Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 6

 

Sur ces entrefaites, on avait remorqué l’Amelia à environ undemi-mille du cap Esterel. Ce changement de position l’avaitrapprochée des deux hommes qui l’observaient et qui, à flanc decolline, eussent été parfaitement visibles du pont du navire si latête du pin n’eût dissimulé leurs mouvements. Le lieutenant Réals’étant, à califourchon, avancé sur le tronc rugueux aussi loinqu’il le pouvait, avait maintenant tout le pont du navire anglaisdans le champ de la lorgnette de poche qu’il braquait entre lesbranches.

« Le commandant vient de monter sur le pont », dit-il tout àcoup à Peyrol.

Celui-ci, assis au pied de l’arbre, ne répondit rien pendant unlong moment. Une chaude torpeur s’étendait sur la terre et semblaitpeser sur ses paupières. Mais, intérieurement, le vieux forbanétait fort éveillé. Sous son masque d’immobilité, et en dépit deses yeux mi-clos et de ses mains nonchalamment jointes, il entenditle lieutenant, perché là-haut, tout contre la tête de l’arbre, quicomptait quelque chose à mi-voix : « Un, deux, trois », puiss’écria : « Parbleu ! », après quoi il revint en arrière parsaccades sur le tronc qu’il chevauchait. Peyrol se leva et s’écartapour lui faire place et ne put s’empêcher de lui demander : « Quese passe-t-il à présent ?

– Je vais vous le dire », répondit l’autre avec agitation. Dèsqu’il fut sur ses pieds, il rejoignit Peyrol et une fois tout prèsde lui, se croisa les bras sur la poitrine.

« La première chose que j’ai faite, ç’a été de compter lesembarcations qui étaient à l’eau. Il n’en restait pas une seule àbord. Je viens de les compter de nouveau et j’en ai trouvé une deplus. Ce navire avait une embarcation dehors hier soir. Comment nel’ai-je pas vue déborder de dessous la côte, je me le demande. Jesurveillais le pont, je suppose, et elle semble avoir filé droitsur la remorque[49]. Mais j’avais raison. Le navireavait un canot dehors. » Il saisit tout à coup Peyrol par les deuxépaules : « Je crois que vous le saviez depuis le début. Je vousdis que vous le saviez. » Peyrol, violemment secoué par lesépaules, leva les yeux vers ce visage furieux tout proche du sien.Son regard las ne trahissait ni crainte, ni honte, mais de laperturbation, de la perplexité et un souci évident. Il demeurapassif et se contenta de protester avec calme : « Doucement,doucement. » Le lieutenant lâcha soudain Peyrol sur une dernièresecousse qui ne réussit pas à le faire chanceler. Aussitôt lâché,celui-ci adopta un ton d’explication : « C’est que le terrain estglissant ici. Si j’avais perdu l’équilibre, je n’aurais pum’empêcher de me raccrocher à vous, et nous aurions dégringolé tousdeux cette falaise : ce qui en aurait dit plus à ces Anglais quevingt canots n’en pourraient découvrir en autant de nuits. » Lelieutenant Réal fut secrètement impressionné par la modération dePeyrol. Rien ne pouvait donc l’ébranler. Physiquement même, il eutla sensation que son effort était parfaitement vain ; autantaurait valu essayer de secouer un rocher. Il se jeta nonchalammentà terre en disant : « Comme quoi, par exemple ? » Peyrols’assit avec une lenteur appropriée à ses cheveux gris. « Vous nesupposez tout de même pas que de cent vingt paires d’yeux à bord dece navire, il n’y en ait pas au moins une douzaine qui scrutent lerivage. Voir dégringoler deux hommes du haut d’une falaise auraitété un spectacle saisissant. Ces Anglais y auraient trouvé assezd’intérêt pour envoyer un canot à terre afin de fouiller nospoches, et, morts ou seulement à moitié morts, nous n’aurions guèrepu les en empêcher. