Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 5

 

Comme Peyrol et le lieutenant l’avaient conjecturé en entendantle coup de canon, la corvette anglaise qui, la veille au soir,était à l’ancre dans la rade d’Hyères, avait appareillé la nuitvenue. Une légère brise l’avait, au début de la nuit, pousséejusqu’à la Petite Passe, puis l’avait abandonnée au clair de lunesans un souffle ; et là, privée de tout mouvement, elle avaitplutôt l’air d’un monument de pierre blanche rapetissé par lesmasses sombres de la côte de part et d’autre d’elle, que d’unbâtiment renommé pour sa vitesse dans l’attaque et dans lafuite.

Son capitaine avait environ quarante ans, des joues glabres etpleines et des lèvres minces et mobiles qu’il avait la manie decomprimer mystérieusement avant de parler et quelquefois aussiaprès qu’il avait parlé. Son allure était alerte ; seshabitudes nocturnes.

Dès qu’il vit que le calme avait pris complètement possession dela nuit et allait durer plusieurs heures, le capitaine Vincents’accouda à la lisse, dans sa pose favorite. Il était alors un peuplus de minuit, et dans cette immobilité universelle, la lunetrônant dans un ciel sans tache semblait répandre son enchantementsur une planète inhabitée. Le capitaine Vincent ne s’inquiétaitguère de la lune. Elle rendait, il est vrai, son navire visible desdeux rives de la Petite Passe. Mais, depuis une année ou presquepassée à commander ce navire qui servait d’éclaireur à l’escadre deblocus de l’amiral Nelson[42], ilconnaissait à peu près l’emplacement de chaque canon des défensescôtières. À l’endroit où la brise l’avait laissé, il se trouvaithors d’atteinte de la plus grosse des pièces d’artillerie montéessur Porquerolles. Du côté de Giens, il savait de source sûre qu’iln’y avait pas même une pétoire. Sa longue familiarité avec cettepartie de la côte l’avait convaincu qu’il connaissait parfaitementles habitudes de la population. Les lumières de leurs maisonss’étaient éteintes de très bonne heure et le capitaine Vincentétait sûr qu’ils étaient tous couchés, y compris les canonniers desbatteries, qui appartenaient à la milice locale. L’habitude leuravait fait perdre tout intérêt pour les mouvements de l’Amelia,corvette de vingt-deux canons appartenant à Sa Majesté Britannique.Elle ne se mêlait jamais de leurs affaires personnelles et laissaitles petits caboteurs aller et venir sans encombre. Ils auraient étésurpris de la voir partie plus de deux jours. Le capitaine Vincentavait coutume de dire sarcastiquement que la rade d’Hyères étaitdevenue pour lui comme un second foyer. Pendant une heure environ,le capitaine Vincent rêva à son foyer véritable, à des affaires deservice et à d’autres sujets disparates, puis entrant en action defaçon très vigilante, il s’en alla surveiller lui-même le départ decette embarcation dont le lieutenant Réal avait judicieusementconjecturé l’existence, qui ne faisait absolument aucun doute pourle vieux Peyrol, quoique sa mission ne consistât aucunement àpêcher du poisson pour le petit déjeuner du commandant. C’était lapropre yole du commandant, embarcation très rapide à l’aviron. Elleétait déjà accostée et l’équipage embarqué, quand l’officier quicommandait l’expédition fut appelé d’un signe par le capitaineVincent. Il avait un coutelas au côté, une paire de pistolets à laceinture, et son air résolu montrait qu’il avait déjà servi dansdes opérations de ce genre. « Ce calme-là va durer des heures, luidit le capitaine. Sur cette mer sans marée, vous êtes sûr deretrouver le navire à peu près au même endroit, un peu plus près durivage seulement. L’attraction de la terre… vous comprenez ? –Oui, commandant, c’est vrai que la terre attire. – Oui. Eh bien, onpeut le laisser venir à toucher