Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 12

 

D’une allure lente et raide, Catherine sortit de la cuisine et,dans le corridor, trouva Arlette qui l’attendait, une bougieallumée à la main. Son cœur se remplit d’une désolation soudaine àla vue de ce jeune et beau visage autour duquel la tache de lumièremettait un halo et qui, se détachant sur l’obscurité, semblaitavoir pour fond la muraille d’un cachot. Sa nièce la précédaaussitôt dans l’escalier, en murmurant avec fureur entre ses joliesdents : « Il s’imagine que je vais pouvoir dormir. Vieilimbécile ! »

Peyrol ne quitta pas des yeux le dos droit de Catherine jusqu’àce que la porte se fût refermée sur elle. Alors seulement ils’accorda le soulagement de laisser l’air s’échapper entre seslèvres pincées et son regard errer librement tout autour de lapièce. Il saisit la lampe par l’anneau qui en surmontait la tige etpassa dans la salle, en refermant derrière lui la porte de lacuisine plongée dans l’obscurité. Il posa la lampe sur la tablemême où le lieutenant Réal avait pris son repas de midi. Elle étaitencore recouverte d’une petite nappe blanche et la chaise étaitrestée placée de biais telle qu’il l’avait repoussée en se levant.Une autre des nombreuses chaises de la salle était visiblementplacée de façon à faire face à la table. Peyrol, à cette vue, sedit amèrement : « Elle sera restée là à le contempler comme s’ilétait tout couvert de dorures, avec trois têtes et sept brasattachés au corps », comparaison empruntée à certaines idoles qu’ilavait vues dans un temple indien[90]. Sansêtre iconoclaste, Peyrol éprouva positivement un malaise à cesouvenir et il s’empressa de sortir. Le grand nuage s’était diviséet ses immenses débris s’en allaient d’une marche imposante versl’ouest, comme chassés devant la lune qui se levait. Scevola, quis’était étendu de tout son long sur le banc, se redressa soudain etse tint très droit. « On a fait un petit somme en plein air ?» lui dit Peyrol tout en regardant vaguement l’espace lumineuxderrière l’arrière-garde des nuages qui s’éloignaient en sebousculant là-haut. « Je ne dormais pas, répondit le sans-culotte.Je n’ai pas fermé l’œil, pas un instant. – C’est probablement quevous n’aviez pas sommeil », répondit tranquillement Peyrol dont lapensée restait fixée fort loin de là sur le navire anglais. Son œilintérieur se représentait la silhouette noire de la corvette sedécoupant sur la grève blanche des Salins, dont la courbeétincelait sous la lune ; cependant il poursuivit lentement :« Car ce ne peut pas être le bruit qui vous a empêché de dormir. »Sur le terre-plein d’Escampobar, déjà les ombres s’allongeaient surle sol, tandis que le flanc de la colline de guet demeurait sombreencore, mais bordé d’une lueur croissante. Et la douceur de cettepaix était telle qu’elle adoucit un moment l’attitude intérieure dedureté qu’avait Peyrol à l’endroit de l’humanité en général, ycompris le commandant du navire anglais. Au milieu de sespréoccupations, le vieux flibustier savoura ce moment de sérénité.« C’est un endroit maudit ! » déclara soudain Scevola. Sansmême tourner la tête, Peyrol lui jeta un regard de côté. Bien qu’ilse fût redressé assez rapidement de sa position allongée, lecitoyen semblait tout avachi : il était assis, ramassé surlui-même, les épaules arrondies, les mains sur les genoux. Avec sonregard fixe, il avait, dans le clair de lune, l’air d’un enfantmalade. « C’est un endroit fait à souhait pour fomenter destrahisons. On s’y sent plongé jusqu’au cou. » Il frissonna etpoussa un long et irrésistible bâillement nerveux qui fit luire,dans une bouche rétractée[91] etbéante, de longues canines inattendues, qui révélaient l’inquiètepanthère tapie dans l’homme. « Oui, il y a bien de la trahison dansl’air. Vous ne concevez pas ça, citoyen ? – Assurément non »,déclara Peyrol avec un mépris serein. « Quelle trahisoncomplotez-vous donc ? » ajouta-t-il négligemment sur le ton dela conversation tout en savourant le charme du soir au clair delune. Scevola, si éloigné qu’il fût de s’attendre à cette réplique,n’en réussit pas moins à émettre presque aussitôt une sorte de riregrinçant. « Elle est bien bonne ! Ha, ha, ha !