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance pourmoi et je ne sais quels papiers vous pouvez bien avoir dans vospoches, mais il y a vos épaulettes, votre habit d’uniforme. – Jen’ai aucun papier dans mes poches et… » Une pensée sembla frappersoudainement le lieutenant, une pensée si intense et outrée quel’effort mental qu’il fit lui donna un moment l’air absent. Il sereprit et poursuivit sur un autre ton : « Les épaulettes n’auraientpas été en elles-mêmes une grande révélation. – Non. Pas biengrande : mais cela suffirait pour faire savoir au capitaine qu’onle surveille, car quelle autre signification pourrait bien avoir lecadavre d’un officier de marine, une longue-vue dans sapoche ? Des centaines d’yeux peuvent bien regardermachinalement ce navire chaque jour, de tous les points de la côte,quoique je croie bien que les terriens d’ici ne font plus guèreattention à lui maintenant. Mais être sous surveillance permanente,c’est tout différent. Je ne crois pas, toutefois, que tout cela aitbeaucoup d’importance. » Le lieutenant se remettait de son accès deréflexion soudaine. « Des papiers dans ma poche », murmura-t-il àpart lui. « Ce serait un excellent moyen. » Ses lèvres, en serejoignant, esquissèrent un sourire légèrement sarcastique, parlequel il accueillit le regard de côté que lui jetait Peyrol, avecune perplexité évidemment provoquée par l’inexplicable caractère deces paroles. « Je parie, dit le lieutenant, que, depuis le premierjour où je suis venu ici, vous vous êtes plus ou moins cassé latête, mon vieux, pour découvrir mes motifs et mes intentions. »Peyrol répondit simplement : « Vous êtes d’abord venu ici enservice commandé, et puis vous êtes revenu parce que, même dans laflotte de Toulon, un officier a parfois quelques jours depermission. Quant à vos intentions, je n’en dirai rien.Spécialement à mon endroit. Il y a dix minutes environ, n’importequi en nous voyant aurait pensé qu’elles n’étaient pas trèsamicales. » Le lieutenant se redressa soudainement. À ce moment, lacorvette anglaise, en s’éloignant de l’abri de la terre, étaitdevenue visible, même de l’endroit où ils étaient assis. «Regardez ! s’écria Réal. On dirait qu’elle a bonne alluremalgré ce calme. » Peyrol, surpris, leva les yeux et vit l’Ameliaqui, dégagée du rebord de la falaise, faisait route vers l’autrecôté de la Passe. Toutes ses embarcations étaient déjà le long dubord, et pourtant, comme Peyrol put s’en convaincre en la fixantattentivement une minute ou deux, elle n’était pas stationnaire. «Elle se déplace, c’est indéniable. Elle se déplace. Regardez latache blanche de cette maison sur Porquerolles. Là ! La pointede son bout-dehors[50] arrivedessus en ce moment. Dans un instant, ses voiles de l’avant vontnous la masquer. – Je ne l’aurais jamais cru », grommela lelieutenant, après avoir regardé fixement le navire en silence. « Etregardez, Peyrol, regardez, l’eau n’a pas une ride. » Peyrol, quis’abritait les yeux du soleil, laissa retomber sa main. « Oui,dit-il, elle obéirait plus vite qu’une plume au souffle d’un enfantet les Anglais s’en sont bien vite aperçus après l’avoir prise. Ilsl’ont prise à Gênes quelques mois seulement après mon retour aupays pour prendre mon mouillage ici. – Je ne savais pas cela,murmura le jeune homme. – Ah ! lieutenant », dit Peyrol enappuyant l’index sur sa poitrine, « ça fait mal là, n’est-cepas ? il n’y a que de bons Français ici. Est-ce que vouscroyez que ça me fait plaisir de voir ce pavillon-là à sonpic ! Regardez, on la voit tout entière maintenant. Regardez,son pavillon qui pend comme s’il n’y avait pas le moindre soufflede vent dans le monde… » Il tapa du pied soudainement. « Etpourtant, elle se déplace : ceux qui à Toulon songent à la capturermorte ou vive feront bien d’y réfléchir à deux fois, de faire leursplans sérieusement et de s’assurer des hommes capables de lesmettre à exécution. – On en parlait plus ou moins à l’Amirauté, àToulon » dit Réal. Le flibustier hocha la tête. « Ce n’était pas lapeine de vous envoyer ici en mission, dit-il. Voilà un mois que jela surveille, elle et l’homme qui la commande à présent. Je connaistous ses tours et toutes ses habitudes désormais. Cet homme-là estun marin, il n’y a pas à dire, mais je sais d’avance ce qu’il feradans toute circonstance donnée. » Le lieutenant Réal s’allongea denouveau