n’importe lequel de ces rochers. Iln’y aurait pas plus de danger que sur le long d’un quai avec unemer pareille. Regardez-moi donc l’eau de la Passe, monsieur Bolt.On dirait le plancher d’une salle de bal. Nagez à ranger laterre[43] quand vous rentrerez. Je vous attendsau lever du jour. » Le capitaine Vincent se tut brusquement. Undoute lui était venu à l’esprit touchant le bien-fondé de cetteexpédition nocturne. L’extrémité en forme de marteau de cettepresqu’île dont la partie tournée vers la mer demeurait invisibledes deux flancs de la côte était faite à souhait pour undébarquement clandestin. Son aspect solitaire avait séduitl’imagination du capitaine, qu’une remarque incidente de M. Boltavait d’abord éveillée. Le fait est qu’une semaine auparavant,comme l’Amelia croisait au large de la péninsule, Bolt avaitdéclaré, en regardant la côte, qu’il connaissait fort bien cecoin-là : il y avait même débarqué des années auparavant, du tempsoù il servait dans l’escadre de Lord Howe[44]. Ildécrivit la nature du sentier, l’aspect d’un petit village sur leversant opposé et s’étendit sur le sujet d’une certaine ferme où ilétait allé plus d’une fois et où il avait même passé vingt-quatreheures de suite à plus d’une reprise. Tout cela avait éveillé lacuriosité du capitaine Vincent. Il envoya chercher Bolt ets’entretint longuement avec lui. Il écouta son récit avec grandintérêt. Un jour, du pont du navire sur lequel Bolt servait alors,on avait aperçu un homme parmi les rochers, qui, sur le rivage,agitait un drap ou une nappe blanche. Ç’aurait pu être unpiège ; mais comme l’homme semblait être seul et que le rivageétait à portée de canon du navire, on envoya une embarcation lechercher. « Et ce fut là, commandant », poursuivait solennellementBolt, « ce fut là, je le crois sincèrement, la premièrecommunication que lord Howe reçut des royalistes de Toulon. » Boltdécrivit ensuite au capitaine Vincent les rencontres des royalistesde Toulon avec les officiers de la flotte. Établi derrière la fermeil avait, lui-même, Bolt, bien souvent surveillé pendant des heuresl’entrée du port de Toulon pour repérer l’embarcation qui devaitamener les émissaires royalistes. Il faisait ensuite un signalconvenu à l’escadre avancée, et des officiers anglais débarquaientde leur côté et se rencontraient avec les Français à la ferme. Cen’était pas plus compliqué que cela. Les gens de la ferme, mari etfemme, étaient gens aisés, de bonne famille, et ferventsroyalistes. Il avait fini par bien les connaître. Le capitaineVincent se demanda si les mêmes gens habitaient toujours à cetendroit. Bolt ne voyait pas de raison pour qu’il en fût autrement.Il n’y avait que dix ans de cela, et ce couple n’était pas vieux dutout. Autant qu’il avait pu le comprendre, la ferme leurappartenait. Lui, Bolt, ne savait alors que quelques mots defrançais. Ce n’est que plus tard, après avoir été fait prisonnieret détenu dans l’intérieur du pays jusqu’à la paixd’Amiens[45] qu’il avait pris une teinture de leursabir. Sa captivité lui avait perdre ses faibles chancesd’avancement, ainsi qu’il ne put s’empêcher de le remarquer. Boltétait toujours officier en second. Le capitaine Vincent, d’accorden cela avec beaucoup d’officiers de tous grades appartenant àl’escadre de Lord Nelson[46], avaitses doutes sur l’efficacité de ce système de blocus à distancedont, apparemment, l’amiral ne voulait pas se départir. On nepouvait pourtant blâmer Lord Nelson. Tous, dans la flotte,comprenaient que l’idée qu’il avait derrière la tête était dedétruire l’ennemi, et que si l’ennemi était bloqué de plus près, onne le verrait jamais sortir pour courir à sa perte. D’un autrecôté, il était clair que la méthode employée ne donnait que trop dechances aux Français