…moi !… comploter… pourquoi moi ? – Ma foi ! fittranquillement Peyrol, nous ne sommes pas si nombreux ici à pouvoirfomenter des trahisons. Les femmes sont montées se coucher : Michelest en bas sur la tartane. Il y a moi, et vous n’oseriez tout demême pas me soupçonner de trahison. Alors ? Il ne reste guèreque VOUS. » Scevola se secoua. « Ce n’est pas là une plaisanterie.J’ai fait la chasse à la trahison, moi. Je… » Il se calma. Il étaiten proie à des soupçons sentimentaux. Peyrol évidemment ne luiparlait ainsi que pour l’irriter et se débarrasser de lui ;mais dans l’état particulier de ses sentiments, Scevola avait uneconscience aiguë de chaque syllabe de ces remarques offensantes. «Ah ! pensa-t-il, il n’a pas mentionné le lieutenant. » Cetteomission parut au patriote d’une immense importance. Si Peyroln’avait pas mentionné le lieutenant, c’est qu’ils avaient tous deuxensemble comploté quelque trahison, tout l’après-midi à bord decette tartane. C’est pourquoi on ne les avait vus ni l’un nil’autre de presque toute la journée. En fait, Scevola avait, luiaussi, vu Peyrol revenir à la ferme dans la soirée, seulement ill’avait vu d’une autre fenêtre qu’Arlette. C’était quelques minutesavant qu’il n’essayât d’ouvrir la porte du lieutenant, pour voir siRéal était dans sa chambre. Il s’était à regret éloigné sur lapointe des pieds, et en entrant dans la cuisine il n’y avait trouvéque Catherine et Peyrol. Aussitôt qu’Arlette les eut rejoints, uneinspiration soudaine le fit monter en hâte mettre de nouveau laporte à l’épreuve. Elle était ouverte à présent ! Preuveévidente que c’était Arlette qui s’y était enfermée. En découvrantqu’elle entrait ainsi dans la chambre du lieutenant comme chezelle, Scevola reçut un choc si douloureux qu’il pensa en mourir. Ilétait maintenant hors de doute que le lieutenant avait passé sontemps à conspirer avec Peyrol à bord de cette tartane ;qu’auraient-ils pu aller y faire d’autre ? « Mais pourquoiRéal n’était-il pas remonté ce soir avec Peyrol ? » sedemandait Scevola, assis sur le banc, les mains jointes serréesentre ses genoux… « C’est une ruse de leur part », conclut-ilsoudainement. « Les conspirateurs évitent toujours de se faire voirensemble. Ah ! » Ce fut comme si quelqu’un lui avait allumé unfeu d’artifice dans le cerveau. Il en fut illuminé, ébloui,confondu, il en eut un sifflement dans les oreilles et des gerbesd’étincelles devant les yeux. Quand il leva la tête, il vit qu’ilétait seul. Peyrol avait disparu. Scevola crut se rappeler avoirentendu quelqu’un prononcer les mots : « Bonne nuit » et la portede la salle claquer. Et, en effet, la porte de la salle étaitmaintenant fermée. Une lueur blafarde brillait à la fenêtre la plusproche de cette porte. Peyrol avait éteint trois des becs de lalampe et était maintenant étendu sur l’une des longues tables, aveccette faculté de s’accommoder d’une planche qu’un vieux loup de merne perd jamais. Il avait décidé de rester en bas simplement pourêtre plus accessible et il ne s’était pas allongé sur l’un desbancs le long du mur parce qu’ils étaient trop étroits. Il avaitlaissé l’une des mèches allumée pour que le lieutenant sût où letrouver, et il était assez fatigué pour penser qu’il pourraitdormir une heure ou deux avant que Réal ne revînt de Toulon. Ils’installa, un bras sous la tête, comme s’il était sur le pont d’uncorsaire et il était loin de penser que Scevola regardait à traversles vitres ; mais elles étaient si petites et si poussiéreusesque le patriote ne put rien distinguer. Ç’avait été de sa part unmouvement purement instinctif. Il n’eut même pas conscience d’avoirregardé à l’intérieur. Il s’éloigna, alla jusqu’au bout du mur dela maison, revint sur ses pas, marcha de nouveau jusqu’à l’autrebout : on eût dit qu’il avait peur de dépasser ce mur contre lequelil chancelait par moments. « Conspiration, conspiration ! » sedisait-il. Il était maintenant absolument certain que le lieutenantse cachait encore sur cette tartane et attendait