Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 14

&|160;

La rencontre du lieutenant et de Peyrol, à minuit, se fit dansun parfait silence. Peyrol, assis sur le banc devant la salle,avait entendu des pas monter le chemin de Madrague bien avant quele lieutenant ne devînt visible. Mais il ne fit pas le moindremouvement. Il ne le regarda même pas. Le lieutenant, débouclant sonceinturon, s’assit sans prononcer une parole. La lune, seul témoinde cette rencontre, semblait éclairer deux amis si identiques depensée et de sentiments qu’ils pouvaient entrer en communion sansrien dire. Ce fut Peyrol qui parla le premier.

« Vous êtes à l’heure.

– Ç’a été toute une affaire que de dénicher les gens et de fairetimbrer le certificat. Tout était fermé. L’amiral du port donnaitun grand dîner, mais il est venu me parler quand on lui eut dit monnom. Et tout le temps, voyez-vous, canonnier, je me demandais si jevous reverrais jamais de ma vie. Même une fois le certificat dansma poche, quelle qu’en soit la valeur, je me le demandaisencore.

– Que diable pensiez-vous qu’il allait m’arriver&|160;? »grommela Peyrol sans conviction. Il avait jeté sous le banc étroitla fourche mystérieuse et, avec ses pieds, il la sentait là, poséecontre le mur.

« Non, ce que je me demandais, c’était si je reviendrais jamaisici. »

Réal tira de sa poche une feuille de papier pliée en quatre etla jeta sur le banc. Peyrol la prit négligemment. Ce papier n’étaitdestiné qu’à jeter de la poudre aux yeux des Anglais. Lelieutenant, au bout d’un moment de silence, reprit avec lasincérité d’un homme qui souffre trop pour garder par-devers luises ennuis :

« J’ai eu à soutenir un rude combat.

– Il était trop tard », déclara Peyrol fort catégoriquement. «Vous deviez revenir ici, ne fût-ce que par pudeur&|160;; etmaintenant que vous voilà revenu, vous n’avez pas l’air bienheureux.

– Ne vous occupez pas de quoi j’ai l’air, canonnier. Je suisdécidé. »

Une pensée féroce, encore qu’assez agréable, traversa l’espritde Peyrol. C’était que cet homme venu en intrus dans la sinistresolitude d’Escampobar où, lui, Peyrol, avait réussi à maintenirl’ordre, était en proie à une illusion. Décidé&|160;! Bah&|160;! Sadécision n’avait rien à voir avec son retour. Il était revenu parceque, selon l’expression de Catherine, « la mort lui avait faitsigne ». Cependant, le lieutenant Réal souleva son chapeau pouressuyer son front moite.

« J’ai décidé de jouer le rôle de courrier. Comme vous l’avezdit vous-même, Peyrol, impossible d’acheter un homme – je veux direun homme honnête – il vous faut donc me trouver le bâtiment et jeme charge du reste. Dans deux ou trois jours… Vous êtes moralementobligé de me confier votre tartane. »

Peyrol ne répondit rien. Il songeait que Réal avait reçu sonsigne, mais qu’annonçait-il : mourir de faim ou de maladie à bordd’un ponton anglais, ou de quelque autre manière&|160;? On nepouvait le dire. Cet officier n’était pas un homme à qui il pût sefier&|160;; à qui il pût raconter, par exemple, l’histoire de sonprisonnier et ce qu’il en avait fait. À vrai dire, l’histoire étaitcomplètement incroyable. L’Anglais qui commandait cette corvetten’avait aucune raison visible, concevable, ni vraisemblable,d’envoyer une embarcation dans la crique plutôt que dans n’importequel autre endroit. Peyrol lui-même avait peine à croire que ce fûtarrivé. Et il se disait : « Si j’allais lui raconter cela, celieutenant me prendrait pour un vieux coquin qui est traîtreusementen intelligence avec les Anglais depuis Dieu sait combien de temps.Je ne pourrais pas le persuader que cela a été pour moi aussiimprévu que si la lune tombait du ciel. »

« Je me demande », dit-il brusquement, mais sans élever la voix,« ce qui a bien pu vous faire revenir ici tant de fois&|160;! »Réal s’adossa au mur et, croisant les bras, prit son attitudehabituelle pour leurs conversations à loisir.

« L’ennui, Peyrol », dit-il d’un ton lointain. « Un satanéennui. »

Peyrol, comme s’il eût été incapable de résister à la force del’exemple, prit aussi la même pose et répondit :

« Vous avez l’air d’un homme qui ne se fait pas d’amis.

– C’est vrai, Peyrol. Je crois que je suis ce genre d’homme.

– Quoi, pas le moindre ami&|160;? Pas même une petite amied’aucune sorte&|160;? »

Le lieutenant Réal appuya sa tête contre le mur sans rienrépondre. Peyrol se leva.

« Oh&|160;! alors, si vous disparaissiez pendant des années àbord d’un ponton anglais, personne ne s’en inquiéterait. Donc, sije vous donnais ma tartane, vous partiriez&|160;?

– Oui, je partirais tout de suite. » Peyrol se mit à rirebruyamment en renversant la tête en arrière. Soudain son rires’arrêta court, et le lieutenant fut stupéfait de le voir chancelercomme s’il avait reçu un coup dans la poitrine. En donnant ainsilibre cours à son amère gaieté, l’écumeur de mer venaitd’apercevoir le visage d’Arlette à la fenêtre ouverte de la chambredu lieutenant. Il se laissa retomber lourdement sur le banc sanspouvoir articuler un mot. La surprise du lieutenant fut telle qu’ilen détacha la tête du mur et se mit à le regarder. Peyrol, sebaissant soudain, commença à tirer la fourche de sa cachette. Puisil se leva et s’appuya sur l’outil, tout en regardant Réal qui, latête levée, le considérait avec une surprise nonchalante. Peyrol sedemandait : « Vais-je l’embrocher au bout de cette fourche, etdescendre en le portant ainsi pour le jeter à la mer&|160;? » Iléprouva soudain une pesanteur dans les bras et dans le cœur qui luirendait tout mouvement impossible. Ses membres raides etimpuissants lui refusaient tout service… C’était à Catherine deveiller sur sa nièce. Il était sûr que la vieille femme n’était pasloin. Le lieutenant le vit absorbé à examiner soigneusement lescrocs de la fourche, il y avait quelque chose de bizarre dans toutcela.

« Eh bien&|160;! Peyrol&|160;! Qu’y a-t-il&|160;? » ne put-ils’empêcher de lui demander.

« Je regardais tout simplement, répondit Peyrol. Une des dentsest un peu ébréchée. J’ai trouvé cet instrument dans un endroitinvraisemblable. »

Le lieutenant le considérait toujours avec curiosité.

« Oui, je sais&|160;! Elle était sous le banc.

– Hum&|160;! » dit Peyrol qui avait repris un peu d’empire surlui-même. « Elle appartient à Scevola.

– Vraiment&|160;? » dit le lieutenant en s’accotant de nouveauau mur.

Son intérêt paraissait épuisé, mais Peyrol ne bougeait toujourspas.

« Vous allez et venez en faisant une figure d’enterrement&|160;!» remarqua-t-il soudainement d’une voix grave. « Bon sang&|160;!lieutenant, je vous ai entendu rire une ou deux fois, mais dudiable si je vous ai jamais vu sourire. C’est à croire qu’on vous aensorcelé au berceau. »

Le lieutenant Réal se leva comme mû par un ressort. « Ensorcelé», répéta-t-il en se tenant très raide. « Au berceau, hein&|160;!…Non, je ne crois pas que ç’ait été si tôt que cela. »

Le visage impassible et tendu, il s’avança droit sur Peyrolcomme un aveugle. Surpris, celui-ci s’écarta et, tournant lestalons, le suivit des yeux. Le lieutenant, comme attiré par unaimant, poursuivit sa marche vers la porte de la maison. Peyrol,les yeux fixés sur le dos de Réal, le laissa presque atteindre laporte avant de crier avec hésitation : « Dites donc,lieutenant&|160;! » À son extrême surprise, Réal fit brusquementdemi-tour comme si on l’avait touché.

« Ah, oui&|160;! » répondit-il à mi-voix lui aussi. « Il faudraque nous discutions cette question demain. »

Peyrol, qui s’était avancé tout près de lui, murmura avec uneintonation qui parut absolument farouche : « Discuter&|160;?Non&|160;! Il faut que la chose soit mise à exécution demain. Jevous ai attendu la moitié de la nuit rien que pour vous le dire.»

Le lieutenant Réal fit un signe d’assentiment. Son visage avaitune expression si figée que Peyrol se demanda s’il avait compris.Il ajouta :

« Ça ne va pas être un jeu d’enfant. » Le lieutenant allaitouvrir la porte lorsque Peyrol l’arrêta : « Un moment&|160;! » Etde nouveau le lieutenant se retourna en silence.

« Michel dort quelque part dans l’escalier. Voulez-voussimplement le réveiller et lui dire que je l’attends dehors&|160;?Il faut que nous passions, lui et moi, la fin de la nuit à bord dela tartane et que nous nous mettions à l’ouvrage au lever du jourpour la tenir prête à prendre la mer. Oui, lieutenant, à midi. Dansdouze heures vous direz adieu à la belle France. »

Les yeux du lieutenant Réal qui le regardaient par-dessus sonépaule avaient au clair de lune l’aspect vitreux et fixe des yeuxd’un mort. Mais il entra. Peyrol entendit bientôt à l’intérieurquelqu’un tituber dans le corridor et Michel s’élança dehors, têtebaissée&|160;; mais après avoir trébuché une ou deux fois, il semit à se gratter la tête et à regarder de tous côtés dans le clairde lune sans apercevoir Peyrol qui, à cinq pieds de là, leregardait. À la fin, Peyrol lui dit :

« Allons, réveille-toi&|160;! Michel&|160;! Michel&|160;!

– Voilà, notre maître.

– Regarde ce que j’ai ramassé, dit Peyrol. Va me ranger ça.»

Michel ne faisait pas mine de vouloir toucher la fourche que luitendait Peyrol.

« Qu’est-ce qui ne va pas&|160;? demanda Peyrol.

– Rien, rien&|160;! Seulement la dernière fois que je l’ai vuec’était sur l’épaule de Scevola. » Il regarda vers le ciel. « Il ya un peu plus d’une heure.

– Que faisait-il&|160;?

– Il allait dans la cour pour ranger la fourche.

– Eh bien, c’est toi qui vas maintenant aller dans la cour pourla ranger, lui dit Peyrol, et ne traîne pas. » Il attendit, la mainau menton, que son séide eût reparu devant lui. Mais Michel n’étaitpas revenu de sa surprise.

« Il allait se coucher, vous savez, dit-il.

– Et après&|160;? Il allait… il n’est pas allé dormir dansl’écurie, par hasard&|160;? Cela lui arrive quelquefois, tusais.

– Je sais. J’ai regardé. Il n’y est pas », dit Michel tout àfait réveillé maintenant et les yeux ronds.

Peyrol se mit en route vers la crique. Après avoir fait deux outrois pas il se retourna et vit Michel immobile à l’endroit où ill’avait laissé.

« Allons&|160;! s’écria-t-il, il va nous falloir mettre latartane en état de prendre la mer dès le lever du jour. »

Debout dans la chambre du lieutenant, juste en arrière de lafenêtre ouverte, Arlette écouta leurs voix et le bruit de leurs pasdiminuer en descendant la pente. Avant que ce bruit ne se fût toutà fait dissipé, elle se rendit compte qu’un pas léger s’approchaitde la porte de la chambre.

Le lieutenant Réal n’avait dit que la vérité. Pendant qu’ilétait à Toulon, il avait pensé à mainte reprise qu’il neretournerait pas à cette ferme fatale. Il était dans un étatd’esprit tout à fait lamentable. L’honneur, les convenances, tousles principes lui interdisaient de se jouer des sentiments d’unemalheureuse créature dont l’esprit avait été obscurci par uneaventure terrifiante, atroce et en quelque sorte coupable. Et voilàqu’il s’était laissé aller soudain à une vile impulsion et qu’ils’était trahi en lui baisant la main&|160;! Il reconnut avecdésespoir que ce n’était pas là un jeu, mais que cette impulsionétait née des profondeurs mêmes de son être. C’était là uneterrible découverte pour un homme qui, au sortir de l’enfance,s’était imposé une ligne de conduite rigoureusement droite, aumilieu des passions désordonnées et des erreurs bruyantes de laRévolution qui semblaient avoir détruit en lui toute capacitéd’éprouver de tendres émotions. Taciturne et circonspect, iln’avait noué de liens intimes avec personne. Il n’avait aucunparent. Il s’était gardé de toute espèce de relations sociales.C’était dans son caractère. Il était d’abord venu à Escampobarparce qu’il n’avait pas d’autre endroit où aller quand il était enpermission, et quelques jours dans cette ferme le changeaientcomplètement de la ville qu’il détestait. Il goûtait la sensationd’être loin de l’humanité ordinaire. Il s’était pris d’affectionpour le vieux Peyrol, le seul homme qui n’eût eu aucune part à laRévolution, qui ne l’avait même pas vue en action. L’insoumissionouverte de l’ex-Frère-de-la-Côte était rafraîchissante. Celui-làn’était ni un hypocrite ni un sot. S’il avait volé ou tué, cen’était pas au nom des sacro-saints principes révolutionnaires nipar amour de l’humanité.

Réal n’avait pas été sans remarquer tout de suite les yeux noirsprofonds et inquiets d’Arlette et ce vague sourire qu’elle avaitperpétuellement sur les lèvres, ses mystérieux silences et letimbre rare d’une voix qui faisait de chaque mot une caresse. Ilavait entendu quelques bribes de son histoire, racontées àcontrecœur par Peyrol qui n’aimait guère en parler. Cette histoireéveillait en Réal plus d’amère indignation que de pitié. Mais ellestimulait son imagination et le confirmait dans ce mépris et cefurieux dégoût qu’il avait ressentis dès l’enfance pour laRévolution et qu’il n’avait cessé depuis lors de nourrirsecrètement. L’aspect inaccessible d’Arlette l’attirait. Ils’efforça ensuite de ne pas remarquer que, pour parlervulgairement, elle lui tournait autour. Il l’avait surprise souventà le regarder à la dérobée. Mais il était dénué de fatuitémasculine. C’est un jour, à Toulon, qu’il avait soudain commencé àdécouvrir ce que l’intérêt muet qu’elle montrait pour sa personnepouvait bien signifier. Il était assis à la terrasse d’un café àsiroter une boisson quelconque en compagnie de trois ou quatreofficiers, sans prêter aucune attention à une conversationdépourvue d’intérêt. Il s’étonna d’avoir eu cette sorted’illumination ainsi, dans de telles circonstances, d’avoir pensé àelle alors qu’il était assis, là, dans la rue, parmi ces gens etpendant une conversation plus ou moins professionnelle&|160;! Etvoilà qu’il avait soudain commencé à comprendre que, depuis desjours, il ne pensait guère qu’à cette femme.

Il s’était levé brusquement, avait jeté sur la table le prix desa consommation et, sans un mot, quitté ses compagnons. Mais ilavait une réputation d’excentrique et ils ne firent même pas lamoindre remarque sur sa façon brusque de les quitter. La soiréeétait claire. Il était sorti tout droit de la ville, et cettenuit-là, il avait poussé jusqu’au-delà des fortifications sansfaire attention où il allait. Toute la campagne était endormie. Iln’avait pas aperçu le moindre être humain en mouvement et danscette partie désolée du pays qui s’étendait entre les forts, samarche n’avait été signalée que par l’aboiement des chiens dansquelques hameaux ou quelques habitations disséminées.

