Le Frère-de-la-Côte

Chapitre 2

 

Le citoyen Peyrol demeura à l’entrée de la cour d’aubergejusqu’à ce que la nuit eût noyé le moindre détail de ce paysage surlequel ses regards étaient restés fixés aussi longtemps que lesdernières lueurs du jour. Et même après que les dernières lueurs sefurent éteintes, il était encore demeuré là un moment à fouillerdes yeux les ténèbres au milieu desquelles il ne pouvait discernerque la route blanche à ses pieds et le sombre sommet des pins àl’endroit où le chemin charretier dévalait vers la côte. Il nerentra dans l’auberge qu’après le départ de voituriers qui étaientvenus boire un coup et qui s’en allèrent dans la direction deFréjus avec leurs grosses charrettes à deux roues chargées d’unempilement de tonneaux vides. Peyrol n’avait pas été fâché de voirqu’ils ne restaient pas pour la nuit. Il fit un rapide souper toutseul, en silence et avec une gravité qui intimida la vieille femmedont l’aspect lui avait rappelé sa mère. Après avoir fumé sa pipeet obtenu un bout de bougie dans un chandelier d’étain, le citoyenPeyrol monta pesamment au premier étage pour aller retrouver sonbagage. L’escalier branlant tremblait et gémissait sous son pascomme si le voyageur eût porté un fardeau. La première chose qu’ilfit fut de fermer les volets très soigneusement, comme s’il avaiteu peur de laisser entrer un souffle d’air nocturne. Ensuite iltira le verrou de sa porte. Puis, s’étant assis sur le plancher etayant posé le chandelier devant lui entre ses jambes très écartées,il commença à se dévêtir, rejeta sa veste et fit en hâte passer sachemise par-dessus sa tête. La raison secrète de ses mouvementspesants se révéla alors dans le fait qu’il portait contre sa peaunue, tel un pieux pénitent sa chaire, une sorte de gilet fait dedeux épaisseurs de vieille toile à voile, tout piqué, à la manièred’un couvre-pieds, avec du fil goudronné. Trois boutons de corne lefermaient par-devant. Il les défit, et après qu’il eut fait glisserles deux épaulettes qui empêchaient cet étrange vêtement de luitomber sur les hanches, il se mit à le rouler. Malgré tout le soinqu’il y apporta, il se produisit pendant cette opération quelquestintements d’un métal qui ne pouvait pas être du plomb.

Le torse nu rejeté en arrière, arc-bouté sur deux gros brasrigides à la peau blanche abondamment tatouée au-dessus du coude,Peyrol aspira une longue goulée d’air dans sa large poitrine dontle centre était couvert d’une toison grisonnante. Non seulement lapoitrine du citoyen Peyrol, libérée, retrouva toute son athlétiquecapacité, mais un changement était également survenu sur ses traitsdont l’expression d’austère impassibilité n’avait été que laconséquence d’un malaise physique. Ce n’est pas une bagatelle quede porter, ceinturant les côtes et accroché aux épaules, un massifassortiment de monnaies étrangères valant quelque soixante mille ousoixante-dix mille francs, en liquide ; quant aupapier-monnaie de la République, Peyrol en avait eu déjà uneexpérience suffisante pour en évaluer l’équivalent en tombereaux :de quoi en remplir mille, ou deux mille peut-être. Suffisamment, entout cas, pour justifier le trait d’imagination qui lui était venuen contemplant le paysage à la lumière du couchant : avec ce qu’ilavait sur lui, il pourrait acheter tout ce pays qui l’avait vunaître : maisons, bois, vignes, oliviers, jardins, rochers etsalines… bref, tout le paysage, y compris les animaux. Mais Peyrolne portait pas le moindre intérêt à la propriété foncière. Iln’avait aucune envie de posséder un lopin de cette terre ferme pourlaquelle il n’avait jamais eu le moindre attachement. Tout ce qu’ilvoulait en obtenir, c’était un coin tranquille, un endroit écartéoù, à l’insu de tous, il pût à loisir creuser un trou.

