Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 11

 

Une fois sortie de l’église par la porte de la sacristie,Arlette ne se retourna pas une fois. L’abbé la vit passer comme uneombre au-delà du presbytère, puis disparaître à sa vue. Il nel’accusa pas de duplicité. C’est lui qui s’était trompé. Unepaïenne ! Malgré sa peau très blanche, avec ses cheveux et sesyeux noirs, ses lèvres d’un rouge foncé, elle avait l’air d’avoirune goutte de sang sarrasin dans les veines. Sans même un soupir,il l’abandonna à son sort.

Arlette se dirigea rapidement vers Escampobar comme si ellecroyait n’y arriver jamais assez vite ; mais en approchant dupremier champ enclos elle ralentit le pas, et après un momentd’hésitation, elle s’assit entre deux oliviers, près d’un mur aupied duquel poussait une herbe épaisse. « Et si vraiment, seraisonnait-elle, j’ai été possédée comme l’affirme l’abbé, quelleimportance cela a-t-il pour celle que je suis devenuemaintenant ? L’esprit du mal avait chassé mon être véritablede mon propre corps et avait ensuite rejeté mon corps. J’ai vécudes années sans rien en moi. Rien n’avait de sens pour moi. »

Mais maintenant son être véritable, mûri par ce mystérieux exil,lui était revenu, rempli d’espérance, avide d’amour. Elle étaitcertaine qu’il n’avait jamais été très éloigné de ce corps rejetéque Catherine avait dernièrement déclaré n’être pas fait pour lesbras d’un homme. La pauvre vieille n’y connaissait pas grand-chose,pensa Arlette, non avec mépris mais plutôt avec pitié. Elle savaitmieux elle-même à quoi s’en tenir ; elle avait demandé au cielde l’éclairer durant sa longue prostration, ses ardentes prières etson moment d’extase devant cet autel sans cierges.

Elle en connaissait bien la signification et aussi celle d’unautre instant – celui d’une révélation terrestre qui lui étaitapparue ce jour-là, à midi, tandis qu’elle servait le repas dulieutenant. Tous les autres étaient dans la cuisine ; Réal etelle étaient plus seuls tous les deux qu’ils ne l’avaient jamaisété de leur vie. Ce jour-là, elle n’avait pu se refuser le plaisirqu’elle ressentait à être près de lui, à l’observer à la dérobée, àl’entendre peut-être prononcer quelques mots, à éprouver laconscience étrangement réconfortante de sa propre existence, queseule la présence de Réal pouvait lui donner ; une sorte defélicité, de chaleur, de courage, de confiance sans passion maisqui l’absorbait toute !… Elle s’était écartée de la table deRéal et s’était assise en face de lui, les yeux baissés. Un grandsilence régnait dans la salle, à l’exception d’un murmure de voixvenant de la cuisine. Elle avait d’abord jeté un ou deux coupsd’œil à la dérobée, puis en regardant de nouveau entre ses cilspour ainsi dire, elle l’avait vu poser les yeux sur elle avec uneexpression particulière. Jamais cela ne s’était produit auparavant.Elle s’était levée d’un bond, croyant qu’il désirait quelque chose,et comme elle se tenait debout devant lui, la main posée sur latable, il s’était baissé tout à coup et avait, de ses lèvres,pressé cette main contre la table, la baisant passionnément, ensilence, interminablement… Plus effrayée d’abord que surprise, puisinfiniment heureuse, elle commençait à haleter, lorsqu’il s’étaitinterrompu et s’était rejeté en arrière sur sa chaise. Elle s’étaitéloignée de la table et s’était rassise pour le regarderfranchement, fixement, sans un sourire. Mais lui ne la regardaitpas. Il serrait l’une contre l’autre ses lèvres passionnées et sonvisage avait une expression de grave désespoir. Ils n’avaient paséchangé une parole. Il s’était levé brusquement en détournant lesyeux et était sorti, sans même achever son repas.