« Que sont devenus ma droiture, mon respect humain, ma fermetéd’esprit&|160;? » se demandait-il comme un pédant[102]. « Me voici devenu la proie d’unepassion indigne pour une simple enveloppe mortelle dénuée d’espritet que le crime a souillée. » Son désespoir devant cette terribledécouverte fut si profond que s’il n’eût pas été en uniforme, ileût peut-être tenté de se suicider avec le pistolet qu’il avaitdans sa poche[103]. Il recula devant cet acte et, àla pensée de la sensation qu’il produirait, des racontars et descommentaires qu’il soulèverait, des soupçons déshonorants qu’ilprovoquerait : « Non, se dit-il, ce qu’il va falloir que je fasse,c’est de démarquer mon linge, de mettre des vêtements civilsusagés, de m’en aller à pied bien plus loin, à plusieurs millesau-delà des forts, d’aller me cacher dans quelque bois ou quelquetrou envahi de végétation et là, de mettre fin à mes jours. Lesgendarmes ou un garde-champêtre en découvrant, après quelquesjours, le corps d’un parfait inconnu sans marques d’identité, dansl’impossibilité de trouver la moindre indication à mon sujet, meferaient enterrer obscurément dans quelque cimetière de village. »Ayant pris cette résolution, il rebroussa chemin brusquement et ilse retrouva à l’aube devant la porte de la ville. Il dut attendrequ’on l’ouvrît et la matinée était déjà si avancée qu’il lui fallutse rendre directement à son travail de bureau, à l’Amirauté deToulon. Personne ne remarqua rien de particulier en lui ce jour-là.Il accomplit sa tâche quotidienne sans se départir de son calmeextérieur, mais il ne cessa cependant de discuter avec lui-même. Àl’heure où il revint à son logement, il était arrivé à laconclusion qu’officier en temps de guerre, il n’avait pas le droitde disposer de sa vie. Ses principes ne lui permettaient pas de lefaire. En raisonnant ainsi, il était parfaitement sincère. Au coursde ce combat mortel contre un implacable ennemi, sa vie appartenaità son pays. Mais à certains moments, sa solitude lui devenaitintolérable, hantée qu’elle était par la vision interdited’Escampobar et la silhouette de cette jeune fille démente,mystérieuse, imposante, pâle, irrésistible dans son étrangeté, quiglissait le long des murs, apparaissait dans les sentiers demontagne, regardait par la fenêtre. Il avait passé des heuresd’angoisse solitaire, enfermé chez lui, et l’opinion se répanditparmi ses camarades que la misanthropie de Réal commençait à passerles bornes. Un jour, il lui apparut clairement qu’il ne pouvaitsupporter cela plus longtemps. Sa faculté de penser en étaitaffectée. « Je vais me mettre à raconter aux gens des bêtises, sedit-il. Un pauvre diable n’est-il pas, jadis, devenu amoureux d’untableau ou d’une statue&|160;?[104] Ils’en allait la contempler. Son infortune ne peut se comparer à lamienne&|160;! Eh bien, j’irai la contempler comme une peinture moiaussi, une peinture qu’on ne pourrait pas plus toucher que si onl’avait mise sous verre. » Et il saisit la première occasion defaire un séjour à Escampobar. Il se fit une expression repoussante,ne quitta à peu près pas Peyrol, resta assis sur le banc avec lui,tous deux les bras croisés à regarder devant eux. Mais chaque foisqu’il voyait Arlette traverser son champ de vision, il avaitl’impression que quelque chose s’agitait dans sa poitrine. Etpourtant ces brefs séjours avaient tout juste rendu sa vietolérable&|160;; ils lui avaient permis de s’occuper de son travailsans se mettre à dire des bêtises aux gens. Il se crut assez fortpour résister à la tentation, pour ne jamais outrepasser leslimites&|160;; mais là-haut dans sa chambre, à la ferme, il luiétait arrivé de verser des larmes de pure tendresse quand ilpensait à son destin. Ces larmes éteignaient momentanément le feurongeur de sa passion. Il arbora l’austérité comme une armure et,par prudence en fait, il ne regardait que rarement Arlette, de peurqu’on ne le vît faire. Quand il apprit qu’elle s’était mise à sepromener la nuit, il en fut bouleversé tout de même, parce quepareille chose était inexplicable. Il en eut un choc qui ébranlanon pas sa résolution, mais son courage. Ce matin-là, tandisqu’elle lui servait son repas, il s’était laissé surprendre à laregarder, et perdant toute maîtrise de soi, il lui avait déposé sonbaiser sur la main. À peine l’eut-il fait qu’il en fut épouvanté.Il avait outrepassé les limites. Étant donné les circonstances,c’était un désastre moral absolu. Il n’en prit conscience quelentement. En fait, ce moment de fatale faiblesse était une desraisons pour lesquelles il s’était laissé expédier avec si peu decérémonie par Peyrol à Toulon. Dès la traversée, il avait pensé quela seule chose à faire était de ne jamais revenir. Pourtant, touten luttant contre lui-même, il n’en poursuivit pas moinsl’exécution du plan. Une amère ironie présida à ce dédoublement.Avant de quitter l’amiral qui l’avait reçu, en grand uniforme, dansune pièce qu’éclairait une seule bougie, il se laissa tout à coupaller à dire : « Je suppose que s’il n’y a pas d’autre moyen, vousm’autorisez à y aller moi-même&|160;? » Et l’amiral avait répondu :« Je n’avais pas envisagé cela, mais si vous y consentez, je n’yvois aucune objection. Je vous conseillerais seulement d’y aller enuniforme, dans le rôle d’un officier chargé de porter des dépêches.Le gouvernement, sans aucun doute, ferait le nécessaire en tempsutile pour vous échanger, mais ne perdez pas de vue qu’il s’agiraitd’une longue captivité et n’oubliez pas que cela pourrait affectervotre avancement. » Au pied de l’escalier d’apparat, dans levestibule illuminé de ce bâtiment officiel, Réal pensa tout à coup: « Et maintenant, il faut que je retourne à Escampobar. » Il luifallait, en effet, aller à Escampobar, car les fausses dépêches setrouvaient dans la valise qu’il y avait laissée. Il ne pouvaitretourner auprès de l’amiral et expliquer qu’il les avait perdues.On le regarderait comme d’une indicible imbécillité ou on lecroirait devenu fou. Tout en se dirigeant vers le quai oùl’attendait la chaloupe, il se disait : « En vérité, c’est madernière visite en ce lieu d’ici bien des années, peut-être de mavie. » Dans la chaloupe, en revenant, quoique la brise fût trèslégère, il ne laissa pas armer les avirons[105]. Ilne voulait pas revenir avant que les femmes ne fussent allées secoucher. « Ce qu’il y avait de convenable et d’honnête à faire, sedisait-il, c’était de ne pas revoir Arlette. » Il arriva même à sepersuader que le geste impulsif qu’il n’avait pu réprimer n’avaitpas eu de sens pour cette malheureuse créature sans intelligence.Elle n’avait ni tressailli, ni poussé d’exclamation&|160;; ellen’avait pas fait le moindre signe. Elle était restée passive, etensuite elle avait reculé et repris sa place tranquillement. Il nese rappelait même pas qu’elle eût changé de couleur. Quant à lui,il avait eu assez de maîtrise pour se lever de table et sortir sansla regarder à nouveau. Elle n’avait pas non plus fait le moindresigne. De quoi pourrait s’émouvoir ce corps sans esprit&|160;? «Elle n’y a prêté aucune attention », pensait-il en se méprisantlui-même. « Un corps sans esprit&|160;! un corps sans esprit&|160;!» se répétait-il avec une coléreuse dérision dirigée contrelui-même. Et tout aussitôt il pensait : « Non, ce n’est pas cela.Tout en elle est mystère, séduction, enchantement. Et alors… Je neme soucie pas de son esprit&|160;! » Cette pensée lui arracha unfaible gémissement, si bien que le patron lui demandarespectueusement : « Est-ce que vous souffrez, monlieutenant&|160;? – Ce n’est rien », murmura-t-il, et il serra lesdents avec la résolution d’un homme soumis à la torture. Tout enparlant avec Peyrol devant la maison, les mots : « Je ne lareverrai pas » et « un corps sans esprit » bourdonnaient dans satête. Lorsqu’il eut quitté Peyrol et monté l’escalier, Réal sentitque son endurance était absolument à bout. Tout ce qu’il désirait,c’était d’être seul. En parcourant le corridor sombre, il remarquaque la porte de la chambre de Catherine était entrouverte. Maiscela n’arrêta pas son attention. Il était dans un état presquecomplet d’insensibilité. En mettant la main sur la poignée de laporte de sa chambre, il se prit à se dire : « Ce sera bientôt fini.» Il était si exténué qu’il avait peine à garder la tête droite et,en entrant, il ne vit pas Arlette, qui était debout contre le mur,d’un côté de la fenêtre, mais n’était pas éclairée par la lune etse trouvait dans le coin le plus sombre de la pièce. Il nes’aperçut de la présence de quelqu’un dans la chambre quelorsqu’elle passa d’un pas léger près de lui avec un bruit presqueimperceptible. Il fit deux pas chancelants et entendit derrière luitourner la clé dans la serrure. Si la maison entière était tombéeen ruine en le précipitant sur le sol, il n’aurait pu être plusaccablé ni, en quelque sorte, plus complètement privé de tous sessens. Il recouvra d’abord le sens du toucher, lorsque Arlettes’empara de sa main. Il retrouva l’ouïe ensuite. Elle lui murmuraità l’oreille : « Enfin&|160;! Enfin&|160;! mais comme vous êtesimprudent&|160;! Si Scevola avait été dans cette chambre à maplace, vous seriez mort maintenant. Je l’ai vu à l’œuvre. » Ilsentit sur sa main une pression significative, mais il ne pouvaitencore voir convenablement la jeune fille, quoiqu’il la sentittoute proche, par toutes les fibres de son corps. « Ce n’était pashier, il est vrai », ajouta-t-elle à voix basse. Puis tout à coup :« Venez à la fenêtre que je vous regarde », dit-elle. Le clair delune faisait sur le plancher un grand carré de lumière. Il selaissa mener comme un petit enfant. Elle s’empara de son autre mainqui pendait à son côté. Il était complètement rigide, sansarticulations, et il n’avait pas l’impression de respirer. Elle leregardait de tout près, son visage un peu au-dessous du sien, enmurmurant avec douceur : « Eugène, Eugène&|160;! », et tout à coupl’immobilité livide du visage de l’homme effraya la jeune femme. «Vous ne dites rien. Vous avez l’air malade. Qu’y a-t-il&|160;?Êtes-vous blessé&|160;? » Elle abandonna les mains insensibles dujeune homme et le palpa de haut en bas pour chercher des traces deblessure. Elle lui arracha même son chapeau qu’elle jeta au loin,dans sa hâte à s’assurer qu’il n’était pas blessé à la tête&|160;;mais, ayant constaté qu’il n’avait subi aucun dommage physique,elle se calma, comme une personne raisonnable à l’esprit pratique.Les mains passées autour du cou de Réal, elle se pencha un peu enarrière. Ses petites dents égales étincelaient, ses yeux noirs,d’une immense profondeur, plongeaient dans les siens, non pas avecun transport de passion ou de crainte, mais avec une sorte depaisible satisfaction, avec une expression pénétrante etpossessive. Il revint à la vie en poussant une exclamation sourdeet irréfléchie. Il se sentit aussitôt affreusement en danger, toutcomme s’il se fût trouvé debout sur une cime élevée, avec letumulte de vagues déferlantes dans les oreilles, craignantqu’Arlette n’écartât les doigts, qu’elle ne tombât et ne fût perdueà jamais pour lui. Il lui passa les bras autour de la taille et laserra contre sa poitrine. Dans le grand silence, dans cetétincelant clair de lune qui tombait par la fenêtre, ils restèrentainsi longtemps, longtemps. Il regardait la tête d’Arlette poséesur son épaule. Elle avait les yeux clos et l’expression de sonvisage grave était celle d’un rêve délicieux, quelque chosed’infiniment éthéré, de paisible et, pour ainsi dire, d’éternel. Laséduction de ce visage lui transperça le cœur d’une douceur aiguë.« Elle est exquise. C’est un miracle », pensait-il avec une sortede terreur. « C’est impossible&|160;! » Elle fit un mouvement pourse dégager et, instinctivement il résista, la pressant plusétroitement contre sa poitrine. Elle céda, puis fit une nouvelletentative. Il la relâcha. Elle se plaça devant lui à bout de braset lui mit les mains sur les épaules, et son charme parut soudain àRéal posséder quelque chose de comique, tant son expressionsérieuse était alors celle d’une femme capable et positive. « Toutcela est très bien », fit-elle du ton le plus naturel. « Il vafalloir songer au moyen de partir d’ici. Je ne veux pas diremaintenant, à l’instant même », ajouta-t-elle en se rendant comptequ’il avait légèrement sursauté. « Scevola a soif de votre sang. »Elle retira l’une de ses mains pour montrer du doigt le mur du fondde la chambre et baissa la voix. « Il est là, vous savez, dit-elle.Ne vous fiez pas à Peyrol non plus. Je vous regardais tous les deuxlà dehors. Il a bien changé. Je ne peux plus me fier à lui. » Lemurmure de sa voix vibrait dans la pièce. « Catherine et lui seconduisent étrangement. Je ne sais ce qu’il leur est arrivé. Il neme parle pas. Quand je m’assieds près de lui, il me tourne le dos…» Elle sentit Réal osciller sous ses mains&|160;; inquiète, elles’arrêta et lui dit : « Vous êtes fatigué. » Mais comme il nebougeait pas, elle le conduisit carrément à une chaise, l’obligea às’y asseoir et se mît sur le plancher à ses pieds. Elle appuya latête contre ses genoux et garda une des mains de Réal entre lessiennes. Elle poussa un soupir involontaire. « Je savais bien quecela arriverait », dit-elle à voix très basse. « Mais j’ai étéprise au dépourvu. – Ah&|160;! vous saviez que cela arriverait,répéta-t-il faiblement. – Oui&|160;! J’avais prié pour l’obtenir.Vous est-il jamais arrivé d’être l’objet d’une prière,Eugène&|160;? » demanda-t-elle en appuyant sur son nom. « Pasdepuis que j’étais enfant », répondit Réal d’un air sombre. « Oh,oui&|160;! On a prié pour vous aujourd’hui. Je suis descendue àl’église… » Réal pouvait à peine en croire ses oreilles. « L’abbém’a fait entrer par la porte de la sacristie. Il m’a dit derenoncer au monde. J’étais prête à renoncer à tout pour vous. »Réal, en se tournant vers la partie la plus sombre de la pièce,crut voir le spectre de la fatalité qui attendait son heure pours’avancer et anéantir cette joie calme et confiante. Il écarta laterrible vision, éleva la main de la jeune femme jusqu’à ses lèvreset y posa un long baiser, puis demanda : « Ainsi, vous saviez quecela arriverait&|160;? Tout cela&|160;? Oui&|160;! Et de moi, quepensiez-vous&|160;? » Elle pressa fortement la main qu’elle n’avaitcessé de tenir. « Je pensais ceci. – Mais que pensiez-vous de maconduite parfois&|160;? Voyez-vous, je ne savais pas ce quiarriverait, moi. Je… j’avais peur, ajouta-t-il à demi-voix. – Votreconduite&|160;? Quelle conduite&|160;! Vous veniez, vous partiez.Quand vous n’étiez pas là, je pensais à vous, et quand vous étiezlà, je vous regardais tant que je pouvais. Je vous dis que jesavais ce qui arriverait. Je n’avais pas peur alors. – Vous alliezet veniez avec un petit sourire », murmura-t-il, comme on parleraitd’une inconcevable merveille. « J’avais chaud, j’étais calme »,murmura Arlette, comme aux frontières du rêve. De tendres murmuressortaient de ses lèvres et décrivaient un état de bienheureusetranquillité par des phrases qui semblaient pure absurdité,incroyables et pourtant convaincantes et apaisantes pour laconscience de Réal. « Vous étiez parfait, continua-t-elle. Chaquefois que vous veniez près de moi, tout semblait différent. – Quevoulez-vous dire&|160;? En quoi, différent&|160;? – Entièrement. Lalumière, les pierres même de la maison, les collines, les petitesfleurs parmi les rochers. Nanette même était différente. » Nanetteétait une chatte blanche angora au long poil soyeux qui vivait laplupart du temps dans la cour. « Ah&|160;! Nanette était différenteaussi », dit Réal, qui, charmé par les modulations de cette voix,se trouvait coupé de toute la réalité et même de la conscience desoi, tandis qu’il se penchait sur cette tête appuyée contre songenou : la douce étreinte de la main d’Arlette était pour lui leseul contact avec le monde. « Oui, plus jolie. C’est seulement lesgens… » Elle finit sur une note incertaine. Réal sentit que cettevague d’enchantement avait passé par-dessus sa tête, reculant plusvite que la mer, laissant des étendues d’un sable aride. Un frissonlui monta à la racine des cheveux. « Quelle sorte de gens&|160;?demanda-t-il. – Ils sont si changés. Écoutez, ce soir, tandis quevous étiez parti – pourquoi êtes-vous parti&|160;? – je les aisurpris tous les deux dans la cuisine, qui ne se disaient rien l’unà l’autre. Ce Peyrol, il est terrible. » Il fut frappé par sonintonation de crainte, par sa profonde conviction. Il ne pouvaitpas savoir que Peyrol, imprévu, inattendu, inexplicable, avait,rien qu’en survenant à Escampobar, imprimé une secousse morale etmême physique à tout cet être, qu’il avait été pour elle uneimmense figure, comme le messager de l’inconnu entrant dans lasolitude d’Escampobar&|160;; quelque chose d’immensément fort, dontle pouvoir était inépuisable, que la familiarité n’atteignait paset qui demeurait invincible. « Il ne veut rien dire, il ne veutrien entendre. Il peut faire ce qu’il veut. – Vraiment&|160;? »,murmura Réal. Elle se mit sur son séant par terre, hocha la tête àplusieurs reprises comme pour affirmer qu’il ne pouvait y avoir lemoindre doute là-dessus. « A-t-il, lui aussi, soif de monsang&|160;? demanda amèrement Réal. – Non, non. Ce n’est pas cela.Vous pourriez vous défendre. Je pourrais veiller sur vous. J’aiveillé sur vous. Il y a tout juste deux nuits, j’ai cru entendredes bruits dehors et je suis descendue, parce que j’ai eu peur pourvous&|160;; votre fenêtre était ouverte mais je n’ai vu personne,et pourtant j’ai l’impression… Non, ce n’est pas cela&|160;! C’estpire. Je ne sais pas ce qu’il veut faire. Je ne peux m’empêcher del’aimer, mais je commence maintenant à avoir peur de lui. Quand ilest arrivé ici au début, et que je l’ai vu pour la première fois,il était exactement le même – si ce n’est que ses cheveux n’étaientpas si blancs – il était fort, tranquille. Il m’a semblé quequelque chose s’agitait dans ma tête. Il était gentil, vous savez,j’étais forcée de lui sourire. C’était comme si je l’avais reconnu.Je me suis dit : « C’est lui, c’est précisément lui. » – Et quandje suis venu&|160;? » demanda Réal avec un sentiment de désarroi. «Vous&|160;! je vous attendais », dit-elle à voix basse, avec unenote de légère surprise devant cette question, mais sans cesserpourtant manifestement de penser au mystère de Peyrol. « Oui, jeles ai surpris hier soir, Catherine et lui, dans la cuisine, seregardant tous deux et silencieux comme des souris. Je lui ai ditqu’il ne pouvait plus me faire aller et venir à sa guise. Oh&|160;!mon chéri, mon chéri, n’écoutez pas Peyrol… ne le laissez pas… » Ens’appuyant légèrement sur le genou de Réal, elle se leva d’un bond.Réal en fit autant. « Il ne peut rien me faire, marmotta-t-il. – Nelui dites rien. Personne ne peut deviner ce qu’il pense, etmaintenant je ne sais pas moi-même ce qu’il veut dire quand ilparle. C’est comme s’il savait un secret. » Elle mit dans ces motsun tel accent que Réal s’en sentit ému presque jusqu’aux larmes. Ilrépéta que Peyrol ne pouvait avoir aucune influence sur lui et ilsentait qu’il lui disait la vérité. Il était le prisonnier de sapropre parole. Depuis le moment où il avait pris congé de l’amiralen uniforme brodé d’or et impatient de retrouver ses invités, ilappartenait à une mission pour laquelle il s’était portévolontaire. Il eut un moment la sensation d’un cercle de fer trèsserré qui lui étreignait la poitrine. Elle le regardait de toutprès : c’en était plus qu’il ne pouvait supporter. « Bien,bien&|160;! je serai prudent, dit-il. Et Catherine est-elledangereuse aussi&|160;? » Dans la clarté de la lune, Arlette, dontle cou et la tête sortaient du fichu miroitant, visible et fugace,se mit à lui sourire et se rapprocha d’un pas. « Pauvre tanteCatherine, dit-elle… Passez votre bras autour de moi, Eugène… Ellene peut rien faire. Elle ne me quittait pas des yeux autrefois.Elle croyait que je ne m’en apercevais pas, mais je voyais tout. Etmaintenant, on dirait qu’elle ne peut pas me regarder en face.Peyrol non plus, d’ailleurs. Il me suivait toujours des yeuxautrefois. Souvent je me suis demandé pourquoi les gens meregardaient comme cela. Pouvez-vous me le dire, Eugène&|160;? Maistout est changé maintenant. – Oui, tout est changé » dit Réal d’unton qu’il s’efforça de rendre aussi dégagé que possible. «Catherine sait-elle que vous êtes ici&|160;? – Quand nous sommesmontées ce soir, je me suis étendue toute habillée sur mon lit etelle s’est assise sur le sien. La chandelle était éteinte, mais àla clarté de la lune, je pouvais la voir parfaitement, les mainssur les genoux. Lorsqu’il m’a été impossible de rester immobileplus longtemps, je me suis simplement levée et je suis sortie de lachambre. Elle était toujours assise au pied de son lit. Tout ce