de filer au large sans se faire voir et dedisparaître à tous les regards pendant des mois. Ces risquesétaient une constante préoccupation pour le capitaine Vincent quis’employait avec une ardeur passionnée à remplir la missionparticulière dont on l’avait chargé. Ah, s’il avait eu une paired’yeux rivés nuit et jour sur l’entrée du port de Toulon ? Ah,s’il avait eu le pouvoir d’observer précisément l’état des naviresfrançais, de pénétrer les secrets mêmes des esprits français ?Mais il n’en souffla mot à Bolt. Il se contenta de remarquer quel’esprit du gouvernement français avait changé et que celui desroyalistes de la ferme pouvait bien avoir changé aussi, depuisqu’ils avaient recouvré le droit de pratiquer leur religion. Boltrépondit qu’il avait souvent eu affaire aux royalistes jadis, quandil servait dans l’escadre de Lord Howe, avant et après l’évacuationde Toulon. Des gens de toutes sortes, hommes et femmes, barbiers etaristocrates, marins et commerçants, à peu près toutes les espècesimaginables de royalistes ; et son opinion était qu’unroyaliste ne changeait jamais. Quant à l’endroit lui-même, ilregrettait seulement que le commandant ne l’eût pu voir. C’était unde ces endroits que rien ne peut changer. Il se permit d’affirmerqu’il serait exactement le même dans cent ans. L’ardeur de sonofficier attira sur lui un regard pénétrant du capitaine Vincent.Ils avaient à peu près le même âge, mais tandis que Vincent étaitrelativement jeune pour un commandant, Bolt était déjà un vieuxsecond. Ils se comprenaient parfaitement. Le capitaine Vincentlaissa paraître un moment de nervosité puis déclara distraitementqu’il n’était pas homme à mettre la corde au cou d’un chien, etmoins encore d’un bon marin. Cette déclaration énigmatique ne fitapparaître aucune surprise dans le regard attentif de Bolt. Il pritseulement une expression un peu pensive avant de dire, du même tonpénétré, qu’un officier en uniforme ne risquait pas d’être penducomme espion. La mission évidemment présentait bien des périls.Pour qu’elle réussît, et en supposant la ferme habitée par lesmêmes gens, il fallait qu’elle fût entreprise par un homme bienconnu d’eux. Il ajouta qu’il était sûr d’être identifié. Puis,tandis que Bolt s’étendait sur les excellentes relations qu’ilavait eues avec les propriétaires de la ferme, particulièrementavec la maîtresse du logis, femme avenante et maternelle qui avaitété très bonne pour lui et montrait une grande présence d’esprit,le capitaine Vincent, en regardant les épais favoris de sonofficier, pensa que ces ornements suffiraient à eux seuls à lefaire reconnaître. Cette impression fut si forte qu’il demanda debut en blanc : « Vous n’avez pas modifié votre système pileuxdepuis cette époque, monsieur Bolt ? » Une légère noted’indignation s’entendit dans la réponse négative de Bolt ;car il était fier de ses favoris. Il déclara qu’il était prêt àcourir les risques les plus désespérés pour le service de son roiet de sa patrie. Le capitaine Vincent ajouta : « Pour Lord Nelsonaussi. » On comprenait bien où l’amiral voulait en venir avec ceblocus à soixante lieues de distance. Il parlait à un marin, etpoint n’était besoin d’en dire plus. Bolt croyait-il pouvoirpersuader ces gens de le cacher chez eux, sur cette pointe désertede la presqu’île, pendant assez longtemps ? Bolt pensait quec’était la chose la plus simple du monde ; il n’aurait qu’àmonter là-haut renouer les relations anciennes, mais il n’avait pasl’intention de le faire avec témérité. Cela devait se faire lanuit, quand personne ne bougerait. Il débarquerait exactement aumême endroit que jadis, enveloppé d’un caban de marin méditerranéen– il en avait un à lui – pardessus son uniforme et il irait toutdroit frapper à la