Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 4

 

Devant un minuscule fragment de miroir suspendu au montant de lafenêtre de l’est, Peyrol se rasait avec son inusable rasoiranglais, car ce jour-là était un dimanche. Les années debouleversements politiques, qui avaient abouti à la proclamation deNapoléon comme consul à vie, n’avaient guère laissé de traces surPeyrol, si ce n’est que sa puissante et épaisse tignasse étaitdevenue presque blanche. Ayant soigneusement rangé son rasoir,Peyrol introduisit ses pieds recouverts de chaussettes dans unepaire de sabots de la meilleure qualité et descendit bruyammentl’escalier. Sa culotte de drap brun n’était pas attachée aux genouxet il avait les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules.Ce flibustier devenu campagnard était à présent tout à fait à sonaise dans cette ferme qui, comme un phare, commandait la vue dedeux rades et de la haute mer. Il traversa la cuisine. Elle avaitle même aspect que le premier jour où il l’avait vue : le soleilfaisait étinceler les dalles : au mur, la batterie de cuisinebrillait de tous ses cuivres ; au milieu, la tablesoigneusement frottée était d’une blancheur de neige ; seul leprofil de la vieille, la tante Catherine, était devenu peut-être unpeu plus anguleux. La poule qui, sur le seuil de la porte, tournaitprétentieusement le cou, aurait pu être restée plantée là depuishuit ans. Peyrol la chassa d’un murmure et alla dans la cour selaver à grande eau à la pompe. En rentrant, il avait l’air si fraiset si vigoureux que la vieille Catherine, de sa voix ténue, lui fitcompliment de sa « bonne mine ». Les manières avaient changé : ellene l’appelait plus citoyen, mais Monsieur Peyrol. Il lui réponditimmédiatement que si elle avait le cœur libre, il était prêt à laconduire sur-le-champ à l’autel. C’était là une plaisanterie siusée que Catherine ne la releva en aucune manière, mais elle lesuivit des yeux tandis qu’il traversait la cuisine pour passer dansla salle fraîche dont on venait de laver les chaises et les tableset où il n’y avait âme qui vive. Peyrol ne fit que traverser lapièce pour gagner le devant de la maison, et laissa ouverte laporte d’entrée. Au bruit des sabots, un jeune homme assis dehorssur un banc tourna la tête et lui fit un signe nonchalant. Il avaitle visage assez allongé, hâlé et lisse, le nez légèrement incurvé,le menton très bien dessiné. Il portait une vareuse bleu foncéd’officier de marine, ouverte sur une chemise blanche et un nœudcoulant de foulard noir à longues pointes. Une culotte blanche, desbas blancs, et des souliers noirs à boucles d’acier complétaientson costume. Une épée à poignée de cuivre, dans un fourreau noiraccroché à un ceinturon, était posée à terre près de lui. Peyrol,dont le visage rouge luisait sous les cheveux blancs, s’assit surle banc à quelque distance du jeune homme. Devant la maison, leterrain rocailleux, nivelé sur une petite étendue, s’inclinaitensuite vers la mer par une pente qu’encadraient les éminencesformées par deux collines dénudées. Le vieux forban[36] et le jeune officier, les bras croiséssur la poitrine, regardaient dans le vague, sans échanger lamoindre parole, comme deux intimes ou comme deux étrangers. Ils nefirent pas même un mouvement en voyant apparaître à la barrière dela cour le maître de la ferme d’Escampobar, qui, une fourche àfumier sur l’épaule, commençait à traverser le bout de terrainplat. Avec ses mains noires, ses manches de chemise relevées, safourche sur l’épaule, toute son allure de travailleur en semaineavait, ce dimanche, un air de manifestation ; mais lepatriote, dans la fraîche lumière du jeune matin, traînait sessabots crasseux