quej’ai fait, ç’a été de mettre un doigt sur mes lèvres, alors elle abaissé la tête. Je ne crois pas avoir tout à fait fermé la porte…Tenez-moi plus fort, Eugène, je suis lasse… C’est étrange, voussavez&|160;! Autrefois, il y a longtemps, avant que je vous eussejamais vu, je ne me reposais jamais et je n’étais jamais fatiguée.» Son murmure s’interrompit tout à coup et elle leva le doigt pourlui recommander le silence. Elle prêta l’oreille, Réal aussi, il nesavait pas à quoi&|160;; et cette soudaine concentration sur unseul point lui donna l’impression que tout ce qui était arrivédepuis son entrée dans la chambre n’était qu’un rêve par sonimprobabilité et par cette force surnaturelle que les rêves puisentdans leur inconséquence. Et même la femme qui se laissait allercontre son bras semblait n’avoir pas plus de poids que ce n’eût étéle cas dans un rêve. « Elle est là », murmura soudain Arlette, ense levant sur la pointe des pieds pour se hausser jusqu’à sonoreille. « Elle a dû vous entendre passer. – Où est-elle&|160;? »demanda Réal du même ton de profond mystère. « De l’autre côté dela porte. Elle a dû écouter le murmure de nos voix… » lui susurraArlette dans l’oreille, comme si elle lui rapportait quelque chosed’extraordinaire. « Elle m’a dit une fois que j’étais de celles quine sont pas faites pour les bras d’un homme quel qu’il soit. » Àces mots, il lui passa son autre bras autour de la taille, etregarda ses yeux que l’effroi semblait agrandir, tandis qu’elle seserrait contre lui de toutes ses forces : et ils demeurèrent ainsilongtemps étroitement enlacés, lèvres contre lèvres, sanss’embrasser et le souffle coupé par l’étroitesse de leur contact.Il semblait à Réal que le silence s’étendait jusqu’aux limites del’univers. « Vais-je donc mourir&|160;? » Cette pensée traversa lesilence et s’y perdit comme une étincelle volant dans une nuitéternelle. Le seul effet de cette pensée fut qu’il resserra sonétreinte sur Arlette. On entendit une voix âgée et hésitanteprononcer le mot « Arlette ». Catherine, qui avait écouté leursmurmures, n’avait pu supporter ce long silence. Ils entendirent savoix tremblante aussi distinctement que si elle eût été dans lapièce. Réal eut l’impression qu’elle lui avait sauvé la vie. Ils seséparèrent silencieusement. « Va-t’en, cria Arlette. – Arl… –Tais-toi », cria-t-elle plus fort. « Tu n’y peux rien. – Arlette »,cria à travers la porte la voix frémissante et impérieuse. « Elleva réveiller Scevola », fit Arlette à Réal sur un ton posé. Et ilsattendirent tous les deux des bruits qui ne vinrent pas. Arlettemontra du doigt le mur. « Il est là, vous savez. – Il dort »,murmura Réal. Mais la pensée « je suis perdu » qu’il formulait dansson esprit ne se rapportait pas à Scevola. « Il a peur », ditArlette à mi-voix et avec une intonation méprisante. « Mais cela neveut rien dire. Un moment il tremble de terreur et le momentd’après il est capable de courir commettre un assassinat. »Lentement, comme attirés par l’irrésistible autorité de la vieillefemme, ils s’étaient rapprochés de la porte. Réal, dans la soudaineillumination de la passion, pensa : « Si elle ne s’en va pasmaintenant, je n’aurai pas la force de me séparer d’elle demainmatin. » Il n’avait pas devant les yeux l’image de la mort, maiscelle d’une longue et intolérable séparation. Un soupir qui avaitpresque l’accent d’un gémissement leur parvint à travers la porteet l’atmosphère autour d’eux se chargea d’une tristesse contrelaquelle les clés et les serrures ne pouvaient rien. « Vous feriezmieux d’aller la rejoindre », murmura-t-il d’un ton pénétrant. «Bien sûr, je vais y aller », dit Arlette, un peu émue. « La pauvrevieille&|160;! Chacune de nous n’a que l’autre au monde, mais jesuis la fille des maîtres, ici&|160;; elle doit faire ce que je luidis. » Tout en gardant l’une de ses mains sur l’épaule de Réal,elle colla sa bouche contre la porte et dit distinctement : « Jeviens tout de suite. Retourne à ta chambre et attends-moi », commesi elle ne doutait pas d’être obéie. Un profond silence s’ensuivit.Peut-être Catherine était-elle déjà partie. Réal et Arletterestèrent immobiles un moment comme s’ils avaient été l’un etl’autre changés en pierre. « Allez maintenant », fit Réal d’unevoix rauque, à peine distincte. Elle lui donna un rapide baiser surles lèvres et de nouveau ils restèrent comme des amants enchantés,immobilisés par un sortilège. « Si elle reste, pensait Réal, jen’aurai jamais le courage de m’arracher, et je serai obligé de mefaire sauter la cervelle. » Mais quand enfin elle fit un mouvement,il se saisit d’elle à nouveau et la tint comme si elle avait été savie même. Quand il la laissa aller, il fut épouvanté d’entendre untrès léger rire, témoignage d’une secrète joie chez Arlette. «Pourquoi riez-vous&|160;? » demanda-t-il d’un ton effrayé. Elles’arrêta et le regardant par-dessus son épaule lui répondit : « Jeriais en pensant à tous les jours à venir. Des jours, des jours, etdes jours. Y avez-vous pensé&|160;? – Oui », bégaya Réal comme unhomme frappé au cœur, et en tenant la porte entrouverte. Il futheureux de pouvoir se retenir à quelque chose. Elle sortit dans ledoux bruissement de sa jupe de soie, mais avant qu’il eût eu letemps de refermer la porte derrière elle, elle étendit le bras uninstant. Il eut juste le temps de presser de ses lèvres la paume decette main. Elle était froide. Elle la retira brusquement et il eutla force d’âme de fermer la porte derrière elle. Il se sentaitcomme un homme mourant de soif, enchaîné à un mur, à qui onarracherait un breuvage frais. La pièce était tout à coup devenueobscure. « Un nuage passe sur la lune, pensa-t-il, un nuage, unénorme nuage », et il s’avança d’un pas rigide vers la fenêtre, malassuré et oscillant comme s’il marchait sur une corde raide. Aubout d’un moment il aperçut la lune dans un ciel où il n’y avaitpas la moindre trace de nuage. « Je suppose, se dit-il, que j’aibien failli mourir à l’instant. Mais non », continua-t-il à penseravec une cruauté délibérée, « mais non, je ne mourrai pas. Je vaisseulement souffrir, souffrir, souffrir… ». « Souffrir, souffrir. »Ce ne fut qu’en butant contre le côté du lit qu’il s’aperçut qu’ils’était éloigné de la fenêtre. Aussitôt il s’y jeta violemment,enfonçant la tête dans l’oreiller qu’il mordit pour étouffer le cride détresse qui allait lui jaillir des lèvres. Les natures forméesà l’insensibilité, une fois débordées par une passion maîtresse,sont comme des géants vaincus tout prêts à désespérer. Ainsi donclui, officier en service commandé, il reculait devant la mort, etce doute entraînait avec lui tous les doutes possibles sur sonpropre courage. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il serait parti lelendemain matin. Il frissonna de tout son corps étendu, puis restaimmobile, étreignant les draps à pleines mains pour résister àl’envie de bondir sur ses pieds, en proie à une agitationaffolante. « Il faut que je m’étende », se disait-il pour se fairela leçon[106], « et que je me repose pour avoirassez de force demain, il faut que je me repose », tandis que leterrible combat qu’il soutenait pour rester immobile inondait sonfront de sueur. À la fin un oubli soudain dut s’emparer de lui, caril se retourna et se mit en sursaut sur son séant, tandis que leson du mot « Écoutez » retentissait à ses oreilles. Une faiblelumière, étrange et froide, remplissait la chambre&|160;; unelumière qui lui parut différente de toutes celles qu’il avait vuesauparavant, et au pied de son lit se tenait une forme en vêtementsnoirs, un châle noir sur la tête, avec un visage décharné, etavide, des trous sombres en guise d’yeux, silencieuse, attentive,implacable… « Est-ce la mort&|160;? » se demanda-t-il, en laregardant fixement, terrifié. La forme ressemblait à Catherine.Elle prononça de nouveau le mot : « Écoutez. » Il détourna les yeuxet, abaissant son regard, il s’aperçut qu’il avait ses vêtementsbéants sur la poitrine. Il ne voulait pas regarder cetteapparition, quelle qu’elle fût, spectre ou vieille femme, et ilrépondit : « Oui, je vous entends. – Vous êtes un honnête homme. »C’était la voix impassible de Catherine. « Le jour se lève. Vousallez partir. – Oui, dit-il sans lever la tête. – Elle dort »,reprit la forme qui ressemblait à Catherine, « elle estépuisée&|160;; il faudrait la secouer dur pour la réveiller. Vousallez partir. Vous le savez&|160;! » continuait cette voixinflexiblement&|160;; « c’est ma nièce et vous savez qu’elle portela mort dans les plis de sa jupe et qu’elle a les pieds dans lesang. Elle n’est pas faite pour un homme. » Réal éprouvait toutel’angoisse de quelque aventure surnaturelle. Cet être quiressemblait à Catherine et parlait comme un destin cruel, il luifallait le regarder en face. Il leva la tête dans cette lumière quilui semblait épouvantable, et comme d’un autre monde. « Écoutez-moibien, vous aussi, dit-il. Quand elle aurait sur les épaules toutela folie du monde et le péché de tous les meurtres de laRévolution, je la serrerais encore contre mon cœur.Comprenez-vous&|160;? » L’apparition qui ressemblait à Catherineabaissa et releva lentement sa tête encapuchonnée. « Il fut untemps où j’aurais serré l’enfer même contre mon cœur. Il est parti.Il avait ses vœux. Vous n’avez que votre honnêteté. Vous partirez.– J’ai mon devoir&|160;! » dit le lieutenant Réal d’un ton mesuré,comme calmé par l’excès d’horreur que la vieille femme luiinspirait. « Partez sans la déranger, sans la regarder. – Jeprendrai mes souliers à la main », dit-il. Il poussa un profondsoupir. Il se sentait somnolent. « Il est très tôt, murmura-t-il. –Peyrol est déjà descendu au puits, déclara Catherine. Que peut-ilbien y faire tout ce temps&|160;? », ajouta-t-elle d’une voixtroublée. Réal, qui avait posé maintenant les pieds sur leplancher, lui jeta un regard à la dérobée&|160;; mais elles’éloignait déjà furtivement et quand il releva les yeux, elleavait disparu de la chambre et la porte était fermée. Une foisredescendue, Catherine aperçut encore Peyrol près du puits. Ilregardait dedans, semblait-il, avec un extrême intérêt. « Votrecafé est prêt, Peyrol », lui cria-t-elle du seuil de la porte. Ilse retourna brusquement comme un homme pris à l’improviste ets’avança en souriant. « Voilà une agréable nouvelle, mademoiselleCatherine, dit-il. Vous êtes descendue de bien bonne heure&|160;! –Oui, dit-elle, mais vous aussi, Peyrol. Michel est-il là&|160;?Dites-lui de venir aussi prendre du café. – Michel est à latartane. Vous ne savez peut-être pas qu’elle va faire un petitvoyage. » Il avala une gorgée de café et mangea un morceau de satranche de pain. Il avait faim. Il était resté debout toute la nuitet avait même eu une conversation avec le citoyen Scevola. Il avaitaussi travaillé dès l’aube avec Michel&|160;; à vrai dire il n’yavait pas eu grand-chose à faire, car la tartane était toujoursmaintenue en état de prendre la mer. Aussi, après avoir remis sousclé le citoyen Scevola, fort inquiet de ce qui allait advenir delui, mais qu’il laissa dans l’incertitude, Peyrol était-il revenu àla ferme&|160;; il était monté à sa chambre, y était resté unmoment à s’occuper de choses et d’autres, puis, redescendantfurtivement, était allé au puits, auprès duquel Catherine, levéeplus tôt qu’il ne pensait, l’avait aperçu avant d’entrer dans lachambre du lieutenant Réal. Tout en prenant son café, il écouta,sans manifester la moindre surprise, Catherine commenter ladisparition de Scevola. Elle était allée regarder dans son galetas.Il n’y avait pas dormi cette nuit-là, elle en était sûre, et on nel’apercevait nulle part, de tous les points d’observation auxalentours de la ferme, pas même dans le champ le plus éloigné. Ilétait inconcevable qu’il eût été jusqu’à Madrague où il détestaitaller, ni jusqu’au village où il avait peur de se montrer. Peyroldéclara qu’en admettant qu’il lui fût arrivé quelque chose, ce neserait pas, en tout cas, une grande perte&|160;; mais Catherinen’en parut pas tranquillisée. « Cela vous effraie, dit-elle. Il estpeut-être allé se cacher quelque part pour vous sauter dessustraîtreusement. Vous savez ce que je veux dire, Peyrol&|160;? – Mafoi, le lieutenant n’aura plus rien à craindre, puisqu’il s’en va.Quant à moi, Scevola et moi, nous sommes très bons amis. J’ai euune longue conversation avec lui, il n’y a pas longtemps du tout.Vous pouvez très bien, toutes les deux, vous arranger aveclui&|160;; et puis, qui sait, peut-être qu’il est parti pour debon. » Catherine le regarda avec effarement, si l’on peut appliquerce mot à un regard de profonde contemplation. « Le lieutenant n’arien à craindre de lui&|160;? » répéta-t-elle avec hésitation. «Non, il s’en va. Vous ne le saviez pas&|160;? » La vieille femmecontinuait à le regarder attentivement. « Oui, en service commandé.» Catherine resta encore une minute ou deux silencieuse, dans lamême attitude contemplative. Puis elle triompha de son hésitation.Elle ne put résister au désir de mettre Peyrol au courant desévénements de la nuit. Pendant ce récit Peyrol en oublia son bol decafé à moitié plein et sa tranche de pain entamée. La voix égale deCatherine parlait avec austérité. Elle était debout, imposante etsolennelle, comme une prêtresse paysanne. Il ne lui fallut pasgrand temps pour raconter cette aventure dont son âme avait ététoute secouée et elle termina par ces mots : « Le lieutenant est unhonnête homme. » Et au bout d’un moment elle insista encore : « Onne peut pas le nier. Il a agi en honnête homme. » Peyrol continuaun moment à regarder le café au fond de son bol, puis, brusquement,se leva avec une telle violence que la chaise se renversa derrièrelui sur le dallage : « Où est-il, cet honnête homme&|160;? »cria-t-il soudain d’une voix de stentor, qui non seulement fitlever les bras à Catherine mais l’effraya lui-même&|160;; et ilreprit sur-le-champ un ton simplement résolu : « Où est-il, cethomme&|160;? J’ai besoin de le voir. » Le calme hiératique deCatherine en fut même perturbé. « Eh bien », dit-elle, d’un airvraiment déconcerté, « il va descendre tout de suite. Voilà son bolde café. » Peyrol allait sortir de la cuisine, quand Catherinel’arrêta. « Au nom du ciel, monsieur Peyrol », dit-elle, d’un ton àla fois de prière et de commandement, « ne réveillez pas lapetite&|160;! Laissez-la dormir. Oh&|160;! laissez-la dormir&|160;!Ne la réveillez pas. Dieu sait depuis combien de temps elle n’a pasdormi convenablement. Je ne peux pas vous le dire. Je n’ose pas ypenser. » Elle fut interloquée d’entendre Peyrol déclarer : « Toutcela est parfaitement absurde. » Mais il se rassit, sembla tout àcoup apercevoir le bol de café et vida ce qui y restait. « Je neveux pas l’avoir sur les bras, plus folle qu’elle n’était », fitCatherine avec une sorte d’exaspération, mais en baissant pourtantla voix. Sous sa forme égoïste, cette phrase exprimait une réelleet profonde compassion pour sa nièce. Elle appréhendait le momentoù cette fatale Arlette s’éveillerait et où il faudrait reprendrele fil des terribles complications de la vie que son sommeil avaitun moment suspendues. Peyrol s’agita sur son siège. « Ainsi, ilvous a dit qu’il partait&|160;? Il vous l’a vraiment dit&|160;?demanda-t-il. – Il a promis de partir avant que l’enfant nes’éveille… immédiatement. – Mais, sacré nom d’un chien, il n’y ajamais de vent avant onze heures », s’écria Peyrol d’un airprofondément irrité, tout en s’efforçant de maîtriser sa voix,tandis que Catherine, indulgente à ses changements d’humeur, secontentait de serrer les lèvres et de hocher la tête pour lecalmer. « C’est impossible de faire quoi que ce soit avec des genscomme cela, marmotta-t-il. – Est-ce que vous savez, monsieurPeyrol, qu’elle est allée voir le curé&|160;? » dit tout à coupCatherine, dressée au-dessus de son bout de la table. Les deuxfemmes avaient eu une longue conversation avant que la tante pûtdécider Arlette à se coucher. Peyrol fit un geste de surprise. «Quoi&|160;? Quel curé&|160;?… Dites-moi, Catherine », continua-t-ilavec une fureur rentrée, « est-ce que vous vous imaginez que toutcela m’intéresse le moins du monde&|160;? – Je ne peux penser àrien d’autre qu’à ma nièce. Chacune de nous n’a que l’autre aumonde », continua-t-elle en employant les mots mêmes dont Arlettes’était servie en parlant à Réal. Elle avait l’air de penser touthaut, mais elle remarqua que Peyrol l’écoutait avec attention. « Ilavait l’intention de la séparer de nous tous », et la vieille femmejoignit ses mains maigres d’un geste brusque. « Je suppose qu’il ya encore des couvents dans le monde. – La patronne et vous, vousêtes folles toutes les deux, déclara Peyrol. Tout cela montre quelâne est ce curé. Je ne m’y connais pas beaucoup dans ces choses-là,quoique j’aie vu des nonnes dans mon temps et même d’assezétranges, mais il me semble qu’on ne prend généralement pas desfous dans les couvents. N’ayez crainte. C’est moi qui vous le dis.» Il se tut, car la porte du fond venait de s’ouvrir et lelieutenant Réal entra. Son épée était pendue à son avant-bras parle ceinturon, il avait son chapeau sur la tête. Il laissa tomber àterre sa petite valise et il s’assit sur la chaise la plus prochepour chausser les souliers qu’il tenait dans l’autre main. Puis ils’approcha de la table. Peyrol, qui n’avait cessé de le regarder,pensait : « En voilà un qui a l’air d’un papillon qui s’est brûléles ailes. » Réal avait les yeux caves, les joues creuses et toutela figure avait un aspect aride et desséché. « Eh bien, vous êtesdans un joli état pour entreprendre de tromper l’ennemi, remarquaPeyrol. Ma foi&|160;! rien qu’à vous regarder, personne ne croiraitun mot de ce que vous pourriez dire. Vous n’allez pas tombermalade, j’espère. Vous êtes en service commandé. Vous n’avez pas ledroit d’être malade. Dites donc, mademoiselle Catherine, sortez-moila bouteille – vous savez, ma bouteille personnelle… » Il arrachala bouteille des mains de Catherine, versa du cognac dans le cafédu lieutenant, poussa le bol vers lui et attendit. « Nom de nom »fit-il avec force, « vous ne savez pas pourquoi c’est faire&|160;?C’est fait pour boire. » Réal obéit avec une docilité étrange,automatique. « Et maintenant », dit Peyrol en se levant, « je montechez moi me raser. C’est un grand jour, le jour où nous allonsassister au départ du lieutenant. » Réal, jusqu’alors, n’avait pasprononcé un mot, mais dès que la porte se fut refermée derrièrePeyrol, il releva la tête. « Catherine&|160;! » dit-il, et sa voixfaisait comme un bruissement dans sa gorge. Elle le regardafixement&|160;; il poursuivit : « Écoutez-moi, quand elledécouvrira que je suis parti, vous lui direz que je vais revenirbientôt. Demain. Toujours demain&|160;! – Oui, mon bon monsieur »,fit Catherine d’une voix inchangée, mais en serrant convulsivementses mains. « Je n’oserais rien lui dire d’autre&|160;! – Elle vouscroira, murmura farouchement Réal. – Oui, elle me croira », répétaCatherine d’un ton lugubre. Réal se leva, passa son ceinturonpar-dessus sa tête et s’empara de sa valise. Une légère rougeurvint colorer ses joues. « Adieu », dit-il à la vieille femmesilencieuse. Elle ne lui répondit rien, mais au moment où il sedétournait pour partir, elle leva un peu la main, hésita et lalaissa retomber. Il lui semblait que la colère divine avait choisiles femmes d’Escampobar pour le châtiment. Sa nièce luiapparaissait comme le bouc émissaire chargé de tous les meurtres etde tous les blasphèmes de la Révolution. Elle-même aussi avait étéécartée de la grâce de Dieu. Mais il y avait bien longtemps decela. Depuis lors, elle avait fait sa paix avec le Ciel. Elle levade nouveau la main et cette fois fit en l’air le signe de la croixvers le dos du lieutenant Réal. De la fenêtre de sa chambre, touten raclant sa large joue à l’aide de son rasoir anglais, Peyrolaperçut le lieutenant Réal dans le sentier qui menait au rivage, eten l’apercevant de cet endroit d’où il découvrait une vaste étenduede mer et de terre, il haussa les épaules avec impatience, sans yêtre incité par rien de visible. On ne pouvait vraiment pas se fierà ces porteurs d’épaulettes. Ils bourreraient la tête de n’importequi d’on ne sait quelles idées, pour leur bon plaisir, ou dansl’intérêt du service. Mais c’était un trop vieux singe pour selaisser prendre à des grimaces&|160;; d’ailleurs, ce garçon quis’en allait, raide et perché sur de longues jambes avec ses grandsairs d’officier, était en somme assez honnête. En tout cas, ilsavait reconnaître un marin, bien qu’il eût le sang aussi froidqu’un poisson. Peyrol eut un sourire un peu tordu. Tout en essuyantla lame de son rasoir qui faisait partie d’une série de douze dansun écrin, il revoyait l’Océan enveloppé d’une brume étincelante etun courrier