porte. Il y avait dix chances contre une que lefermier en personne vienne lui ouvrir. Il savait assez le françaismaintenant, pensait-il, pour persuader ces gens de le cacher dansune chambre qui aurait vue dans la bonne direction et il sefixerait là pendant des jours aux aguets, sans prendre d’exerciceautrement qu’au milieu de la nuit ni d’autre nourriture que du painet de l’eau, si c’était nécessaire, pour ne pas éveiller desoupçons parmi les garçons de ferme. Et qui sait si, avec l’aide dufermier, il n’obtiendrait pas des renseignements sur ce qui sepassait réellement à l’intérieur du port. Et puis, de temps entemps, il descendrait, la nuit, pour envoyer un signal au navire etaller au rapport. Bolt exprima l’espoir de voir l’Amelia resterautant que possible en vue de la côte. Cela le réconforterait de lavoir dans les parages. Le capitaine Vincent, naturellement,acquiesça. Il fit remarquer toutefois à Bolt que son poste n’auraitque plus d’importance si le navire devait être éloigné par l’ennemiou drossé par le mauvais temps, comme cela pourrait bien arriver. «Vous seriez, alors, l’œil même de l’escadre de Lord Nelson,monsieur Bolt… pensez-y. L’œil même de l’escadre de LordNelson ! » Après avoir dépêché son officier, le capitaineVincent passa la nuit sur le pont. Le lever du jour vint enfin,beaucoup plus pâle que la lune qu’il remplaçait. Et toujours pasd’embarcation. Aussi le capitaine Vincent se demanda-t-il denouveau s’il n’avait pas agi imprudemment. Impénétrable, l’airaussi dispos que s’il venait seulement de monter sur le pont, ildébattit la chose avec lui-même jusqu’à ce que le soleil levant,éclairant la crête de l’île de Porquerolles, vînt darder ses rayonshorizontaux sur son navire dont la rosée assombrissait les voileset faisait dégoutter le gréement. Il se secoua alors pour dire àson premier lieutenant de mettre les embarcations à l’eau pourprendre le bâtiment en remorque et l’éloigner de la côte. Le coupde canon qu’il avait fait tirer exprimait simplement sonirritation. L’Amelia, le cap sur le milieu de la Passe, avançaitcomme une tortue derrière le chapelet de ses embarcations. Desminutes s’écoulèrent. Et tout à coup, le capitaine Vincent aperçutson canot qui nageait en rasant la terre, conformément aux ordres.Quand il fut presque par le travers du navire, il obliqua pouraccoster. Bolt grimpa à bord, seul, après avoir donné au canotl’ordre d’aller de l’avant pour aider au remorquage. Le capitaineVincent, planté à l’écart sur le pont arrière, l’accueillit d’unregard sombrement interrogateur. Les premiers mots de Bolt furentpour déclarer qu’il pensait que ce sacré endroit devait êtreensorcelé. Puis il jeta un coup d’œil sur le groupe d’officiersréunis de l’autre côté du pont arrière. Le capitaine Vincentl’emmena dans sa cabine. Il se retourna alors et considéra sonofficier qui, l’air égaré, marmottait : « Il y a des somnambules,là-haut. – Voyons, Bolt, que diable avez-vous vu ? Avez-vouspu seulement approcher de la maison ? – Je suis allé jusqu’àvingt mètres de la porte, commandant », répondit Bolt. Puis,encouragé par le ton beaucoup moins féroce sur lequel le capitainelui dit : « Et alors ? », il commença son récit. Il n’avaitpas atterri au pied du sentier qu’il connaissait, mais sur unepetite plage où il avait dit à ses hommes de haler la yole à sec etde l’attendre. La plage était dissimulée du côté de la terre pard’épais buissons, et par quelques rochers du côté de la mer. Puisil avait gagné ce qu’il appelait le ravin, en évitant toujours lesentier, si bien qu’il avait fait la plus grande partie du chemin àquatre pattes, grimpant très précautionneusement et lentement parmiles pierres détachées, jusqu’à ce que, en s’accrochant à unbuisson, il eût hissé ses