avec un air de lassitude qu’on n’aurait pas vu chezun vrai travailleur de la terre à la fin d’une journée de labeur.Il n’y avait pourtant rien de débile dans sa personne. Son visageovale aux pommettes rondes n’avait pas une ride, si ce n’est aucoin de ses yeux taillés en amande, ces yeux brillants devisionnaire, qui n’avaient pas changé depuis le jour où le vieuxPeyrol en avait croisé le regard pour la première fois. Quelquespoils blancs dans sa chevelure hirsute et dans sa barbe maigremarquaient seuls la trace des ans : encore fallait-il y regarder deprès. On eût dit que, parmi les immuables rochers qui formaientl’extrémité de la presqu’île, le temps était resté immobile etinerte tandis que, sur cette extrême pointe méridionale de laFrance, les quelques êtres perchés là n’avaient cessé de vaquer àleur labeur et d’arracher le pain et le vin à une terre marâtre. Lemaître de la ferme passa devant les deux hommes sans cesser deregarder droit devant lui, et se dirigea vers la porte de la salle,que Peyrol avait laissée ouverte. Il appuya sa fourche au mur avantd’entrer. Le son d’une cloche lointaine, la cloche du village où,des années auparavant, le flibustier rentrant au pays avait faitboire sa mule et écouté la conversation de l’homme au chien,s’éleva faiblement et soudainement dans la grande paix de l’espacecéleste. Le claquement violent de la porte de la salle vint romprele silence des deux contemplateurs de la mer. « Ce gaillard ne serepose donc jamais ? » demanda négligemment le jeune homme,sans même détourner la tête, et sa voix sourde couvrit le délicattintement de la cloche. « Pas le dimanche, en tout cas », réponditPeyrol d’un air également détaché. « Que voulez-vous ! Lacloche de l’église, ça lui fait l’effet d’un poison. Je croisvraiment que ce garçon-là est né sans-culotte. Chaquedécade[37] il met son plus beau costume, se fourreun bonnet rouge sur la tête et s’en va, parmi les bâtiments de laferme, errer comme une âme en peine à la lumière du jour. Unjacobin, si jamais il en fut. – Oui. Il n’y a guère de hameau enFrance qui ne compte un sans-culotte ou deux. Mais il y en a quiont du moins réussi à changer de peau, à défaut d’autre chose. –Celui-ci ne changera pas de peau, et pour ce qui est del’intérieur, il n’y a jamais rien eu en lui qui puisse être remué.N’y a-t-il pas des gens qui se souviennent de lui à Toulon ?Il n’y a pas si longtemps de cela. Et pourtant… » Peyrol tournalégèrement la tête vers le jeune homme. « Et pourtant, à le voir… »L’officier acquiesça d’un signe de tête et son visage prit unmoment une expression inquiète qui n’échappa pas à l’attention dePeyrol. Celui-ci reprit d’un ton tranquille : « Il y a quelquetemps, quand les prêtres ont commencé à regagner leurs paroisses,imaginez-vous que ce garçon-là », Peyrol fit un brusque geste de latête en direction de la porte de la salle, « est parti un beau jourjusqu’au village, un sabre au côté et son bonnet rouge sur la tête.Il se dirigeait vers la porte de l’église. Ce qu’il voulait yfaire, je n’en sais rien. Ce n’était certainement pas pour aller ydire les prières appropriées. Bon, enfin tous ces gens étaientenchantés de voir leur église rouverte ; de sa fenêtre, unefemme le vit passer et donna aussitôt l’alarme. « Holà ! voilàle jacobin, le sans-culotte, le buveur de sang ! Regardez-le.» Des gens sortirent précipitamment de chez eux et un ou deuxhommes qui travaillaient dans leur jardin franchirent d’un bond lespetits murs de clôture. Une foule se fut bientôt rassemblée,composée surtout de femmes, chacune avec la première chose qui luiétait tombée sous la main, un bâton, un couteau de cuisine,n’importe quoi. Quelques hommes avec des bêches et des gourdins lesrejoignirent près de l’abreuvoir. Il ne trouva pas la chose du toutà son goût. Que pouvait-il faire ? Il s’empressa de rebrousserchemin et de détaler vers le haut de la colline comme un lièvre. Ilfaut du courage pour tenir tête à une bande de femmes déchaînées.Il courut par le chemin charretier sans regarder derrière lui etles autres s’élancèrent à sa poursuite en hurlant : « À mort !