sur le dos, les mains croisées sous la tête. Il pensait quele vieux ne se vantait pas. Il en savait long sur ce navireanglais, et si l’on tentait de le capturer, on ferait bien deprendre son avis. Néanmoins, dans ses rapports avec le vieuxPeyrol, le lieutenant Réal souffrait d’éprouver des sentimentscontradictoires. Réal était le fils d’un couple de ci-devant – depetite noblesse de province – qui avaient l’un et l’autre laisséleur tête sur l’échafaud la même semaine. Quant à leur fils, ilavait été mis en apprentissage, par ordre du délégué du comitérévolutionnaire de la ville, chez un menuisier pauvre mais d’espritdroit, qui n’était pas en état de lui acheter des souliers pourfaire ses courses, mais qui traita avec bienveillance cetaristocrate. Ce qui n’empêcha pas l’orphelin de s’enfuir au boutd’un an et de s’engager, comme mousse, sur un des navires de laRépublique en partance pour une expédition lointaine. En mer, ildécouvrit une nouvelle échelle de valeurs. Au cours d’environ huitannées, réprimant ses facultés d’amour et de haine, il avaitatteint le rang d’officier par son seul mérite et s’était accoutuméà considérer les hommes avec scepticisme, sans guère de mépris nide respect. Il n’avait de principes que professionnels et n’avaitde sa vie connu une amitié : plus infortuné en cela que le vieuxPeyrol qui avait au moins connu les liens de ces hors-la-loi deFrères-de-la-Côte. Il était naturellement très circonspect. Peyrol,qu’il avait été fort étonné de trouver installé sur cettepresqu’île, était le premier être humain qui eût percé cetteréserve étudiée que la nature précaire de toute chose avait imposéeà cet orphelin de la Révolution. La personnalité singulière dePeyrol n’avait pas manqué d’éveiller l’intérêt de Réal, unesympathie méfiante, à laquelle se mêlait un certain mépris denature purement philosophique. Il était évident que cet homme avaitdû jadis être pirate ou peu s’en fallait ; c’était là un genrede passé qui ne pouvait gagner la faveur d’un officier de marine.Toujours est-il que Peyrol avait percé sa réserve ; et bientôtles particularités de tous les gens de la ferme, l’un aprèsl’autre, étaient passées par la brèche ainsi ouverte. Le lieutenantRéal, étendu sur le dos, les yeux fermés pour se garantir du soleilaveuglant, méditait sur le sujet du vieux Peyrol, tandis que Peyrollui-même, sa tête blanche découverte en plein soleil, avait l’airde veiller un cadavre. Ce qui, chez cet homme, en imposait aulieutenant Réal, c’était sa faculté d’intuition pénétrante.L’histoire des relations de Réal avec cette ferme de la presqu’îleavait été à peu près ce que Peyrol avait affirmé : il était venud’abord en service commandé pour établir un poste de signaux, puis,une fois ce projet abandonné, il y avait fait des visitesvolontaires. N’appartenant à aucun navire de la flotte, maisexerçant des fonctions à terre, à l’Arsenal, le lieutenant Réalavait passé à la ferme plusieurs brefs congés et personne n’auraitpu dire s’il y était venu pour le service ou en permission.Personnellement il n’aurait pu – ni peut-être voulu – dire àpersonne, pas même à lui-même, pourquoi il se trouvait qu’il vînt.Il était écœuré par son travail. Il n’avait au monde nul lieu où serendre, nul homme à aller voir. Était-ce Peyrol qu’il venaitvoir ? Une entente muette, étrangement soupçonneuse etméfiante, s’était imperceptiblement établie entre lui et ce vieuxhors-la-loi qu’on eût pu soupçonner de n’être venu là que pour ymourir si toute sa robuste personnalité et sa vitalité tranquillen’avaient été étrangères à l’idée même de la mort. Ce flibustieragissait comme s’il avait tout le temps imaginable à sadisposition. Peyrol se mit soudain à parler, en regardant droitdevant lui comme s’il s’adressait à l’île de Porquerolles, à huitmilles de là. « Oui, je connais tous ses mouvements, et pourtant jedois dire que cette façon de se faufiler au ras de notre presqu’îleest quelque chose de nouveau. – Oui ! du poisson pour ledéjeuner