des Indes avec ses vergues brassées[107]en tous sens et ses voiles en ralingue[108]au-dessus du pont couvert de sang qu’avait envahi une bande decorsaires, et, dominant l’horizon lointain, l’île de Ceylan, commeun mince nuage bleu. Il avait toujours eu envie de posséder un jeude rasoirs anglais et voilà qu’il l’avait trouvé : il était, pourainsi dire, tombé dessus : la boîte gisait par terre dans unecabine déjà saccagée. « Pour du bon acier, c’était du bon acier »,se disait-il en regardant fixement la lame. Et pourtant, elle étaitpresque usée. Les autres aussi. Cet acier-là&|160;! Et il tenaitl’écrin dans sa main, comme s’il venait de le ramasser par terre.Le même écrin. Le même homme. Et l’acier était usé. Il refermabrusquement l’écrin, le jeta dans son coffre resté ouvert et laissaretomber le couvercle. Le sentiment qui lui monta au cœur et quedes hommes plus conscients que lui[109]avaient éprouvé, c’était que la vie était un songe plus impalpableencore que cette vision de Ceylan, étendue comme un nuage au-dessusde la mer. Un songe qu’on a laissé derrière soi. Un songe qu’on adroit devant soi. Cette philosophie désenchantée prit la forme d’unviolent juron : « Sacré nom de nom de nom… Tonnerre de bonDieu&|160;! » En serrant le nœud de sa cravate, il la mania avecfureur, comme s’il voulait s’étrangler. Il enfonça rageusement unbéret mou sur ses boucles vénérables et saisit son gourdin, maisavant de sortir de la pièce il s’approcha de la fenêtre qui donnaitvers l’est. Il ne pouvait voir la Petite Passe, masquée par lacolline où se trouvait le belvédère, mais à sa gauche, une grandepartie de la rade d’Hyères s’étendait devant lui, d’un gris pâledans la lumière du matin, et, s’élevant au loin, la terre auxabords du cap Blanc[110], dontles détails étaient encore vagues, à l’exception d’un seul objetqui par sa forme aurait pu être un phare, si Peyrol n’avait fortbien su que c’était la corvette anglaise déjà en train de faireroute, toutes voiles dehors. Cette découverte satisfit Peyrol,surtout parce qu’il s’y attendait. Le navire anglais faisaitexactement ce qu’il avait escompté, et Peyrol regarda dans ladirection de la corvette avec un sourire de triomphe méchant commes’il se fût trouvé face à face avec le commandant anglais lui-même.Pour on ne sait quelle raison, il s’imaginait le capitaine Vincentavec une longue figure, des dents jaunes et une perruque, tandisque cet officier portait ses cheveux et avait une rangée de dents àfaire honneur à une élégante de Londres, ce qui était en réalité laraison secrète pour laquelle le capitaine Vincent arborait sisouvent de radieux sourires. Le navire, à cette grande distance, etnaviguant dans sa direction, retint Peyrol à la fenêtre assezlongtemps pour que la lumière croissante du matin se transformât enun soleil étincelant qui vint marquer sur le profil uniforme de laterre les teintes des bois, des rochers et des champs, avec lestaches claires des maisons pour animer le paysage. Le soleilentourait le navire d’une sorte de halo. Peyrol, après s’êtreressaisi, quitta la pièce, fermant doucement la porte. Doucementaussi il descendit de sa mansarde. Sur le palier, il se sentit enproie à un combat intérieur dont il triompha bientôt&|160;; aprèsquoi il s’arrêta à la porte de la chambre de Catherine, et l’ayantentrouverte, avança la tête. À l’autre bout de la pièce, il aperçutArlette profondément endormie. Sa tante avait étendu sur elle unmince couvre-pieds. Ses souliers bas étaient placés au pied du lit.Ses cheveux noirs dénoués s’étalaient librement surl’oreiller&|160;; et le regard de Peyrol fut arrêté par la longueurdes cils sur sa joue pâle. Soudain il crut qu’elle avait bougé, ilretira vivement la tête, et ferma la porte. Il écouta un moment, eteut envie de la rouvrir, mais jugeant la chose trop risquée, ildescendit l’escalier. Lorsqu’il reparut dans la cuisine, Catherinese retourna brusquement. Elle était habillée pour la journée avecun grand bonnet blanc sur la tête, un corsage noir et une jupebrune à gros plis. Elle portait aux pieds une paire de sabotsvernis par-dessus ses souliers. « Pas trace de Scevola », dit-elleen s’avançant vers Peyrol. « Et Michel n’est pas encore venu nonplus. » Peyrol se disait qu’un peu plus petite, avec ses yeux noirset son nez légèrement recourbé, on l’aurait prise pour unesorcière. Mais les sorcières peuvent lire les pensées des gens, etil regarda franchement Catherine avec la conviction agréablequ’elle ne pouvait pas lire ses pensées. « J’ai pris soin, dit-il,de ne pas faire de bruit là-haut, mademoiselle Catherine. Quand jeserai parti, la maison sera vide et bien tranquille. » Elle avaitun air étrange. Peyrol eut soudain l’impression qu’elle se sentaitperdue dans cette cuisine où elle avait régné tant d’années. Ilreprit : « Vous allez être seule toute la matinée. » Elle avaitl’air d’écouter un murmure lointain, et quand Peyrol eut ajouté : «Tout est maintenant en règle », elle fit un signe de tête et aubout d’un moment elle lui dit d’une façon qui, de sa part, étaitétrangement impulsive : « Monsieur Peyrol, je suis lasse de la vie.» Il haussa les épaules et, avec une jovialité un peu sinistre,remarqua : « Je vais vous dire ce qu’il en est : vous auriez dûvous marier. » Elle lui tourna brusquement le dos. « Ne vous fâchezpas », s’écria Peyrol d’un ton de tristesse plutôt que d’excuse. «À quoi bon attacher de l’importance aux choses. Qu’est-ce que cettevie&|160;? Bah&|160;! Personne ne peut même se rappeler la dixièmepartie de sa propre existence. Prenez mon cas : voyez-vous, jegagerais que si l’un de mes camarades d’autrefois arrivait ici etme voyait comme cela, ici, avec vous – et j’entends un de cescamarades qui prennent fait et cause pour vous dans une bagarre etqui vous soignent si vous êtes blessé – eh bien&|160;! je gagerais,répéta-t-il, qu’il ne me reconnaîtrait même pas. Il se diraitprobablement : « Tiens&|160;! voilà un vieux ménage paisible. » Ilse tut. Catherine sans se retourner et en l’appelant non pas «Monsieur » mais « Peyrol » tout court, remarqua, non pas exactementavec aigreur, mais d’un ton plutôt menaçant, que ce n’était pas lemoment de parler pour ne rien dire. Peyrol, toutefois, poursuivit,quoique son ton ne fût pas du tout celui de quelqu’un qui parlepour ne rien dire : « Mais, voyez-vous, mademoiselle Catherine,vous n’étiez pas comme les autres. Vous vous êtes laissé abattre,et en même temps, vous vous êtes montrée trop dure enversvous-même. » Tout en courbant son long corps maigre pour manœuvrerle soufflet sous l’énorme manteau de la cheminée, elle acquiesça :« Peut-être bien que nous autres, femmes d’Escampobar, nous avonstoujours été dures envers nous-mêmes. – C’est bien ce que jedisais. S’il vous était arrivé des choses comme il m’en est arrivé…– Mais, vous autres hommes, vous êtes différents. Ce que vousfaites n’a pas d’importance. Vous avez votre propre force. Vousn’avez pas besoin d’être durs envers vous-mêmes. Vous passez d’unechose à l’autre avec insouciance. » Il fixa sur elle un regardpénétrant tandis qu’une expression ressemblant à l’ombre d’unsourire se dessinait sur ses lèvres rasées mais, se tournant versl’évier où l’une des filles de ferme avait posé un grand tas delégumes, elle se mit en devoir de les éplucher avec un couteauébréché, non sans conserver, même dans cette occupation domestique,son aspect sibyllin. « Ça fera une bonne soupe à midi, je vois ça», dit soudain le flibustier. Il tourna sur les talons et s’en allaen passant par la salle. Le monde entier s’étendait devant lui – outout au moins, la Méditerranée entière, aperçue au bout du ravin,entre les deux collines. Il entendit à sa droite la cloche de lavache laitière de la ferme, qui avait un talent particulier pourrester invisible, mais en dépit de tous ses efforts, il ne put mêmepas apercevoir les pointes de ses cornes. Il sortit résolument. Iln’avait pas fait vingt mètres dans le ravin qu’un autre bruit lefit s’arrêter comme pétrifié. C’était un faible bruit quiressemblait fort au grondement caverneux que ferait une carriolevide sur une route empierrée&|160;; mais Peyrol leva les yeux versle ciel et quoique celui-ci fût parfaitement clair, le vieil hommene sembla pas satisfait de son aspect. Il avait une colline dechaque côté et la crique paisible au-dessous de lui. Il marmotta :« Hum&|160;! Le tonnerre au lever du soleil. Ce doit être àl’ouest. Il ne manquait plus que cela&|160;! » Il craignit que celane fît d’abord tomber la légère brise qui soufflait alors et nebrouillât complètement le temps ensuite. Un moment, on eût dit quetoutes ses facultés étaient paralysées par ce faible bruit. Surcette mer où avaient régné les dieux de l’Olympe, il aurait pu êtreun de ces navigateurs païens soumis aux caprices de Jupiter : mais,comme un païen révolté, il se contenta de brandir vaguement lepoing vers l’espace qui lui répondit par un murmure bref etmenaçant. Puis il reprit sa route de son pas balancé jusqu’à cequ’il pût apercevoir les deux mâts de la tartane, et il s’arrêtapour prêter l’oreille. Il n’entendit aucun bruit d’aucune sorte etcontinua tout en pensant : « Passer d’une chose à une autre avecinsouciance&|160;! Vraiment… C’est tout ce que la vieille Catherineen sait. » Il avait, lui, tant de choses à quoi penser qu’il nesavait par où commencer. Il les laissa s’emmêler dans sa tête. Sessentiments étaient extrêmement confus eux aussi, et il sentaitvaguement que sa conduite était à la merci d’un conflit intérieur.C’est probablement la conscience de ce fait qui expliquait sonattitude sardonique envers lui-même et, visiblement, envers ceuxqu’il apercevait à bord de la tartane&|160;; particulièrementenvers le lieutenant qu’il aperçut assis sur le pont, appuyé contrela tête du gouvernail&|160;; il se tenait de façon caractéristiqueà l’écart des deux autres hommes qui étaient à bord. Michel, defaçon également caractéristique, se tenait debout sur le petitpanneau de la cabine, surveillant visiblement la venue de sonmaître. Quant au citoyen Scevola, assis sur le pont, à premièrevue, il avait l’air d’être en liberté, mais, en fait, il ne l’étaitpas. Il était attaché un peu lâche à un étançon[111]avec trois tours de l’écoute[112] degrand-voile dont le nœud était placé de façon qu’il ne pûtl’atteindre sans attirer l’attention. Et cette situation semblaitelle aussi caractéristique de Scevola, avec son apparence de demiliberté, de demi suspicion, et en quelque sorte de contraintedédaigneuse. Le sans-culotte, auquel ses dernières aventuresavaient presque fait perdre la raison, d’abord à cause de leurincompréhensibilité absolue et ensuite, de l’attitude énigmatiquede Peyrol, avait laissé retomber sa tête et croisé les bras sur sapoitrine. Et cette attitude était en même temps ambiguë : elleaurait pu être aussi bien celle de la résignation que celle d’unprofond sommeil. Le flibustier s’adressa d’abord au lieutenant : «Le moment approche », lui dit Peyrol en tordant bizarrement un coinde sa bouche, tandis que sous son bonnet de laine ses bouclesvénérables voltigeaient au souffle d’une soudaine brise chaude. «Le grand moment, hein&|160;? » Il se pencha sur la grande barre dugouvernail et sembla suspendu au-dessus de l’épaule du lieutenant.« Qu’est-ce que c’est que cette compagnie infernale&|160;? »murmura celui-ci sans même regarder Peyrol. « Tous de vieuxamis&|160;!… quoi&|160;? » répondit Peyrol d’un ton familier. «Cette petite affaire restera entre nous. Moins on est, plus il y ade gloire. Catherine est en train de préparer les légumes pour lasoupe de midi et la corvette anglaise navigue vers la Passe où ellearrivera vers midi aussi, prête à se faire aveugler. Vous savez,lieutenant, que ce sera votre affaire. Vous pouvez compter sur moipour vous mettre en route au bon moment. Car qu’est-ce que celapeut bien vous faire&|160;? Vous n’avez pas d’amis, vous n’avez pasmême une petite amie&|160;! Quant à attendre qu’un vieux forbancomme moi – oh non&|160;! lieutenant&|160;! Assurément la libertéest douce. Mais qu’est-ce que vous en savez, vous autres, porteursd’épaulettes&|160;? D’ailleurs, les conversations de dunette etautres amabilités, ça n’est pas mon genre. – J’aimerais, Peyrol,que vous ne parliez pas tant », dit le lieutenant en tournantlégèrement la tête. Il fut frappé de l’étrange expression qu’avaitprise le visage du vieux flibustier. « Et je ne vois pas quelleimportance a le moment précis. Je vais à la recherche de l’escadre.Tout ce que vous avez à faire, c’est de hisser les voiles pour moiet de sauter à terre. – C’est très simple », remarqua Peyrol entreses dents, et il se mit alors à chanter : Quoique leurs chapeauxsoient bien laids, Goddam&|160;! Moi, j’aime les Anglais, Ils ontun si bon caractère&|160;! mais il s’interrompit brusquement pourinterpeller Scevola : « Hé&|160;! citoyen » Puis, à Réal, d’un tonde confidence : « Il ne dort pas, vous savez, mais il n’est pascomme les Anglais, il a un sacré mauvais caractère. Il s’est misdans la tête », continua Peyrol à haute voix et d’un ton innocent,« que vous l’aviez enfermé cette nuit dans la cabine. Avez-vousremarqué le regard venimeux qu’il vient de vous lancer&|160;? » Lelieutenant Réal et le naïf Michel semblaient tous deux stupéfaitsde tant de bruyante gaieté&|160;; mais pendant tout ce temps,Peyrol ne cessait de songer : « Je voudrais tout de même biensavoir où en est cet orage et quelle tournure il va prendre. Je nepeux pas m’en rendre compte à moins de monter à la ferme pour jeterun coup d’œil vers l’ouest. Il est peut-être loin, dans la valléedu Rhône&|160;; il y est sans doute, et il va en sortir, sacré nomd’un chien. On ne va pas pouvoir compter sur une demi-heure de ventrégulier de n’importe où. » Il jeta un regard de gaieté ironiquesur les trois visages tour à tour. Michel y répondit avec sonhabituelle expression de bon chien et sa bouche innocemmentouverte. Scevola gardait le menton enfoui dans la poitrine. Lelieutenant Réal demeurait insensible à toute impression extérieureet son regard absent semblait ne tenir aucun compte de Peyrol. Leflibustier lui-même parut se replonger bientôt dans ses pensées. Ledernier souffle d’air se dissipa dans le petit bassin et le soleilse dégageant au-dessus de Porquerolles l’inonda d’une lumièresoudaine qui fit cligner les yeux de Michel comme ceux d’un hibou.« Il fait chaud de bonne heure », déclara-t-il à haute voix, maissimplement parce qu’il avait pris l’habitude de se parler àlui-même. Il n’aurait pas eu la présomption d’émettre une opinionsans que Peyrol l’y invitât. La voix de Michel rappela Peyrol àlui-même&|160;; aussi proposa-t-il de hisser les vergues àbloc[113] et pria même le lieutenant Réal del’aider dans cette opération qui se fit sans autre bruit que leléger grincement des poulies. Les voiles restèrent carguées, maishautes[114]. « Comme ça, fit Peyrol, vous n’aurezqu’à larguer partout et vous aurez tout de suite les voiles dehors.» Sans lui répondre, Réal retourna prendre sa place près de la têtedu gouvernail. Il se disait : « Je pars à la sauvette. Non, il y al’honneur, le devoir. Et puis, bien sûr, je reviendrai. Maisquand&|160;? On m’oubliera complètement et on ne m’échangerajamais. Cette guerre va peut-être durer des années… » Et ilregrettait illogiquement de n’avoir pas un Dieu auquel demanderl’allégement de son angoisse. « Elle sera désespérée », pensait-il,le cœur torturé par l’image qu’il se faisait d’Arlette devenuefolle. La vie, toutefois, avait de bonne heure rempli son espritd’amertume, et il se disait : « Mais, pensera-t-elle seulement àmoi dans un mois&|160;? » Aussitôt, il se sentit rempli d’un telremords qu’il se leva comme s’il avait l’obligation morale deremonter avouer à Arlette cette pensée cynique et sacrilège. « Jesuis fou », murmura-t-il, en s’appuyant sur la lisse basse. Cemanque de foi le rendait si profondément malheureux qu’il sentaittoute sa force de volonté l’abandonner. Il s’assit et se laissaaller à sa souffrance. Il songeait tristement : « On a vu deshommes jeunes mourir subitement. Pourquoi pas moi&|160;? En vérité,je suis à bout de forces, je suis déjà à moitié mort. Oui, mais cequi me reste de ma vie ne m’appartient plus. » « Peyrol&|160;! »,dit-il d’une voix si perçante que Scevola lui-même en releva latête. Il fit effort pour maîtriser sa voix et reprit en parlanttrès distinctement : « J’ai laissé une lettre pour le secrétairegénéral de la majorité[115],demandant que l’on paie à Jean – vous vous appelez bien Jean,n’est-ce pas&|160;? – Peyrol, deux mille cinq cents francs, prix dela tartane sur laquelle je pars. C’est correct&|160;? – Pourquoiavez-vous fait cela&|160;? » demanda Peyrol extrêmement impassibleen apparence. « Pour me causer des ennuis&|160;? – Ne dites doncpas de sottises, canonnier, personne ne se rappelle votre nom. Ilest enterré sous une pile de papiers noircis. Je vous prie d’allerlà-bas leur dire que vous avez vu de vos yeux le lieutenant Réals’embarquer pour remplir sa mission. » Peyrol demeurait toujoursimpassible, mais son regard se remplit de fureur. « Ah&|160;! oui,je me vois allant là-bas. Deux mille cinq cents francs&|160;! Deuxmille cinq cents foutaises&|160;! » Il changea de ton tout à coup.« J’ai entendu quelqu’un dire que vous étiez un honnête homme et jesuppose que ceci en est une preuve. Eh bien&|160;! au diable votrehonnêteté. » Il regarda le lieutenant d’un air furieux, puis il sedit : « Il ne fait même pas semblant d’écouter ce que je lui dis »,et une autre sorte de colère, à moitié faite de mépris et à moitiéd’un élément d’obscure sympathie, vint remplacer sa franche fureur.« Bah&|160;! » dit-il. Il cracha par-dessus le bord et marchantrésolument vers Réal, lui tapa sur l’épaule. Celui-ci jeta sur luiun regard absolument dénué d’expression, et ce fut le seul effet dugeste de Peyrol. L’ancien Frère-de-la-Côte ramassa alors la valisedu lieutenant qu’il alla porter dans la cabine. En passant, ilentendit Scevola articuler le mot : « Citoyen », mais ce n’estqu’en revenant qu’il consentit à lui dire : « Eh bien&|160;? –Qu’est-ce que vous allez faire de moi&|160;? demanda Scevola. –Vous n’avez pas voulu m’expliquer comment vous êtes venu à bord decette tartane », dit Peyrol d’un ton qui paraissait presque amical,« je n’ai donc pas besoin de vous dire, moi, ce que je vais fairede vous. » Un sourd grondement de tonnerre suivit de si près cesparoles que l’on aurait pu croire qu’il avait jailli des lèvresmêmes de Peyrol. Il regarda le ciel avec inquiétude. Il étaitencore clair au-dessus de sa tête, et du fond de ce petit bassinentouré de rochers, on n’avait de vue d’aucun autre côté : maisalors même qu’il regardait en l’air, il y eut une sorte de brèvelueur dans le soleil à laquelle succéda un violent, mais lointaincoup de tonnerre. Pendant la demi-heure qui suivit, Peyrol etMichel s’affairèrent à terre pour tendre un long câble de latartane à l’entrée de la crique&|160;; ils en attachèrentl’extrémité à un buisson. C’était afin de haler la tartane dans lacrique. Ils remontèrent ensuite à bord. Le petit coin de cielau-dessus de leurs têtes était encore clair, mais tout en avançantavec le câble de halage le long de la crique, Peyrol aperçut lebord du nuage. Le soleil devint tout à coup brûlant et, dans l’airstagnant, la lumière sembla changer mystérieusement de qualité etde couleur. Peyrol jeta son bonnet sur le pont, offrant sa tête nueà la menace subtile de cet air immobile et étouffant. « CréDié&|160;! Ça chauffe&|160;! » grommela-t-il en relevant lesmanches de sa veste. De son robuste avant-bras, sur lequel étaittatouée une sirène avec une queue de poisson immensément longue, ils’essuya le front. Ayant aperçu sur le pont l’épée et le ceinturondu lieutenant, il les ramassa et, sans autre cérémonie, les lançaau bas de l’échelle de la cabine. Comme il passait de nouveau prèsde Scevola, le sans-culotte éleva la voix. « Je crois que vous êtesun de ces misérables, corrompus par l’or anglais », s’écria-t-il,comme un homme saisi par l’inspiration. Ses yeux brillants, sesjoues rouges, témoignaient du feu patriotique qui brûlait dans soncœur, et il employa cette formule conventionnelle de l’époquerévolutionnaire, époque où, enivré de rhétorique, il courait detoutes parts pour donner la mort aux traîtres des deux sexes et detous âges. Mais sa dénonciation fut accueillie par un si profondmutisme que sa propre conviction en fut ébranlée. Ces parolesavaient sombré dans un abîme de silence et ce qu’on entenditensuite fut Peyrol parlant à Réal : « Je crois, lieutenant, quevous allez être trempé, avant longtemps »&|160;; puis, tout enregardant Réal, Peyrol se dit avec une profonde conviction : «Trempé&|160;! ça lui serait égal même d’être noyé. » Si