Dans le cours habituel des choses, tout autre jour, elle seserait levée pour le suivre, car elle avait toujours cédé à cettefascination qui avait commencé à éveiller ses facultés. Elle seraitallée dehors, rien que pour passer une ou deux fois devant lui.Mais ce jour-là, elle n’avait pas obéi à ce qui, en elle, étaitplus fort que la fascination, à ce qui, au-dedans d’elle-même, lapoussait et la retenait à la fois. Elle s’était contentée de leverle bras et de regarder sa main. C’était vrai. C’était donc arrivé.Il avait embrassé cette main. Auparavant, elle ne s’inquiétait pasqu’il eût l’air sombre, du moment qu’il restait à un endroit oùelle pouvait le regarder – ce qu’elle faisait à la moindre occasionsans retenue, avec la plus franche innocence. Mais maintenant, ellen’était plus assez naïve pour cela. Elle s’était levée, avaittraversé la cuisine, croisé sans aucune gêne le regard inquisiteurde Catherine, et était montée à sa chambre. Quand elle en étaitredescendue, il était devenu invisible et l’on eût dit que tous lesautres étaient allés se cacher aussi : Michel, Peyrol, Scevola…Mais si elle avait rencontré Scevola, elle ne lui aurait pas parlé.Cela faisait maintenant très longtemps qu’elle n’avait prisl’initiative d’aucune conversation avec lui. Elle supputa toutefoisque Scevola était allé tout simplement s’étendre dans sa tanière,pauvre pièce étroite qu’éclairait une seule petite fenêtre vitréeplacée en haut du mur du fond. C’est là que Catherine l’avait logéle jour même où il avait ramené sa nièce ; et depuis lors ill’avait toujours conservée pour son usage personnel. Elle se lereprésentait même là-haut, étendu sur son grabat. Elle en étaitdésormais capable. Auparavant, pendant des années après son retour,les gens qui étaient hors de sa vue étaient hors de sapensée[86]. S’ils s’étaient enfuis enl’abandonnant, elle n’eût pas pensé à eux le moins du monde. Ellese serait mise à aller et venir de la maison vide aux champsdéserts sans penser à personne. Peyrol était le premier être humainauquel elle eût pris garde depuis des années. Dès son arrivée,Peyrol avait toujours existé pour elle. D’ailleurs le flibustierétait généralement très visible, en quelque endroit de la ferme.Cet après-midi-là, néanmoins, Peyrol lui-même restait invisible.L’inquiétude d’Arlette se mit à croître, mais elle éprouvait uneétrange répugnance à entrer dans la cuisine où elle savait trouversa tante assise dans son fauteuil comme le génie tutélaire[87] de la maison, prenant son repos dansune impénétrable immobilité. Pourtant, elle éprouvait le besoin deparler de Réal à quelqu’un. C’est ainsi que l’idée de descendre àl’église lui était venue. Elle parlerait de lui au prêtre et àDieu. Elle avait subi l’ascendant de ses vieux souvenirs. Onl’avait élevée à croire qu’on pouvait tout dire à un prêtre, qu’onpouvait prier le Dieu Tout-Puissant qui connaissait toute chose, etpar la prière implorer la grâce, la force, la miséricorde, laprotection, la pitié. Elle l’avait fait et elle se sentait exaucée.Son cœur s’était calmé tandis qu’elle se reposait à l’abri du mur.Elle tira un long brin d’herbe, qu’elle tortilla machinalementautour de ses doigts. Le voile de nuages s’était épaissi au-dessusde sa tête, un crépuscule précoce était descendu sur la terre, etelle n’avait pas découvert ce qu’il était advenu de Réal.Brusquement, elle se leva avec égarement. Mais elle éprouvaaussitôt le besoin de se maîtriser. De ce pas léger qui lui étaithabituel, elle se dirigea vers la maison et, pour la première foisde sa vie, perçut combien celle-ci paraissait sombre et stérilequand Réal ne s’y trouvait pas. Elle se faufila sans bruit par lagrande porte du bâtiment principal et monta rapidement l’escalier.Le palier était sombre. Elle passa devant la porte de la chambrequ’elle occupait avec sa tante. Ç’avait été la chambre de son pèreet de sa mère. L’autre grande chambre était celle du lieutenantpendant ses visites à Escampobar. Sans même un bruissement de sarobe, elle glissa ainsi qu’une ombre le long du corridor, tournasans bruit la poignée et entra. Après avoir fermé la porte derrièreelle, elle prêta l’oreille. Pas le moindre bruit dans la maison.Scevola devait être déjà descendu dans la cour ou bien, les yeuxgrands ouverts, rester étendu sur son grabat en désordre, rageantavec fureur pour une raison quelconque. Elle l’avait trouvé ainsiune fois par hasard, couché sur le ventre, le visage à demi enfouidans l’oreiller, un œil allumé d’une lueur sauvage et il l’avaitfait fuir épouvantée, en marmottant : « Allez-vous-en, nem’approchez pas. » Tout cela n’avait eu aucun sens pour elle sur lemoment. Après s’être assurée que l’intérieur de la maison étaitsilencieux