du commandant », marmotta Réal sans ouvrir les yeux. « Oùest-elle maintenant ? – Au milieu de la Passe, hissantdare-dare ses embarcations. Et gardant toujours de l’erre[51]. Ce navire aurait de l’erre tant que laflamme d’une chandelle, sur le pont, ne resterait pas droite. – Cenavire est une merveille ! – Il a été bâti par descharpentiers français », fit le vieux Peyrol avec amertume. Cesmots furent suivis d’un long silence, puis le lieutenant repritd’un air indifférent : « Vous semblez très affirmatif sur ce point.Comment le savez-vous ? – Voilà un mois que je le regarde,quel que soit le nom qu’il a pu porter, ou celui que les Anglaislui donnent maintenant ; avez-vous jamais vu un navire deconstruction anglaise avoir un avant comme celui-là ? » Lelieutenant resta silencieux comme s’il avait perdu tout intérêt àla chose et qu’il n’y eût pas eu trace d’un navire de guerreanglais à moins d’un mille de là. Pourtant il ne cessait deréfléchir. On lui avait parlé confidentiellement d’une certainemission à remplir d’après des instructions reçues de Paris. Cen’était pas exactement une action belliqueuse, mais une mission dela plus grande importance. Le risque n’en était pas tant mortel queparticulièrement odieux. De quoi faire reculer un hommecourageux ; il y a des risques (autres que celui de la mort)auxquels un homme résolu peut se dérober sans honte. « Avez-vousjamais goûté de la prison, Peyrol ? » demanda-t-il tout à coupen affectant un ton de voix somnolent. Peyrol en poussa presque uncri : « Bonté divine ! Non ! De la prison ! Quevoulez-vous dire par prison ?… J’ai été prisonnier chez lessauvages », ajouta-t-il en se calmant, « mais c’est une trèsvieille histoire. J’étais jeune et bête alors. Plus tard devenuhomme, j’ai été esclave chez le fameux Ali Kassim[52]. J’ai passé quinze jours avec deschaînes aux bras et aux jambes, dans la cour d’un fortin entorchis, sur la côte du golfe Persique. Nous étions à peu près unevingtaine de Frères-de-la-Côte, logés à la même enseigne… à lasuite d’un naufrage. – Oui… » (Le lieutenant avait toujours son airlanguissant) « et j’imagine que vous vous êtes tous mis au servicede ce vieux pirate sanguinaire. – Pas un seul de ses milliers demoricauds n’était capable de charger un canon proprement. Mais AliKassim faisait la guerre comme un prince. Nous avons fait voile, enformation régulière, traversé le golfe, et pris une ville quelquepart sur la côte d’Arabie, que nous avons mise au pillage. Alors,moi et les autres, nous avons réussi à nous emparer d’unboutre[53] armé, et nous nous sommes frayé, lesarmes à la main, un passage à travers cette flotte de moricauds.Plusieurs d’entre nous sont morts de soif, par la suite. Tout demême, ce fut une grande affaire. Mais que venez-vous me parler deprison ? Un homme digne de ce nom, si on lui donne une chancede se battre, peut toujours se faire casser la tête. Vous mecomprenez ? – Oui, je vous comprends », répondit le lieutenantd’une voix traînante, « je crois que je vous connais passablementbien. Je suppose qu’une prison anglaise… – Quel horrible sujet deconversation[54] » s’écria vivement Peyrol, l’airému. « Assurément, n’importe quelle mort vaut mieux que la prison.N’importe quelle mort ! Mais qu’est-ce que vous avez donc entête, lieutenant ? – Oh ! ce n’est pas que je souhaitevotre mort », reprit Réal d’une voix traînante et sur un tond’indifférence. Peyrol, les doigts enlacés autour de ses jambes,regardait fixement la corvette anglaise qui flottait nonchalammentdans la Passe, tandis que toute son attention restait fixée sur lesmots qui s’étaient élancés, nonchalamment eux aussi, dans la paixet le silence de cette matinée. Il demanda alors d’une voix sourde: « Est-ce que vous voulez me faire peur ? » Le lieutenant eutun rire discordant. Ni d’un mot, ni d’un geste, ni d’un regard,Peyrol ne sembla saluer ce bruit énigmatique et déplaisant. Maisquand il prit fin, le silence devint si oppressant entre les deuxhommes que, d’un