impassiblequ’il parût, Peyrol n’en était pas moins fort agité intérieurement,il se demandait avec fureur où le navire anglais pouvait se trouverprécisément à ce moment et où diable était parvenu cet orage : carle ciel était devenu aussi muet que la terre accablée. « N’est-cepas le moment de nous déhaler[116],canonnier&|160;? » demanda Réal. Et Peyrol répondit : « Il n’y apas un souffle d’air, nulle part, à des lieues d’ici. » Il eut leplaisir d’entendre un grondement assez fort qui roulait apparemmentle long des collines, à l’intérieur des terres. Au-dessus dubassin, un petit nuage déchiqueté, attaché à la robe pourpre del’orage, flottait immobile, mince comme un morceau de gaze sombre.Là-haut, à la ferme, Catherine, elle aussi, avait entendu cegrondement inquiétant et elle était allée à la porte de la salle.Elle avait pu, de là, voir le nuage violet lui-même, contourné etmassif, et l’ombre sinistre qu’il projetait sur les collines.L’arrivée de l’orage ajoutait encore au sentiment d’inquiétudequ’elle éprouvait à se sentir ainsi toute seule à la maison. Micheln’était pas remonté. Bien qu’elle ne lui adressât presque jamais laparole, elle aurait vu Michel avec plaisir, simplement parce quec’était une personne qui faisait partie de l’ordre habituel deschoses. Elle n’était pas bavarde, mais elle aurait aimé trouverquelqu’un à qui parler, ne fût-ce qu’un moment. L’interruption detous les bruits, voix ou pas, aux abords de la ferme, ne lui étaitpas agréable&|160;; mais à voir le nuage, elle pensa qu’avant peuil y aurait suffisamment de bruit. Au moment toutefois où ellerentrait dans la cuisine, elle entendit un son dont le caractèreperçant et terrifiant à la fois lui fit regretter cet accablantsilence&|160;; c’était un cri déchirant qui venait de la partiesupérieure de la maison où, à sa connaissance, il n’y avaitqu’Arlette endormie. Comme elle s’efforçait de traverser la cuisinepour se diriger vers le pied de l’escalier, la vieille femme eutl’impression d’être tout à coup accablée par le poids des annéesaccumulées. Elle se sentit soudain extrêmement faible et presqueincapable de respirer. Et il lui vint tout à coup cette pensée : «Scevola&|160;! Est-ce qu’il l’assassine là-haut&|160;? » Le peu quilui restait de force physique en fut paralysé. Que pouvait-ce êtred’autre&|160;? Elle tomba, comme abattue par un coup de feu, surune chaise, et se trouva incapable de faire un mouvement. Seul soncerveau continuait à agir&|160;; elle porta les mains à ses yeuxcomme pour repousser la vision des horreurs qui s’accomplissaientlà-haut. Elle n’entendait plus aucun bruit venant de l’étage.Arlette devait être morte. Elle pensait que maintenant c’était sontour. Et si son corps tremblait devant la violence brutale, sonesprit exténué souhaitait ardemment la fin. Qu’il vienne&|160;! Quec’en soit fini de tout cela, qu’elle soit assommée ou frappée d’uncoup de poignard dans la poitrine. Elle n’avait pas le courage dese découvrir les yeux. Elle attendit. Mais au bout d’une minute,qui lui parut interminable, elle entendit au-dessus de sa tête unbruit de pas rapides. C’était Arlette qui courait de-ci de-là.Catherine retira ses mains de devant ses yeux et elle allait selever, quand elle entendit crier au haut de l’escalier le nom dePeyrol, avec un accent désespéré. Puis, presque aussitôt après,elle entendit de nouveau ce cri de : « Peyrol, Peyrol&|160;! »,puis un bruit de pas qui descendaient précipitamment l’escalier.Elle entendit encore le cri déchirant de : « Peyrol&|160;! » del’autre côté de la porte juste avant que celle-ci ne s’ouvrît. Quidonc la poursuivait&|160;? Catherine parvint à se lever. Appuyéed’une main à la table, elle offrit un front intrépide à sa niècequi se précipita dans la cuisine, les cheveux dénoués, et les yeuxremplis d’une expression d’extrême égarement. La porte qui donnaitsur l’escalier s’était refermée avec violence derrière elle.Personne ne la poursuivait et Catherine, étendant son maigre brasbronzé, arrêta la fuite d’Arlette au passage. La secousse fut telleque les deux femmes en trébuchèrent l’une contre l’autre. Ellesaisit sa nièce par les épaules. « Qu’y a-t-il&|160;? Qu’y a-t-il,au nom du Ciel&|160;? Où cours-tu ainsi&|160;? » cria-t-elle. Etl’autre, comme épuisée soudain, murmura : « Je viens de m’éveillerd’un rêve affreux. » Le nuage maintenant suspendu au-dessus de lamaison rendait la cuisine obscure. Un faible éclair passa, suivid’un petit grondement au loin. La vieille femme secoua doucement sanièce. « Les rêves ne signifient rien, dit-elle, tu es éveilléemaintenant… » Et, à vrai dire, Catherine pensait qu’il n’y a pas derêves aussi affreux que les réalités qui prennent possession devous pendant les longues heures de veille. « On le tuait », gémitArlette qui se mit à trembler et à se débattre dans les bras de satante. « Je te dis qu’on le tuait. – Reste tranquille. Tu rêvais dePeyrol&|160;? », Elle se calma immédiatement et murmura : « Non,d’Eugène. » Elle avait vu Réal attaqué par une bande d’hommes et defemmes tous dégouttant de sang, sous une lumière froide et livide,devant une rangée de simples carcasses de maisons aux murs fissuréset aux fenêtres brisées, au milieu d’une forêt de bras levés quibrandissaient des sabres, des massues, des couteaux et des haches.Il y avait aussi un homme qui faisait des moulinets avec un chiffonrouge au bout d’un bâton, tandis qu’un autre battait du tambour, etce son retentissait au-dessus d’un bruit effrayant de vitresbrisées qui tombaient comme une pluie sur le trottoir. Au tournantd’une rue déserte, elle avait vu Peyrol, reconnaissable à sescheveux blancs, qui marchait d’un pas tranquille en balançantrégulièrement son gourdin. Ce qu’il y avait d’affreux, c’est quePeyrol l’avait regardée bien en face, sans rien remarquer,calmement, sans même froncer les sourcils ni sourire, il étaitresté aveugle et sourd tandis qu’elle agitait les bras et qu’ellecriait désespérément pour qu’il vînt à son secours. Elle s’étaitréveillée en sursaut, ayant encore le son perçant du nom de Peyroldans les oreilles et conservant de ce rêve une impression si forte,qu’en regardant avec affolement le visage de sa tante, elle voyaitencore les bras nus de cette foule de meurtriers levés au-dessus dela tête de Réal qui s’affaissait peu à peu. Et pourtant le nom quilui était venu aux lèvres en s’éveillant, c’était celui de Peyrol.Elle s’écarta de sa tante avec une telle force que la vieillefemme, chancelant en arrière, dut pour ne pas tomber se rattraperau manteau de la cheminée au-dessus de sa tête. Arlette courut à laporte de la salle y jeta un coup d’œil, revint vers sa tante etcria : « Où est-il&|160;? » Catherine ne savait réellement pas quelchemin le lieutenant avait pris. Elle comprit très bien que « il »voulait dire Réal. « Il est parti il y a longtemps »,dit-elle&|160;; et elle s’empara du bras de sa nièce et ajouta enfaisant effort pour affermir sa voix : « Il va revenir, Arlette…car rien ne peut le tenir éloigné de toi. » Arlette murmurait commemachinalement pour elle-même ce nom magique : « Peyrol,Peyrol&|160;! » Puis elle cria : « Je veux Eugène tout de suite.Immédiatement. » Le visage de Catherine prit une expressiond’imperturbable patience. « Il est parti en service commandé »,dit-elle. Sa nièce la regardait avec des yeux énormes, noirs commedu charbon, profonds et immobiles, tandis que d’un ton de folleintensité elle disait : « Peyrol et toi, vous avez comploté de mefaire perdre la raison, mais je saurai comment faire pour obligerle vieux Peyrol à le rendre. Il est à moi&|160;! » Elle fitvolte-face avec l’air égaré de quelqu’un qui cherche à échapper àun danger mortel, et elle se précipita dehors tête baissée. Autourd’Escampobar, l’air était sombre mais calme, et le silence siprofond qu’on pouvait entendre les premières pesantes gouttes depluie frapper le sol. Sous l’ombre inquiétante de la nuée d’orage,Arlette demeura un instant hésitante : mais c’était vers Peyrol,l’homme mystérieux et fort, que se tournaient ses pensées. Elleétait prête à se traîner à ses genoux, à le supplier, à le gronder.« Peyrol&|160;! Peyrol&|160;! » cria-t-elle à deux reprises, etelle tendit l’oreille comme si elle attendait une réponse : puis,de toutes ses forces, elle cria : « Je veux qu’on me lerende&|160;! » Une fois seule dans la cuisine, Catherine allas’asseoir avec dignité dans le fauteuil à dossier élevé, comme unsénateur qui, dans sa chaise curule attendrait le coup d’un destinbarbare. Arlette dégringola la pente. Le premier signe de sa venuefut un cri faible et aigu que seul, à vrai dire, le flibustierentendit et comprit. Il serra les lèvres d’une façon singulière quitémoignait qu’il appréciait à sa juste valeur cette complicationimminente. Un moment après il la vit, juchée sur un rocher isolé età demi voilée par la première averse perpendiculaire. Arlette qui,en découvrant la tartane et les hommes à son bord, poussa un longcri de triomphe et de désespoir mêlés : « Peyrol&|160;! Ausecours&|160;! Pey… rol&|160;! » Réal se mit d’un bond sur sespieds, l’air extrêmement effrayé, mais Peyrol l’arrêta d’un brastendu. « C’est moi qu’elle appelle », dit-il, en regardant lasilhouette en équilibre sur le haut du rocher. « Joli saut&|160;!Sacré nom…&|160;! Joli saut&|160;! » et plus bas il murmura à partlui : « Elle va se casser les jambes ou le cou. » « Je vous vois,Peyrol », cria Arlette, qui semblait traverser l’air en volant. «Ne vous y risquez pas&|160;! – Oui, me voilà&|160;! » s’écria leflibustier en se frappant du poing la poitrine. Le lieutenant Réalse couvrit la figure de ses deux mains. Michel regardait la scènebouche bée comme s’il eût assisté à une représentation dans uncirque&|160;; mais Scevola baissa les yeux. Arlette s’élança à bordd’un tel bond que Peyrol dut se précipiter pour la préserver d’unechute qui l’eût assommée. Avec une violence extrême, elle sedébattit dans les bras de Peyrol. L’héritière d’Escampobar, sescheveux noirs sur les épaules, semblait incarner une blême fureur.« Misérable&|160;! Ne vous y risquez pas&|160;! » Un roulement detonnerre vint couvrir sa voix&|160;; mais lorsqu’il se fut éloigné,on entendit de nouveau Arlette&|160;; elle parlait d’un tonsuppliant : « Peyrol, mon ami, mon cher vieil ami. Rendez-le-moi »,et son corps ne cessait de se tordre entre les bras du vieux marin.« Vous m’aimiez, jadis, Peyrol », cria-t-elle sans cesser de sedébattre, et soudain, de son poing fermé, elle frappa à deuxreprises le flibustier au visage. Il reçut les deux coups comme sisa tête eût été faite de marbre, mais il sentit avec terreur lecorps d’Arlette devenir immobile et rigide entre ses bras. Un grainvint envelopper le groupe réuni à bord de la tartane. Peyrolétendit doucement Arlette sur le pont. Elle avait les yeux fermés,les mains serrées&|160;; tout signe de vie avait disparu de cevisage blême. Peyrol se releva et regarda les hauts rochers quiruisselaient. La pluie balayait la tartane avec un grondementfurieux et cinglant, auquel se mêlait le bruit de l’eau dévalantviolemment par les replis et les crevasses de ce rivage escarpé,qui, graduellement, échappait à sa vue comme si c’eût été lecommencement d’un déluge universel et destructeur : la fin de tout.Le lieutenant Réal, un genou en terre, contemplait le visage pâled’Arlette. On entendit, distincte, quoique mêlée encore au faiblegrondement du tonnerre lointain, la voix de Peyrol qui disait : «On ne peut pas la mettre à terre et la laisser couchée sous lapluie. Il faut la porter à la maison. » Les vêtements trempésd’Arlette lui collaient au corps, et le lieutenant, sa tête nueruisselant de pluie, la contemplait comme s’il venait de la sauverde la noyade. Peyrol, impénétrable, baissa les yeux vers la jeunefille étendue sur le pont et l’homme agenouillé. « Elle s’estévanouie de rage contre son vieux Peyrol », reprit-il d’un ton unpeu rêveur. « On voit décidément d’étranges choses. Écoutez,lieutenant, il vaut mieux que vous la preniez sous les bras et quevous descendiez à terre le premier. Je vais vous aider. Vous yêtes&|160;? Soulevez-la. » Les deux hommes durent calculer leursgestes et ne purent avancer que lentement sur la première partie,escarpée, de la pente. Après avoir fait ainsi plus des deux tiersdu chemin, ils déposèrent leur fardeau inanimé sur une pierreplate. Réal continuait à soutenir les épaules, mais Peyrol posadoucement les pieds à terre. « Là&|160;! dit-il. Vous pouvez laporter seul pour le reste du trajet et la remettre à la vieilleCatherine. Mettez-vous bien d’aplomb, je vais la soulever et vousla mettre dans les bras. Vous pouvez très aisément parcourir cettedistance. Là… Soulevez-la un peu plus de peur que ses piedsn’accrochent les pierres. » La chevelure d’Arlette pendait, masseinerte et pesante, bien au-dessous du bras du lieutenant. L’orages’éloignait, laissant le ciel encore chargé de nuages. Et Peyrolavec un profond soupir se dit : « Je suis las&|160;! » « Comme elleest légère&|160;! dit Réal. – Parbleu, oui, elle est légère. Sielle était morte, vous la trouveriez assez lourde. Allons&|160;!,lieutenant. Non&|160;! je ne viens pas. À quoi bon&|160;? Jeresterai ici. Je n’ai pas envie d’entendre les reproches deCatherine. » Le lieutenant, absorbé par le visage qui reposait dansle creux de son bras, ne détourna pas un instant les yeux, pas mêmelorsque Peyrol, se penchant sur Arlette, embrassa son front blanc,tout près de la racine de ses cheveux noirs comme l’aile d’uncorbeau. « Que dois-je faire&|160;? murmura Réal. – Ce que vousdevez faire&|160;? Eh bien&|160;! remettez-la à la vieilleCatherine. Et dites-lui que je reviens dans un instant. Ça laréconfortera. Autrefois je comptais pour quelque chose dans cettemaison. Allez. Le temps presse. » Après quoi, il se retourna et semit à descendre lentement vers la tartane. Une brise s’était levée.Il la sentait sur son cou mouillé et accueillit avec satisfactioncette impression de fraîcheur qui le rappelait à lui-même, à savieille nature aventureuse qui n’avait connu ni mollesse, nihésitation devant un quelconque risque de la vie. L’averses’éloignait au moment où il mit le pied à bord. Michel, trempéjusqu’aux os, conservait encore la même attitude et regardait versle sentier. Le citoyen Scevola avait ramené ses genoux vers lui ets’était pris la tête dans les mains&|160;; que la pluie, le froidou quelque autre raison en fût la cause, en tout cas ses dentsclaquaient : on pouvait en entendre le bruit continuel et agaçant.Peyrol enleva rapidement sa veste lourde d’eau, avec un airétrange, comme si elle ne pouvait plus être d’aucune utilité pourson enveloppe mortelle&|160;; il redressa ses larges épaules et,d’une voix grave et calme, donna l’ordre à Michel de larguer lesamarres qui retenaient la tartane au rivage. Le fidèle séide enresta ébahi et il ne fallut pas moins d’un « Allez » prononcé parPeyrol d’un ton de commandement, pour le mettre en mouvement.Pendant ce temps, le flibustier, après avoir largué les amarragesde la barre, mettait, d’un air d’autorité, sa main sur la fortepièce de bois qui s’avançait horizontalement de la tête dugouvernail, à peu près à la hauteur de sa hanche. Les paroles etles mouvements de ses compagnons obligèrent le citoyen Scevola àmaîtriser le tremblement désespéré de sa mâchoire. Il se démena unpeu dans ses liens et articula de nouveau la question qu’il avaiteue sur les lèvres depuis des heures : « Qu’est-ce que vous allezfaire de moi&|160;? – Que diriez-vous d’une petite promenade enmer&|160;? » demanda Peyrol d’un ton qui n’était pas sansbienveillance. Le citoyen Scevola, qui, jusqu’alors avait parucomplètement abattu et dompté, poussa un cri perçant tout à faitimprévu : « Détachez-moi. Mettez-moi à terre. » Michel, occupé àl’avant, se laissa aller à sourire, comme s’il eût eu un sentimentraffiné de l’incongruité. Peyrol demeura sérieux. « On va vousdétacher dans un instant », déclara-t-il au patriote buveur de sangqui avait si longtemps passé pour être possesseur non seulementd’Escampobar, mais de l’héritière d’Escampobar, qu’habitué comme ill’était à vivre sur des apparences, il en était presque arrivé àcroire lui-même à cette possession. Aussi hurla-t-il à ce ruderéveil. Peyrol éleva la voix : « Embraque l’amarre[117], Michel&|160;! » Comme, une fois lesamarres larguées, la tartane avait évité[118] endébordant du rivage, le mouvement que lui donna Michel la portavers la passe par laquelle le bassin communiquait avec la crique.Peyrol était à la barre, et en un moment, glissant à traversl’étroit couloir, la tartane gardant son erre bondit presque aumilieu de la crique. On sentait une petite brise qui ridait l’eaulégèrement, mais au large, la mer assombrie se tachetait déjà demoutons. Peyrol donna la main à Michel pour embraquer les écoutes,puis revint ensuite prendre la barre. Le joli bâtiment, proprecomme un sou neuf, si longtemps immobile, se mit à glisser vers levaste monde. Michel, comme éperdu d’admiration, regardait lerivage. La tête du citoyen Scevola était retombée sur ses genouxtandis que de ses mains sans force il entourait mollement sesjambes. On eût dit la figure même du découragement. « Hé,Michel&|160;! Viens ici et détache-moi le citoyen. Ce n’est quejuste qu’il soit libre pour cette petite excursion en mer. » Unefois son ordre exécuté, Peyrol s’adressa à la forme désolée quiétait assise sur le pont : « Comme cela, si la tartane venait àchavirer dans un coup de vent, vous auriez la même chance que nousde sauver votre peau à la nage. » Scevola dédaigna de répondre.Dans sa rage, il était occupé à se mordre les genoux furtivement. «Vous êtes venu à bord dans quelque intention meurtrière. À qui enaviez-vous, sinon à moi, Dieu seul le sait. Je me sens parfaitementjustifié en vous offrant un petit tour en mer. Je ne vous cacheraipas, citoyen, que cela n’ira pas sans quelque risque de mort ou deblessure. Mais ne vous en prenez qu’à vous du fait d’être ici. » Àmesure que la tartane s’éloignait de la crique, elle obéissaitdavantage à la force de la brise et elle bondissait en avant d’unmouvement rapide. Un vague sourire de contentement éclairait levisage velu de Michel. « Elle sent la mer », lui dit Peyrol quiprenait plaisir à la marche rapide de son petit bâtiment. « C’estdifférent de ta lagune, Michel&|160;! – Pour sûr », dit-il avec lagravité qui convenait. « Ça ne te parait pas drôle à toi, lorsquetu te retournes vers la terre, de penser que tu n’as rien laisséderrière toi, rien, ni personne&|160;? » Michel prit l’aspect d’unhomme auquel on soumet un problème intellectuel. Depuis qu’il étaitdevenu le séide de Peyrol, il avait complètement perdu l’habitudede penser. Des instructions et des ordres étaient choses faciles àsaisir&|160;; mais une conversation avec celui qu’il appelait «notre maître » était une affaire sérieuse qui réclamait uneattention intense et concentrée. « Peut-être bien », murmura-t-ild’un air étrangement embarrassé. « Eh bien&|160;! Tu as de lachance, crois-moi », dit Peyrol en surveillant la marche de sonpetit navire qui longeait la pointe de la presqu’île. « Tu n’as pasmême un chien à qui tu puisses manquer. – Je n’ai que vous, maîtrePeyrol&|160;! – C’est ce que je pensais », répondit celui-ci commes’il se parlait un peu à lui-même, tandis que Michel, en bon marin,gardait l’équilibre en épousant les mouvements du navire sansquitter des yeux le visage du Frère-de-la-Côte. « Non », s’écriatout à coup Peyrol après un moment de méditation, « je ne pouvaispas te laisser derrière moi ». Il tendit vers Michel sa mainouverte. « Mets ta main ici », dit-il. Michel hésita un momentdevant cette extraordinaire proposition. Il s’exécuta à la fin etPeyrol, serrant vigoureusement la main du pêcheur dépourvu de tout,lui dit : « Si j’étais parti seul, je t’aurais laissé sur ce rivagecomme un homme abandonné pour mourir sur une île déserte. » Unefaible perception de ce que la circonstance avait de solennelsembla pénétrer le cerveau primitif de Michel. Les paroles dePeyrol s’associèrent en lui au sentiment de la place insignifiantequ’il occupait au dernier rang de l’espèce humaine&|160;; ettimidement, avec son regard clair, innocent et sans nuage, ilmurmura l’axiome fondamental de sa philosophie : « Il faut bien quequelqu’un soit le dernier ici-bas. – Eh bien&|160;! alors, ilfaudra que tu me pardonnes tout ce qui pourra arriver d’ici aucoucher du soleil. » La tartane, docile à la barre, laissaporter[119] pour mettre le cap à l’est. Peyrolmurmura : « Elle sait encore naviguer. » Son indomptable cœur, silourd depuis tant de jours, eut un moment d’exaltation, l’illusiond’une immense liberté. À ce moment, Réal, étonné de ne plus trouverla tartane dans le bassin, courait comme un fou vers la