À mort le buveur de sang ! » Il était depuis des années unobjet d’horreur et d’exécration aux yeux de tous ces gens à caused’un tas d’histoires, et ils pensaient qu’il y avait une occasion àsaisir. Le prêtre, dans son presbytère, entend tout ce bruit etcourt à la porte. D’un coup d’œil il voit ce qui se passe. C’est ungaillard d’environ quarante ans, mais musclé, avec de longuesjambes, et agile… hein ? Il vous ramasse sa soutane et bonditdehors, prend des raccourcis par-dessus de petits murs bas et sautede rocher en rocher comme une sacrée chèvre. J’étais en haut dansma chambre quand le bruit est venu jusqu’à moi. Je me suis mis à lafenêtre et j’ai vu les poursuivants déchaînés après lui. Jecommençais à croire que cet imbécile allait nous attirer toutes cesfuries avec lui jusqu’ici, et que ces gens-là allaient prendre lamaison à l’abordage et nous faire à tous un mauvais parti, quand leprêtre lui a coupé la route, juste à temps. Il aurait pu fairetrébucher mon Scevola comme rien, mais il le laissa passer et seplanta en face de ses paroissiens, les bras étendus. Ça a réussi.Il a bel et bien sauvé le patron. Ce qu’il a bien pu leur dire pourles calmer, je n’en sais rien ; c’était dans les débuts et ilsaimaient beaucoup leur nouveau curé. Il faisait d’eux ce qu’ilvoulait. J’avais passé la tête et les épaules par la fenêtre, carc’était assez intéressant. Ils auraient volontiers massacré toutenotre maudite bande, comme ils nous appelaient dans le village… etquand je me retirai de la fenêtre, je m’aperçus que la patronneétait derrière moi, qui regardait aussi. Vous êtes venu assezsouvent ici pour savoir comme elle va et vient sur les terres etdans la maison, sans faire le moindre bruit. Une feuille ne se posepas plus légèrement à terre que ne le font ses pieds[38]. Bon, je suppose qu’elle ne me savaitpas là-haut et qu’elle était entrée dans la chambre simplement aveccette façon qu’elle a de toujours chercher quelque chose qui n’yest pas, et en me voyant ainsi penché à la fenêtre elle s’étaitnaturellement approchée pour voir ce que je regardais. Elle n’étaitpas plus pâle que d’habitude, mais elle serrait sa robe contre sapoitrine avec ses dix doigts… comme ceci. J’en fus stupéfait. Avantmême d’avoir pu retrouver l’usage de la parole, je la vis seretourner et sortir de la pièce sans faire plus de bruit qu’uneombre. » Quand Peyrol se fut tu, on entendit de nouveau le faibletintement de la cloche de l’église, qui cessa aussi subitementqu’il avait commencé. « À propos de son ombre », fit indolemment lejeune officier, « je sais à quoi elle ressemble. » Le vieux Peyrolfit un geste vraiment accentué. « Que voulez-vous dire ?demanda-t-il. Où l’avez-vous vue ? – La chambre où l’on m’amis à coucher hier soir n’a qu’une fenêtre et je m’y étais postépour regarder dehors. Je suis ici pour cela, n’est-ce pas, pourguetter ? Je venais de me réveiller en sursaut et, une foiséveillé, j’étais allé à la fenêtre, et je guettais. – On ne voitpas d’ombres en l’air, grommela le vieux Peyrol. – Non, mais on envoit par terre, et assez noires même, quand la lune estpleine ; la sienne s’allongeait sur cet espace découvert,depuis le coin de la maison. – La patronne ! s’écria Peyrol àvoix basse. Impossible ! – La vieille qui