même mouvement, ils se levèrent. Le lieutenant futrapidement sur pied. Peyrol mit plus de temps et de dignité à serelever. Ils demeurèrent debout côte à côte, sans pouvoir détacherleurs regards avides du navire ennemi qu’ils apercevaient à leurspieds. « Je me demande pourquoi il s’est mis dans cette singulièreposition, dit l’officier. – Je me le demande aussi, grognasèchement Peyrol. Si nous avions eu seulement deux pièces dedix-huit sur cette saillie rocheuse à notre gauche, on aurait pudémâter cette corvette en dix minutes. – Brave vieux canonnier,commenta Réal ironiquement. Et ensuite ? Nous nous serionsjetés à la mer, vous et moi, nos coutelas entre les dents, pouraller la prendre à l’abordage, ou quoi ? » Cette saillie fitpasser sur le visage de Peyrol un sourire austère. « Non, non »,protesta-t-il avec modération, « mais pourquoi ne pas renseignerToulon à ce sujet ? Qu’ils envoient une frégate ou deux pourla capturer vivante. Bien des fois j’ai imaginé sa capture, rienque pour me soulager le cœur : souvent, la nuit, j’ai regardé parma fenêtre, là-haut, à travers la baie, vers l’endroit où je savaisqu’elle était à l’ancre, et j’ai pensé à la petite surprise que jepourrais lui ménager, si je n’étais pas seulement le vieux Peyrol,canonnier. – Oui, et quelqu’un qui reste dans son coin par-dessusle marché, avec son nom marqué d’une mauvaise note sur lesregistres de l’Amirauté à Toulon. – Vous ne pouvez pas dire quej’aie essayé de me cacher de vous, qui êtes pourtant un officier demarine, répondit vivement Peyrol. Je n’ai peur de personne. Je neme suis pas enfui. Je me suis simplement éloigné de Toulon.Personne ne m’avait donné l’ordre d’y rester. Et vous ne pouvez pasdire que je me sois enfui très loin, en tout cas. – C’est ce quevous avez fait de plus adroit. Vous saviez ce que vous faisiez. –Vous revoilà en train d’insinuer je ne sais quelle malversation,comme cet homme à grosses épaulettes du bureau de la Marine quiavait l’air de vouloir me faire arrêter simplement parce quej’avais ramené une prise, depuis l’océan Indien, à huit millemilles d’ici, en échappant à tous les navires anglais que j’avaisrencontrés, ce qu’il n’aurait probablement pas su faire. J’ai monbrevet de canonnier, signé par le citoyen Renaud, chef d’escadre.On ne me l’a pas donné pour m’être tourné les pouces ou m’êtrecaché dans la cale à filin quand l’ennemi était là. Il y avait àbord de nos navires des patriotes qui ne trouvaient pas cette sortede chose au-dessous d’eux, je puis vous l’assurer. Mais, républiqueou pas république, ce n’est vraisemblablement pas des gens de cegenre qui obtenaient un brevet de canonnier. – C’est bon », ditRéal, les yeux fixés sur le navire anglais qui était maintenant capau nord. « Regardez, on dirait qu’il a enfin perdu son erre »,fit-il observer, en manière de parenthèse, à Peyrol qui, aussitôt,regarda de ce côté et fit un signe d’assentiment. « C’est bon. Maison sait que, une fois à terre, vous vous êtes mis rapidement aumieux avec une bande de patriotes. Chefs de section, terroristes… –Ma foi oui… Je voulais voir ce qu’ils avaient à dire. Ils parlaientcomme un équipage de loustics en ribote qui ont pillé un navire.Mais en tout cas, ils ne ressemblaient pas à ceux qui ont vendu leport aux Anglais. Ceux-là étaient des marins d’eau douce, assoiffésde sang. Je suis sorti de la ville aussitôt que je l’ai pu. Je mesuis souvenu que j’étais né par ici. Je ne connaissais aucun autrecoin de France et je n’avais pas envie d’aller plus loin. Personnen’est venu me chercher. – Non, pas ici. Je pense qu’on a trouvé quec’était trop près. On vous a recherché pendant quelque temps maison y a renoncé. Si l’on avait persévéré et fait de vous un amiral,peut-être que nous n’aurions pas été battus à Aboukir[55]. » En entendant prononcer ce nom,Peyrol montra le poing au ciel serein de la Méditerranée. « Etpourtant, nous valions bien les Anglais, s’écria-t-il, et il n’y apas au monde de navires comme les nôtres. Voyez-vous, lieutenant,le dieu républicain de tous ces bavards ne nous donnerait jamais, ànous autres marins, l’occasion d’un combat loyal. » Le lieutenantse retourna avec surprise : « Que savez-vous d’un dieurépublicain ? demanda-t-il. Que diable voulez-vous dire ?