seulement que toutfût tranquille pour se glisser jusqu’à sa chambre où Scevola avaitla preuve formelle qu’Arlette était habituée à se sentir comme chezelle. Le dépouiller de ses droits à lui sur Arlette étaitévidemment une partie du complot. « Ai-je été l’esclave de ces deuxfemmes, ai-je attendu toutes ces années pour voir cette créaturecorrompue s’enfuir ignominieusement avec un ci-devant, avec unconspirateur aristocrate ? » Sa vertueuse indignation luidonnait le vertige. Les preuves étaient suffisantes pour qu’untribunal révolutionnaire leur fît couper la tête à tous. Untribunal ! il n’y avait plus de tribunal ! Plus dejustice révolutionnaire ! Plus de patriotes ! Dans sadétresse, il heurta le mur de l’épaule avec tant de force que celale fit rebondir. Ce monde-ci n’était pas fait pour des patriotes. «Si je m’étais trahi dans la cuisine, ils m’y auraient assassiné. »Il pensa qu’il en avait déjà trop dit. Trop. « De laprudence ! De la précaution ! » se répétait-il engesticulant des deux bras. Tout à coup, il trébucha et il entendittomber quelque chose à ses pieds avec un bruit métalliquestupéfiant. « Ils essayent de me tuer maintenant », pensa-t-il,tremblant de frayeur. Il se résigna à la mort. Un profond silencerégnait aux alentours. Il ne se produisit rien d’autre. Il sebaissa craintivement pour regarder l’objet et reconnut par terre sapropre fourche. Il se rappela l’avoir laissée à midi appuyée contrele mur. C’était son pied qui l’avait fait tomber. Il se jeta surelle avidement. « Voilà ce qu’il me faut ! murmura-t-ilfiévreusement. Je suppose qu’à cette heure-ci le lieutenant penseraque je suis allé me coucher. » Il se colla bien droit contre lemur, tenant la fourche le long du corps comme un mousquet, l’armeau pied. La lune, dépassant la crête de la colline, inonda soudainde sa froide lumière la façade de la maison, mais il ne s’en renditpas compte, il s’imaginait encore embusqué dans l’ombre, et ilétait là, immobile, les yeux fixés sur le sentier qui menait à lacrique. Ses dents claquaient d’une sauvage impatience. Il était siparfaitement visible dans sa rigidité de mort, que Michel,débouchant du ravin, s’arrêta tout net, le prenant pour uneapparition surnaturelle. Scevola, de son côté, distingua l’ombremouvante d’un homme – l’homme ! – et il s’élança en avant sansréfléchir, en abaissant les dents de la fourche, comme il eût faitd’une baïonnette. Il ne poussa aucun cri. Il fonça droit devantlui, en grognant comme un chien, et plongea tête baissée avec sonarme. Michel, comme un être primitif qui ne s’embarrassait pas dequelque chose d’aussi incertain que l’intelligence, fitinstantanément un bond de côté avec la précision d’un animalsauvage ; mais il y avait tout de même assez de l’être humainen lui pour demeurer ensuite paralysé d’étonnement. L’élan de sonassaut avait entraîné Scevola de plusieurs mètres dans la descenteavant qu’il fût en mesure de faire volte-face et de prendre uneattitude offensive. Les deux adversaires se reconnurent alors. Leterroriste s’écria : « Michel ? » et Michel s’empressa deramasser une grosse pierre. « Holà, Scevola », cria-t-il, non pas àtrès haute voix, mais pourtant d’un ton fort menaçant. « Qu’est-cequi vous prend ?… N’approchez pas, ou je vous balance cettepierre sur la tête, et je m’y connais ! » Scevola laissa lafourche reposer à terre avec un bruit sourd. « Je ne tereconnaissais pas, dit-il. – C’est un mensonge. Qui croyiez-vousdonc que j’étais ? L’autre peut-être ! Je n’ai pas latête bandée, il me semble ? » Scevola se mit à regrimper lapente. « Quoi ? demanda-t-il. De quelle tête parles-tu ?– Je dis que si vous approchez je vous assomme avec cette pierre,répondit Michel. On ne peut pas se fier à vous quand la lune estpleine. Vous ne m’avez pas reconnu ! Est-ce une raison pour sejeter sur les gens comme cela. Vous n’avez rien contre moi,n’est-ce pas ? – Non », répondit avec hésitationl’ex-terroriste tout en observant attentivement Michel qui gardaitencore la pierre à la main. « Il y a des années que les gens disentque vous êtes un peu cinglé », déclara Michel avec intrépidité, carl’autre était assez déconfit pour donner du cœur même à un lièvrecraintif. « Si on ne peut plus maintenant monter faire un sommesous le hangar, sans s’exposer à être poursuivi à coups de fourche,eh bien !