promettre,qu’elle veuille bien agir en conséquence.

Le capitaine Codou salua et sortit.

– Ma dette envers vous s’augmente encore,monsieur, dit la jeune fille ; si je ne m’arrêtais, elleprendrait bientôt des proportions formidables.

– Non, mademoiselle, vous vous trompez,répondit Delgrès ; au contraire, demandez-moi ce qu’il vousplaira, c’est moi que vous faites votre débiteur, à chaque demandeque vous daignez m’adresser.

– Si je l’osais, moi aussi, fit le Chasseuravec une légère teinte d’embarras, je vous adresserais une demande,commandant ?

– Malheureusement cette demande, que jedevine, je ne puis, à mon grand regret, y accéder.

– Pourquoi donc cela ?

– Je vais vous le dire. Il s’agit, n’est-cepas des deux officiers parlementaires retenus dans lefort ?

– En effet, c’est d’eux-mêmes.

– Eh bien, répondit le commandant avecmélancolie, ma réponse sera simple et péremptoire. Je puis vousautoriser à sortir, vous, parce que vous êtes entré dans le fort,non pas en qualité de parlementaire envoyé par l’ennemi, mais survotre propre déclaration, comme venant causer avec moi d’affairesparticulières n’ayant aucunement trait à la guerre, d’affaires qui,en un mot, me regardent seul ; Mlle de laBrunerie se trouve dans la même situation, elle est victime d’unetrahison odieuse que je suis le maître de réparer en lui rendant laliberté qu’elle n’aurait pas dû perdre, puisque nous ne faisons laguerre, ajouta noblement Delgrès, ni aux femmes, ni aux enfants. Mecomprenez-vous ?

– Parfaitement, commandant.

– Quant à Mme Ignace, femme del’un de nos premiers officiers, elle est maîtresse de ses actionset libre de demeurer ou de sortir du fort ; du reste,maintenant que son mari ne doit plus y rentrer, mieux vaut, soustous les rapports, qu’elle ; quitte Saint-Charles le plus tôtpossible. Qui sait si, dans quelques jours, je pourrai lui offrirune protection efficace ? Quant aux officiers parlementaireset autres prisonniers français détenus actuellement àSaint-Charles, sans discuter avec vous le plus ou moins de légalitéde leur arrestation, vous admettez cependant, n’est-ce pas, queleur position n’est pas la même ?

– Oh ! cela parfaitement, commandant.Cependant, je croyais, j’espérais…

– Vous aviez tort, mon ami ;malheureusement leur liberté ne dépend pas seulement de mavolonté ; sans cela, je vous le jure, il y a longtemps que jela leur aurais rendue.

– Mais ils sont traités, dit-on, avec unebarbarie…

– C’est une calomnie, et lorsque je vousl’affirme, vous pouvez me croire ; je ne suis pas homme àfaire de la cruauté à froid, surtout envers de braves officiersqui, en me venant trouver, ont obéi à un ordre et accompli undevoir.

– Je vous crois, commandant.

– Ils sont traités avec les plus grandségards, sans distinction de grades. La seule chose que je puissefaire pour vous, parce que cette chose dépend essentiellement demoi, c’est de vous promettre que si le hasard voulait, ajouta-t-ilavec un sourire amer, que nous fussions contraints d’abandonner lefort ou de l’évacuer enfin, n’importe de quelle façon, tous cesofficiers y demeureront après notre départ et que leur vie seraefficacement protégée par moi. Voilà tout ce que je puis faire.

– C’est beaucoup, commandant ; je vousremercie avec effusion de cette promesse ; je sais que vous latiendrez. À présent que j’ai votre parole, je suis complètementrassuré sur le sort de ces malheureux.

– Je vous autorise même, si vous jugez quecela soit nécessaire, à rapporter au général en chef des forcesfrançaises la conversation que nous avons eue à ce sujet ; etl’engagement que j’ai pris vis-à-vis de vous de protéger lesprisonniers français qui sont en mon pouvoir, contre toute insultede la part de mes soldats.

– C’est ce que je ne manquerai pas de faire,commandant.

– Et moi, monsieur, ajouta la jeune fille, jeproclamerai hautement de quelle manière noble et généreuse vousavez agi envers moi.

– Vous me comblez réellement,mademoiselle ; je ne mérite pas de si grands éloges, pouravoir simplement accompli un devoir d’honnête homme.

En ce moment, on frappa légèrement à laporte.

– Entrez, dit Delgrès.

La porte s’ouvrit, Claircine parut.

Le commandant se leva avec empressement etprésenta un siège à la jeune femme.

– Madame, lui dit-il lorsqu’elle se futassise, Mlle de la Brunerie m’a fait part devotre intention de quitter le fort Saint-Charles ; vospréparatifs sont-ils faits ?

– Oui, monsieur ; répondit la jeunefemme. Mlle Renée la Brunerie a daigné m’offrir deme prendre auprès d’elle ; j’ai cru devoir accepter cettegracieuse invitation, surtout dans l’isolement où me laisse ledépart de mon mari.