comme la tombe, Arlette se dirigea vers la fenêtre, quipendant les séjours du lieutenant restait toujours ouverte, lecontrevent poussé complètement contre le mur. La fenêtre n’avaitbien entendu pas de rideaux, et en s’en approchant, Arlette aperçutPeyrol qui redescendait du belvédère. Sa tête blanche, brillantecomme de l’argent, se détachait sur la pente du terrain ; elledisparut peu à peu de sa vue et Arlette entendit sous la fenêtre lebruit de ses pas. Ils pénétrèrent dans la maison, mais elle nel’entendit pas monter à sa chambre. Il était allé à la cuisine.Pour voir Catherine. Ils allaient parler d’elle et d’Eugène. Maisqu’allaient-ils dire ? Sa découverte de la vie était sirécente que tout lui semblait dangereux : conversations, attitudes,regards. La seule idée du silence entre ces deux êtres l’effrayait.C’était possible. Si vraiment ils ne se disaient rien… ce seraitterrible. Pourtant elle resta calme comme une personne raisonnablequi sait qu’aller et venir avec agitation n’est pas le bon moyen defaire face à des dangers inconnus. Elle parcourut des yeux la pièceet aperçut dans un coin la valise du lieutenant. C’était en réalitéce qu’elle avait souhaité voir. Il n’était donc pas parti. Maisquand bien même elle ouvrirait cette valise, cela ne lui dirait pasce qu’il était devenu. Quant à son retour, elle ne le mettaitaucunement en doute. Il était toujours revenu. Son attention futparticulièrement attirée par un gros paquet cousu dans de la toileà voiles, avec trois grands cachets rouges sur la couture. Maiselle n’y arrêta pas ses pensées. Celles-ci tournaient toujoursautour de Catherine et Peyrol, en bas. Comme ils avaientchangé ! Avaient-ils jamais cru qu’elle était folle ?Elle s’indigna. « Comment aurais-je pu m’en empêcher ? » sedemanda-t-elle avec désespoir. Elle s’assit au bord du lit, dans sapose habituelle, les pieds croisés, les mains posées sur lesgenoux. Sur l’une de ses mains elle sentait encore la trace deslèvres de Réal, impression calmante, rassurante comme toutes lescertitudes ; mais elle sentait dans son esprit une confusionpersistante, une lassitude indéfinie, comme l’effort que fait unevue imparfaite pour distinguer des contours changeants, des formesflottantes, d’incompréhensibles signes. Elle ne put résister à latentation de reposer, ne fût-ce qu’un bref moment, son corps las.Elle s’allongea sur le bord même du lit et cacha sous sa joue lamain que Réal avait embrassée. La faculté de penser l’abandonnacomplètement, mais elle demeura les yeux ouverts, tout à faitéveillée. Dans cette position, sans entendre le moindre bruit, ellevit la poignée de la porte s’abaisser à fond, dans un silenceabsolu, comme si la serrure avait été huilée récemment. Son premiermouvement fut de sauter au beau milieu de la pièce, mais elle seretint, et se contenta de se mettre sur son séant d’un geste vif.Le lit n’avait pas craqué. Elle mit tout doucement les pieds parterre et au moment où, en retenant son souffle, elle appuyaitl’oreille contre la porte, la poignée était déjà remontée. Ellen’avait décelé aucun bruit au-dehors. Pas le moindre. Rien. Pas uninstant l’idée ne lui vint de mettre en doute le témoignage de sesyeux ; mais tout s’était passé dans un tel silence que le plusléger sommeil n’en aurait pas été troublé. Si elle avait étéallongée sur l’autre côté, c’est-à-dire le dos à la porte, elle nese serait sûrement aperçue de rien. Elle attendit encore un peuavant de s’écarter de la porte et de s’asseoir sur une chaiseauprès d’une table pesante et ornée de sculptures, meuble defamille qui eût été mieux à sa place dans un château que dans unemaison de ferme. La poussière de plusieurs mois en couvrait lalisse surface ovale en bois sombre au grain fin. « Ce devait êtreScevola », pensa Arlette. Ce ne pouvait être que lui. Quepouvait-il bien vouloir ? Elle se livra à sesréflexions ; mais après tout cela n’avait pas d’importance.Réal absent occupait toute sa pensée. Avec une inconscientelenteur, son doigt traça sur la poussière de la table les initialesE.A. qu’elle entoura d’un cercle. Puis elle se leva brusquement,ouvrit la porte et descendit. Dans la cuisine, ainsi qu’elle s’yétait tout à fait attendue, elle trouva Scevola avec les autres.Aussitôt qu’il la vit, il se leva et courut au premier étage, maisil revint presque aussitôt avec l’air d’avoir rencontré un fantômeet à une question insignifiante que lui posa Peyrol, ses lèvres etmême son menton se mirent à trembler avant qu’il ne parvînt àmaîtriser sa voix. Il évitait de regarder les autres en face :ceux-ci semblaient aussi ne pas oser s’entreregarder, et on eût ditque le lieutenant absent hantait le repas du soir à l’Escampobar.Peyrol, en outre, devait