Il n’allait pas falloir tarder à le faire, pensa-t-il. On nepeut pas vivre indéfiniment avec un trésor attaché autour de lapoitrine. En attendant, parfait étranger dans son paysnatal[16] où son débarquement était peut-être laplus considérable aventure de son aventureuse existence, il jeta saveste sur le gilet roulé et y posa la tête après avoir soufflé labougie. La nuit était chaude. Il se trouvait que le plancher étaiten bois et non carrelé. Cette sorte de lit n’était pas unenouveauté pour lui. Son gourdin à portée de la main, Peyrol dormitprofondément jusqu’à ce que des bruits et des voix dans la maisonet sur la route vinssent le réveiller peu après le lever du soleil.Il ouvrit le volet, accueillant la lumière et la brise du matinavec cette satisfaction de n’avoir rien à faire qui, pour un marinde son genre, est inséparable du fait d’être à terre. Il n’y avaitrien qui pût troubler ses pensées : et quoique sa physionomie fûtloin d’être dénuée d’expression, elle n’offrait pas l’apparenced’une profonde méditation. Ç’avait été par le plus grand deshasards qu’au cours de la traversée, il avait découvert, dans unrecoin secret d’un des coffres de sa prise, deux sacs de pièces demonnaie assorties : mohurs d’or[17], ducatshollandais, piécettes espagnoles, guinées anglaises. Une fois cettedécouverte faite, aucun doute n’était venu le tourmenter. Le butin,grand ou petit, était un fait naturel de sa vie de flibustier. Etmaintenant que par la force des choses il était devenumaître-canonnier dans la Marine, il n’allait pas abandonner satrouvaille à de fichus terriens, de simples requins, desgratte-papier voraces, qui la fourreraient dans leurs poches. Quantà annoncer la nouvelle à son équipage (entièrement composé demauvais sujets), il n’était pas assez bête pour rien faire depareil. Ils n’auraient pas été incapables de lui couper la gorge.Un vieux combattant de la mer comme lui, un Frère-de-la-Côte, avaitplus de droit à un pareil butin que n’importe qui au monde. Aussi,à ses moments perdus, en mer, s’était-il occupé, dans la solitudede sa cabine, à confectionner cet ingénieux gilet de toile pourpouvoir transporter son trésor à terre secrètement. Il étaitvolumineux, mais ses vêtements étaient de large coupe, et nulminable douanier n’aurait le front de porter les mains sur un chefde prise victorieux se rendant au bureau du préfet maritime pourfaire son rapport. Ce plan avait parfaitement réussi, Toutefois ils’aperçut bientôt que ce vêtement insoupçonné, et qui valaitprécisément son pesant d’or, éprouvait son endurance plus qu’il nel’avait prévu. Cela lui avait fatigué le corps et, en outre,l’avait quelque peu déprimé. Cela l’avait rendu moins actif etaussi moins communicatif. Sans cesse cela lui avait rappelé qu’ilne lui fallait à aucun prix risquer le moindre ennui, qu’il luifallait éviter toute bagarre, toute intimité, toute réjouissance encompagnie mêlée. C’était là une des raisons qui l’avaient renduimpatient de quitter la ville. Cependant, une fois la tête poséesur son trésor, il pouvait dormir du sommeil du juste. Au matinpourtant il renonça à remettre le gilet sur lui. Avec un mélange del’insouciance particulière aux marins et de sa vieille foi en sachance, il se contenta d’enfoncer le précieux gilet dans le conduitde la cheminée vide. Puis il s’habilla et déjeuna. Une heure après,monté sur une mule de louage, il descendait le chemin, aussipaisible que s’il se fût agi pour lui d’explorer les mystères d’uneîle déserte. Il se proposait d’atteindre l’extrémité de lapresqu’île qui, avançant dans la mer comme une jetée colossale,sépare la pittoresque rade d’Hyères des caps et des anses de lacôte qui forment les approches du port de Toulon. Le chemin surlequel le pas assuré de la mule le menait (car Peyrol, après luiavoir tourné la tête dans la bonne direction, ne s’était plussoucié de la diriger) descendait rapidement vers une plaine àl’aspect aride, où scintillaient de loin les reflets dessalines[18], et que bornaient des collinesbleuâtres de faible hauteur. Toute trace d’habitation humaine avaitbientôt disparu à son regard