passe sa vie dans lacuisine se promène-t-elle ainsi ? Les femmes du villageviennent-elles se promener jusqu’ici ? demanda calmementl’officier. Vous n’êtes pas sans connaître les habitudes des gens.C’était une ombre de femme. La lune étant à l’ouest, l’ombre glissade biais depuis ce coin-ci de la maison, puis se retira englissant. Je sais reconnaître son ombre, quand je la vois. –Avez-vous entendu quoi que ce soit ? » demanda Peyrol après unmoment d’hésitation visible. « La fenêtre étant ouverte,j’entendais quelqu’un ronfler. Cela ne pouvait pas être vous, vouslogez trop haut. D’ailleurs, à en juger par le ronflement »,ajouta-t-il d’un ton sarcastique, « ce devait être quelqu’un quiavait la conscience tranquille. Ce n’est pas votre genre, vieilécumeur des mers ! car, voyez-vous, c’est ce que vous êtes,malgré votre brevet de canonnier. » Il regarda le vieux Peyrol ducoin de l’œil. « Qu’est-ce qui vous donne cet air sipréoccupé ? – Elle se promène, c’est indéniable », murmuraPeyrol sans essayer de dissimuler son trouble. « Évidemment. Jesuis capable de reconnaître une ombre quand j’en vois une ; etquand je l’ai vue cela ne m’a pas fait peur, pas moitié autant quemon seul récit semble vous avoir fait peur. Tout de même, votresans-culotte d’ami doit avoir un sacré sommeil ; tous cespourvoyeurs de guillotine vous ont une conscience républicaine depremier ordre, à l’épreuve du feu. Je les ai vus à l’œuvre dans leNord, quand j’étais enfant, et que je courais pieds nus dans lesruisseaux. – Ce gaillard dort toujours dans la même chambre, fitPeyrol avec sérieux. – Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit,reprit l’officier, sauf que cela doit probablement faire l’affairedes ombres vagabondes d’entendre la conscience de l’homme prendreses aises. » Fort agité, Peyrol se força à baisser la voix. «Lieutenant, dit-il, si je n’avais pas vu du premier jour ce quevous avez en tête, j’aurais certainement trouvé moyen de medébarrasser de vous depuis longtemps, d’une façon ou d’une autre. »Le lieutenant lui jeta de nouveau un regard de côté et Peyrol, quiavait levé le poing, le laissa retomber lourdement sur sa cuisse. «Je suis le vieux Peyrol et cet endroit-ci, aussi isolé qu’un navireen mer, est pour moi comme un navire : tous ceux qui s’y trouventsont mes camarades de bord. Ne vous occupez pas du patron. Je veuxseulement savoir si vous avez entendu quoi que ce soit. Un bruitquelconque ? Un murmure, un bruit de pas ? » Un sourireamer et moqueur passa sur les lèvres du jeune homme. « Pas même lepas d’une fée. Entendriez-vous tomber une feuille ? Et avec cegredin de terroriste qui faisait un bruit de trompette justeau-dessus de ma tête… » Sans décroiser les bras, il se tourna versPeyrol qui le regardait anxieusement. « Vous avez envie de savoir,n’est-ce pas ? Eh bien, je vais vous dire ce que j’ai entenduet vous en penserez ce que vous voudrez. J’ai entendu le bruit dequelqu’un qui trébuchait. Et ce n’était certes pas une fée quis’était cogné les orteils. C’était je ne sais quoi dans de grossouliers. Ensuite une pierre a roulé jusqu’au bas du ravin qui estdevant nous, interminablement, et puis il y a eu un silence demort. Je n’ai rien vu remuer. Compte tenu de la position de la luneà ce moment-là, le ravin se trouvait plongé dans l’ombre. Et jen’ai pas essayé de voir. » Peyrol, accoudé sur un genou, appuya satête sur la paume de sa main. L’officier, sans desserrer les dents,répéta : « Pensez-en ce que vous voudrez ! » Peyrol hochalégèrement la tête. Après avoir parlé, le jeune officier s’adossacontre le mur, mais un instant plus tard leur parvint la détonationd’une pièce d’artillerie qui semblait venir du pied