Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 10

 

Ce n’est qu’une fois parvenu au terre-plein qui s’étendaitdevant la maison que Peyrol prit le temps de s’arrêter et dereprendre contact avec le monde extérieur.

Pendant qu’il était resté enfermé avec son prisonnier, le ciels’était couvert d’une légère couche de nuages, par un de cesbrusques changements du temps qui ne sont pas rares enMéditerranée. Cette vapeur grise, en mouvement très haut, toutcontre le disque du soleil, semblait élargir l’espace derrière sonvoile et ajouter à l’étendue d’un monde dépourvu d’ombres, non plusun monde étincelant et dur, mais dont tous les contours de sesmasses et la ligne d’horizon s’adoucissaient, comme prêts à sedissoudre dans l’immensité de l’infini.

Indifférente et familière aux yeux de Peyrol, palpable et vaguetout ensemble, l’étendue de la mer changeante avait pâli sous lepâle soleil par une réaction mystérieuse et émotive. Cette grandepièce d’eau ovale et assombrie vers l’ouest s’enveloppait aussi demystère : et mystérieuse également semblait cette large allée bleuequi persistait sur l’argent terne de l’eau, en une courbeparabolique magistralement décrite par un doigt invisible, commesymbole d’une errance sans fin. La façade de la maison aurait puêtre celle d’une habitation dont les habitants eussent fui soudain.Dans le haut du bâtiment, la fenêtre de la chambre du lieutenant(vitre et volet) était restée ouverte. Près de la porte de lasalle, la fourche d’écurie posée contre le mur semblait avoir étéoubliée par le sans-culotte. Cet aspect d’abandon frappa Peyrolavec plus de force que d’ordinaire. Il avait tellement pensé à tousces gens que de n’en trouver là aucun lui parut étrange et mêmeinquiétant. Il avait, au cours de sa vie, vu bien des endroitsabandonnés, des huttes d’herbe, des fortins de terre, des palais derois, des temples d’où avaient fui toutes les âmes en robe blanche.Les temples, il est vrai, ne paraissaient jamais tout à faitdéserts. Les dieux se cramponnaient à leur domaine. Les yeux dePeyrol se posèrent sur le banc accoté au mur de la salle. Dans lecours habituel des choses, il aurait dû être occupé par lelieutenant qui s’y asseyait d’ordinaire pendant des heures sanspresque remuer, comme une araignée qui épie la venue d’une mouche.Cette comparaison paralysante immobilisa un moment Peyrol, labouche tordue, les sourcils froncés, devant la vision évoquée,précise et colorée, de Réal, image plus troublante que ne l’avaitjamais été la réalité.

Il revint à lui brusquement. « Qu’est-ce que c’était que cegenre d’occupation, cré nom de nom ? »

Regarder ainsi ce bête de banc sans personne dessus ?Est-ce qu’il perdait la tête, ou bien vieillissait-il vraiment à cepoint-là ? Il avait remarqué que des vieillards se laissaientaller comme cela. Mais il avait, lui, quelque chose à faire. Ilfallait avant tout aller voir ce que devenait la corvette anglaisedans la Passe.

Tandis qu’il se dirigeait vers le poste d’observation sur lahauteur, à l’endroit où le pin se penchait, dépassant du bord de lafalaise comme si une curiosité insatiable l’eût maintenu dans cetteposition précaire, Peyrol eut un nouvel aperçu en contrebas de lacour et des bâtiments de la ferme et fut de nouveau très frappé deleur aspect d’abandon. Il semblait n’y être resté ni une âme, nimême un animal ; seuls, sur les toits, les pigeons sedandinaient avec une élégance raffinée. Peyrol pressa le pas etbientôt vit le navire anglais qui s’était carrément éloigné, ducôté de Porquerolles, vergues brassées[82] et capau sud. Il y avait un peu de vent dans la Passe et l’argent ternede la haute mer montrait une frange obscurcie d’eau ridée, loinvers l’est ; dans les parages où, proche ou lointaine et laplupart du temps visible, l’escadre anglaise exerçait sonincessante surveillance. Ni l’ombre d’un espar, ni l’éclat d’unevoile à l’horizon ne trahissaient sa présence : mais Peyroln’aurait pas été surpris de voir tout à coup une foule de naviressurgir[83] peupler l’horizon de leur agitationhostile, arriver brusquement et émailler la mer de leurs groupesordonnés, tout autour du cap Cicié, pour faire parade de leursatanée impudence. Alors en vérité cette corvette, qui avait été leprincipal élément de la vie quotidienne sur cette côte, deviendraitfort insignifiante ; et l’homme qui la commandait, – et quiavait été l’adversaire personnel de Peyrol dans bien des rencontresimaginaires disputées jusqu’au bout là-haut dans sa chambre – alorscet Anglais devrait en vérité prendre garde à lui. On lui donneraitl’ordre d’approcher à portée de voix de l’amiral, on le feraitaller de-ci de-là, on le ferait courir comme un petit chien, avecbien des chances de se voir appeler à bord du bâtiment amiral pourse faire laver la tête sous un prétexte ou un autre. Peyrol pensaun moment