– J’ai entendu parler de dieux et j’ai vu des dieux en plus grandnombre que vous n’en pourriez jamais rêver pendant une longue nuitde sommeil ; aux quatre coins de la terre, au cœur même desforêts, ce qui est une chose inconcevable. Des figures, despierres, des bâtons, il doit y avoir quelque chose dans cette idée…Ce que je voulais dire », continua-t-il d’un ton irrité, « c’estque leur dieu républicain, qui n’est fait ni de bois, ni de pierre,et qui me parait ressembler à une espèce de terrien, ne nous ajamais donné, à nous autres marins, un chef comme celui que nossoldats ont à terre. » Le lieutenant Réal considéra Peyrol avec unegrave attention, puis déclara tranquillement : « Eh bien ! ledieu des aristocrates revient et je crois bien qu’il nous ramène unempereur avec lui. Vous avez entendu parler un peu de cela, vousautres, dans cette ferme, n’est-ce pas ? – Non, dit Peyrol, jen’ai jamais entendu parler d’un empereur. Mais qu’est-ce que celapeut faire ? Sous n’importe quel nom, un chef ne peut êtreplus qu’un chef, et ce général qu’ils ont nommé consul est un bonchef, personne ne peut dire le contraire. » Après avoir prononcéces mots d’un ton dogmatique, Peyrol leva la tête vers le soleil etsuggéra qu’il était temps de redescendre à la ferme « pour mangerla soupe ». Le visage de Réal s’assombrit aussitôt, mais il se miten route suivi de Peyrol. Au premier détour du sentier, ilsdécouvrirent en contrebas les bâtiments d’Escampobar avec lespigeons arpentant toujours le faîte des toits, les vergersensoleillés, les cours où il n’y avait âme qui vive. Peyrolremarqua qu’ils étaient probablement tous dans la cuisine àattendre son retour et celui du lieutenant. Quant à lui, il mouraitde faim. « Et vous, lieutenant ? » Le lieutenant n’avait pasfaim. En entendant cette déclaration faite d’un ton bourru, Peyrolhocha la tête d’un air sagace derrière le dos du lieutenant. Mafoi ! quoi qu’il arrive il faut bien qu’un homme mange. Lui,Peyrol, savait ce que c’était de n’avoir absolument rien à semettre sous la dent. Mais c’est déjà peu, très peu, que des demirations pour quelqu’un qui a à travailler ou à combattre. Pour sapart, il ne pouvait imaginer une circonstance capable de l’empêcherde faire un repas aussi longtemps qu’il y aurait moyen d’attraperun morceau à manger. Sa loquacité inaccoutumée ne provoqua aucuneréponse, mais Peyrol continuait sur le même ton comme s’il nepensait absolument qu’à la nourriture, tout en laissant ses regardserrer à droite et à gauche et en prêtant l’oreille au moindrebruit. Une fois devant la maison, Peyrol s’arrêta pour jeter unregard inquiet vers le sentier qui descendait au rivage et laissale lieutenant entrer dans le café. La Méditerranée, dans la partieque l’on découvrait de la porte du café, était aussi vide de voilesqu’une mer encore inexplorée. Le tintement triste d’une clochefêlée, au cou de quelque vache errante, fut le seul bruit qu’ilentendit, ce qui accentuait la paix dominicale de la ferme. Deuxchèvres étaient couchées sur le penchant occidental de la colline.Tout cela avait un aspect très rassurant et l’expression anxieusese dissipait sur le visage de Peyrol quand, soudain, l’une deschèvres bondit sur ses pieds. Le forban tressaillit et prit uneposture rigide, comme sous l’effet d’une vive appréhension. Unhomme, dans un état d’esprit à tressaillir parce qu’une chèvre faitun bond, ne peut pas être très heureux. L’autre chèvre cependantrestait étendue. Il n’y avait réellement aucune raison d’alarme, etPeyrol, composant son visage pour lui donner autant que possibleson expression de placidité habituelle, suivit le lieutenant dansla maison.

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