de la falaiseet contourner la pente à leur gauche, sous forme d’un choc sourdsuivi d’une sorte de soupir et qui semblait chercher une issueparmi les crêtes pierreuses et les roches les plus proches. « C’estla corvette anglaise qui, depuis une semaine, entre en raded’Hyères et en sort à la sauvette », dit le jeune officier enramassant précipitamment son épée. Il se leva et boucla sonceinturon tout en disant, tandis que Peyrol se levait pluslentement de son banc : « Elle n’est certainement pas où nousl’avons vue ancrée hier soir. Ce canon était tout proche. Elle a dûtraverser la rade. Il y a eu assez de vent pour cela, à plusieursreprises, cette nuit. Mais sur quoi peut-elle bien tirer là-basdans la Petite Passe ? Nous ferions bien d’y aller voir. » Ils’éloigna à grandes enjambées, suivi de Peyrol. On ne voyaitpersonne aux abords de la ferme, on n’entendait aucun bruit, si cen’est le mugissement lointain d’une vache qui leur parvenaitfaiblement de derrière un mur. Peyrol serrait de près l’officierqui suivait vivement le sentier dont la trace était à peine marquéesur la pente caillouteuse de la colline. « Ce canon était chargé àblanc », déclara soudain Peyrol, d’une voix grave et assurée.L’officier lui jeta un regard par-dessus son épaule. « Vous avezpeut-être raison. Vous n’avez pas été canonnier pour rien. Chargé àblanc, hein ! Alors, c’est un signal. Mais à qui ? Voilàdes jours que nous observons cette corvette et nous savons qu’ellen’a pas de compagnon. » Il avançait toujours et Peyrol qui, sansgaspiller son souffle, le suivait sur le sentier difficile,rétorqua d’une voix ferme : « Elle n’a pas de compagnon, mais ellea peut-être aperçu un ami, ce matin, au lever du soleil. –Bah ! » répliqua l’officier sans ralentir le pas. « Voilà quevous parlez comme un enfant, ou bien vous me prenez pour tel. Àquelle distance aurait-elle pu voir ? Qu’aurait-elle pudécouvrir au lever du jour, en se dirigeant vers la Petite Passe oùelle se trouve maintenant ? Voyons, les îles lui auraientmasqué les deux tiers de la mer et cela précisément dans ladirection où l’escadre anglaise côtière croise au-dessous del’horizon. Drôle de blocus, en vérité ! On ne voit pas lemoindre navire anglais pendant des jours et des jours de suite, etpuis au moment où l’on s’y attend le moins, ils arrivent en foulecomme s’ils voulaient nous manger tout vifs. Non, non ! il n’ya pas eu assez de vent pour lui amener un compagnon. Mais,dites-moi, canonnier, vous qui prétendez reconnaître l’aboi detoutes les pièces anglaises, quelle sorte de canon était-ce ?» Peyrol répondit en grommelant : « Eh bien, c’est une pièce dedouze[39]. C’est ce qu’elle porte de plus lourd.Ce n’est qu’une corvette. – Eh bien alors, le coup a dû être tirépour rappeler une des embarcations quelque part le long du rivageoù nous ne pouvons pas la voir. Avec une côte pareille, toute enpointes et en criques, cela n’aurait rien d’extraordinaire,n’est-ce pas ? – Non », dit Peyrol, en marchant d’un pasferme, « ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle ait eu uneembarcation quelconque en sortie. – Vous dites vrai. » L’officiers’arrêta soudain. « Oui, c’est en effet étonnant qu’elle ait eu uneembarcation en sortie. Mais je ne vois pas comment expliquerautrement ce coup de canon. » Le visage de Peyrol ne laissaparaître aucune espèce d’émotion. « Il y a là matière àinvestigation, reprit avec animation l’officier. – S’il ne s’agitque d’une embarcation », reprit Peyrol le plus tranquillement dumonde, « il ne peut rien y avoir là-dedans de bien grave. Qu’est-ceque cela pourrait bien être ? Selon toute vraisemblance, ilsl’auraient envoyée sur la côte de bonne heure le matin, avec