vagabond. Cette partie de son paysnatal lui était plus étrangère que les rivages du détroit deMozambique, les récifs de corail de l’Inde ou les forêts deMadagascar. Il lui fallut peu de temps pour atteindre la partieresserrée de la presqu’île de Giens, tout imprégnée de sel et où sevoyait une lagune bleue, particulièrement bleue, plus foncée etplus calme encore que la surface de la mer dont, à droite et àgauche, elle n’était séparée que par d’étroites langues de terrequi, à certains endroits, n’avaient pas même cent mètres delargeur. On ne distinguait plus le sentier où il n’y avait plustrace d’ornières ; par moments, des plaques de selefflorescent d’une blancheur de neige brillaient entre des touffesd’herbe raide et des buissons paraissant particulièrement dépourvusde vitalité. Toute cette bande de terre était si basse qu’ellesemblait n’avoir pas plus d’épaisseur qu’une feuille de papierposée sur la mer. Le citoyen Peyrol aperçut à hauteur des yeux,comme s’il les voyait d’un simple radeau, les voiles de diversbâtiments, blanches ou brunes, tandis que devant lui se dressaitPorquerolles, son île natale, robuste et terne de l’autre côté d’unlarge ruban d’eau. La mule, qui savait plutôt mieux que Peyrol oùelle allait, l’eut bientôt porté parmi les molles ondulationssituées à l’extrémité de la presqu’île. Les pentes en étaientcouvertes d’une herbe maigre ; des murs de clôture en pierressèches serpentaient à travers des champs, et parfois se montraitau-dessus d’eux un toit bas de tuiles rouges qu’abritait la têtedélicate de quelques acacias. À un tournant du ravin apparut unvillage formé de quelques maisons qui, pour la plupart, bordaientle chemin de murs sans fenêtres ; d’abord, il n’y vit pas âmequi vive. Trois grands platanes, à l’écorce très déguenillée et aufeuillage très pauvre, formaient un bouquet dans un endroitdécouvert, et Peyrol aperçut avec plaisir un chien qui dormait àleur ombre. Avec beaucoup de résolution, la mule se détourna versune auge de pierre massive placée sous la fontaine du village.Tandis que la mule buvait, Peyrol, regardant du haut de sa selleautour de lui, n’aperçut aucun indice de l’existence d’une auberge.Puis, en examinant le sol plus près de lui, il remarqua, assis surune pierre, un homme en haillons. Il portait une large ceinture decuir, et avait les jambes nues jusqu’aux genoux. Il regardait, figéde stupeur, cet inconnu monté sur la mule. Le teint bruni de sonvisage contrastait fortement avec sa tignasse grise. Sur un signede Peyrol il ne fit aucune difficulté pour s’approcher avecempressement, mais sans modifier la fixité de son regard. La penséeque s’il était resté au pays il eût été probablement semblable àcet homme traversa spontanément l’esprit de Peyrol. Avec cet air degravité dont il se départait rarement il lui demanda s’il y avaitd’autres habitants que lui dans le village. Alors, à la surprise dePeyrol, cet oisif indigent esquissa un sourire aimable et luirépondit que les gens étaient sortis pour s’occuper de leurs lopinsde terre. Peyrol était encore assez proche de ses originespaysannes pour répliquer que depuis des heures il n’avait aperçu nihomme, ni femme, ni enfant, ni quadrupède d’aucune sorte et qu’iln’aurait pas cru qu’il pût y avoir la moindre terre méritant qu’ons’en occupât aux alentours. Mais l’autre insista. Ma foi, ilsétaient tout de même sortis pour s’en occuper : du moins ceux quien avaient. Au bruit des voix, le chien se leva, donnant l’étrangeimpression qu’il n’avait rien d’autre que l’échine ;s’approchant avec une lugubre fidélité, il resta planté, le museaucollé contre les mollets de son maître. « Alors vous, dit Peyrol,vous n’avez donc pas de terre ? » L’homme prit son temps pourrépondre : « J’ai un bateau. » L’intérêt de Peyrol s’éveilla quandl’homme lui expliqua qu’il avait sa barque sur l’étang salé, cettegrande nappe d’eau déserte et opaque qui s’étendait comme morteentre les deux grandes baies de la mer vivante. Peyrol s’étonna àvoix haute qu’on pût trouver bon d’avoir un bateau à cet endroit. «Il y a du poisson là-bas, répondit l’homme. – Et ce bateau est toutce