crique oùil pensait que Peyrol devait l’attendre pour lui en remettre lecommandement. Il courut jusqu’à ce même rocher sur lequel l’ancienprisonnier de Peyrol s’était assis après son évasion, trop exténuépour se réjouir et cependant ragaillardi par l’espérance de laliberté. La situation de Réal était pire. Il ne distingua aucuneforme indécise à travers le léger voile de pluie qui frappait cettenappe d’eau abritée et encadrée par les rochers. Le petit bâtimentavait été enlevé. Comment était-ce possible&|160;! Il devait avoirles yeux malades&|160;! De nouveau le versant dénudé de la collineretentit du nom de « Peyrol » hurlé par Réal de toute la force deses poumons. Il ne le hurla qu’une fois, et environ cinq minutesplus tard il parut à la porte de la cuisine, haletant, ruisselant,comme s’il venait de remonter à grand-peine du fond de la mer.Arlette, pâle comme une morte, reposait dans le fauteuil à hautdossier, les membres détendus, la tête sur le bras de Catherine. Illa vit ouvrir des yeux noirs, énormes et comme s’ilsn’appartenaient pas à ce monde&|160;; il vit la vieille Catherinetourner la tête, entendit un cri de surprise : une sorte de luttesembla s’engager entre les deux femmes. Il leur cria comme un fou :« Peyrol m’a trahi&|160;! » et en un instant, faisant claquer laporte, il disparut. La pluie avait cessé. Au-dessus de sa tête lamasse compacte des nuages se dirigeait vers l’est : il prit la mêmedirection comme s’il était, lui aussi, poussé par le vent, et ilgrimpa la colline jusqu’au petit observatoire. Quand il y futparvenu et qu’essoufflé il eut passé un bras autour du tronc del’arbre incliné, la seule chose dont il eut conscience pendantcette sombre interruption du tumulte des éléments, ce futl’agitation affolante de ses pensées. Au bout d’un moment, ilaperçut à travers la pluie le navire anglais, ses huniers[120] amenés sur les chouquets[121] courant à petite allure à traversl’entrée nord de la Petite Passe. Dans sa détresse il s’attacha defaçon insensée à l’idée qu’il devait y avoir une relation entre cenavire ennemi et l’inexplicable conduite de Peyrol. Ce vieux marinavait toujours eu l’intention de partir lui-même&|160;! Et quand unmoment plus tard, tournant son regard vers le sud, il distingual’ombre de la tartane qui doublait la pointe, au milieu d’unnouveau grain, il murmura amèrement pour lui-même : «Parbleu&|160;! » Elle avait ses deux voiles établies. Peyrol lapressait effectivement autant qu’il le pouvait, dans son abominablehâte d’aller communiquer avec l’ennemi. La vérité était que dans laposition où Réal l’aperçut d’abord, Peyrol ne pouvait encore voirle navire anglais et il tint tranquillement sa route jusqu’aumilieu de la Passe. Le navire de guerre et la petite tartane sevirent l’un l’autre fort à l’improviste, à une distance qui n’étaitguère plus d’un mille. Peyrol sentit son cœur tressaillir en sevoyant si près de l’ennemi. À bord de l’Amelia on n’y prit d’abordpas garde. Ce n’était qu’une tartane qui allait gagner un abri surla côte au nord de Porquerolles. Mais quand Peyrol eut tout à coupchangé sa route, le quartier-maître[122] dunavire de guerre, remarquant la manœuvre, braqua sa longue-vue. Lecapitaine Vincent était sur le pont et fut d’avis, comme sonquartier-maître, que ce bâtiment agissait de façon suspecte. Avantmême que l’Amelia eût pu venir dans le vent sous le fort grain,Peyrol était déjà sous la batterie de Porquerolles et ainsi àl’abri de toute capture. Le capitaine Vincent ne se souciait pasd’amener son navire à portée de la batterie et de courir le risquede faire endommager son gréement ou sa coque pour un simple petitcôtier. Toutefois, ce que Symons avait raconté, à bord, du bâtimentcaché qu’il avait découvert, de sa captivité et de son étonnanteévasion, avait fait de chaque tartane un objet d’intérêt pour toutl’équipage. L’Amelia avait pris la panne[123] dansla Passe, tandis que ses officiers observaient les voileslatines[124] qui couraient des bordées sous laprotection des canons. Le capitaine Vincent lui-même avait étéfrappé de la manœuvre de Peyrol. Les bâtiments côtiers,d’ordinaire, n’avaient pas peur de l’Amelia. Après avoir arpenté ladunette, il fit appeler Symons à l’arrière. Ce héros d’une aventureunique et mystérieuse qui, depuis vingt-quatre heures, n’avaitcessé d’être le sujet de toutes les conversations à bord de lacorvette, s’avança d’un pas chaloupé, le chapeau à la main, toutpénétré secrètement du sentiment de son importance. « Prends lalorgnette, lui dit le commandant, et regarde-moi ce bâtiment sousla côte. Ressemble-t-il un peu à la tartane à bord de laquelle tudis avoir été&|160;? » Symons ne montra aucune hésitation : « Jejurerais, Votre Honneur, que ce sont bien là les mêmes mâts toutnouvellement peints. C’est la dernière chose que je me rappelleavant le moment où ce scélérat m’a assommé. La lune donnait enplein dessus. Je les distingue maintenant à la lorgnette. » Quant àl’homme qui lui avait raconté que la tartane portait des dépêcheset qu’elle avait déjà fait plusieurs voyages, ma foi, Symons priaitSon Honneur de vouloir bien croire que l’individu n’était pas alorstout à fait dans son état normal, il dégoisait n’importe quoi. Lameilleure preuve, c’est qu’il était allé chercher les soldats etqu’il avait oublié de revenir. Le dangereux vieux scélérat&|160;! «C’est que, Votre Honneur, reprit Symons, il pensait qu’il n’y avaitpas de chance que je puisse m’enfuir après avoir reçu un coup dontneuf hommes sur dix seraient morts. Aussi est-il allé se vanter deson exploit auprès des gens de la côte&|160;; car un de sescopains, un individu encore pire que lui, est descendu du villageavec l’intention de me tuer à coups de fourche à fumier, unefourche sacrément grosse, sauf votre respect. C’était un vraisauvage, celui-là. » Symons s’interrompit, le regard fixe, commeémerveillé de son propre récit. Le vieux quartier-maître, deboutprès du capitaine, remarqua avec calme qu’en tout cas cettepresqu’île n’était pas une mauvaise base de départ pour un navirequi aurait l’intention d’échapper au blocus. Symons, le chapeau àla main, attendait toujours, tandis que le capitaine Vincentdonnait l’ordre à l’officier de manœuvre d’éventer[125] et de venir un peu plus près de labatterie. Ce qui fut fait, et aussitôt l’éclair d’un coup de canonapparut au ras de la ligne de l’eau, et un boulet arriva dans ladirection de l’Amelia. Il tomba très court, mais le capitaineVincent, jugeant que son navire était assez près, donna l’ordre demettre de nouveau en panne. On demanda alors à Symons de jeterencore un coup d’œil par la lorgnette. Après avoir regardélongtemps, il l’abaissa et dit à son commandant sur un ton solennel: « Je distingue trois têtes à bord, Votre Honneur, et l’uned’elles est blanche. Je jurerais n’importe où que je connais cettetête blanche. » Le capitaine Vincent ne répondit rien. Tout celalui paraissait bien étrange, mais, après tout, c’était possible. Cenavire avait certainement une conduite suspecte. D’un ton à demivexé il s’adressa au premier lieutenant. « Il a fait une manœuvreassez habile. Il nous fera des feintes par ici jusqu’à ce que lanuit vienne, et puis il filera. C’est parfaitement absurde. Je neveux pas envoyer les embarcations trop près de la batterie, et sije le fais, il s’éloignera peut-être d’elles tout simplement etdoublera la pointe bien avant que nous ne soyons prêts à lui donnerla chasse. L’obscurité sera pour lui le meilleur complice. Tout demême, il faut avoir l’œil sur lui au cas où il serait tenté de nousfausser compagnie à la fin de l’après-midi. S’il en est ainsi, nousferons de notre mieux pour l’attraper. S’il a quoi que ce soit àbord, j’aimerais m’en emparer. Cela peut être quelque chosed’important, après tout. » À bord de la tartane, Peyrol de son côtéinterprétait les mouvements de la corvette. Son but avait étéatteint. Le navire de guerre l’avait choisi comme proie. Convaincusur ce point, Peyrol attendit l’occasion, et profitant d’un grainprolongé dont la pluie était assez épaisse pour brouiller la formedu navire anglais, il abandonna la protection de la batterie pouren faire voir de toutes les couleurs à l’Anglais et jouer le rôled’un homme qui veut à tout prix éviter de se faire capturer. Réal,de la position qu’il occupait sur le belvédère, aperçut dansl’averse devenue moins drue les voiles latines contournant lapointe nord de Porquerolles et disparaissant derrière la terre. Unmoment après il vit l’Amelia qui faisait voile d’une façon qui nelaissait aucun doute sur ses intentions de lui donner la chasse. Sahaute voilure disparut bientôt, elle aussi, derrière la pointe dePorquerolles. Quand elle eut disparu, Réal se tourna vers Arlette.« Allons », dit-il. Stimulée par la brève apparition, à la porte dela cuisine, de Réal, qu’elle avait pris d’abord pour la vision d’unhomme disparu qui lui faisait signe de le suivre jusqu’au bout dumonde, Arlette s’était arrachée aux bras maigres et osseux de lavieille femme incapable de résister aux efforts de ce jeune corpset à sa fougue violente. Elle avait couru droit au belvédère,quoique rien ne pût l’y guider si ce n’est un aveugle désir dechercher Réal partout où il pouvait être. Il ne s’aperçut pasqu’elle l’avait rejoint avant qu’elle ne lui saisît tout à coup lebras avec une énergie et une résolution dont un être faibled’esprit n’eût pas été capable. Il sentit qu’elle s’emparait de luid’une façon qui lui ôta du cœur tout scrupule. Accroché au tronc del’arbre, il passa son autre bras autour de la taille de la jeunefemme, et quand elle lui eut avoué qu’elle ne savait pas pourquoielle avait couru jusqu’à cet endroit plutôt qu’ailleurs, mais quesi elle ne l’avait pas trouvé, elle se serait jetée du haut de lafalaise, il resserra son étreinte avec une exultation soudaine,comme si Arlette était un don obtenu par la prière et non la pierred’achoppement de sa conscience puritaine. Ils revinrent ensemble àla ferme. Dans la lumière qui déclinait, les bâtiments inertes lesattendaient&|160;; les murs en étaient noircis par la pluie, et lesgrands toits inclinés luisaient sinistrement sous la fuite désoléedes nuages. Dans la cuisine, Catherine entendit le bruit de leurspas mêlés et, raidie dans son grand fauteuil, attendit leur venue.Arlette jeta ses bras autour du cou de la vieille femme, tandis queRéal se tenait de côté et les regardait. Des images se succédaientvertigineusement dans son esprit et s’abîmaient dans un sentimentpuissant : le caractère irrévocable des circonstances qui lelivraient à cette femme, car, dans le bouleversement de sessentiments, il inclinait à la croire plus saine d’esprit quelui-même. Un bras passé par-dessus les épaules de la vieille femme,Arlette baisait le front ridé sous la bande blanche du bonnet qui,sur cette tête altière, avait l’air d’un diadème rustique. «Demain, il faudra que toi et moi, nous descendions à l’église. »L’attitude austère et digne de Catherine sembla ébranlée par cetteproposition d’avoir à conduire devant le Dieu avec qui depuislongtemps elle avait fait sa paix, cette infortunée jeune fille,choisie pour partager la culpabilité des horreurs indicibles etimpies qui lui avaient obscurci l’esprit. Arlette, toujours penchéesur le visage de sa tante, étendit une main vers Réal qui fit unpas en avant et la prit silencieusement dans la sienne. « Oh&|160;!oui, n’est-ce pas, ma tante, insista Arlette. Il faudra que tuviennes avec moi prier pour Peyrol que, toi et moi, nous nereverrons jamais plus. » Catherine baissa la tête : était-ce sousl’effet de l’assentiment ou du chagrin&|160;? Et Réal éprouva uneémotion inattendue et profonde, car il était, lui aussi, convaincuqu’aucune des trois personnes de la ferme ne reverrait jamaisPeyrol. On eût dit que l’écumeur des vastes mers les avaitabandonnés à eux-mêmes, sous le coup d’une impulsion soudaine faitede mépris, de magnanimité, d’une passion lasse d’elle-même. Dequelque façon qu’il l’eût conquise, Réal était prêt à serrer àjamais sur son cœur cette femme que la main rouge de la Révolutionavait touchée&|160;; car cette femme dont les petits pieds avaientplongé jusqu’à la cheville dans les terreurs de la mort, luiapportait, à lui, le sentiment de la vie triomphante. En arrière dela tartane, le soleil sur le point de se coucher éclairait d’unelueur rouge terne et cramoisie une bande séparant le ciel couvertde la mer assombrie. La presqu’île de Giens et les îles d’Hyères neformaient qu’une seule masse qui se détachait toute noire sur laceinture enflammée de l’horizon&|160;; mais vers le nord la côtealpine allongeait à perte de vue ses sinuosités infinies sous desnuages bas. La tartane semblait s’élancer du même mouvement que lesvagues dans l’étreinte de la nuit tombante. À un peu plus d’unmille, par la hanche[126] sousle vent, l’Amelia, sous toutes ses voiles majeures[127] menait la chasse à fond. Elle duraitdéjà depuis plusieurs heures, car Peyrol, en prenant le large,avait dès le début réussi à gagner de l’avance sur l’Amelia. Tantqu’elle fut sur cette large nappe d’eau calme qu’on appelle la raded’Hyères, la tartane, qui était vraiment un bâtimentextraordinairement rapide, réussit bel et bien à gagner du terrainsur la corvette. Puis, en enfilant tout à coup la passe quiséparait les deux dernières îles du groupe à l’est, Peyrol avait enfait disparu à la vue du navire qui le poursuivait et dont il futmasqué un moment par l’île du Levant. L’Amelia, ayant dû virer debord à deux reprises pour la suivre, perdit encore du terrain. Endébouchant en pleine mer, il lui fallut virer de bord à nouveau, cequi l’amena à donner chasse droit de l’arrière, position qui, commechacun sait, prolonge le temps de la chasse. L’habile navigation dePeyrol avait arraché par deux fois au capitaine Vincent un sourdmurmure qu’accompagna un significatif serrement de lèvres. L’Ameliaavait été un moment assez près de la tartane pour lui envoyer uncoup de semonce. Il fut suivi d’un autre qui passa en sifflant prèsde la tête des mâts, mais ensuite le capitaine Vincent donnal’ordre d’amarrer de nouveau la pièce. Il dit au premier lieutenantqui, le porte-voix à la main, se tenait près de lui : « Il ne fautà aucun prix couler ce bâtiment&|160;; si nous avions seulement uneheure de calme, nous pourrions le capturer avec nos embarcations. »Le lieutenant déclara que, d’ici à vingt-quatre heures au moins, onne pouvait guère espérer une accalmie. « Assurément, dit lecapitaine Vincent, et d’ici une heure à peu près, il feranuit&|160;; et il peut alors très bien nous fausser compagnie. Lacôte n’est pas très loin et il y a des batteries des deux côtés deFréjus&|160;; abritée par l’une ou l’autre, cette tartane seraaussi assurée de n’être pas prise que si elle était halée sur laplage. Et voyez », s’exclama-t-il au bout d’un moment, « c’est bience que cet homme a l’intention de faire. – Oui, commandant », ditle lieutenant, les yeux fixés sur la tache blanche qui, devant eux,dansait légèrement sur les vagues courtes de la Méditerranée, « ilne serre pas le vent. – Nous l’aurons d’ici moins d’une heure »,reprit le capitaine Vincent, et on eût dit qu’il allait se frotterles mains de satisfaction, mais il s’accouda soudain à la lisse. «En somme, continua-t-il, c’est une course entre l’Amelia et lanuit. – Et il fera nuit de bonne heure aujourd’hui », dit lelieutenant en balançant son porte-voix au bout de son cordon. «Faut-il hisser les vergues pour les dégager des galhaubans[128]&|160;? – Non, reprit le capitaineVincent, il y a un fin manœuvrier à bord de cette tartane. Il fuittout droit pour l’instant, mais à tout moment il peut encorerevenir dans le vent[129]. Nele suivons pas de trop près, nous perdrions notre avantage actuel.Cet homme a résolu de nous échapper. » Si ces mots avaient pu parmiracle parvenir aux oreilles de Peyrol, ils lui auraient faitvenir aux lèvres un sourire ironique d’exultationmalicieuse[130] et triomphante. Depuis le moment oùil avait posé la main sur la barre de la tartane, toute soningéniosité et son habileté de marin s’étaient évertuées à tromperle commandant du navire anglais, l’ennemi qu’il n’avait jamais vu,l’homme dont il s’était imaginé l’esprit d’après la manœuvre de sonnavire. Courbé sur la lourde barre, il rompit le silence de cetépuisant après-midi en interpellant Michel : « C’est lemoment&|160;! » dit-il avec calme, de sa voix profonde. «Choque[131] l’écoute de grand-voile, Michel. Untout petit peu seulement, pour l’instant. » Quand Michel eut reprisla place où il s’était tenu du côté du vent, le flibustier remarquaqu’il gardait les yeux fixés sur lui avec étonnement. Des penséesvagues s’étaient formées lentement, incomplètement, dans le cerveaude Michel. Peyrol répondit à l’innocence absolue de cette questionmuette par un sourire qui, d’abord sardonique, prit bientôt sur sabouche mâle et sensible une expression qui ressemblait à de latendresse. « C’est comme ça, camarade », dit-il avec une force etun accent particuliers, comme s’il y avait dans ces mots uneréponse pleine et suffisante. Fort étrangement les yeux ronds etgénéralement fixes de Michel clignotèrent comme s’ils étaientéblouis. Il tira lui aussi des profondeurs de son être un sourirebizarre et vague dont Peyrol détourna son regard. « Où est lecitoyen&|160;? » demanda-t-il en poussant tout à fait sur la barreet en regardant vers l’avant. « Il n’est pas passé par-dessus bord,j’imagine&|160;? Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis que nousavons doublé la pointe près du château de Porquerolles. » Michel,après avoir allongé le cou pour regarder par-dessus le rebord dupont, déclara que Scevola était assis sur la carlingue. « Va surl’avant, dit Peyrol, et choque un peu l’écoute de misaine àprésent. Cette tartane a des ailes », ajouta-t-il, à part lui. Seulsur le pont arrière, Peyrol tourna la tête pour regarder l’Amelia.Ce navire, qui tenait le vent[132],croisait maintenant obliquement le sillage de la tartane. En mêmetemps, il avait réduit sa distance. Peyrol estimait pourtant ques’il avait vraiment voulu lui échapper, il avait huit chances surdix d’y réussir&|160;; en pratique c’était le succès assuré. Ilcontemplait depuis un long moment déjà la haute pyramide de toiledressée contre la bande rouge qui pâlissait à l’horizon quand ungémissement lamentable le fit se retourner. C’était Scevola. Lecitoyen avait pris le parti de marcher à quatre pattes, et commePeyrol le regardait, il roula sous le vent, évita non sans adressede passer par-dessus bord, et s’accrochant désespérément à untaquet[133], son autre main tendue comme s’ilavait fait une découverte étonnante, cria d’une voix caverneuse : «La terre, la terre&|160;! – Certainement », dit Peyrol, tout engouvernant avec une extrême précision. « Et puis après&|160;? – Jen’ai pas envie d’être noyé&|160;! » s’écria le citoyen de la mêmevoix caverneuse, nouvelle chez lui. Peyrol réfléchit un momentavant de lui répondre d’un ton grave : « Si vous restez où vousêtes, je vous assure que vous… » (Ici il jeta par-dessus son épauleun rapide regard vers l’Amelia) « … vous ne mourrez pas noyé. » (Ilimprima à sa tête une secousse de côté.) « Je connais les idées decet homme. – Quel homme&|160;? Quelles idées&|160;? » hurla Scevolaavec une impatience et un égarement extrêmes. « Il n’y a que noustrois à bord. » Mais Peyrol, dans son esprit, contemplaitmalicieusement la silhouette d’un homme avec de longues dents, uneperruque et de grosses boucles à ses souliers. Telle était saconception idéale de l’apparence que devait avoir le capitaine del’Amelia. Cet officier dont le visage naturellement aimable étaitalors empreint d’une expression grave et résolue, avait appelé d’unsigne son premier lieutenant. « Nous le rattrapons, dit-il aveccalme. J’ai l’intention de le serrer de près par le côté au vent.Je ne veux pas m’exposer à un de ses tours. On bat difficilement unFrançais pour la manœuvre, vous le savez. Faites monter quelquesfusiliers armés sur le haut du gaillard d’avant. Je crains que leseul moyen de s’emparer de cette tartane ne soit de mettre hors decombat les hommes qui la montent. Je regrette diantrement de nepouvoir en imaginer un autre. Quand nous serons à portée, faitestirer un feu de salve en visant bien. Il faudra poster aussiquelques fusiliers à l’arrière. J’espère que nous pourrons fairesauter ses drisses&|160;; une fois les voiles abattues sur le pont,nous l’aurons rien qu’en mettant une embarcation dehors. » Pendantplus d’une demi-heure, le capitaine Vincent demeura silencieux,accoudé sur la lisse, sans cesser de regarder la tartane, tandisqu’à bord de celle-ci, Peyrol, silencieux et attentif, naviguait,sentant intensément derrière lui le navire ennemi acharné à soninflexible