que l’impudence de cet Anglais allait s’exprimer encroisant le long de la presqu’île et en pénétrant à l’intérieur dela crique même, car l’avant de la corvette était en train de faireune lente abattée[84]. Peyroleut le cœur étreint par une crainte soudaine pour sa tartane,jusqu’au moment où il se rappela que l’Anglais en ignoraitl’existence. Évidemment. Son gourdin avait su efficacement coupercourt à cette information. Le seul Anglais qui connût l’existencede la tartane, c’était l’homme au crâne défoncé. Peyrol se mitlittéralement à rire de sa frayeur momentanée. De plus, il étaitévident que l’Anglais n’avait aucune intention de venir parader envue de la presqu’île. Il n’avait aucune intention d’être impudent.Peyrol vit qu’on brassait les vergues de l’autre bord ; lacorvette revint dans le vent, mais cette fois gouvernant au nord,retournant vers le point d’où elle venait. Il comprit immédiatementqu’elle avait l’intention de passer au vent du cap Esterel,probablement dans l’intention d’aller s’ancrer pour la nuit aularge de la longue grève blanche qui, d’une courbe régulière, fermede ce côté la rade d’Hyères. Peyrol se la représentait par cettenuit nuageuse mais pas trop sombre, car la pleine lune ne dataitque de la veille : il la voyait à l’ancre à portée de voix durivage bas, les voiles ferlées : elle semblait profondémentendormie, mais les hommes de quart veillaient sur le pont, près despièces. Il grinça des dents. Les choses en étaient venues à cepoint que le commandant de l’Amelia ne pouvait plus rien faire avecson navire sans mettre Peyrol hors de lui. « Ah ! pensait-il,avoir avec soi quarante ou soixante Frères-de-la-Côte pour fairevoir à ce garçon-là ce que ça pourrait lui coûter de venir ainsifaire le fanfaron au long de la côte française ! On avait déjàcapturé des navires par surprise, par des nuits où il y avait justeassez de lumière pour se voir le blanc des yeux dans un combatcorps à corps. De combien d’hommes pouvait être l’équipage de cettecorvette ? Quatre-vingt-dix à cent, tout compris, avec lesmousses et les terriens… » Et Peyrol lui montra le poing en guised’adieu, juste au moment où le cap Esterel vint la lui masquer.Mais au fond de son cœur, ce marin aux camaraderies cosmopolitessavait très bien que ni quarante ni soixante, ni même centFrères-de-la-Côte n’eussent suffi pour capturer cette corvette quise promenait comme chez elle à dix milles de l’endroit où il avaitpour la première fois ouvert les yeux, sur le monde. Il hocha latête d’un air de découragement à l’adresse du pin incliné, sonunique compagnon. L’âme déshéritée de ce flibustier qui avait tantd’années couru l’Océan, sans loi, avec les rivage de deuxcontinents comme champ de pillage était revenue vers son rocher,tournoyant autour de lui comme un oiseau de mer au crépuscule etsouhaitant ardemment une grande victoire navale pour son peuple,pour cette multitude humaine qui vivait à l’intérieur des terres etdont Peyrol ne connaissait que les quelques êtres établis sur cettepresqu’île à demi isolée du reste de la terre par l’eau stagnanted’une lagune, et parmi lesquels, seuls, une note de virilité chezun misérable infirme et le charme inexplicable d’une femme à demifolle, avaient trouvé un écho dans son cœur. Ce coup des faussesdépêches n’était qu’un détail dans un plan en vue d’une grande etdestructrice victoire. Rien qu’un détail, mais important tout demême. On ne pouvait regarder comme négligeable ce qui visait àabuser un amiral. Pas n’importe quel amiral avec cela. C’était –Peyrol le sentait vaguement – un projet que seul un damné terrienétait capable d’inventer. C’était pourtant à des marins de lerendre réalisable. Il fallait le réaliser par le moyen de cettecorvette. Et à ce point Peyrol fut arrêté par cette question que savie entière n’avait pu résoudre pour lui, et qui était celle desavoir si les Anglais étaient en réalité très stupides ou trèssubtils. Cette difficulté s’était présentée à lui en toutecirconstance. Mais le vieux flibustier avait assez de génie pourêtre arrivé à cette conclusion d’ensemble qu’en tout cas, si l’onpouvait les tromper, on n’y arriverait guère par des paroles maisplutôt par des actes ; non par de simples faux-fuyants, maispar une ruse profonde, cachée sous une sorte d’action directe.Cette conviction toutefois ne l’avançait pas à grand-chose dans uncas comme le sien qui réclamait beaucoup de réflexion. L’Ameliaavait disparu derrière le cap Esterel, et Peyrol se demandait avecquelque anxiété si cela signifiait que le commandant anglais avaitabandonné son homme pour de bon. « S’il en est ainsi, se ditPeyrol, je suis sûr de le voir réapparaître au-delà du cap Esterelavant la nuit. » Si, en revanche, il ne revoyait pas le navired’ici une heure ou deux, c’est qu’alors il aurait jeté l’ancre aularge de la grève