deslignes, pour essayer d’attraper du poisson pour le petit déjeunerdu capitaine. Pourquoi écarquillez-vous les yeux ainsi ? Vousne connaissez donc pas les Anglais ? Ils ont toutes lesaudaces. » Après avoir prononcé ces mots avec une lenteur àlaquelle ses cheveux blancs donnaient un caractère vénérable,Peyrol fit le geste d’essuyer son front qui, pourtant, était àpeine moite. « Allons de l’avant ! » s’écria brusquement lelieutenant. « Pourquoi courir ainsi », fit Peyrol sans bouger. «Mes sabots sont lourds et ne conviennent pas à la marche sur cespentes caillouteuses. – Vraiment ? s’écria l’officier. Ehbien ! si vous êtes fatigué, asseyez-vous et éventez-vous avecvotre chapeau. Au revoir ! » Et il s’éloigna à grands pasavant que Peyrol eût pu dire un mot. Le sentier qui suivait lecontour de la colline s’incurvait en direction de la pentedescendant vers la mer, et le lieutenant disparut bientôt avec unesoudaineté saisissante. Peyrol vit sa tête reparaître un moment,rien que sa tête, et elle aussi s’évanouit soudain. Il demeuraitperplexe. Après avoir regardé un moment dans la direction oùl’officier avait disparu, il baissa les yeux vers les bâtiments dela ferme, placés à présent au-dessous de lui mais à faibledistance. Il pouvait distinguer les pigeons qui marchaient sur lefaîte des toits. Quelqu’un tirait de l’eau du puits, au milieu dela cour. Le patron, sans doute ; mais cet homme, qui avait euun moment le pouvoir d’envoyer tant d’infortunés à la mort, necomptait pas pour le vieux Peyrol ; il avait même cesséd’offusquer sa vue et de troubler ses sentiments. En soi, iln’était rien. Il n’avait jamais rien été d’autre que la créature del’universelle soif de sang d’une certaine époque. Les doutes mêmesqu’il avait conçus à son sujet s’étaient désormais éteints dans lecœur du vieux Peyrol. Ce gaillard était tellement insignifiant quesi, dans un moment d’attention particulière, Peyrol avait découvertqu’il ne projetait pas d’ombre, il n’en aurait pas été surpris. Ill’apercevait là-bas, réduit à une silhouette de nain, quis’éloignait du puits en traînant un seau. Mais elle, oùétait-elle ? se demandait Peyrol, abritant ses yeux de lamain. Il savait que la patronne ne pouvait pas être bien loin,puisqu’il l’avait aperçue pendant la matinée : mais cela, c’étaitavant d’apprendre qu’elle s’était mise à vagabonder la nuit. Soninquiétude croissante prit brusquement fin quand, détournant sesyeux de la ferme où elle ne se trouvait manifestement pas, il vitcette femme apparaître, sans rien d’autre derrière elle qu’un cielde lumière, arrivant précisément à ce tournant du sentier qui avaitrendu le lieutenant invisible. Peyrol alla rapidement à sarencontre. Il n’était pas homme à perdre son temps en vainesspéculations et les sabots ne semblaient guère lui peser aux pieds.La fermière, que les gens du village là-bas appelaient Arlettecomme si ce n’eût été qu’une petite fille, mais avec un étrangeaccent de crainte scandalisée, s’avançait, la tête baissée, lespieds touchant le sol aussi légèrement qu’une feuille qui tombe,ainsi que le disait souvent Peyrol. Le bruit des sabots lui fitlever les yeux, ces yeux noirs et clairs qui avaient été frappés ausortir même de l’adolescence par de tels spectacles de terreur etd’effusions de sang qu’elle n’avait pas perdu la peur de regarderlongtemps dans une direction déterminée, de crainte d’apercevoirquelque vision mutilée des morts traversant l’air inhabité. C’estce que Peyrol appelait « essayer de ne pas voir quelque chose quin’y était pas » : et cette mobilité, évasive et franche à la fois,faisait tellement partie de son être, que la fermeté avec laquelleelle soutint son regard