yeux au niveau du terre-plein quis’étendait devant la ferme. À l’aspect familier des bâtiments quin’avaient pas du tout changé depuis l’époque où il avait joué unrôle dans ce qui était apparu comme une opération très réussie, audébut de la guerre, Bolt se sentit plein de confiance dans lesuccès de cette nouvelle entreprise qui, pour vague qu’elle fût,avait sans doute pour principal charme à ses yeux de lui rappelerle temps de sa jeunesse. Rien n’était plus aisé, semblait-il, quede traverser ces quarante mètres de terrain découvert et d’allerréveiller le fermier qu’il se rappelait si bien, cet homme cossu,ce royaliste grave et sagace dans son humble sphère ; cethomme qui, aux yeux de Bolt, n’était assurément pas traître à sonpays et savait parfaitement conserver sa dignité dans descirconstances ambiguës. Dans la simplicité de vues de Bolt, ni cethomme ni cette femme ne pouvaient avoir changé. L’opinion que Boltavait ainsi des parents d’Arlette venait de ce qu’il avaitconscience de n’avoir pas lui-même changé. Il était le mêmeJack[47] Bolt et tout, autour de lui, étaitpareil comme s’il n’avait quitté cet endroit que d’hier. Il sevoyait déjà dans cette cuisine qu’il connaissait si bien, à lalueur d’une unique chandelle, assis devant un verre de vin etparlant dans son meilleur français à cet excellent fermier, hommeaux principes sains. La chose était pour ainsi dire faite. Il sevoyait déjà hôte insoupçonné de cette maison, strictement confinéil est vrai, mais soutenu par les importantes conséquenceséventuelles de sa surveillance et à beaucoup d’égards mieux lotiqu’il ne l’était à bord de l’Amelia ; et avec la conscienceglorieuse d’être, selon la formule du capitaine Vincent, l’œil mêmede l’escadre. Il va sans dire qu’il se garda bien de faire part deses sentiments personnels au capitaine Vincent. Toutes ses penséeset ses émotions avaient tenu dans l’espace d’une ou deux minutes,tandis qu’accroché d’une main à son buisson, et ayant trouvé un bonpoint d’appui pour l’un de ses pieds, il se laissait aller àsavourer d’avance le sentiment de sa réussite. Jadis, la femme dufermier avait le sommeil léger. Les gens de la ferme, qui, il s’ensouvenait, habitaient le village ou étaient répartis dans desétables et des dépendances, ne lui donnaient aucune inquiétude.Point n’était besoin de frapper fort, il se représentait la femmedu fermier assise dans son lit, prêtant l’oreille puis réveillantson mari qui, selon toute vraisemblance, irait prendre son fusilplacé contre le dressoir au rez-de-chaussée et viendrait à laporte. Et alors, tout irait bien… Mais peut-être… Oui ! Ilétait tout aussi probable que le fermier ouvrirait la fenêtre pourparlementer. C’était en réalité le plus probable. Naturellement. Àsa place Bolt se rendait compte qu’il aurait agi précisément ainsi.Oui, c’est ce qu’un homme, dans une maison isolée, au milieu de lanuit, ferait le plus naturellement. Et il s’imaginait murmurantmystérieusement ses réponses le long du mur aux inévitablesquestions : « Ami. – Bolt. – Ouvrez-moi. – Vive le roi », ouquelque chose de ce genre. Et à la suite de ces images lumineusesl’idée vint à Bolt que le mieux était de lancer de petits caillouxcontre le volet de la fenêtre, en faisant juste assez de bruit pouravoir toute chance de réveiller un dormeur au sommeil léger. Il nesavait pas exactement laquelle des fenêtres du premier étage étaitcelle de la chambre de ces gens, mais de toute façon il n’y enavait que trois. Un instant plus tard il aurait surgi de sonperchoir et gagné le terrain plat, si, ayant levé les yeux pourregarder de nouveau la façade de la maison, il ne s’était aperçuqu’une des fenêtres était déjà ouverte. Comment ne l’avait-il pasremarqué plus tôt, il ne pouvait se