… – J’allais seulement ranger cette fourche »,s’écria Scevola avec volubilité. « Je l’avais laissée contre le muret je l’ai aperçue tout à coup en passant ; alors je me suisdit que j’allais la porter dans l’écurie avant d’aller me coucher.Voilà tout. » Michel en resta un peu bouche bée. « Que penses-tudonc que je ferais d’une fourche à cette heure-ci de la nuit, sinonla ranger ? reprit Scevola. – Je me le demande ! »marmotta Michel qui commençait à n’en plus croire ses sens. « Tut’en vas flâner comme un sot et tu t’imagines un tas de chosesabsurdes, espèce de grand imbécile. Tout ce que je voulais, c’étaitte demander si tout allait bien en bas, et toi, comme un idiot, tute jettes de côté en bondissant comme un cabri et tu t’en vasramasser une pierre. C’est à toi que la lune a dérangé la tête, pasà moi. Allez, jette-moi ça. » Habitué à faire ce qu’on lui disait,Michel écarta lentement les doigts, sans être tout à faitconvaincu, mais en pensant qu’il y avait peut-être du vrailà-dedans. Scevola, comprenant qu’il avait l’avantage, se mit àl’injurier. « Tu es dangereux. On devrait t’attacher les pieds etles mains, quand la lune est pleine. Qu’est-ce que tu viens de direà propos d’une tête ? Quelle tête ? – J’ai dit que jen’avais pas la tête fracassée. – C’est tout ? » dit Scevola.Il se demandait ce qui avait bien pu arriver en bas pendantl’après-midi pour que quelqu’un eût eu la tête fracassée.Manifestement il devait y avoir eu une bagarre ou unaccident ; en tout cas, il pensa que c’était pour lui unecirconstance favorable, car évidemment un homme à la tête bandéeétait en position d’infériorité. Il inclinait plutôt à croire queç’avait été quelque accident stupide et regretta vivement que lelieutenant ne se fût pas tué du coup, il se retourna pour dire àMichel d’un ton acide : « Maintenant, tu peux aller au hangar. Etn’essaye plus de me jouer un de tes tours, sinon, la prochaine foisque tu ramasseras une pierre, je te tire dessus comme sur un chien.» Il se dirigea vers la barrière de la cour qui restait toujoursouverte en lançant cet ordre à Michel par-dessus son épaule : « Vadans la salle. Quelqu’un a laissé de la lumière. On dirait qu’ilssont tous devenus fous aujourd’hui. Porte la lampe dans la cuisine,éteins-la bien et vois si la porte qui donne sur la cour est bienfermée. Je vais me coucher. » Il franchit la barrière, mais nepénétra pas très avant dans la cour. Il s’arrêta pour regarderMichel exécuter cet ordre. Allongeant prudemment la tête en avantdu pilier de la barrière, Scevola attendit d’avoir vu Michel ouvrirla porte de la salle, puis franchit en quelques bonds le terrainplat et s’élança dans le sentier du ravin. Il lui fallut moinsd’une minute. Il avait toujours sa fourche sur l’épaule. Son seuldésir était de ne pas être dérangé ; à part cela, il ne sesouciait aucunement de ce que faisaient les autres, de ce qu’ilspensaient ni de la façon dont ils se conduisaient. Il étaitcomplètement en proie à son idée fixe. Il n’avait pas de plan, maisil avait un principe d’action : c’était d’atteindre le lieutenant àson insu, et si l’homme mourait sans savoir quelle main l’avaitfrappé, tant mieux. Scevola allait agir pour la cause de la vertuet de la justice. Ce n’était aucunement là une question de querellepersonnelle. Pendant ce temps, Michel, en entrant dans la salle,avait découvert Peyrol profondément endormi sur une table. En dépitde son respect illimité pour Peyrol, sa simplicité était tellequ’il se mit à secouer son maître par l’épaule, comme s’il se fûtagi d’un simple mortel. Peyrol passa si rapidement de l’inertie àla position assise que Michel en recula d’un pas et attendit qu’onlui adressât la parole. Mais comme Peyrol se contentait de leregarder fixement, Michel prit l’initiative de prononcer une courtephrase : « Il s’y met ! » Peyrol ne paraissait pascomplètement réveillé : « Qu’est-ce que tu veux dire ?demanda-t-il. – Il s’agite pour essayer de s’enfuir. » Peyrol étaitmaintenant tout à fait réveillé. Il retira même ses pieds de dessusla table. « Vraiment ? Tu n’as donc pas cadenassé la porte dela cabine ? » Michel, très effrayé, expliqua qu’on ne luiavait jamais dit de le faire. « Non ? » remarqua Peyrolpaisiblement. « J’ai dû oublier. » Mais Michel ne se calmait pas etmurmura : « Il est en train de s’enfuir. – Ça va bien ! ditPeyrol, ne te mets pas martel en tête. Il ne s’enfuira pas bienloin, va. » Une grimace se dessina lentement sur le visage deMichel. « S’il veut grimper en haut des rochers, il ne tardera pasà se casser le cou, dit-il. Et il n’ira certainement pas très loin,pour sûr. – Eh bien ! tu vois ! lui dit Peyrol. – Et iln’a pas l’air bien solide non plus. Il est sorti à quatre pattes dela cabine, est allé jusqu’au petit tonneau d’eau et il s’est mis àboire, à boire. Il a dû le vider à moitié. Après quoi, il s’est missur ses jambes. J’ai déguerpi sur le rivage, aussitôt que je l’aientendu remuer », continua-t-il d’un ton d’intense contentement desoi. « Je me suis caché derrière un rocher pour l’observer. – Fortbien », déclara Peyrol. Après cette parole de louange, le visage deMichel arbora en permanence un grand sourire. « Il s’est assis surle pont arrière », reprit-il, comme s’il racontait une énormefarce, « les pieds ballants au-dessus de la cale, et que le diablem’emporte s’il ne s’est pas mis à piquer un somme, adossé autonneau. Sa tête tombait et il se rattrapait, sa grosse têteblanche. Et puis, j’en ai eu assez de regarder ça. Et comme vousm’aviez dit de ne pas rester sur son passage, j’ai pensé qu’ilvalait mieux monter ici dormir dans le hangar. J’ai bien fait,n’est-ce pas ? – Tout à fait bien, déclara Peyrol. Eh bien,va-t’en maintenant dans le hangar. Ainsi tu l’as laissé assis surle pont arrière ? – Oui, dit Michel. Mais il était en train des’animer. Je n’avais pas fait dix mètres que j’ai entendu à bord unterrible coup. Je pense qu’il aura essayé de se lever et qu’il seradégringolé dans la cale. – Dégringolé dans la cale ? répétabrusquement Peyrol. – Oui, notre maître. J’ai pensé d’abord àretourner voir, mais vous m’aviez mis en garde contre lui, n’est-cepas ? Et je crois vraiment que rien ne peut le tuer. » Peyroldescendit de la table avec un air préoccupé qui eût surpris Michels’il n’eût été absolument incapable d’observation. « Il fauts’occuper de cela », murmura-t-il, en boutonnant la ceinture de sonpantalon. « Passe-moi mon gourdin, là, dans le coin. Et maintenantva dans le hangar. Que diable fais-tu à la porte ? Tu neconnais pas le chemin du hangar ? » Cette dernière remarqueétait due au fait que Michel, à la porte de la salle, avançait latête et regardait de droite et de gauche pour examiner la façade dela maison. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne supposes pas qu’ilait pu te suivre si rapidement jusqu’ici ? – Oh ! non,notre maître, c’est tout à fait impossible, mais j’ai vu ce sacréScevola qui faisait les cent pas par ici. Je n’ai pas envie de lerencontrer de nouveau. – Il se promenait dehors ? » demandaPeyrol d’un air ennuyé. « Eh bien ! qu’est-ce que tu croisqu’il peut te faire ? Quelles drôles d’idées tu te fourresdans la tête. Tu deviens de pire en pire. Allons, sors. » Peyroléteignit la lampe et en sortant, ferma la porte sans le moindrebruit. Apprendre que Scevola circulait ainsi ne lui plaisait guère,mais il pensa que le sans-culotte s’était probablement rendormi etqu’après s’être réveillé il était en train de gagner son lit quandMichel l’avait rencontré. Il avait son idée personnelle sur lapsychologie du patriote, et ne pensait pas que les deux femmesfussent en danger. Néanmoins il alla jusqu’au hangar et entenditremuer la paille où Michel se disposait à passer la nuit. « Debout», lui dit-il à voix basse. « Chut, ne fais pas de bruit. Va dansla maison dormir au pied de l’escalier. Si tu entends des voix,monte à l’étage, et si tu aperçois Scevola, tombe-lui dessus. Tun’as pas peur de lui, je suppose ? – Non, si vous