pour attendre la nuit avant de faire unetentative pour découvrir ce qu’il était advenu de son homme. Celane pouvait se faire qu’en envoyant une ou deux embarcationsexplorer la côte, pénétrer sans aucun doute dans la crique, etpeut-être même y débarquer une petite expédition de secours. Unefois parvenu à cette conclusion Peyrol se mit méthodiquement àbourrer sa pipe. S’il avait eu l’idée de jeter un regard versl’intérieur, il aurait aperçu au loin le mouvement d’une jupenoire, l’éclat d’un fichu blanc, Arlette qui descendait rapidementle vague sentier menant d’Escampobar au village blotti dans lecreux, ce même sentier que les fidèles indignés avaient obligé lecitoyen Scevola à grimper précipitamment lorsqu’il lui avait prisl’étrange fantaisie de vouloir visiter l’église. Mais Peyrol, touten bourrant et en allumant sa pipe, n’avait cessé de garder lesyeux fixés sur le cap Esterel. Puis, entourant d’un bras affectueuxle tronc du pin, il s’était installé commodément pour faire leguet. Loin au-dessous, avec le jeu de ses reflets gris etétincelants, la rade avait l’air d’une plaque de nacre dans uncadre de roches jaunes et de ravins vert sombre que faisaientressortir du côté de la terre les masses de collines exhibant uneteinte de pourpre magnifique ; tandis qu’au-dessus de sa tête,le soleil, derrière un voile de nuages, était suspendu comme undisque d’argent. Cet après-midi-là, après avoir vainement attendude voir apparaître le lieutenant Réal devant la maison commed’habitude, Arlette était entrée à contrecœur dans la cuisine oùCatherine était assise toute droite dans un vaste et pesantfauteuil de bois dont le dossier dépassait le haut de son bonnet demousseline blanche. Même à l’âge avancé qu’elle avait, et même àses moments de loisir, Catherine conservait ce port très droit,particulier à la famille qui, depuis tant de générations, tenaitEscampobar. On aurait aisément cru que, pareille en cela à despersonnages fameux dans le monde, Catherine voulait mourir debout,et sans courber les épaules. L’ouïe, qu’elle avait conservée trèsfine, lui révéla le bruit léger d’un pas dans la salle, bien avantqu’Arlette ne fût entrée dans la cuisine. Cette femme, qui avaitaffronté, seule et sans autre secours que le silence compréhensifde son frère, la torturante passion d’un amour interdit et connudes terreurs comparables à celle du Jugement dernier, ne tournavers sa nièce ni son visage paisible mais dénué de sérénité, ni sesyeux intrépides mais dépourvus de flamme. Arlette regarda de touscôtés, même vers les murs, même dans la direction du tas de cendreamoncelée sous le volumineux manteau de la cheminée et qui abritaitencore dans ses entrailles une étincelle de feu, avant de s’asseoiret de venir s’accouder à la table. « Tu erres comme une âme enpeine », lui dit sa tante, qui au coin du foyer, avait l’air d’unevieille reine sur son trône. « Et toi, tu restes là à te ronger lecœur. – Autrefois, déclara Catherine, les vieilles femmes comme moisavaient toujours réciter leurs prières, mais maintenant… – Jecrois que tu n’as pas été à l’église depuis des années. Je merappelle que Scevola me l’a dit, il y a longtemps. Était-ce parceque tu n’aimais pas les regards des gens. Je me suis parfois figuréque la plupart des gens de ce monde ont dû être massacrés il y alongtemps. » Catherine détourna son visage. Arlette avait appuyé satête sur sa main à demi fermée, et son regard, perdant sa fixité,se mit à vaciller parmi des visions cruelles. Tout à coup, elle seleva et caressa du bout de ses doigts la joue maigre et parcheminéequi se détournait à moitié, et d’une voix grave dont la cadencemerveilleuse vous serrait le cœur, elle dit, enjôleuse. « C’étaientdes rêves, n’est-ce pas ? » Immobile, la vieille femmeappelait de toute la force de sa volonté la présence de Peyrol.Elle n’avait jamais réussi à se défaire de la craintesuperstitieuse inspirée par cette nièce qu’on lui avait rendue ausortir des terreurs d’un Jugement dernier où le monde avait étélivré aux démons. Elle craignait toujours que cette enfant, quierrait avec un regard inquiet, un vague sourire sur ses lèvressilencieuses, n’allât tout à coup prononcer des paroles atroces,impossibles à écouter, capables d’attirer sur elle la vengeance duCiel, à moins que Peyrol ne fût là. Cet étranger venu de par-delàles mers n’avait rien à voir avec tout cela, ne se souciaitprobablement de personne au monde, mais il avait frappél’imagination de Catherine par son aspect massif, sa lenteur quidonnait l’impression d’une force puissante, comme l’attitude d’unlion au repos. Arlette cessa de caresser la joue indifférente de satante pour s’écrier avec mauvaise humeur : « Je suis éveilléemaintenant ! » Et elle sortit de la cuisine sans poser à satante la question qu’elle avait eu l’intention de lui poser,c’est-à-dire si elle savait ce qu’il était advenu du lieutenant. Lecœur lui avait manqué. Elle se laissa tomber sur le banc devant laporte de la salle. « Qu’ont-ils donc tous ? pensa-t-elle. Jene les comprends pas. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je n’aie pudormir ? » Même Peyrol, si différent de tous les autreshommes, qui, du premier moment où il s’était immobilisé devantelle, avait eu le pouvoir de calmer son agitation sans but, mêmePeyrol restait maintenant des heures sur le banc avec lelieutenant, à regarder en l’air et à le retenir avec desconversations sur des choses vides de sens, comme s’il faisaitexprès de l’empêcher de penser à elle. Certes, il n’y parviendraitpas. Mais quel énorme changement représentait le fait que chaquejour maintenant avait un lendemain et que tous les gens autourd’elle avaient cessé de n’être que des fantômes sur lesquelsglissaient ses regards indifférents ; cela lui faisaitéprouver le besoin de trouver un appui en quelqu’un, quelque part.Il lui en venait des envies de crier. Elle se leva d’un bond ets’avança tout le long de la façade de la ferme. Arrivée àl’extrémité du mur entourant le verger, elle appela d’une voixsourde mais modulée : « Eugène ! » Non pas qu’elle espérât quele lieutenant fût à portée de voix, mais pour le simple plaisird’entendre le son de ce nom prononcé, pour une fois, autrement quedans un murmure. Elle revint sur ses pas et, une fois qu’elle eutatteint le bout du mur du côté de la cour, elle répéta cet appel,buvant le son qui sortait de ses lèvres : « Eugène, Eugène ! »avec une sorte de désespoir mêlé d’exultation. C’était dans de telsmoments étourdissants qu’elle éprouvait le besoin d’un appui pourse soutenir. Mais tout était tranquille. Elle n’entendait ni unmurmure amical, ni même un soupir. Au-dessus de sa tête, sous lemince ciel gris, pas une des feuilles d’un grand mûrier nebougeait. Pas à pas, inconsciemment pour ainsi dire, elle se mit àdescendre le chemin. Au bout de cinquante mètres, elle découvrit lavue de l’intérieur des terres, les toits du village parmi lesmasses verdoyantes des platanes qui ombrageaient la fontaine, etjuste au-delà la surface plate, gris-bleu, de la lagune, lisse etterne comme une dalle de plomb. Mais ce qui l’attira surtoutc’était la tour de l’église, qui montrait sous une arche ronde latache noire de la cloche qui, après avoir échappé aux réquisitionsdes guerres républicaines et être restée muette au-dessus del’église vide et fermée, venait seulement de recouvrer la voix.Elle courut de l’avant, mais une fois assez près pour distinguerdes formes qui allaient et venaient près de la fontaine du village,elle s’arrêta, hésita un moment, puis emprunta le sentier quimenait au presbytère. Elle poussa la petite porte dont le loquetétait cassé. L’humble construction, faite de pierres brutes entrelesquelles le mortier s’était effrité en maint endroit, semblaits’être enfoncée lentement dans la terre. Les parterres de lapelouse de la maison, étaient étouffés par les mauvaises herbes :l’abbé, visiblement, n’avait aucun goût pour le jardinage. Quandl’héritière d’Escampobar ouvrit la porte, il faisait les cent pasdans la plus grande pièce qui lui servait de chambre à coucher etde salon, et où il prenait également ses repas. C’était un hommedécharné, avec une longue figure en quelque sorte convulsée. Jeune,il avait été précepteur dans une grande famille noble, mais iln’avait pas émigré avec son employeur. Il ne s’était pas davantagesoumis à la République. Il avait vécu dans son pays natal comme unebête traquée, et l’on contait de lui mainte action, guerrière etautre. Une fois la hiérarchie rétablie, il n’avait pas été bien vude ses supérieurs. Il était resté beaucoup trop royaliste. Il avaitaccepté, sans protester, la charge de cette misérable paroisse oùil s’était acquis assez rapidement de l’influence. L’espritsacerdotal était en lui comme une froide passion. Bien qu’il fûtassez accessible, on ne le voyait jamais dehors sans son bréviaire,répondant d’un signe de tête sec aux gens qui se découvraientsolennellement devant lui. On ne peut pas dire qu’on le craignait,mais se rappelant le précédent titulaire, un vieil homme qui étaitmort dans son jardin après avoir été jeté hors de son lit par despatriotes qui voulaient le mener à la prison d’Hyères, les plusvieux du village hochaient la tête obliquement et d’un air entendulorsqu’on parlait de leur curé. Devant cette apparition en bonnetd’Arlésienne, en jupe de soie et fichu blanc, et aussi complètementdifférente à tous autres égards qu’une princesse eût pu l’être desrustres avec lesquels il était en contact quotidien, son visageexprima la plus totale surprise. Puis – car il n’était pas sansconnaître les commérages de sa paroisse – il rapprocha l’un del’autre ses sourcils épais et droits, en