poursuite. L’étroite bande rouge s’éteignait sur leciel. La côte française, noire sur la lueur mourante, s’enfonçaitdans les ténèbres qui s’amoncelaient sur le bord est. Le citoyenScevola, un peu apaisé par l’assurance de ne pas mourir noyé, avaitpris le parti de rester immobile à l’endroit où il était tombé,sans oser se risquer à faire un mouvement sur ce pont sans cesseagité. Michel, accroupi au vent, avait les yeux fixés intensémentsur Peyrol, attendant, à tout moment, un nouvel ordre. Mais Peyrolne desserrait pas les dents et ne faisait aucun signe. De temps àautre, un paquet d’écume volait par-dessus la tartane ou bien unegiclée d’eau embarquait avec un bruit de course rapide. Ce n’estque lorsque la corvette fut à une bonne portée de fusil de latartane que Peyrol se décida à ouvrir la bouche. « Non&|160;! »cria-t-il dans le vent comme s’il se soulageait d’une longue etanxieuse méditation. « Non, je ne pouvais pas te laisser derrièremoi, sans même la compagnie d’un chien. Je ne crois pas d’ailleurs,le diable m’emporte, que tu m’en aurais su gré. Qu’en dis-tu,Michel&|160;? » Un sourire à demi ahuri s’attardait toujours sur levisage innocent de l’ancien pêcheur. Il affirma ce qu’il avaittoujours pensé de toutes les remarques de Peyrol : « Je pense quevous avez raison, maître. – Eh bien&|160;! Écoute, Michel. Cenavire va nous aborder d’ici moins d’une demi-heure. En approchant,ils vont ouvrir sur nous un feu de salve. – Ils vont ouvrir surnous… », répéta Michel avec un air de profond intérêt. « Maiscomment savez-vous qu’ils vont faire ça, maître&|160;? – Parce quele capitaine de la corvette est obligé d’obéir à ce que j’ai dansla tête », déclara Peyrol d’un ton de conviction absolue etsolennelle. « Il le fera aussi sûrement que si j’étais à côté delui pour lui dire ce qu’il doit faire. Il le fera, parce que c’estun marin de premier ordre, mais moi, Michel, je suis un tout petitpeu plus malin que lui. » Un instant, il regarda par-dessus sonépaule l’Amelia lancée à la poursuite de la tartane, les voilesgonflées, puis élevant tout à coup la voix : « Il le fera parcequ’à un demi-mille en avant de nous, pas davantage, est l’endroitoù Peyrol doit mourir&|160;! » Michel ne tressaillit même pas. Ilse contenta de fermer les yeux un moment et l’ancienFrère-de-la-Côte reprit à voix plus basse : « Il se peut que jesois frappé tout de suite en plein cœur, dit-il, auquel cas, je tepermets d’amener les drisses si tu es toi-même en vie. Mais si jevis, j’entends bien mettre la barre dessous[134].Quand tu me verras le faire, tu laisseras aller l’écoute de lavoile de misaine pour aider la tartane à se lancer dans le lit duvent. C’est le dernier ordre que je te donne. Maintenant, va surl’avant et ne crains rien. Adieu. » Michel obéit sans rien dire.Une demi-douzaine des soldats de l’Amelia se tenaient alignés surle gaillard d’avant, les mousquets prêts à tirer. Le capitaineVincent vint sur l’embelle[135] sousle vent, pour surveiller sa proie. Quand il jugea que lebout-dehors de l’Amelia était à hauteur de l’arrière de la tartane,il agita son chapeau et les soldats déchargèrent leurs mousquets.Apparemment, aucune drisse n’avait été coupée. Le capitaine Vincentremarqua que l’homme à tête blanche qui tenait la barre portaitvivement la main à son côté gauche tout en poussant la barre pourlancer d’un coup la tartane sous le vent. Les soldats placés sur ladunette tirèrent à leur tour&|160;; toutes les détonations sefondirent en une seule. Des voix sur le pont crièrent que « le typeaux cheveux blancs était touché ». Le capitaine Vincent hurla auquartier-maître : « Virez de bord. » Le marin âgé qui était lequartier-maître de l’Amelia jeta d’abord un coup d’œil expert avantde donner les ordres nécessaires, et l’Amelia se rapprocha de saproie, tandis que sur le pont retentissaient les sifflets desseconds maîtres de manœuvre et le commandement rauque : « carguerles voiles. Pare à virer&|160;! » Peyrol, étendu sur le dosau-dessous de la barre qui battait d’un bord et de l’autre,entendit les commandements aigus retentir puis se dissiper&|160;;il entendit la poussée menaçante de la vague qui précédait l’avantde l’Amelia lorsque celle-ci ne fut plus qu’à dix mètres del’arrière de la tartane&|160;; il vit même ses hautes vergues luiarriver dessus, puis tout disparut dans le ciel obscurci. Il n’yeut plus dans ses oreilles que le bruit du vent, le ressac desvagues battant contre le petit bâtiment privé de direction, et lebattement régulier de la voile de misaine dont Michel avait larguél’écoute conformément à ses ordres. La tartane se mit à roulerpesamment, mais Peyrol pouvait se servir de son bras droit et il lepassa autour d’une bitte[136] pouréviter d’être projeté de-ci de-là. Un sentiment de paix qui n’étaitpas sans orgueil vint l’envahir. Tout s’était passé selon sesplans. Il avait voulu jouer un tour à cet homme et maintenant letour était joué. Mieux joué par lui que n’aurait pu le faire aucunautre vieillard chez qui l’âge s’était insensiblement insinué,jusqu’à ce que le voile de paix se trouvât déchiré au contact d’unsentiment inattendu comme serait un intrus, et cruel comme unennemi. La tête de Peyrol roula sur le côté gauche. Tout ce qu’ilpouvait voir, c’étaient les jambes du citoyen Scevola qui allaientet venaient mollement suivant le roulis de la tartane, comme s’ileût le corps coincé quelque part. Était-il mort, ou seulement mortde peur&|160;? Et Michel&|160;? Était-il mort ou mourant, cet hommedépourvu d’amis, que, par pitié, il avait refusé de laisserderrière lui, abandonné sur la terre, sans même la compagnie d’unchien&|160;? Peyrol ne se sentait à cet égard aucun remords&|160;;mais il pensait qu’il aurait bien aimé voir Michel une fois encore.Il essaya de prononcer son nom, mais rien ne sortit de sa gorge,pas même un murmure. Il se sentait emporté loin de ce monde desbruits humains, où Arlette lui avait crié : « Peyrol, ne vous yrisquez pas&|160;! » Il n’entendrait plus jamais le son d’une seulevoix humaine&|160;! Sous ce ciel gris, il n’y avait plus pour luique le ressac de l’eau et le battement incessant et furieux de lamisaine. Cette tartane qui avait été son jouet s’agitait sous luiterriblement, le gouvernail affolé allait et venait juste au-dessusde sa tête, et des paquets de mer embarquaient au-dessus de soncorps étendu. Tout à coup, dans une embardée désespérée qui mittoute la Méditerranée avec un grondement féroce à la hauteur dupetit pont incliné, Peyrol vit l’Amelia venir droit sur la tartane.La peur, non pas de la mort mais de l’insuccès, étreignit son cœurfaiblissant. Est-ce que cet Anglais aveugle allait lui passerdessus et couler les dépêches avec le bâtiment&|160;? Dans uneffort désespéré de sa force en déclin, Peyrol s’assit et passa lebras autour du hauban du grand mât. L’Amelia, que son erre avaitentraînée d’un quart de mille au-delà de la tartane avant qu’on pûtréduire la voilure et brasser les vergues, revenait prendrepossession de sa prise. Dans l’obscurité qui s’épaississait et aumilieu des vagues écumantes, on eut du mal à distinguer le petitbâtiment. Au moment même où l’officier de manœuvre du vaisseau deguerre promenant anxieusement son regard du haut du gaillardd’avant pensait que la tartane avait dû se remplir et couler par lefond, il l’aperçut qui roulait dans le creux de la lame, et si prèsqu’elle semblait toucher le bâton de foc[137] del’Amelia. Le cœur faillit lui manquer : « Tribord toute&|160;! »hurla-t-il, et l’ordre fut transmis d’un bout à l’autre de lacorvette. Peyrol, retombant sur le pont dans une nouvelle embardéepesante de la tartane, vit un instant toute la masse de la corvetteanglaise se balancer dans les nuages comme si elle voulait se jetersur sa poitrine même. Une crête de lame[138]fouettée par le vent vint lui balayer bruyamment le visage, suiviepar un moment de calme, un silence des eaux. Il vit dans un éclairles jours de son âge d’homme, ses jours de force et d’aventures. Etsoudain une voix énorme pareille au rugissement d’une otarie encolère sembla remplir tout le ciel vide d’un cri puissant decommandement : « Steady[139]&|160;! » et tandis que ce mot anglaisqui lui était familier résonnait à ses oreilles, Peyrol sourit àses visions et mourut. L’Amelia ayant mis en panne sous les seulshuniers, se cabrait et retombait avec aisance, tandis qu’à uneencablure environ, par sa hanche, la tartane de Peyrol étaitballottée comme un cadavre au milieu des lames. Le capitaineVincent, penché dans son attitude favorite sur la lisse, gardaitles yeux fixés sur sa prise. M. Bolt, qu’il avait fait demander,attendit patiemment que son commandant se retournât. « Ah&|160;!vous voici, monsieur Bolt. Je vous ai envoyé rechercher pour quevous preniez possession du bâtiment. Vous parlez français, et il ya peut-être encore quelqu’un de vivant à bord. Dans ce cas, bienentendu, vous me l’enverrez immédiatement. Je suis sûr qu’il n’y apersonne qui ne soit blessé. Il fera en tout cas trop noir pour yvoir grand-chose, mais regardez bien partout et prenez-moi tout cequi vous tombera sous la main en fait de papiers. Bordez[140] la misaine et ramenez-la sous voilespour prendre la remorque. J’ai l’intention de l’emmener et de lafaire fouiller de fond en comble demain matin&|160;; d’arracher lesrembourrages du carré et le reste au cas où vous ne trouveriez pastout de suite ce que j’espère… » Le capitaine Vincent, dont lesdents blanches étincelaient dans l’ombre, donna encore quelquesordres à voix basse et M. Bolt s’éloigna rapidement. Une demi-heureplus tard, il était de retour à bord de l’Amelia qui, avec latartane en remorque, faisait voile vers l’est à la recherche del’escadre de blocus. M. Bolt, introduit dans une cabine fort bienéclairée par une lampe suspendue au plafond, tendit à travers làtable à son commandant un paquet enveloppé de toile à voiles,ficelé et cacheté, et un morceau de papier plié en quatre quisemblait, expliqua-t-il, être le certificat de nationalité dunavire, mais qui, étrangement, ne portait aucun nom. Le capitaineVincent s’empara avidement du paquet de toile grise. « Cela m’atout l’air d’être exactement ce qu’il me faut, Bolt », dit-il touten retournant la chose entre ses mains. « Qu’avez-vous trouvéd’autre à bord&|160;? » Bolt lui dit qu’il avait trouvé troishommes morts deux sur le pont arrière et le troisième gisant aufond de la cale découverte, et tenant encore dans sa main le boutdénudé de l’écoute de misaine, « tué, je suppose, juste au momentoù il venait de la larguer », ajouta-t-il. Il décrivit l’aspect descorps et rapporta qu’il en avait fait ce qu’on lui avait enjoint defaire. Dans la cabine de la tartane, il avait trouvé une petitedame-jeanne de vin et un morceau de pain dans un coffre&|160;; et,sur le Plancher, une valise contenant une vareuse d’officier et dulinge de rechange. Il avait allumé la lampe et avait vu que lelinge était marqué « E. Réal ». Une épée d’officier suspendue à unlarge ceinturon se trouvait aussi sur le plancher. Ces objets nepouvaient avoir appartenu à ce vieil homme à cheveux blancs quiétait de forte corpulence. « On dirait que quelqu’un est tombépar-dessus bord », remarqua Bolt. Deux des cadavres étaientinsignifiants, mais il était hors de doute que ce superbe vieillardétait un marin. « Pour sûr&|160;! dit le capitaine Vincent, c’enétait un&|160;! Savez-vous, Bolt, qu’il a bien failli réussir ànous échapper&|160;? Vingt minutes de plus et il y parvenait.Combien de blessures avait-il&|160;? – Trois, je crois, commandant.Je n’ai pas regardé très attentivement, dit Bolt. – Je répugnais àla nécessité de tuer comme des chiens des gens aussi braves, repritle capitaine Vincent, mais que voulez-vous, je n’avais pas le choix: il peut y avoir là », continua-t-il en frappant de la main lepaquet cacheté, « de quoi me justifier à mes propres yeux. Vouspouvez disposer. » Le capitaine Vincent ne se coucha pas, maiss’étendit seulement tout habillé sur sa couchette, jusqu’à ce quel’officier de quart, apparaissant à la porte, vînt le prévenirqu’un navire de l’escadre était en vue au vent. Le capitaineVincent donna l’ordre de faire les signaux de reconnaissance denuit. Quand il fut monté sur le pont, il vit, à portée de voix,l’ombre massive d’un vaisseau de ligne qui semblait toucher lesnuages, et il en sortit une voix qui beuglait dans un porte-voix :« Qui êtes-vous&|160;? – Corvette Amelia, appartenant à Sa Majesté», cria le capitaine Vincent en réponse. « Quel bâtiment êtes-vous,je vous prie&|160;? » Au lieu de la réponse habituelle, il y eut unmoment de silence et on entendit une autre voix crierimpétueusement dans le porte-voix : « C’est vous, Vincent&|160;?Vous ne reconnaissez donc pas le Superb[141] quandvous le voyez&|160;? – Pas dans l’obscurité, Keats[142]. Comment allez-vous&|160;? Je suispressé de parler à l’amiral. – L’escadre a mis en panne », ditalors la voix qui s’appliquait à parler distinctement parmi lebruit des murmures et du ressac de la bande d’eau noire quiséparait les deux bâtiments. « L’amiral reste au sud-sud-est. Sivous marchez jusqu’au lever du jour sur votre route actuelle, vousl’atteindrez en changeant d’amures[143] àtemps pour prendre votre petit déjeuner à bord du Victory[144]. Y a-t-il du nouveau&|160;? » Aumoindre coup de roulis les voiles de l’Amelia encalminée par lamasse du vaisseau aux 74[145]canons ralinguaient[146]légèrement le long des mâts. « Pas grand-chose, cria le capitaineVincent, j’ai fait une prise. – Vous avez été en action&|160;? »demanda immédiatement la voix. « Non, non, un coup de chance. – Oùest votre prise&|160;? » rugit le porte-voix avec intérêt. « Dansmon secrétaire », répondit en rugissant le capitaine Vincent… « Desdépêches ennemies… Dites donc, Keats, éventez votre navire.Éventez, vous dis-je, ou vous allez me tomber dessus. » Il frappadu pied avec impatience. « Attelez-moi quelques hommes à laremorque tout de suite, et déhalez cette tartane sous notre arrière», cria-t-il à l’officier de quart, « sinon ce vieux Superb va luipasser dessus sans même s’en apercevoir. » Quand le capitaineVincent se présenta à bord du Victory, il était trop tard pourqu’on l’invitât à partager le déjeuner de l’amiral. Il apprit queLord Nelson[147] ne s’était pas encore montré surle pont ce matin-là, et on vint bientôt lui dire qu’il désiraitvoir le capitaine Vincent immédiatement dans sa cabine. Une foisintroduit, le capitaine de l’Amelia, en petite tenue, l’épée aucôté et le chapeau sous le bras, reçut un accueil fortaimable&|160;; après avoir salué l’amiral et lui avoir fourniquelques explications, il posa le paquet cacheté sur la grandetable ronde à laquelle était assis un silencieux secrétaire vêtu denoir qui venait évidemment d’écrire une lettre sous la dictée deLord Nelson. L’amiral marchait de long en large et, après avoirsalué le capitaine Vincent, il se remit à marcher avec nervosité.Sa manche vide[148] n’était pas encore épinglée sur sapoitrine et oscillait légèrement chaque fois qu’il faisaitdemi-tour. Ses mèches clairsemées tombaient à plat le long de sesjoues pâles et tout son visage avait au repos une expression desouffrance avec laquelle le feu de son œil unique[149] faisait un contraste frappant. Ils’arrêta brusquement et s’écria, cependant que le capitaine Vincentle dominait de sa haute taille dans une attitude respectueuse : «Une tartane&|160;! Vous avez pris cela à bord d’une tartane&|160;!Mais comment diable êtes-vous tombé sur celle-là parmi lescentaines de tartanes que vous devez voir tous les mois&|160;? – Jedois avouer que j’ai obtenu par hasard un renseignement surprenant,répondit le capitaine Vincent. Tout a été un coup de chance. »Tandis que le secrétaire éventrait avec un canif l’enveloppe desdépêches, Lord Nelson emmena le capitaine Vincent dehors, sur lagalerie arrière. Au calme de cette matinée ensoleillée s’ajoutaitle charme d’une brise légère et fraîche : et le Victory, sous sestrois huniers et ses basses voiles d’étai[150], sedéplaçait lentement vers le sud au milieu de l’escadre disséminéequi portait en grande partie la même voilure que le vaisseauamiral. On apercevait seulement au loin deux ou trois navires qui,charriant toute la toile, s’efforçaient de rallier l’amiral. Lecapitaine Vincent remarqua avec satisfaction que le second del’Amelia avait dû faire brasser en pointe[151] sesvergues arrière pour ne pas dépasser la hanche de l’amiral. « Ehquoi&|160;! » s’écria tout à coup Lord Nelson après avoir jeté uncoup d’œil sur la corvette, « vous avez cette tartane enremorque&|160;? – Je pensais que Votre Honneur aimerait peut-êtrevoir une goélette latine de quarante tonneaux qui a fait menerpareille chasse à la corvette la plus rapide, je crois, de laflotte de Sa Majesté. – Comment tout cela a-t-il commencé&|160;? »demanda l’amiral tout en continuant à regarder l’Amelia. « Comme jeviens de le dire à Votre Seigneurie, j’avais obtenu certainsrenseignements », reprit le capitaine Vincent qui ne croyait pasutile de s’étendre sur cette partie de l’histoire. « Cette tartane,qui n’est pas très différente d’aspect de toutes celles que l’onpeut voir le long de la côte entre Cette et Gênes, était partied’une crique sur la presqu’île de Giens. Un vieux marin à cheveuxblancs était chargé de la mission, et, à vrai dire, on auraitdifficilement pu trouver mieux. Il doublait le cap Esterel avecl’intention de traverser la rade d’Hyères. Apparemment, il nes’attendait pas à trouver l’Amelia sur sa route. C’est pourtant làla seule erreur qu’il ait commise. S’il avait gardé la même route,je n’aurais probablement pas fait plus attention à lui qu’à deuxautres bâtiments qui étaient alors en vue. Mais je lui ai trouvéune allure suspecte lorsqu’il est allé se mettre à l’abri de labatterie de Porquerolles. Cette manœuvre, en liaison avec lerenseignement dont j’ai parlé, me décida à m’approcher de lui et àvoir ce qu’il y avait à bord. » Le capitaine Vincent raconta alorsbrièvement les épisodes de la poursuite. « J’assure VotreSeigneurie que je n’ai jamais donné un ordre avec autant derépugnance que lorsque j’ai commandé d’ouvrir le feu des mousquetssur ce bâtiment : mais ce vieillard s’était montré si finmanœuvrier et si résolu qu’il n’y avait rien d’autre à faire.D’ailleurs, au moment où l’Amelia était déjà sur lui il fit encoreune très habile tentative pour prolonger la poursuite. Il n’y avaitplus que quelques minutes de jour et dans l’obscurité il auraitfort bien pu nous échapper. Quand je pense qu’ils auraient trèsbien pu sauver leurs vies, rien qu’en amenant leurs voiles, je nepeux m’empêcher de les admirer et particulièrement l’homme àcheveux blancs. » L’amiral, qui pendant tout le temps n’avait cesséde regarder distraitement l’Amelia qui tenait son poste avec latartane en remorque, lui dit : « Vous avez là un vraiment bon petitbâtiment, Vincent. Fait à souhait pour l’emploi que je vous aiconfié. Il est de construction française, n’est-ce pas&|160;? –Oui, amiral. Les Français sont de grands constructeurs de navires.