que vous possédez ici-bas ? » demanda Peyrol. Les mouchesbourdonnaient, la mule baissait la tête, agitant les oreilles etsecouant languissamment sa maigre queue. « J’ai une sorte de cabanedu côté de la lagune et quelques filets », dit l’homme, passantpour ainsi dire aux aveux. Peyrol, abaissant le regard, compléta laliste en disant : « Et aussi ce chien. » L’homme prit de nouveauson temps pour dire : « Il me tient compagnie. » Peyrol demeuraitsérieux comme un juge. « Vous n’avez pas grand-chose pour vivre »,finit-il par énoncer. « Enfin… est-ce qu’il n’y a pas une auberge,un café ou un endroit quelconque où on peut descendre pour unjour ? J’ai entendu dire là-haut qu’on pouvait trouver ça parici. – Je vais vous l’indiquer », dit l’homme, qui retourna alors àl’endroit où il s’était assis et ramassa un grand panier vide,avant de montrer le chemin. Le chien le suivait, tête basse, laqueue entre les jambes, et derrière venait Peyrol, les jambesbrinquebalant contre les flancs de l’intelligente mule qui semblaitsavoir d’avance tout ce qui allait arriver. Au tournant oùfinissaient les maisons, une vieille croix de bois était plantéedans un bloc de pierre carré. Le batelier solitaire de la lagunedes Pesquiers[19] montra du doigt à Peyrol un cheminbifurquant vers l’endroit où les hauteurs qui terminaient lapresqu’île s’affaissaient pour former un col peu élevé. Des pinsinclinés marquaient la ligne de faîte, et dans le creux lui-même onapercevait les taches, couleur d’argent terne, d’oliveraiesau-dessous d’un long mur jaune derrière lequel apparaissaient desombres cyprès et les toits rouges de bâtiments semblant appartenirà une ferme. « Croyez-vous qu’on pourra me loger là ? demandaPeyrol. – Je n’en sais rien. Ils ont de la place, ça, pour sûr. Ilne passe jamais de voyageurs par ici. Mais pour ce qui est d’unlieu d’hébergement, c’en était un autrefois. Vous n’avez qu’àentrer. S’il n’y est pas, la maîtresse y sera à coup sûr pour vousservir. Elle est de la maison. Elle y est née. On la connaît bien.– Quelle sorte de femme est-ce ? » demanda Peyrol, trèsfavorablement impressionné par l’aspect de l’endroit. « Puisquevous y allez, vous le verrez bientôt. Elle est jeune. – Et lemari ? » demanda Peyrol qui, baissant les yeux vers le regardfixe de l’autre qui levait les siens, avait surpris un légerclignement de ces yeux bruns un peu fanés. « Qu’est-ce que vousavez à me dévisager comme cela ? Je n’ai pas la peau noire, jepense ? » L’autre se mit à sourire, montrant dans son épaissebarbe poivre et sel une rangée de dents aussi saines que celles ducitoyen Peyrol lui-même. Son attitude avait quelque chosed’embarrassé, sans être inamical, et à une phrase qu’il prononça,Peyrol découvrit que l’homme qu’il avait devant lui, ce pauvrediable solitaire, hirsute, brûlé par le soleil, les jambes nues,planté près de son étrier, nourrissait des soupçons patriotiquessur la personne à qui il avait affaire. Cela lui parut scandaleux.Il lui demanda d’un ton sévère s’il ressemblait par hasard à l’unquelconque de ces sacrés terriens et il se mit également à jurersans rien perdre toutefois de la dignité d’expression inhérente àson genre de traits et au modelé même de sa chair. « Sûr que vousne ressemblez pas à un aristocrate, mais vous n’avez pas non plusl’air d’un fermier, d’un colporteur ou d’un patriote. Vous neressemblez à personne qu’on ait pu voir ici depuis des années etdes années. Vous ressemblez à… j’ose à peine dire quoi. Vouspourriez être un prêtre. » D’étonnement, Peyrol resta commepétrifié sur sa mule. « Est-ce que je rêve ? » se demanda-t-ilmentalement ? « Vous n’êtes pas fou ? » dit-il à voixhaute. « Est-ce que vous savez ce que vous dites ? Vous n’avezpas honte ? – Tout de même », insista l’autre innocemment, «il y a bien moins de dix ans que j’en ai vu un, de ceux qu’onappelle des évêques, et qui avait une figure exactement comme lavôtre. » Peyrol, instinctivement, se passa la main sur la figure.Qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Il ne se souvenait pasd’avoir jamais vu un évêque. L’autre n’en démordait pas, il fronçales