une expressiond’hostilité. C’était à n’en pas douter la femme dont il avaitentendu ses paroissiens dire en baissant la voix, qu’elle s’étaitdonnée, avec tous ses biens, à un jacobin, un sans-culotte deToulon qui avait livré ses parents au bourreau s’il ne les avaitpas lui-même assassinés pendant les trois premiers jours desmassacres. Personne n’était très sûr de ce point-là, mais le resteétait bien connu de tous. Bien qu’il fût persuadé qu’aucuneturpitude morale n’était impossible dans un pays sans Dieu, l’abbén’avait pourtant pas pris ce récit pour argent comptant.Indubitablement, ces gens étaient républicains et impies, et ce quise passait là-haut à la ferme était scandaleux et abominable. Illutta contre sa répugnance, fit en sorte de montrer un front moinssévère et attendit. Il ne pouvait imaginer ce que cette femme déjàfaite, malgré son visage enfantin, pouvait bien venir demander aupresbytère. Il pensa tout à coup que peut-être elle voulait leremercier – quoique la chose se fût passée il y avait déjàlongtemps – de s’être interposé entre la fureur des villageois et…cet homme. Il ne pouvait l’appeler, même en pensée, le mari : car,sans parler de toutes les autres circonstances, cette relation nepouvait impliquer aux yeux d’un prêtre une quelconque espèce demariage, en admettant même que certaines formes légales eussent étérespectées. Sa visiteuse fut apparemment déconcertée parl’expression de son visage, l’austérité distante de son attitude,et seul un sourd murmure s’échappa de ses lèvres. Il pencha latête, sans être très certain de ce qu’il avait entendu. « Vous êtesvenue demander mon aide ? » dit-il d’un air de doute. Elle fitun léger signe d’assentiment et l’abbé alla jusqu’à la portequ’elle avait laissée entrouverte et regarda au-dehors. Il n’yavait pas une âme en vue entre le presbytère et le village non plusqu’entre le presbytère et l’église. Il revint se placer en face dela jeune femme et lui dit : « Nous sommes aussi seuls qu’il estpossible. Ma vieille servante, dans la cuisine, est sourde comme unpot. » Maintenant qu’il avait regardé Arlette de plus près, l’abbééprouvait une sorte de frayeur. Le carmin de ces lèvres, lanoirceur transparente, sans tache, insondable, de ces yeux, lapâleur de ces joues, tout en elle lui semblait agressivement païen,désagréablement différent de l’aspect habituel des pécheurs de cemonde. Elle s’apprêtait à parler. Il l’arrêta en levant la main. «Attendez, dit-il. C’est la première fois que je vous vois. Je nesais même pas exactement qui vous êtes. Aucun de vous ne compteparmi mes ouailles, car vous êtes bien d’Escampobar, n’est-cepas ? » Sombres, sous leurs orbites osseuses, les yeux del’abbé, rivés sur son visage, remarquèrent la délicatesse de sestraits, la naïve opiniâtreté de son regard. Elle lui répondit : «Je suis la fille. – La fille !… Oh ! je vois… On ditbeaucoup de mal de vous. – Cette racaille ? » fit-elle avec unpeu d’impatience. Le prêtre en demeura muet un moment. « Que disentces gens ? Du temps de mon père, ils n’auraient rien osé dire.La seule fois que je les ai vus depuis des années et des années,c’est quand ils hurlaient comme des chiens sur les talons deScevola. » L’absence de tout mépris dans son intonation étaitabsolument désarmante. Des sons gracieux sortaient de ses lèvres etun charme troublant émanait de son étrange équanimité. L’abbéfronça fortement les sourcils : une semblable fascinationparaissait avoir quelque chose de diabolique. « Ce sont de pauvresgens qu’on a négligés et qui sont retombés dans les ténèbres. Cen’est pas leur faute. On avait scandalisé leurs sentiments naturelsd’humanité. J’ai arraché cet homme à leur indignation, il y a deschoses qui relèvent de la justice divine. » L’inconscience de cejoli visage l’exaspérait. « Cet homme dont vous venez de prononcerle nom et auquel j’ai entendu accoupler l’épithète de « buveur desang », est considéré comme le patron de la ferme d’Escampobar. Ily habite depuis des années. Comment cela se fait-il ? – Oui,il s’est passé beaucoup de temps depuis qu’il m’a ramenée à lamaison. Des années ! Catherine lui a permis de rester. – Quiest Catherine ? demanda l’abbé avec rudesse. – C’est la sœurde mon père qui était restée à attendre chez nous. Elle avait perdutout espoir de revoir jamais aucun d’entre nous, lorsqu’un matinScevola est arrivé avec moi à la porte. Alors, elle lui a permis derester. C’est un pauvre diable. Qu’est-ce que Catherine aurait pufaire d’autre ? Et qu’est-ce que cela peut bien nous fairelà-haut, ce que les gens du village pensent de lui ? » Ellebaissa les yeux et sembla s’abîmer dans de profondes réflexions,puis elle ajouta : « C’est beaucoup plus tard que j’ai découvertque c’était un pauvre diable, oui, tout dernièrement. Alors, onl’appelle donc un « buveur de sang » ? Et après ? Ilavait tout le temps peur de son ombre. » Elle se tut, mais ne levapas les yeux. « Vous n’êtes plus une enfant », commença l’abbéd’une voix sévère en fronçant les sourcils à la vue de ses yeuxbaissés, et il l’entendit qui murmurait : « Pas depuis bienlongtemps. » Il n’y prêta pas attention et poursuivit : « Est-cetout ce que vous avez à me dire au sujet de cet homme ? Jevous le demande. J’espère qu’au moins vous n’êtes pas hypocrite. –Monsieur l’abbé », dit-elle en levant les yeux sans crainte, « quevous dirais-je de plus à son sujet ? Je pourrais vous dire deschoses à vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais ce neserait pas à son sujet. » Pour toute réponse l’abbé fit un geste delassitude et se détourna pour arpenter la pièce de long en large.Son visage n’exprimait ni curiosité ni pitié, mais une sorte derépugnance qu’il s’efforça de surmonter. Il se laissa tomber dansun vieux fauteuil profond et délabré, seul objet de luxe de lapièce, et lui désigna une chaise de bois à dossier droit. Arlettes’y assit et se mit à parler : L’abbé l’écoutait, mais en regardantau loin : ses grandes mains osseuses reposaient sur les bras dufauteuil. Dès les premiers mots, il l’interrompit : « C’est votrepropre histoire que vous me racontez. – Oui, dit Arlette. – Est-ilnécessaire que je sois au courant ? – Oui, monsieur l’abbé. –Mais pourquoi ? » Il pencha un peu la tête, sans toutefoiscesser de regarder au loin. Arlette parlait maintenant à voix trèsbasse. Tout à coup, l’abbé se rejeta en arrière. « Vous voulez meraconter toute votre histoire parce que vous êtes amoureuse d’unhomme ? – Non, mais parce que cela m’a rendue à moi-même. Riend’autre n’aurait pu le faire. » Il tourna la tête pour laconsidérer d’un air sombre, mais il ne dit mot et éloigna denouveau son regard. Il l’écouta. Au début, il avait marmotté à uneou deux reprises : « Oui ! J’ai entendu dire cela », puis ilresta silencieux, sans regarder du tout de son côté. Ill’interrompit une seule fois pour lui demander : « Vous aviez étéconfirmée, avant qu’on ne forçât l’entrée du couvent et qu’on nedispersât les religieuses ? – Oui, répondit-elle, une annéeavant, au moins. – Et ensuite deux de ces dames vous ont emmenéeavec elles à Toulon ? – Oui, les parents des autres petitesfilles habitaient tout près. Elles m’emmenèrent avec elles, pensantpouvoir communiquer avec mes parents, mais c’était difficile. Etpuis les Anglais sont arrivés et mes parents se sont embarqués pouressayer, en venant, d’avoir de mes nouvelles. À ce moment-là, monpère ne courait aucun danger à Toulon. Vous pensez peut-être qu’ilétait traître à son pays ? » demanda-t-elle. Elle attendit,les lèvres entrouvertes. Le visage impassible, l’abbé murmura : «C’était un bon royaliste », d’un ton d’amer fatalisme qui semblaitabsoudre, avec cet homme, tous ceux dont il avait jamais entenduraconter les actions et les erreurs. Pendant longtemps, poursuivitArlette, son père n’avait pu découvrir la maison où les religieusesavaient trouvé refuge. C’est seulement la veille du jour où lesAnglais évacuèrent Toulon qu’il avait pu obtenir desrenseignements. Tard ce jour-là, il apparut devant elle etl’emmena. La ville était pleine de troupes étrangères en retraite.Son père l’avait confiée à sa mère et était ressorti afin de toutpréparer pour pouvoir s’embarquer dès cette nuit-là et rentrer àEscampobar ; mais la tartane n’était plus à l’endroit où ill’avait laissée. Les deux hommes de Madrague qui formaient sonéquipage avaient disparu aussi. C’est ainsi que la famille avaitété prise au piège dans cette ville pleine de tumulte et deconfusion. Des navires et des maisons flambaient. D’effroyablesexplosions de poudre à canon ébranlaient la terre. Elle avait passécette nuit-là à genoux, la figure cachée dans les jupes de sa mère,tandis que son père faisait le guet, près de la porte barricadée,un pistolet dans chaque main. Au matin, la maison s’était rempliede hurlements sauvages. On entendit des gens monter précipitammentl’escalier. La porte vola en éclats. Ce bruit l’avait fait lever ensursaut et elle était allée se jeter à genoux dans un coin, la facecontre le mur. Il y avait eu une clameur meurtrière, elle avaitentendu deux coups de feu, et puis quelqu’un l’avait saisie par lebras et l’avait remise sur ses pieds. C’était Scevola. Il l’avaittraînée jusqu’à la porte. Les corps de son père et de sa mèregisaient sur le seuil. La pièce était remplie de la fumée desdétonations. Elle avait voulu se jeter sur les corps et s’accrocherà eux, mais Scevola l’avait prise sous les bras et lui avait faitfranchir les corps. Il lui avait saisi la main et l’avait forcée àfuir avec lui, ou plutôt l’avait traînée en bas de l’escalier.Dehors, sur le trottoir, quelques hommes terribles et de nombreusesfemmes farouches armées de couteaux