l’expliquer. Il avoua aucapitaine Vincent, au cours de son récit : « Cette fenêtre ouverte,commandant, m’arrêta net. En fait, ma confiance en fut ébranlée,car, vous le savez, commandant, aucun des naturels de ce paysn’aurait l’idée de dormir la fenêtre ouverte. J’eus l’impressionqu’il y avait là quelque chose qui n’allait pas ; et je restaioù j’étais. » Cette séduction, faite de calme et de cordialitéfurtive, que dégage une maison la nuit, s’était dissipée du coup.Par l’effet d’une simple fenêtre ouverte, carré noir dans un muréclairé par la lune, la maison avait pris l’aspect d’un piège. Boltaffirma au capitaine Vincent que la fenêtre ne l’aurait pas arrêté: il aurait continué tout de même, quoique avec un esprit malassuré. Mais pendant qu’il y réfléchissait, il avait vu glissersans bruit devant ses yeux irrésolus, et sortant d’on ne sait où,une blanche vision… une femme. Il distinguait les cheveux noirs quilui tombaient dans le dos. Une femme que n’importe qui aurait étéexcusable de prendre pour un fantôme. « Je ne vous dirai pas,commandant, qu’elle m’ait glacé le sang dans les veines, mais unmoment je me suis senti tout refroidi. Bien des gens ont vu desfantômes, du moins ils le disent, et je n’ai pas d’opinion arrêtéelà-dessus. Elle était bizarre à regarder au clair de lune. Elle nese conduisait pas comme une somnambule, d’ailleurs. Si elle n’étaitpas sortie d’une tombe, elle avait dû sauter du lit. Mais quandelle a rebroussé chemin furtivement et qu’elle est allée se posterau coin de la maison, j’ai bien vu que ce n’était pas un fantôme.Elle n’avait pas pu me voir. Elle était plantée là dans l’ombre àépier quelque chose… ou à attendre quelqu’un », ajouta Bolt sur unton sinistre. « Elle avait l’air d’une folle », concéda-t-ilcharitablement. Il n’y avait de clair pour lui qu’une seule chose,c’était qu’il était survenu des changements dans cette ferme depuisson époque. Bolt s’en indigna comme s’il se fût agi seulement de lasemaine précédente. La femme cachée au coin de la maison restaitvisible à ses yeux, aux aguets, comme si elle n’eût attendu que dele voir paraître pour crier et courir ameuter tout le pays. Bolteut vite fait de conclure que le mieux était de s’éloigner de cettepente. En descendant de son poste primitif, il eut le malheur defaire rouler une pierre. Cette circonstance avait hâté sa retraite.En quelques minutes il s’était retrouvé près du rivage. Il s’étaitarrêté pour prêter l’oreille. Au-dessus de lui, jusqu’au bout duravin, et tout autour, parmi les rochers, tout était parfaitementtranquille. Il se dirigea vers son canot. Il n’y avait rien d’autreà faire que de s’éloigner tranquillement et peut-être… « Oui,monsieur Bolt, j’ai peur qu’il ne nous faille abandonner notre plan», interrompit le capitaine Vincent, à cet endroit du récit. Boltacquiesça comme à regret, et c’est alors qu’il s’arma de soncourage pour avouer que ce n’était pas là le pire. Devant l’airstupéfait du commandant il se hâta de lâcher le morceau. Il étaittout à fait désolé ; il ne pouvait absolument pas s’expliquercomment cela s’était fait mais… il avait perdu un de ses hommes. Lecapitaine Vincent sembla n’en pas croire ses oreilles : « Qu’est-ceque vous me racontez ? Vous avez perdu un homme de l’armementde ma yole ! » Il était profondément scandalisé. Bolt étaitaffligé en proportion. Il raconta que peu après qu’il les avaitquittés, les hommes avaient entendu, ou cru entendre, des bruitsfaibles et singuliers, quelque part dans la crique. Lepatron[48] avait envoyé un des hommes, le plusvieux de l’équipage, le long du rivage pour s’assurer que la yoletirée sur la grève n’était pas visible de l’autre côté de lacrique. L’homme – c’était Symons – était parti à quatre pattesfaire le tour de