penser à son prisonnier. L’existence decelui-ci présentait un fort intéressant problème, alors que lesmanœuvres du navire anglais en constituaient un autre étroitementlié au premier, et plein de perspectives dangereuses. Les yeuxnoirs et ternes de Catherine semblaient s’être encore enfoncés dansleurs orbites, mais son visage conservait son expression habituellede sévérité distante. Tout à coup Scevola, comme s’il répondait àl’une de ses propres pensées, se mit à dire : « Ce qui nous aperdus, c’est la modération. » Peyrol avala le morceau de painbeurré qu’il mâchait lentement et demanda : « À quoi faites-vousallusion, citoyen ? – Je fais allusion à la République »,répondit Scevola d’une voix plus assurée que d’ordinaire. « Je dis,la modération. Nous autres, patriotes, nous avons arrêté notre brastrop tôt. On aurait dû tuer, avec leurs pères et leurs mères, tousles enfants des ci-devant et tous les enfants des traîtres. Lemépris des vertus civiques et l’amour de la tyrannie sont innéschez tous ces gens-là. En grandissant, ils piétinent tous lesprincipes sacrés… L’œuvre de la Terreur est réduite à néant. – Queproposez-vous donc de faire là-contre ? grommela Peyrol.Inutile de déclamer ici… ou n’importe où, d’ailleurs. Vous netrouverez personne pour vous écouter, espèce de cannibale »,ajouta-t-il avec bonhomie. Arlette, la tête appuyée sur la maingauche, traçait de son index droit sur la nappe des initialesinvisibles. Catherine, qui se baissait pour allumer une lampe àquatre becs montée sur un pied de cuivre, tourna par-dessus sonépaule sa tête aux traits finement dessinés. Le sans-culotte sedressa brusquement en agitant les bras, il avait les cheveux enbroussaille à force de s’être retourné sans dormir sur son grabat.Les manches déboutonnées de sa chemise battirent contre ses brasmaigres et velus. Il n’avait plus l’air d’avoir rencontré unfantôme. Il ouvrit une large bouche noire, mais Peyrol leva undoigt vers lui calmement : « Non, non ! Le temps où vospropres parents, là-haut, du côté de la Boyère – ce n’est pas làqu’ils habitaient ? – tremblaient à l’idée de vous voirarriver pour leur rendre visite à la tête d’une troupe de patriotesdéguenillés, ce temps-là est passé. Vous n’êtes plus à la tête depersonne, et si vous vous mettiez à pérorer comme ça en public, lesgens se soulèveraient et vous prendraient en chasse comme un chienenragé. » Scevola, qui avait refermé la bouche, jeta un regardpar-dessus son épaule et, comme impressionné de ne se voir appuyépar personne, sortit de la cuisine en titubant comme un homme ivre.Il n’avait pourtant bu que de l’eau. Peyrol regarda pensivement laporte que le sans-culotte indigné avait claquée derrière lui.Pendant ce colloque entre les deux hommes, Arlette avait disparudans la salle. Catherine, redressant sa haute taille, posa sur latable la lampe à huile avec ses quatre becs fumeux. Elle luiéclairait le visage par en dessous. Peyrol déplaça légèrement lalampe avant de lui dire, en levant les yeux vers elle : « Il estheureux pour vous que Scevola n’ait pas été accompagné, fût-ce d’unseul autre individu de son genre quand il est arrivé ici. – Oui,approuva-t-elle. J’ai eu affaire à lui seul, d’un bout à l’autre.Mais vous m’imaginez entre lui et Arlette ? À cette époque ildélirait terriblement, mais il était éberlué et exténué. Et puis jeme suis reprise et j’ai pu discuter fermement avec lui. Je luidisais : « Regarde-la, elle est si jeune et elle ne se connaît pasdu tout. » Ma parole, pendant des mois tout ce qu’on pouvaitcomprendre de ce qu’elle disait, c’était : « Comme il coule !comme il éclabousse ! » Lui, il me parlait de sa verturépublicaine. Il n’était pas un débauché. Il attendrait. Il disaitqu’elle était sacrée pour lui : et ainsi de suite. Il arpentait lapièce pendant des heures tout en parlant d’elle et je restais àl’écouter en tâtant dans ma poche la clé de la chambre où j’avaisenfermé l’enfant. J’ai temporisé, et, comme vous le ditesvous-même, c’est peut-être parce qu’il n’avait personne derrièrelui qu’il n’a pas essayé de me tuer : ce qu’il aurait pu fairen’importe quand. J’ai temporisé et, après tout, pourquoi aurait-ileu envie de me tuer ? Il m’a dit plus d’une fois qu’il étaitsûr qu’Arlette lui appartiendrait. Plus d’une fois il m’a faitfrissonner en m’en donnant la raison. Arlette lui devait la vie.Oh ! cette vie terrible et démente ! C’est un de ceshommes, voyez-vous, qui peuvent être patients quand il s’agit desfemmes. » Peyrol fit signe qu’il comprenait. « Oui, il y en a commecela. Les gens de cette sorte n’en sont quelquefois que plusimpatients de verser le sang. Je crois pourtant que vous l’avezéchappé belle pendant longtemps ; au moins, jusqu’à