interrogateur ne fut pas sans surprendre unmoment le vieux Peyrol. Il demanda à brûle-pourpoint : « Il vous aparlé ? » Elle répondit avec quelque chose de dégagé et deprovocant dans la voix qui fit également à Peyrol l’effet d’êtrenouveau. « Il ne s’est même pas arrêté, il a passé près de moicomme s’il ne me voyait pas. » Puis ils détournèrent leur regardl’un de l’autre. « Dites-moi, qu’est-ce que vous vous êtes mis dansla tête de guetter comme cela la nuit ? » Elle ne s’attendaitpas à cette question. Elle baissa la tête et prit entre ses doigtsun pli de sa jupe, avec l’air embarrassé d’un enfant. « Qu’est-ceque cela a de mal ? » murmura-t-elle tout bas, timidement,comme s’il y avait deux voix en elle[40]. «Qu’est-ce que Catherine en a dit ? – Elle dormait, à moinsqu’elle ne soit seulement restée étendue sur le dos, les yeuxfermés. – Cela lui arrive ? » demanda Peyrol avec incrédulité.« Oui. » Arlette fit à Peyrol un sourire étrange, inexpressif,auquel ses yeux ne participèrent pas. « Oui, cela lui arrivesouvent. Je l’avais déjà remarqué. Elle reste à trembler sous sescouvertures jusqu’à ce que je revienne. – Qu’est-ce qui vous a faitsortir la nuit dernière ? » Peyrol essaya de saisir sonregard, mais les yeux de la jeune femme se dérobèrent commed’habitude et son visage semblait maintenant incapable de sourire.« Mon cœur ! » dit-elle. Peyrol en demeura un moment sansvoix, incapable de faire le moindre geste. La fermière ayant baisséles yeux, tout ce qu’elle avait de vie sembla s’être réfugié surses lèvres de corail éclatantes et sans un frémissement dans leurdessin parfait. Peyrol, jetant un bras en l’air, abandonna laconversation et s’engagea précipitamment dans le sentier, sansregarder derrière lui. Mais une fois dépassé le tournant, ils’approcha du poste de guet en ralentissant le pas. C’était un coinde terrain plat qui se trouvait un peu au-dessous du sommet de lacolline. La pente en était fort accentuée, de sorte qu’un pin trapuet robuste qui s’y dressait perpendiculairement au sol était toutde même nettement incliné au-dessus du rebord d’un escarpementd’une cinquantaine de pieds. La première chose que Peyrol aperçut,ce fut l’eau de la Petite Passe dont l’ombre énorme de l’île dePorquerolles assombrissait plus de la moitié à cette heure encorematinale. Il ne pouvait la découvrir tout entière, mais sur lapartie qu’embrassait son regard ne se voyait aucun navire. Lelieutenant, la poitrine appuyée au pin incliné, lui cria d’un airfurieux : « Accroupissez-vous ! Vous croyez donc qu’il n’y apas de lorgnettes à bord de cette corvette anglaise ? » Peyrolobéit sans mot dire, et pendant une minute environ offrit l’étrangespectacle d’un paysan assez massif, aux vénérables bouclesblanches, qui se déplaçait à quatre pattes sur une pente, sansqu’on pût comprendre pourquoi. Quand il eut atteint le pied del’arbre, il se dressa sur les genoux. Le lieutenant, aplati contrele tronc incliné, la lorgnette collée contre l’œil, grommela aveccolère : « Vous la voyez maintenant, non ? » Peyrol, à genoux,découvrit alors le navire. Il était à moins d’un quart de milleplus loin sur la côte, de sa voix puissante il aurait presque pu lehéler. Il pouvait, à l’œil nu, suivre le mouvement des hommes,comme des points noirs sur ses ponts. La corvette avait pénétré siloin à l’abri du cap Esterel que sa massive avancée semblait êtrebel et bien en contact avec l’arrière du navire. À le voir sirapproché, Peyrol retint brusquement son souffle. La lorgnettetoujours collée à son œil, le lieutenant murmura : « Je distinguejusqu’aux épaulettes des officiers sur le gaillardd’arrière[41]. »

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