l’anse, et puis… il n’était pas revenu. C’était lavraie raison pour laquelle l’embarcation avait tant tardé à rallierle navire. Bolt, naturellement, n’avait pas voulu abandonner un deses hommes. Il était inconcevable que Symons eût déserté. Il avaitlaissé son coutelas et était absolument sans arme ; mais mêmesi on lui avait sauté dessus à l’improviste, il aurait sûrement pupousser un cri qu’on aurait entendu d’un bout à l’autre de lacrique. Pourtant, jusqu’au lever du jour, il n’avait régné sur lacôte que le plus profond silence, dans lequel on aurait entendu unmurmure, semblait-il, à des lieues de là. Tout se passait comme siSymons avait été escamoté par quelque moyen surnaturel, sans lutteet sans cri. Car il était inconcevable qu’il se fût aventuré àl’intérieur et se fût fait prendre. Il était également inconcevablequ’il y eût eu, cette nuit-là précisément, des gens prêts à sautersur Symons et à l’assommer avec assez de précision pour ne pas luilaisser même le temps de pousser un gémissement. « Tout cela estabsolument fantastique, monsieur Bolt », s’écria le capitaineVincent. Il serra énergiquement les lèvres un moment, puis reprit :« Mais pas beaucoup plus que votre histoire de femme. Je supposeque vous avez vraiment vu quelque chose de réel… – Je vous assure,commandant, qu’elle est restée là, en plein clair de lune, pendantdix minutes, à un jet de pierre de moi », protesta Bolt avec unesorte de désespoir. « Elle semblait avoir sauté du lit rien quepour surveiller la maison. Si elle avait un jupon par-dessus sachemise de nuit, c’était bien tout. Elle me tournait le dos. Quandelle s’est éloignée, je n’ai pas pu distinguer convenablement sonvisage. Et puis elle est allée se poster dans l’ombre de la maison.– Pour faire le guet, suggéra le capitaine Vincent. – Cela en avaittout l’air, commandant, avoua Bolt. – Il fallait donc qu’il y eûtquelqu’un dans les parages », conclut le capitaine Vincent avecassurance. « C’est probable », murmura Bolt comme à regret. Ils’était attendu à connaître de très graves ennuis à cause de cetteaventure et l’attitude tranquille du capitaine le soulagea fort. «J’espère, commandant, que vous m’approuverez de n’avoir pas essayéd’aller tout de suite à la recherche de Symons. – Oui. Vous avezagi prudemment en ne vous avançant pas dans l’intérieur des terres,répondit le capitaine. – Je craignais de compromettre nos chancesen révélant notre présence sur le rivage. Et nous n’aurions pas pul’éviter. En outre, nous n’étions que cinq en tout, et pas arméscomme il aurait fallu. – Notre plan a échoué par la faute de votresomnambule, monsieur Bolt », déclara sèchement le capitaineVincent. « Mais il faut essayer de savoir ce qu’est devenu notrehomme, si on peut le faire sans prendre trop de risques. – Endébarquant en force dès la nuit prochaine, on pourrait encercler lamaison, proposa Bolt. Si nous y trouvons des amis, ce sera bel etbon ; si ce sont des ennemis, alors nous pourrions en emmenerquelques-uns à bord pour faire un échange éventuel. Je regrettepresque de n’être pas retourné enlever cette donzelle… quellequ’elle soit », ajouta-t-il avec emportement. « Ah ! siseulement ç’avait été un homme ! – Il y avait sans doute unhomme pas très loin », reprit le capitaine Vincent d’une voix unie.« En voilà assez, monsieur Bolt. Vous ferez bien d’aller prendre unpeu de repos, maintenant. » Bolt ne se le fit pas dire deux fois,car il était las et affamé, après son déplorable échec. Ce qui lecontrariait le plus, c’était l’absurdité de l’affaire. Le capitaineVincent, bien qu’il n’eût pas fermé l’œil de la nuit lui non plus,se sentait trop agité pour rester dans sa cabine. Il suivit sonofficier sur le pont.

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