monarrivée ici. – Les choses s’étaient arrangées, plus ou moins,murmura Catherine, mais, tout de même j’ai été heureuse de voirarriver ici un homme à cheveux gris, un homme sérieux[88]. – Des cheveux gris, n’importe qui peuten avoir », déclara Peyrol avec un peu d’aigreur. « Vous ne meconnaissiez pas. Vous ne savez rien de moi, même maintenant. – Il ya des Peyrol qui ont habité à moins d’une demi-journée d’ici »,déclara Catherine, évoquant des souvenirs. « Cela se peut ! »répondit l’écumeur de mer, d’un ton si singulier que Catherine luidemanda brusquement – « Que voulez-vous dire ? N’êtes-vous pasde cette famille ? Peyrol n’est pas votre nom ? – J’en aieu plusieurs, et c’en était un. Ainsi donc ce nom et mes cheveuxgris vous ont plu, Catherine ? Ils vous ont inspiré confiance,hein ? – Je n’ai pas été fâchée de vous voir arriver. Scevolanon plus, je crois. Il avait entendu dire qu’on poursuivait lespatriotes çà et là, et il s’est de moins en moins inquiété. Vousavez prodigieusement éveillé l’enfant. – Est-ce que cela aussi afait plaisir à Scevola ? – Avant votre arrivée, elle neparlait à personne, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Ellesemblait ne pas se soucier de savoir où elle était. En même temps», ajouta Catherine après un moment, « elle ne se souciait pas nonplus de ce qui pouvait lui arriver. Oh ! j’ai passé depénibles heures à réfléchir à tout cela, travaillant dans lajournée, et, la nuit quand j’étais éveillée, à écouter son souffle.Et je vieillissais de jour en jour, et, qui sait ? peut-êtreque ma dernière heure était prête à sonner. J’ai souvent pensé quelorsque je la sentirais approcher, je vous parlerais comme je vousparle en ce moment. – Tiens ! Vous avez pensé cela ! »dit Peyrol à mi-voix. « À cause de mes cheveux gris, jesuppose ? – Oui. Et parce que vous êtes venu d’au-delà desmers », fit Catherine d’un air inflexible et d’une voix ferme. « Nesavez-vous pas que, la première fois qu’Arlette vous a vu, ellevous a parlé, et que c’était la première fois que je l’entendaisparler spontanément, depuis le jour où cet homme me l’a ramenée etoù j’ai dû la laver des pieds à la tête avant de la mettre dans lelit de sa mère. – La première fois ! répéta Peyrol. – Ç’a étécomme un miracle, reprit Catherine, et c’est vous qui l’avez fait.– Ce doit être quelque sorcière hindoue qui m’en aura donné lepouvoir », murmura Peyrol, si bas que Catherine ne put l’entendre.Elle n’eut pas l’air de s’en soucier et reprit aussitôt : « Etl’enfant s’est attachée à vous, étonnamment. Une sorte de sentiments’était enfin éveillé en elle. – Oui », acquiesça Peyrol d’un airsombre. « Elle s’est attachée à moi. Elle a appris à parler au…vieillard. – C’est quelque chose en vous qui semble lui avoirouvert l’esprit et délié la langue », dit Catherine qui gardaittout en parlant une sorte de maintien royal, comme si elle eût étéle chef[89] de quelque tribu. « Souvent, de loin,je vous ai regardés parler tous les deux, en me demandant cequ’elle… – Elle parlait comme une enfant », interrompit brusquementPeyrol. « Ainsi, vous vouliez me parler avant que votre dernièreheure n’arrive. Voyons, vous ne vous préparez pas encore àmourir ? – Écoutez-moi, Peyrol. S’il y a quelqu’un dont ladernière heure soit proche, ce n’est pas moi. Regardez un peuautour de vous. Il était temps que je vous parle. – Eh ?quoi ! Je n’ai pas l’intention de tuer quelqu’un, grommelaPeyrol. Vous vous mettez de drôles d’idées en tête. – C’est commeje vous le dis », insista Catherine sans animation. « On dirait quela mort s’accroche aux jupes de la petite. Elle a fait une coursefolle avec elle. Évitons qu’elle ne trempe de nouveau ses pas dansdu sang humain. » Peyrol, qui avait laissé sa tête retomber sur sapoitrine, la redressa brusquement. « De quoi diableparlez-vous ? » s’écria-t-il avec colère. « Je ne vouscomprends pas le moins du monde. – Vous n’avez pas vu dans quelétat elle était, quand je l’ai reprise en main, déclara Catherine.Je suppose que vous savez où est le lieutenant. Qu’est-ce qui l’afait partir ainsi ? Où est-il allé ? – Je le sais,répondit Peyrol. Il reviendra probablement cette nuit. – Vous savezoù il est ! Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi ilest parti et pourquoi il va revenir », dit Catherine d’une voixmenaçante. « Eh bien ! vous devriez lui dire qu’à moinsd’avoir une paire d’yeux dans le dos, il vaut mieux qu’il nerevienne pas ici… qu’il ne revienne pas du tout ; car s’il lefait, rien ne pourra le préserver d’un coup perfide. – Personne n’ajamais été à l’abri de la perfidie », opina Peyrol après un momentde silence. « Je ne vais pas feindre de ne pas comprendre ce quevous voulez dire. – Vous avez entendu aussi bien que moi ce qu’adit Scevola avant de sortir. Le lieutenant est l’enfant d’unci-devant, et Arlette d’un homme qu’on a appelé traître à son pays.Vous pouvez comprendre vous-même ce qu’il avait en tête. – C’est unbavard et une poule mouillée », dit Peyrol d’un ton méprisant, maiscela ne modifia en rien l’attitude de Catherine, une attitude devieille sibylle qui se lève de son trépied pour prophétiser aveccalme d’horribles désastres. « Tout ça, c’est son républicanisme »,expliqua Peyrol avec plus de mépris encore. « Il en a une nouvellecrise en ce moment. – Non, c’est de la jalousie, dit Catherine. Ila peut-être cessé de s’intéresser à elle au cours de tant d’années.Il y a longtemps qu’il ne m’importune plus. Avec un individu de cegenre, je pensais qu’en le laissant être le maître ici… Maisnon ! Je sais que, depuis que le lieutenant a commencé à venirici, il a été repris de ses terribles imaginations. Il ne dort pasla nuit. Son républicanisme est toujours là. Mais ne savez-vouspas, Peyrol, qu’on peut avoir de la jalousie sans amour ? –Vous croyez », dit le flibustier d’une voix grave. Il méditait,empli de son expérience personnelle. « Et en outre il a goûté dusang », grommela-t-il au bout d’un moment. « Vous avez peut-êtreraison. – J’ai peut-être raison ! » répéta Catherine d’un tonlégèrement indigné. « Chaque fois que je vois Arlette près de lui,j’ai peur d’une dispute ou de quelque mauvais coup. Et quand ilssont tous les deux loin de moi, c’est encore pire. Je me demande oùils sont en ce moment. Ils sont peut-être ensemble et je n’oseélever la voix pour appeler Arlette de peur de le rendre furieux. –Mais c’est au lieutenant qu’il en a », remarqua Peyrol en baissantla voix. « Et je ne peux pas empêcher le lieutenant de revenir. –Où est-elle ? Où est-il ? » murmura Catherine d’un tonqui trahissait sa secrète angoisse. Peyrol se leva tranquillementet passa dans la salle en laissant la porte ouverte. Catherinel’entendit soulever avec précaution le loquet de la porte d’entrée.Et quelques instants après, Peyrol revint, aussi tranquillementqu’il était sorti. « J’ai mis un pied dehors pour me rendre comptedu temps. La lune va se lever et les nuages sont moins épais. Onaperçoit une étoile par-ci par-là. » Il baissa considérablement lavoix. « Arlette est assise sur le banc en train de fredonner unepetite chanson toute seule. Je me demande vraiment si elle s’estaperçue que j’étais à quelques pas d’elle. – Elle ne veut entendreni voir personne, excepté un seul homme », affirma Catherinemaîtrisant de nouveau complètement sa voix. « Et vous dites qu’ellefredonnait une chanson ? Elle qui restait assise des heuressans produire le moindre son. Et Dieu sait ce que pouvait bien êtrecette chanson ! – Oui, elle a beaucoup changé », reconnutPeyrol en poussant un profond soupir. « Ce lieutenant », reprit-ilaprès s’être interrompu un moment, « s’est toujours conduit avecbeaucoup de froideur envers elle. Je l’ai vu souvent détourner latête quand il la voyait venir vers nous. Vous savez comment sontces porteurs d’épaulettes, Catherine. Et puis, celui-ci a quelquever rongeur qui le tourmente. Je me demande s’il a jamais oubliéqu’il est le fils d’un ci-devant. Pourtant je crois aussi qu’ellene désire voir et entendre personne d’autre que lui. Est-ce parcequ’elle a eu la tête dérangée si longtemps ? – Non, Peyrol,dit la vieille femme, ce n’est pas cela. Vous voulez savoir commentj’en suis sûre ? Pendant des années, rien ne pouvait la fairerire ni pleurer. Vous le savez vous-même. Vous l’avez vue chaquejour. Croiriez-vous que depuis le mois dernier, il lui est arrivéde pleurer et de rire sur ma poitrine sans savoir pourquoi ? –Cela, je ne le comprends pas, dit Peyrol. – Moi, oui. Ce lieutenantn’a qu’un geste à faire pour qu’elle coure après lui. Oui, Peyrol.C’est ainsi. Elle n’a ni crainte, ni honte, ni orgueil. J’ai étémoi-même presque comme cela. » Son beau visage bruni sembla devenirplus impassible encore, avant qu’elle ne reprit à voix beaucoupplus basse et comme si elle argumentait avec elle-même : «Seulement, moi, je n’avais jamais connu la folie du sang. J’étaisdigne des bras de n’importe quel homme… Mais aussi cet homme n’estpas un prêtre. » Ces derniers mots firent tressaillir Peyrol. Ilavait presque oublié cette histoire. Il se dit : « Elle sait, ellea passé par là. » « Écoutez-moi, Catherine », dit-il sur un toncatégorique, « le lieutenant revient. Il sera ici probablement versminuit. Mais ce que je peux vous dire c’est qu’il ne revient paspour faire signe à la petite de le suivre. Oh ! non ! cen’est pas pour ses beaux yeux qu’il revient. – Eh bien ! si cen’est pas pour elle qu’il revient, alors c’est que la mort l’aappelé », déclara-t-elle d’un ton de conviction solennelle etcompassée. « Un homme à qui la mort a fait signe, rien ne peutl’arrêter. » Peyrol, qui avait vu plus d’une fois la mort en face,considéra avec curiosité le beau profil brun de Catherine. « C’estun fait, murmura-t-il, que les hommes qui courent au-devant de lamort ne la trouvent pas souvent. Il faut donc qu’elle vous fassesigne. Quelle sorte de signe serait-ce ? – Comment lesavoir ? » demanda Catherine, regardant fixement le mur àl’extrémité de la cuisine. « Ceux même à qui la mort le fait ne lereconnaissent pas pour ce qu’il est. Mais ils y obéissent tout demême. Je vous le dis, Peyrol, rien ne peut les arrêter. Ce peutêtre un regard ou un sourire, ou une ombre sur l’eau, ou une penséequi vous passe par la tête. Pour mon pauvre frère et ma belle-sœurç’a été le visage de leur enfant. » Peyrol croisa les bras sur sapoitrine et baissa la tête. La mélancolie lui était tout à faitétrangère. Qu’est-ce que la mélancolie a à faire dans la vie d’unflibustier, d’un Frère-de-la-Côte, vie simple, aventureuse,précaire, exposée aux risques et qui ne laisse de loisir ni pour laréflexion, ni pour cet oubli momentané de soi qu’on appelle gaieté.Une sombre fureur, une réjouissance farouche, il avait connu celapar bouffées passagères venues du dehors : mais jamais ce sentimentprofond et secret de la vanité de toutes choses, cette incertitudede la force qui l’habitait. « Je me demande ce que sera pour moi cesigne », pensait-il ; et il se dit avec dédain envers lui-mêmeque pour lui il n’y aurait aucun signe et qu’il lui faudrait mourirdans son lit, comme un vieux chien de garde dans sa niche. Ayanttouché le fond de l’abattement, il n’y avait plus devant lui qu’untrou noir dans lequel sa conscience tombait comme une pierre. Lesilence, qui avait peut-être duré une minute après que Catherineeut fini de parler, fut soudain traversé par une voix claire quidisait : « Que complotez-vous donc là, tous les deux ? »C’était Arlette, plantée à la porte de la salle. Le reflet de lalumière dans le blanc de ses yeux faisait ressortir son regard noiret pénétrant. La surprise fut complète. Le profil de Catherine,debout près de la table, sembla se raidir encore, sipossible ; on eût dit la statue anguleuse d’une vieilleprophétesse de quelque tribu du désert. Arlette fit trois pas enavant. Chez Peyrol, même un étonnement extrême se manifestait parla fermeté. On l’avait connu pour ne jamais avoir l’air pris àl’improviste et l’âge avait accentué en lui ce trait d’un chef né.Il s’écarta un rien du bord de la table et lui dit de sa voix grave: « Ma foi, patronne ! Nous n’avions pas causé ensemble depuissi longtemps. » Arlette se rapprocha encore. « Oui, je le sais,s’écria-t-elle. C’était horrible. Je vous ai observés tous lesdeux. Scevola est venu s’asseoir tout près de moi sur le banc. Ils’est mis à me parler, et alors je suis partie. Cet hommem’assomme. Et je vous trouve ici, vous autres, à ne rien dire.C’est insupportable. Qu’est-ce que vous avez tous les deux ?Dites-moi, papa Peyrol, est-ce que vous ne m’aimez plus ? » Savoix remplissait la cuisine. Peyrol alla fermer la porte de lasalle. En revenant, il fut frappé du rayonnement de vie qui animaitArlette et semblait faire pâlir les flammes de la lampe. Il dit enplaisantant à demi : « Je ne sais pas si je ne vous aimais pasdavantage quand vous étiez plus calme. – Et ce que vous aimeriez lemieux, ce serait de me voir encore plus calme dans la tombe. » Ellel’éblouissait. La vitalité s’écoulait de ses yeux, de ses lèvres,de toute sa personne, l’enveloppait comme un halo et… oui,vraiment, la plus faible rougeur du monde était venue colorer sesjoues, à peine rosies, comme la lueur d’une flamme lointaine sur laneige. Elle leva les bras en l’air et laissa retomber ses mains dehaut sur les épaules de Peyrol, et d’un regard noir et insistantelle arrêta les yeux désespérément fuyants du vieux marin. Il lasentit qui déployait toute sa séduction instinctive, en même tempsque s’accroissait la force farouche des doigts qui s’accrochaient àlui. « Non ! Je ne peux plus me contenir ! MonsieurPeyrol, papa Peyrol, vieux canonnier, horrible loup de mer, soyezun ange et dites-moi où il est ? » Le flibustier, qui ce matinmême s’était montré aussi inébranlable qu’un roc sous l’étreinte dulieutenant Réal, sentit toute sa force l’abandonner sous les mainsde cette femme, il répondit d’une voix épaisse : « Il est allé àToulon. Il avait besoin d’y aller. – Pourquoi faire ?Dites-moi la vérité. – La vérité n’est pas bonne à savoir pour toutle monde », marmotta Peyrol avec la sensation affolante que le solmême se ramollissait sous ses pieds. « En service commandé »,ajouta-t-il