les avaient rejoints. Oncourait dans les rues en brandissant des piques et des sabres et enpoursuivant d’autres groupes de gens sans armes qui fuyaient à tousles coins de rues en poussant des cris perçants. « J’ai couru aumilieu d’eux, monsieur l’abbé », poursuivit Arlette dans un murmurehaletant. « Partout où je voyais de l’eau, j’aurais voulu m’yprécipiter, mais on m’entourait de tous côtés, j’étais pressée detoutes parts, poussée, et la plupart du temps Scevola me tenait lamain fortement serrée. Quand on s’arrêta chez un marchand de vin,on voulut m’offrir à boire. J’avais la langue collée au palais etje me suis mise à boire. Le vin, les trottoirs, les armes et lesfigures, tout était rouge. J’étais toute éclaboussée de tachesrouges. Il me fallut courir avec eux toute la journée et il mesemblait tout le temps que je tombais, que je tombais. Les maisonsse penchaient sur moi. Le soleil par moments s’éteignait. Et tout àcoup, je m’entendis hurler exactement comme les autres.Comprenez-vous cela, monsieur l’abbé ? Exactement les mêmesmots ! » Les yeux du prêtre, du fond de leurs orbites,glissèrent vers elle, puis reprirent leur distante fixité. Prisentre son fatalisme et sa foi, il n’était pas très éloigné depenser que Satan s’était emparé de cette humanité rebelle, pourmettre à nu les cœurs de pierre et les âmes homicides desrévolutionnaires. « J’ai un peu entendu parler de cela »,murmura-t-il furtivement. Elle affirma avec une tranquille gravité: « Et pourtant, à ce moment-là, je résistais de toutes mes forces.» Cette nuit-là, Scevola l’avait confiée aux soins d’une femmenommée Pérose. Elle était jeune et jolie, et native d’Arles, lepays de la mère d’Arlette. Elle tenait une auberge. Cette femmel’avait enfermée dans sa propre chambre qui était contiguë à lapièce où des patriotes continuèrent à crier, à chanter et à fairedes discours très avant dans la nuit. À plusieurs reprises, lafemme vint jeter un bref coup d’œil, lever les bras en l’air d’ungeste désespéré, avant de disparaître. Plus tard, pendant bien desnuits, tandis que toute la bande dormait sur des bancs ou sur leplancher, Pérose se glissait dans la chambre, se jetait à genouxprès du lit sur lequel Arlette, assise toute droite, les yeuxgrands ouverts, extravaguait en silence. Pérose lui embrassait lespieds et s’endormait en pleurant. Mais au matin, elle se levait ensursaut et lui disait : « Allons, l’important, c’est de préservernotre vie. Allons aider à l’œuvre de justice ! » et l’on s’enallait rejoindre la bande qui se préparait à une nouvelle journéede chasse aux traîtres. Mais au bout d’un certain temps, lesvictimes, dont d’abord les rues étaient remplies, il fallut allerles chercher dans les arrière-cours, les dénicher dans leurscachettes, les tirer hors des caves ou des greniers des maisons oùla bande se précipitait avec des hurlements de mort et devengeance. « Alors, monsieur l’abbé, dit Arlette, j’ai fini par melaisser aller. Je n’ai pas pu résister davantage. Je me disais : «Si c’est ainsi, c’est donc que c’est juste. » La plupart du tempsj’étais comme quelqu’un qui, à moitié endormi, rêve des chosesimpossibles à croire. À peu près à ce moment, je ne sais pourquoi,la dénommée Pérose me donna à entendre que Scevola était un pauvrediable. La nuit suivante, tandis que toute la bande étaitprofondément endormie dans la grande pièce, Pérose et Scevola mefirent passer dans la rue par la fenêtre et me conduisirent au quaiqui se trouve derrière l’Arsenal. Scevola avait trouvé notretartane accostée au ponton avec l’un des hommes de Madrague à bord.L’autre avait disparu. Pérose se jeta à mon cou et pleura un peu.Elle m’embrassa et me dit : « Ce sera bientôt mon tour. Vous,Scevola, ne vous montrez pas à Toulon, car personne ne croit plusen vous. Adieu, Arlette ! Vive la Nation ! » et elledisparut dans la nuit. J’attendis sur le ponton, grelottant dansmes vêtements en lambeaux, écoutant Scevola et l’homme jeter descadavres par-dessus le bord de la tartane. Floc, floc, floc !Tout à coup j’ai eu l’impression que je devais m’enfuir, mais ilsm’ont poursuivie tout de suite, ils m’ont ramenée et jetée parterre dans la cabine qui avait une odeur de sang. Mais quand jesuis revenue à la ferme, j’avais perdu toute faculté de sentir. Jen’avais même pas la sensation de ma propre existence. Je voyais deschoses çà et là autour de moi, mais je ne pouvais rien regarderlongtemps. Quelque chose s’était en allé de moi. Je sais maintenantque ce n’était pas mon cœur, mais sur le moment je ne me demandaispas ce que c’était. Je me sentais vide et légère ; j’avaistout le temps un peu froid, mais je pouvais sourire aux gens. Rienn’avait d’importance. Rien n’avait de sens. Je ne me souciais depersonne. Je ne désirais rien. Je n’étais pas du tout vivante,monsieur l’abbé. Les gens semblaient