me ditesqu’il ne faut pas », répliqua Michel qui, après avoir ramassé sessouliers (un cadeau de Peyrol), s’en alla pieds nus jusqu’à lamaison. Le Frère-de-la-Côte le regarda se glisser sans bruit par laporte de la salle. Ayant ainsi, en quelque sorte, protégé sa base,Peyrol descendit le ravin avec des mouvements prudemment calculés.Quand il fut arrivé au petit creux de terrain d’où l’on pouvaitapercevoir les têtes de mâts de la tartane, il s’accroupit etattendit. Il ne savait pas ce que son prisonnier avait fait ni cequ’il était en train de faire et ne se souciait pas de se trouverpar mégarde sur le chemin de sa fuite. La lune d’un jour étaitassez haute pour réduire les ombres à presque rien et les rochersétaient inondés d’un éclat jaune, tandis que les buissons, parcontraste, paraissaient très noirs. Peyrol réfléchit qu’il n’étaitpas très bien dissimulé. Ce silence continu finit parl’impressionner. « Il est parti », pensa-t-il. Pourtant il n’enétait pas sûr. Personne ne pouvait en être sûr. Il calcula qu’il yavait à peu près une heure que Michel avait quitté latartane ; c’était suffisant pour qu’un homme, même à quatrepattes, eût pu se traîner jusqu’au bord de la crique. Peyrolregrettait d’avoir frappé si fort. Il aurait pu atteindre son butavec moitié moins de force. D’un autre côté toutes les manœuvres deson prisonnier, telles que les avait rapportées Michel, semblaienttout à fait rationnelles. L’homme, cela va sans dire, étaitsérieusement ébranlé. Peyrol éprouvait comme un désir d’aller àbord lui donner quelque encouragement et même lui prêter activementassistance. Un coup de canon venu de la mer vint lui couper larespiration, pendant qu’il était là à méditer. Une minute plustard, un second coup envoya une autre vague de bruit sourd parmiles rochers et les collines de la presqu’île. Le silence qui suivitfut si profond qu’il sembla pénétrer jusque dans l’intérieur de latête de Peyrol et engourdir un moment toutes ses pensées. Mais ilavait commencé de se traîner jusqu’au rivage. Le navire appelaitson homme. En fait, ces deux coups de canon avaient bien été tiréspar l’Amelia. Après avoir doublé le cap Esterel, le capitaineVincent vint mouiller court[92] devantla plage, exactement comme Peyrol l’avait supposé. Entre six etneuf heures environ l’Amelia resta là avec ses voiles larguées surles cargues[93]. Juste avant le lever de la lune lecommandant monta sur le pont et après un court entretien avec sonpremier lieutenant donna l’ordre à l’officier de manœuvred’appareiller et de remettre le cap sur la Petite Passe. Ildescendit alors et on fit aussitôt passer l’ordre que le capitainedemandait M. Bolt. Quand le lieutenant parut à la porte de sacabine, le capitaine Vincent lui fit signe de s’asseoir. « Je croisque je n’aurais pas dû vous écouter, dit-il. Pourtant, l’idée étaitséduisante, mais ce que d’autres en penseraient, je me le demande.La perte de notre homme est le pire de l’affaire. J’ai idée quenous pourrions le rattraper. Peut-être a-t-il été pris par despaysans, ou a-t-il eu un accident. Il est intolérable de l’imagineraffalé au pied d’un rocher avec une jambe cassée. J’ai donnél’ordre d’armer les canots numéros 1 et 2 et je me propose de vousen confier le commandement, pour entrer dans la crique, et s’il lefaut, vous avancer un peu dans l’intérieur pour faire desrecherches. À ma connaissance, il n’y a jamais eu de troupes surcette presqu’île. La première chose que vous ferez, c’estd’examiner la côte. » Il lui parla encore un moment, lui donnantdes instructions plus détaillées, puis il monta sur le pont.L’Amelia avec ses deux canots à la remorque, au long du bord,s’avança à mi-chemin de la Passe et les deux canots reçurent,alors, l’ordre de continuer. Juste avant qu’ils nedébordassent[94], on tira deux coups de canon trèsrapprochés. « Comme cela, Bolt », expliqua le capitaine Vincent, «Symons devinera que nous sommes à sa recherche et s’il se cachequelque part près du rivage, il ne manquera pas de descendre à unendroit où vous pourrez le voir. »

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