– Mlle de la Brunerie estun ange ; heureuses les personnes qu’elle daigne prendre soussa bienveillante protection ! Vous avez parfaitement faitd’accepter cette proposition, et cela d’autant plus que votre mari,comme je crois le savoir, a consenti à cet arrangement qui vous estsi avantageux.

– Oui, monsieur.

– Vous serez sans doute contrainte à laisserici presque tout ce que vous possédez.

– Malheureusement, oui, monsieur. Je n’emporteavec moi que les vêtements et le linge strictement nécessaire pourmes enfants et pour moi, ainsi que l’argent que mon mari m’alaissé.

– Fort bien. N’ayez aucune inquiétude, madame,pour ce qui vous appartient. Avez-vous fermé votreappartement ?

– Oui, monsieur : en voici la clef.

– Veuillez, je vous prie, madame, me remettecette clef. Quoi qu’il arrive et n’importe en quelle compagnie vousreveniez plus tard au fort Saint-Charles, lorsque vous rentrerezdans votre appartement, vous retrouverez tout, je vous lejure : dans l’état où vous le laissez aujourd’hui ; pasune chaise n’aura été dérangée, pas un tiroir ouvert. Seulement,ajouta-t-il en souriant, peut-être serez-vous obligée de faireenfoncer la porte, car cette clef ne me quittera plus, et jeveillerai moi-même, en gardien fidèle, à ce qui vousappartient.

– Vous pouvez faire de cette clef ce qu’ilvous plaira, monsieur, j’en ai une seconde que je conserverai sivous m’y autorisez ?

– Parfaitement, chère madame. Voilà qui estdonc entendu entre nous ; il ne me reste plus à présent qu’àprendre congé de vous et vous souhaiter autant de bonheur que vousen méritez. Veuillez, je vous prie, avertir vos servantes de votredépart et vous rendre avec elles auprès de la poterne desGalions ; c’est de ce côté que vous devez quitter le fort.Adieu, madame, soyez heureuse.

– Au revoir, monsieur, répondit Claircine enaccentuant cette parole d’un sourire. Que Dieu vous paye du bienque vous me faites !

– Vous êtes mille fois bonne, madame ;mais, croyez-moi, ajouta-t-il avec tristesse, mieux vaut, quand onse sépare, dans certaines circonstances, dire adieu qu’au revoir,c’est plus sûr. Adieu donc, madame.

– Non, monsieur, je ne veux pas vous direadieu, répondit Claircine avec des larmes dans la voix, mon cœurs’y refuse : au revoir, monsieur, au revoir !

Et après avoir fait une révérence, la jeunefemme se retira en essuyant son visage inondé de larmes.

Delgrès la suivit un instant du regard ;il étouffa unsoupir, mais, se remettant presque aussitôt il appelases aides de camp.

La porte s’ouvrit.

Les capitaines Codou et Palème entrèrent,suivis de plusieurs autres officiers.

– Citoyens, dit le commandant en avançant àleur rencontre, Mlle de la Brunerie quitteimmédiatement le fort Saint-Charles en compagnie de ce chasseurqui, sur mon ordre, est expressément venu ici pour me réclamer saliberté qui lui avait été injustement ravie ; nous sommes deshommes trop braves pour faire la guerre aux femmes. Avez-vousquelques observations à m’adresser à ce sujet ?

– Aucune, commandant, répondit le capitainePalème au nom de ses compagnons et au sien ; nousreconnaissons, au contraire, que vous agissez avec justice.

– C’est bien, je vous remercie, citoyens.Mademoiselle et vous, vieux Chasseur, me donnez-vous votre paroled’honneur de ne fournir aucun renseignement à l’ennemi sur ce quevous verrez en traversant la forteresse ? Sinon, je seraiforcé de vous faire bander les yeux.

– Cette précaution est inutile, monsieur,répondit en souriant la jeune fille ; je suis trop ignorantedes choses de la guerre pour comprendre quoi que ce soit à ce quipourra frapper mes regards. D’ailleurs, en serait-il autrement, quevos généreux procédés suffiraient pour me rendre, sourde, aveugleet muette ; je vous donne ma parole.

– Quant à moi, vous le savez, commandant, jene suis pas soldat, et je ne m’occupe pas de politique ; jen’hésite donc pas à faire le serment que vous exigez de moi. Jevous jure sur l’honneur de ne rien voir.

– Je n’insiste pas. Veuillez me permettre devous précéder.

Il sortit.

Renée de la Brunerie, le Chasseurs de rats etles officiers le suivirent.

Arrivés à la poterne, oùMme Ignace attendait avec ses deux enfants et sesdomestiques, les derniers saluts furent échangés, puis, sur l’ordrede Delgrès, la poterne fut ouverte et les sept personnes, lesservantes y compris, sortirent.

Dix minutes plus tard, le feu recommençaitentre les Français et les noirs enfermés dans le fortSaint-Charles.

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