me voir et me parlaient, et çame paraissait drôle, jusqu’à ce qu’un jour j’aie senti battre moncœur. – Pourquoi exactement êtes-vous venue me faire cerécit ? demanda le prêtre à voix basse. – Parce que vous êtesprêtre. Avez-vous oublié que j’ai été élevée dans un couvent ?Je n’ai pas oublié comment on prie. Mais le monde maintenant mefait peur. Que dois-je faire ? – Vous repentir ! » tonnal’abbé en se levant. Il vit un regard candide[85]levé vers lui et il se contraignit à baisser la voix. « Il fautplonger avec une intrépide sincérité dans les ténèbres de votreâme. Rappelez-vous d’où peut venir la seule aide véritable. Ceuxque Dieu a mis à l’épreuve comme il l’a fait pour vous ne peuventêtre tenus pour innocents de leurs énormités. Retirez-vous dumonde ! Descendez en vous-même et abandonnez les vainespensées de ce que les hommes appellent le bonheur. Soyez à vospropres yeux un exemple du caractère pécheur de notre nature et dela faiblesse de notre humanité, il se peut que vous ayez étépossédée. Qu’en sais-je ? Peut-être cela fut-il permis afin deconduire votre âme à la sainteté au prix d’une vie de réclusion etde prière. Il serait de mon devoir de vous aider à y atteindre. Enattendant, il faut prier pour obtenir la force d’une complèterenonciation. » Arlette, baissant lentement les yeux, touchaitl’abbé en tant que figure symbolique du mystère spirituel. Quelspeuvent bien être les desseins de Dieu sur cette créature ? sedemanda-t-il. « Monsieur le curé, dit-elle calmement, j’ai éprouvéaujourd’hui le besoin de prier pour la première fois depuis biendes années. Quand je suis sortie de la maison, j’avais seulementl’intention d’entrer dans votre église. – L’église est ouverte auplus grand des pécheurs, répondit l’abbé. – Je le sais. Mais ilm’aurait fallu passer devant tous les gens du village : et voussavez bien, l’abbé, ce dont ils sont capables. – Peut-être, murmural’abbé, vaut-il mieux ne pas mettre leur charité à l’épreuve. – Ilfaut que je prie avant de m’en retourner. J’avais pensé que vous melaisseriez peut-être entrer par la sacristie. – Il serait inhumainde repousser votre requête », dit-il en se levant et en prenant uneclé accrochée au mur. Il mit son chapeau à large bord et sans motdire, la conduisit par la petite porte et par l’allée qu’il prenaittoujours lui – même, et que l’on ne voyait pas de la fontaine duvillage. Après qu’ils furent entrés dans la sacristie humide etdélabrée, il referma la porte à clé derrière lui, et c’estseulement alors qu’il en ouvrit une autre donnant à l’intérieur del’église. Quand il se fut écarté pour la laisser passer, Arlettesentit une odeur froide comme de terre fraîchement remuée àlaquelle venait se mêler un faible parfum d’encens. Dans l’ombreprofonde de la nef, une seule petite flamme scintillait devant uneimage de la Vierge. En lui faisant place, l’abbé murmura : «Agenouillez-vous là devant le maître-autel, et implorez la grâce,la force et la miséricorde qui vous sont nécessaires en ce mondepeuplé de crimes contre Dieu et contre les hommes. » Elle ne leregardait pas. À travers les minces semelles de ses souliers, ellesentait le froid des dalles. L’abbé laissa la porte entrebâillée,s’assit sur une chaise de paille, la seule de la sacristie, croisales bras et laissa tomber son menton sur sa poitrine. Il avaitl’air profondément endormi, mais au bout d’une demi-heure, il seleva et, s’avançant jusqu’à la porte, resta à regarder la formeagenouillée sur les marches de l’autel. Arlette, le visage enfouidans les mains, était en proie à l’ardeur de la piété et de laprière. L’abbé attendit patiemment pendant nombre de minutes encoreavant d’élever la voix en un grave murmure qui vint remplir levaisseau sombre de l’église. « Il vous faut partir. Je vais sonnerles vêpres. » À la voir ainsi, complètement absorbée devant leTrès-Haut, il avait été touché. Il regagna la sacristie et, au boutd’un moment, entendit le bruit aussi faible que possible quefaisait la jupe de satin noir de la fille d’Escampobar dans soncostume d’Arlésienne. Elle entra dans la sacristie d’un pas léger,les yeux brillants : l’abbé la regarda avec quelque émotion. « Vousavez bien prié, ma fille, dit-il. Le pardon ne vous sera pasrefusé, car vous avez beaucoup souffert. Mettez votre confiancedans la grâce de Dieu. » Elle leva la tête et resta immobile unmoment. Dans l’ombre de la petite pièce, il distingua l’éclat deses yeux baignés de larmes. « Oui, monsieur l’abbé », dit-elle, desa voix claire et séduisante. « J’ai prié et je me sens exaucée.J’ai supplié Dieu de me garder toujours fidèle le cœur de celui quej’aime ou de me laisser mourir avant de le revoir. » L’abbé pâlitsous le hâle de son visage de curé de campagne, et sans prononcerun mot, il s’adossa contre le mur.

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