dans un grognement. Les mains d’Arlette glissèrentsoudainement des larges épaules de Peyrol. « En service commandé,répéta-t-elle. Quel service ? » Sa voix s’étrangla et les mots: « Ah oui ! son service ! » parvinrent à peine jusqu’àPeyrol qui, aussitôt que les mains eurent lâché ses épaules, sentitsa force lui revenir et la terre molle redevenir ferme sous sespieds. Juste en face de lui, Arlette, silencieuse, les braspendants devant elle, les doigts entrelacés, semblait abasourdieque le lieutenant Réal ne fût pas délivré de tout lien terrestrecomme un ange descendu du ciel et n’ayant de comptes à rendre qu’àce Dieu qu’elle avait imploré. Il lui fallait donc le partager avecun service qui pouvait l’envoyer ici ou là. Elle se sentait uneforce, un pouvoir, plus grands que tout service. « Peyrol »,s’écria-t-elle doucement, « ne me brisez pas le cœur, mon cœur toutneuf qui vient de commencer à battre. Sentez comme il bat. Quipourrait supporter cela ? » Elle s’empara de la grosse mainvelue du flibustier et la pressa fortement contre sa poitrine. «Dites-moi quand il va revenir. – Écoutez, patronne, il vaut mieuxque vous montiez chez vous », commença Peyrol avec un grand effortet en retirant brusquement sa main captive. Il recula un peu enchancelant tandis qu’Arlette lui criait : « Non ! Vous n’allezplus m’envoyer promener comme vous le faisiez autrefois. » Danstoutes ses transformations, de la supplication à la colère, il n’yavait pas la moindre fausse note, si bien que ce débordementd’émotion avait le pouvoir déchirant d’un art inspiré. Elle setourna avec violence vers Catherine qui n’avait ni bougé ni proféréun son. « Tout ce que vous pouvez faire tous les deux n’y changerarien désormais. » Et aussitôt elle se retourna vers Peyrol : « Vousme faites peur avec vos cheveux blancs. Allons !… Faut-il memettre à genoux devant vous… Là ! » Peyrol la prit sous lescoudes, la souleva de terre et la remit sur ses pieds comme sic’eût été un enfant. Aussitôt qu’il l’eut lâchée, elle se mit àfrapper du pied. « Êtes-vous donc stupide ? s’écria-t-elle.Vous ne comprenez donc pas qu’il s’est passé quelque choseaujourd’hui ? » Pendant toute cette scène, Peyrol avaitconservé son sang-froid le plus honorablement du monde, un peucomme un marin surpris par un grain blanc sous les Tropiques. Maisà ces mots une douzaine de pensées se précipitèrent à la fois dansson esprit à la poursuite de cette étonnante déclaration. Il étaitarrivé quelque chose. Où ? Comment ? À qui ?Quoi ? Cela ne pouvait s’être passé entre elle et lelieutenant. Il n’avait, lui semblait-il, pas perdu le lieutenant devue depuis la première heure où ils s’étaient rencontrés le matinjusqu’au moment où il l’avait envoyé à Toulon en le poussantlittéralement par les épaules : si ce n’est pendant qu’il dînaitdans la pièce voisine, la porte ouverte, et pendant les quelquesminutes qu’il avait passées à parler avec Michel dans la cour. Cen’avait été là que quelques minutes et, aussitôt après, la vue dulieutenant assis sur le banc, l’air lugubre comme un corbeausolitaire, ne donnait guère l’impression d’une exaltation, d’uneagitation, ni de toute autre émotion ayant trait à une femme.Devant ces difficultés, l’esprit de Peyrol se trouva soudain vide.« Voyons, patronne », dit-il, incapable de rien trouver d’autre àdire, « qu’est-ce que c’est que toute cette agitation ? Jel’attends de retour ici vers minuit. » Il fut extrêmement soulagéde voir qu’elle le croyait. C’était la vérité. Il ne savait à vraidire ce qu’il aurait pu inventer à l’improviste pour se débarrasserd’elle et la décider à aller se coucher. Elle le gratifia d’unfroncement de sourcils farouche ; et d’un ton terriblementmenaçant, s’écria : « Si vous m’avez menti… Oh ! » Il eut unsourire indulgent. « Calmez-vous. Il sera ici peu après minuit.Vous pouvez aller dormir tranquille. » Elle lui tournadédaigneusement le dos et dit sèchement : « Allons, ma tante !» et elle se dirigea vers la porte menant au couloir. Arrivée làelle se retourna un moment, la main sur la poignée. « Vous avezchangé. Je ne peux plus me fier ni à l’un ni à l’autre de vous.Vous n’êtes plus les mêmes. » Elle sortit. Alors seulementCatherine détacha son regard du mur pour croiser le regard dePeyrol. « Vous l’avez entendue ? Nous, changés ! C’estelle… » Peyrol hocha la tête à deux reprises et il y eut un longsilence pendant lequel les flammes de la lampe elles-mêmesdemeurèrent immobiles. « Suivez-la, mademoiselle Catherine »,dit-il enfin avec une nuance de sympathie dans la voix. Elle nebougea pas. « Allons, du courage », insista-t-il avec une sorte dedéférence. « Essayez de la faire dormir. »

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