– Vous n’avez pas l’air de détester les Français, Vincent&|160;? »reprit l’amiral en souriant légèrement. « Pas quand ils sont de cegenre, amiral », fit le capitaine Vincent en s’inclinant. « Jedéteste leurs principes politiques et le caractère de leurs hommespublics, mais Votre Seigneurie admettra que pour le courage et larésolution, nous n’aurions pu trouver nulle part au monde de plusvaleureux adversaires. – Je n’ai jamais dit qu’il fallait lesmépriser, répondit Lord Nelson. De l’ingéniosité, du courage,certes oui… Si cette escadre de Toulon m’échappe, toutes nosescadres, de Gibraltar à Brest, seront en danger. Pourquoi nesortent-ils pas pour qu’on en finisse&|160;? Est-ce que je ne metiens pas assez loin de leur route&|160;? » s’écria-t-il. Vincent,en remarquant la nervosité de ce corps frêle, éprouva un sentimentd’inquiétude qu’augmenta encore la quinte de toux dont fut prisl’amiral et dont la violence l’alarma fort. Il vit le commandant enchef de l’escadre de la Méditerranée suffoquer et haleter de siéprouvante façon qu’il lui fallut détourner les yeux de cedouloureux spectacle, mais il fut frappé aussi de la rapidité aveclaquelle Lord Nelson surmonta l’épuisement qui s’ensuivit. « C’estune rude besogne, Vincent, dit-il. Cela me tue. J’aspire à mereposer quelque part à la campagne, loin de la mer, de l’Amirauté,des dépêches et du commandement, et aussi de toute responsabilité.Je viens de terminer une lettre pour dire à Londres qu’il me resteà peine assez de souffle pour me traîner jour après jour… Mais jesuis comme cet homme à cheveux blancs que vous admirez tant,Vincent », continua-t-il avec un sourire las, « je m’acharnerai àma tâche jusqu’à ce que peut-être un coup tiré par l’ennemi viennemettre fin à tout… Allons voir ce qu’il peut bien y avoir dans lespapiers que vous avez apportés à bord. » Le secrétaire, dans lacabine, les avait disposés en plusieurs piles. « De quois’agit-il&|160;? » demanda l’amiral en se remettant à arpenternerveusement la cabine. « À première vue, ce qu’il y a de plusimportant, amiral, ce sont des instructions à l’intention desautorités maritimes en Corse et à Naples visant à prendre certainesdispositions pour une expédition en Égypte. – Je l’ai toujourspensé », dit l’amiral dont l’œil luisant restait fixé sur le visageattentif du capitaine Vincent. « Vous avez fait du bon travail,Vincent. Je ne peux rien faire de mieux que de vous renvoyer àvotre poste. Oui… l’Égypte… l’Orient… tout tend dans cettedirection », continua-t-il en se parlant à lui-même sous les yeuxde Vincent, tandis que le secrétaire, ramassant avec soin lespapiers, se levait discrètement pour aller les faire traduire et enpréparer un résumé pour l’amiral. « Et pourtant, qui sait&|160;? »s’écria Lord Nelson, un moment immobile. « Mais il faudra que leblâme ou la gloire m’appartienne à moi seul. Je ne prendrai conseilde personne. » Le capitaine Vincent se sentait oublié, invisible,moins qu’une ombre en présence d’une nature capable de sentimentsaussi véhéments. « Combien de temps peut-il encore durer&|160;? »se demandait-il avec une sincère anxiété. Toutefois, l’amiral netarda pas à se souvenir de sa présence et, dix minutes après, lecapitaine Vincent quittait le Victory avec l’impression, commune àtous les officiers qui approchaient Lord Nelson, de s’êtreentretenu avec un ami personnel, et avec un dévouement renforcépour cette grande âme d’officier de marine logée dans le corpsfrêle du commandant en chef de l’escadre royale de la Méditerranée.Tandis qu’il regagnait son navire, le Victory envoya un signalgénéral enjoignant à l’escadre de se former en ligne de file aumieux, en avant et en arrière du vaisseau amiral&|160;; ce signalfut suivi d’un autre qui donna ordre à l’Amelia de s’éloigner.Vincent fit, en conséquence, établir les voiles et après avoir dità l’officier de manœuvre de faire route sur le cap Cicié, ildescendit dans sa cabine. Il était resté debout presque tout letemps, pendant les trois nuits précédentes et il avait besoin d’unpeu de sommeil. Son repos pourtant fut entrecoupé et assez agité.De bonne heure, dans l’après-midi, il se retrouva tout éveillé etoccupé à repasser dans son esprit les événements de la veille. Cetordre de tirer de sang-froid sur trois braves, qui lui avait ététerriblement pénible sur le moment, lui pesait encore sur laconscience. Peut-être avait-il été impressionné par les cheveuxblancs de Peyrol, par son obstination à lui échapper, par larésolution dont il avait fait preuve jusqu’à la toute dernièreminute, par une attitude qui, pendant tout l’épisode, avait révéléun attachement peu ordinaire à son devoir et un esprit de défiaudacieux. Doué d’une robuste santé, d’une simplicité bonhomme, etd’un tempérament sanguin que nuançait une légère dose d’ironie, lecapitaine Vincent était un homme aux sentiments généreux et auxsympathies aisément mises en éveil. « Et pourtant, se disait-il,ils l’ont voulu. Cette affaire ne pouvait pas finir autrement. Maisil n’en demeure pas moins qu’ils étaient sans défense et sansarmes, particulièrement inoffensifs d’aspect, et en même tempsaussi braves que n’importe qui. Ce vieux, par exemple… » Il sedemandait ce qu’il y avait de précisément vrai dans le récit desaventures de Symons. Il en arriva à cette conclusion que les faitsdevaient être exacts, mais que leur interprétation par Symonsrendait presque impossible de découvrir ce qu’il y avaitvéritablement là-dessous. Assurément, ce bâtiment était taillé pourpouvoir forcer le blocus. Lord Nelson s’était montré satisfait. Lecapitaine Vincent monta sur le pont, animé de sentiments on ne peutplus bienveillants à l’égard de tous les hommes, vivants ou morts.L’après-midi se révéla particulièrement beau. L’escadre anglaisevenait tout juste de disparaître à l’exception d’un ou deuxtraînards, chargés de toile. Une brise si légère que l’Amelia seulepouvait naviguer à cinq nœuds, agitait à peine la profondeur deseaux bleues qui s’offraient à la tiède tendresse d’un ciel sansnuages. Au sud et à l’ouest, l’horizon était vide à la seuleexception de deux taches éloignées, dont l’une avait un éclat blanccomme un morceau d’argent et dont l’autre semblait noire comme unegoutte d’encre. Le capitaine Vincent, l’esprit pénétré de sondessein, se sentait maintenant en paix avec lui-même. Comme ilétait d’un abord aisément accessible pour ses officiers, le premierlieutenant risqua une question à laquelle le capitaine Vincentrépondit : « Il a l’air bien amaigri et bien épuisé, mais je ne lecrois pas aussi malade qu’il pense l’être. Je suis sûr que vousserez tous heureux de savoir que l’amiral est satisfait de ce quenous avons fait hier – ces papiers étaient assez importants,voyez-vous –, et de l’Amelia en général. C’était une singulièrepoursuite, n’est-ce pas&|160;? reprit-il. Il est évident et hors dedoute que cette tartane voulait nous échapper. Mais elle n’avaitaucune chance contre l’Amelia. » Pendant la dernière partie de cediscours, le premier lieutenant regarda vers l’arrière comme s’ilse demandait combien de temps le capitaine Vincent avaitl’intention de traîner cette tartane derrière l’Amelia. Les deuxhommes de corvée se demandaient, eux, quand on les ferait rentrer àleur bord. Symons, qui était l’un d’eux, déclarait qu’il en avaitassez de tenir la barre de cette sacrée barque. En outre, lacompagnie qu’il avait à bord de ce bâtiment le mettait mal à l’aise: car il savait que, conformément aux ordres du capitaine Vincent,M. Bolt avait fait transporter les cadavres des trois Français dansla cabine qu’on avait ensuite verrouillée avec un énorme cadenasqui, apparemment, s’y trouvait accroché, et il en avait emporté laclé à bord de l’Amelia. Pour ce qui était de l’un d’eux, la rancunede Symons le portait à décréter que, tout ce qu’il méritait,c’était d’être jeté sur le rivage pour avoir les yeux arrachés parles corbeaux. En tout cas il ne comprenait pas pourquoi on avaitfait de lui, Symons, le patron d’un corbillard flottant, bonsang&|160;!… Il ne cessait de grommeler. Au coucher du soleil, quiest le moment des funérailles en mer, l’Amelia mit en panne, etavec des hommes à la remorque, la tartane fut déhalée le long dubord et les deux hommes de corvée reçurent l’ordre de rentrer. Lecapitaine Vincent, accoudé à la lisse, semblait perdu dans sespensées. À la fin le premier lieutenant demanda : « Qu’allons-nousfaire de cette tartane, commandant&|160;? Nos hommes sont rentrés àbord. – Nous allons la couler à coups de canon », déclara soudainle capitaine Vincent. « Il n’y a pas pour un marin de meilleurcercueil que son navire, et ces gens-là méritent mieux que d’êtreenvoyés par-dessus bord à rouler sur les vagues. Qu’ils reposent enpaix au fond de la mer à bord du bâtiment sur lequel ils ont sibien tenu. » Le lieutenant ne répondit rien, attendant un ordreplus précis. Tout l’équipage avait les regards tournés vers lecommandant. Mais le capitaine Vincent ne disait rien, il semblaitne pas pouvoir ou ne pas vouloir encore donner cet ordre. Ilsentait vaguement que quelque chose manquait à toutes ses bonnesintentions. « Ah&|160;! monsieur Bolt », dit-il en apercevant lesecond de l’officier de manœuvre sur l’embelle. « Y avait-il unpavillon à bord de cette tartane&|160;? – Je crois qu’elle avait unpetit bout d’enseigne quand la chasse a commencé, commandant, maisil a dû partir au vent. Il n’est plus au bout de la grand-vergue. »Il regarda par-dessus bord. « Pourtant, les drisses sont encorepassées ajouta-t-il. – Nous avons bien un pavillon français quelquepart à bord, dit le capitaine Vincent. – Assurément, commandant »,déclara le maître de manœuvre qui les écoutait. « Eh bien, monsieurBolt, dit le capitaine Vincent, c’est vous qui avez eu la plusgrande part à toute cette affaire. Prenez quelques hommes, frappezle pavillon français sur la drisse et hissez la grand-vergue entête de mât. » Il adressa un sourire à tous les visages qui étaienttournés vers lui. « Après tout, messieurs, ils ne se sont pasrendus et, ma foi, nous allons les couler, le pavillon haut. » Unsilence profond, mais qui ne marquait aucune désapprobation, régnasur le pont du navire, tandis que M. Bolt avec trois ou quatrehommes s’employait à exécuter l’ordre. Et soudain, au-dessus de lalisse de bastingage[152] del’Amelia on vit apparaître le bout incurvé d’une vergue latine avecle pavillon tricolore pendant à son extrémité. Un murmure contenude l’équipage salua cette apparition. En même temps, le capitaineVincent fit larguer l’amarre qui tenait la tartane accostée etbrasser la grand-vergue de l’Amelia. La corvette, dépassant saprise, la laissa immobile sur la mer, puis, la barre au vent,revint par son travers de l’autre bord. La pièce bâbord-avant reçutl’ordre de tirer un coup, en visant très à l’avant. Ce coup,toutefois, porta juste trop haut, emportant le mât de misaine de latartane. Le suivant fut plus heureux et frappa la petite coque enpleine ligne de flottaison, pour s’enfoncer profondément sous l’eaude l’autre côté. On en tira un troisième, comme le dit l’équipage,à titre de porte-bonheur, et celui-là aussi atteignit son but : untrou déchiqueté apparut à l’avant. Après quoi on amarra les pièceset l’Amelia, sans toucher un seul bras, revint sur sa route vers lecap Cicié. Tout l’équipage, le dos tourné au soleil couchant quibrillait comme une topaze pâle au-dessus de la gemme bleu cru de lamer, vit la tartane pencher soudain, puis plonger lentement, sansà-coup. Finalement, pendant un moment qui parut interminable, lepavillon tricolore seul resta visible, pathétique et solitaire, aucentre d’un horizon débordant. Tout d’un coup, il disparut, commeune flamme que l’on souffle, laissant aux spectateurs la sensationde demeurer seuls face à face avec une immense solitude,soudainement créée. Sur le pont de l’Amelia passa un sourd murmure.Lorsque le lieutenant Réal partit avec l’escadre de Toulon pourcette grande croisière stratégique qui devait se terminer par labataille de Trafalgar, Mme Réal retourna habiter avec sa tante lademeure dont elle avait hérité à Escampobar. Elle n’avait passé quequelques semaines en ville, où on ne l’avait guère vue en public.Le lieutenant et sa femme habitaient une petite maison près de laporte ouest, et bien que le lieutenant fit, jusqu’au derniermoment, partie de l’état-major, sa situation officielle n’était passuffisamment en vue pour qu’on remarquât l’absence de sa femme auxcérémonies officielles. Mais ce mariage éveilla un intérêt modérédans les cercles navals. Ceux-là – en majorité des hommes – quiavaient vu Mme Réal chez elle, ne tarissaient pas d’éloges sur sonteint éblouissant, ses magnifiques yeux noirs, sa personnalitéétrange et attrayante, et sur le costume arlésien qu’ellepersistait à porter, même après qu’elle eut épousé un officier demarine, parce qu’elle était elle-même de souche paysanne. On disaitaussi que son père et sa mère avaient compté parmi les victimes desmassacres qui avaient eu lieu à Toulon après l’évacuation de laville&|160;; mais tous ces récits différaient dans les détails etétaient, en somme, assez vagues. Partout où elle allait, Mme Réalétait escortée de sa tante qui éveillait presque autant decuriosité qu’elle&|160;; une magnifique vieille femme très droite,dont le visage brun et ridé, à l’expression austère, portait lessignes d’une ancienne beauté. On voyait aussi Catherine seule dansles rues où, à vrai dire, les gens se retournaient sur cettesilhouette mince et digne, remarquable au milieu des passants que,de son côté, elle ne paraissait pas voir. On racontait de fortprodigieuses histoires sur la façon dont elle avait échappé auxmassacres, et elle acquit la réputation d’une héroïne. La tanted’Arlette, on le savait, fréquentait les églises, qui étaientmaintenant toutes ouvertes aux fidèles et elle gardait jusque dansla demeure de Dieu son aspect sibyllin de prophétesse et sonattitude austère. Ce n’était pas aux offices qu’on la voyait leplus souvent : c’était généralement dans quelque nef déserte&|160;;elle se tenait, svelte et droite comme une flèche, à l’ombre d’unpilier imposant, comme si elle venait rendre visite au Créateur detoute chose avec lequel elle avait fait généreusement la paix etdont elle implorait seulement désormais le pardon et laréconciliation pour sa nièce Arlette. Car Catherine resta longtempsinquiète de l’avenir. Elle ne pouvait se défaire de la terreurinvolontaire que lui inspirait sa nièce, en qui elle vit jusquevers la fin de sa vie l’objet d’élection de la colère divine. Il yavait aussi une autre âme dont elle était en peine. De diverspoints des îles qui ferment la rade d’Hyères, on avait suivi lapoursuite de la tartane par l’Amelia&|160;; et du fort de laVigie[153] on avait vu le navire anglais ouvrirle feu sur l’objet de sa chasse. Le résultat, bien que les deuxbâtiments eussent été bientôt hors de vue, ne pouvait faire aucundoute. Un caboteur qui rentra à Fréjus raconta aussi l’histoired’une tartane canonnée par un navire de guerre gréé en carré&|160;;mais cela s’était apparemment passé le lendemain. Tous ces bruitstendaient dans le même sens et ils formèrent la base du rapportfait par le lieutenant Réal à l’Amirauté de Toulon. Que Peyrolavait pris la mer à bord de sa tartane et n’était pas revenu,c’était là bien sûr un fait indéniable. La veille du jour où lesdeux femmes devaient retourner à Escampobar, Catherine, dansl’église de Sainte-Marie-Majeure[154],aborda un prêtre, un petit homme rond et mal rasé à l’œillarmoyant, pour lui demander de dire des messes pour les morts. «Mais pour l’âme de qui devons-nous prier&|160;? » murmura le prêtresur un ton bas et poussif. « Priez pour l’âme de Jean, ditCatherine. Oui. Jean. Il n’y a pas d’autre nom. » Le lieutenantRéal, blessé à Trafalgar, mais ayant réussi à n’être pas faitprisonnier, se retira avec le rang de capitaine de frégate etdisparut aux yeux du monde naval de Toulon et même du monde toutcourt. Le signe, quel qu’il fût, qui l’avait ramené à Escampobar aucours de la nuit décisive, ne devait pas l’appeler à la mort, maisà une vie paisible et retirée, obscure à certains égards, mais nonpas dénuée de dignité. Quelques années plus tard, Réal fut nommémaire de la commune par les gens de ce même petit village qui avaitsi longtemps considéré Escampobar comme un foyer d’iniquité, unrepaire de buveurs de sang et de femmes perverties. Un des premiersévénements qui vinrent rompre la monotonie de la vie d’Escampobarfut la découverte d’un obstacle volumineux au fond du puits, uneannée de sécheresse où l’eau faillit manquer. Après avoir eubeaucoup de mal à l’en retirer, on s’aperçut que l’obstructionétait causée par un vêtement fait de toile à voile, qui avait desemmanchures et trois boutons de corne devant, et qui avait l’aird’un gilet&|160;; mais il était doublé, positivement piqué, d’unequantité surprenante de pièces d’or, d’ages, de valeurs et denationalités différents. Nul autre que Peyrol ne pouvait l’avoirjeté là. Catherine put donner la date exacte du jour où la choseavait été faite, car elle se rappela avoir vu Peyrol près du puitsle matin même du jour où il était parti en mer avec Michel enemmenant Scevola. Le capitaine Réal devina aisément l’origine de cetrésor et il décida, avec l’approbation de sa femme, d’en faireremise au gouvernement comme étant le magot d’un homme mortintestat, sans parents connus et dont le nom même était restéincertain, y compris à ses propres yeux. Après cet événement, cenom incertain de Peyrol revint de plus en plus souvent sur leslèvres de Monsieur et Madame Réal, qui ne l’avaient jusqu’alorsprononcé que rarement, bien que le souvenir de sa tête blanche, desa placide et irrésistible personnalité, eût continué à hanter lemoindre coin des champs d’Escampobar. À partir de ce moment ilsparlèrent ouvertement de lui, comme si, de nouveau, il était revenuhabiter avec eux. Bien des années plus tard, par une belle soirée,Monsieur et Madame Réal, assis sur le banc devant le mur de lasalle (la maison n’avait subi extérieurement aucun changement, sice n’est qu’elle était maintenant régulièrement blanchie à lachaux), parlaient de cet épisode et de l’homme qui, venu des mers,avait traversé leurs vies pour disparaître à nouveau en mer. «Comment s’était-il emparé de tout cet or&|160;? » demandainnocemment Mme Réal. « Il n’en avait véritablement pasbesoin&|160;; et pourquoi, Eugène, l’avoir jeté là&|160;? – Iln’est pas facile, ma chère amie, dit Réal, de répondre à cettequestion. Les hommes et les femmes ne sont pas si simples qu’ils enont l’air. Même toi, fermière » (il donnait parfois ce nom à safemme par manière de plaisanterie), « tu n’es pas si simple quebien des gens pourraient le croire. Je pense que si Peyrol étaitici, il ne pourrait peut-être pas répondre lui-même à ta question.» Et ils continuaient à se rappeler l’un à l’autre en courtesphrases entrecoupées de longs silences les particularités de sapersonne et de sa conduite, lorsque, au haut de la montée quivenait de Madrague, apparurent d’abord les oreilles pointues puistout le corps d’un âne minuscule à la robe d’un gris clair tachetéde noir. De chaque côté de son corps, jusqu’en avant de sa tête,s’allongeaient deux morceaux de bois de forme étrange qui avaientl’air des très longs brancards d’une charrette. Mais l’âne netraînait aucune charrette derrière lui. Il portait sur son dos, surun petit bât, le torse d’un homme qui semblait n’avoir pas dejambes. Le petit animal, bien soigné, et qui avait une intelligenteet même impudente physionomie, s’arrêta devant Monsieur et MadameRéal. L’homme, qui se tenait adroitement en équilibre sur le bât,ses jambes rabougries croisées devant lui, se laissa glisser àterre, retira vivement ses béquilles de chaque côté de l’âne,s’appuya dessus et de sa main ouverte donna à l’animal une tapevigoureuse qui le fit partir en trottant vers la cour. L’infirme deMadrague, en sa qualité d’ami de Peyrol (car le flibustier avaitsouvent fait son éloge devant les femmes et le lieutenant Réal : «C’est un homme, ça&|160;! »), faisait partie de la maisond’Escampobar. Son emploi consistait à parcourir le pays pour faireles courses emploi peu adapté en apparence à un homme dépourvu dejambes. Mais l’âne se chargeait de la marche, tandis que l’infirmeapportait de son côté sa vivacité d’esprit et son infailliblemémoire. Le pauvre diable ayant enlevé son chapeau qu’il tenaitd’une main contre sa béquille droite, s’avança pour rendre comptede l’emploi de sa journée par ces simples mots : « Tout a été faitselon vos instructions, madame. » Puis il s’attarda là, serviteurprivilégié, familier mais respectueux, sympathique, avec ses bonsyeux, sa longue figure et son sourire douloureux. « Nous parlionsjustement de Peyrol, déclara le capitaine Réal. – Ah&|160;! l’onpourrait parler de lui bien longtemps, dit l’infirme. Il m’a ditune fois que si j’avais été complet (je suppose qu’il voulait direavec des jambes, comme tout le monde), j’aurais fait un boncamarade là-bas sur les mers lointaines. C’était un grand cœur. –Oui », murmura Madame Réal d’un air pensif. Puis se tournant versson mari, elle demanda : « Quelle sorte d’homme était-ceréellement, Eugène&|160;? » Le capitaine Réal restait silencieux. «Vous êtes-vous jamais posé cette question&|160;? insista-t-elle. –Oui, lui dit Réal. Mais la seule chose certaine que l’on puissedire de lui, c’est que ce n’était pas un mauvais Français. – Toutest là » murmura l’infirme avec une ardente conviction, dans lesilence qui tombait sur les paroles de Réal et sur le petit sourired’Arlette habitée par le souvenir. La surface bleue de cetteMéditerranée qui enchanta et déçut tant d’hommes audacieux gardaitle secret de son sortilège, embrassait dans son sein paisible lesvictimes de toutes les guerres, de toutes les calamités et detoutes les tempêtes de son histoire sous la merveilleuse pureté duciel au soleil couchant. Quelques nuages roses flottaient bien hautau-dessus de la chaîne de l’Esterel[155]. Lesouffle de la brise du soir vint rafraîchir les rochers brûlantsd’Escampobar&|160;; et le mûrier, seul grand arbre au bout de lapresqu’île, dressé comme une sentinelle à la porte de la cour,soupira doucement de toutes ses feuilles frémissantes, comme s’ilregrettait le Frère-de-la-Côte, l’homme aux sombres exploits, maisau grand cœur, qui souvent, à midi, venait s’étendre là pour dormirà son ombre.

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