sourcils et murmura : « D’autres aussi… je me rappelle bien… iln’y a pas tant d’années. Il y en a qui se cachent encore dans lesvillages, malgré la chasse que leur ont donnée les patriotes. » Lesoleil étincelait sur les rochers, les pierres et les buissons dansle calme absolu de l’air. La mule, dédaignant avec une austéritérépublicaine le voisinage d’une écurie qu’on apercevait à moins decent mètres, la tête basse et même les oreilles pendantes, s’étaitendormie comme si elle eût été en plein désert. Le chien, quiparaissait changé en pierre près des talons de son maître,paraissait somnoler aussi, le nez contre terre. Peyrol s’étaitabîmé dans une profonde méditation, et le pêcheur de la laguneattendait de voir se dissiper ses doutes, sans impatience et avecune espèce de grand sourire caché dans sa barbe touffue. La figurede Peyrol s’éclaira. Il avait trouvé la solution du problème, maisle ton de sa voix montra qu’il était un peu vexé. « Ma foi, je n’ypeux rien, dit-il. J’ai pris aux Anglais l’habitude de me raser. Jesuppose que c’est à cause de ça. » Au mot d’Anglais, le pêcheurdressa l’oreille. « On ne peut savoir où ils sont tous partis,murmura-t-il. Il y a encore trois ans, ils fourmillaient le long dela côte sur leurs gros navires. On ne voyait qu’eux, ils sebattaient sur terre tout autour de Toulon. Et puis, en l’espaced’une semaine ou deux, crac ! plus personne ! Disparus,le diable sait où ! Mais peut-être que vous, vous lesavez ? – Oh ! oui, dit Peyrol, je sais tout sur lesAnglais, ne vous cassez pas la tête à ce sujet. – Je ne me fais pasde souci pour ça ! C’est à vous de savoir ce qu’il vaudramieux dire quand vous parlerez avec lui, là-haut. Je veux dire lemaître de la ferme. – Il ne peut pas être meilleur patriote quemoi, malgré ma figure rasée, dit Peyrol. Ça ne peut paraîtreétrange qu’à un sauvage comme vous. » Poussant un soupir inattendu,l’homme s’assit au pied de la croix et aussitôt son chien,s’éloignant un peu, alla se coucher en rond au milieu des touffesd’herbe. « Nous sommes tous des sauvages par ici », répondit lepitoyable pêcheur de la lagune. « Mais le maître là-haut, lui,c’est un vrai patriote de la ville. Si jamais vous allez à Toulonet que vous interrogez les gens à son sujet, ils vous le diront. Ils’est d’abord occupé à pourvoir la guillotine quand on épurait laville de tous les aristocrates. Ça, c’était avant même que lesAnglais arrivent. Quand on a eu chassé les Anglais, il y a eu tropde travail de ce genre pour la guillotine. Il a fallu tuer lestraîtres dans les rues, dans les caves, dans leurs lits. Il y avaitdes tas de cadavres d’hommes et de femmes le long des quais. Pasmal de gens comme lui, on les a appelés des buveurs de sang. Poursûr, lui, c’était un des meilleurs. C’est moi qui vous le dis. »Peyrol hocha la tête : « Ça fera très bien mon affaire », dit-il.Et avant qu’il eût rassemblé les rênes et lui eût donné du talon,la mule, comme si elle n’avait attendu que ces mots, s’engagea dansle sentier. Moins de cinq minutes après, Peyrol mettait pied àterre devant un corps de bâtiment long et bas, attenant à unemaison de ferme élevée, percée de quelques fenêtres seulement etflanquée de murs de pierre qui clôturaient non seulement une cour,mais encore apparemment un ou deux champs. Une voûte d’entrée étaitouverte à gauche, mais Peyrol mit pied à terre devant la porte parlaquelle il pénétra dans une salle dénudée, aux murs rugueuxblanchis à la chaux, avec quelques tables et chaises de bois, etqui aurait pu être un café de campagne. Il frappa du poing sur unetable. Une jeune femme avec un fichu autour du cou et une robe àrayures rouges et blanches, des cheveux très noirs et la boucherouge, parut par un passage voûté à l’intérieur. « Bonjour,citoyenne », dit Peyrol. Elle parut si étonnée de l’aspectinaccoutumé de l’inconnu qu’elle murmura pour toute réponse : «Bonjour » ; mais un moment après, elle s’avança et prit un aird’attente. L’ovale parfait de son visage, le teint de ses joueslisses, et la blancheur de sa gorge, arrachèrent au citoyen Peyrolun léger sifflement entre ses dents serrées. « J’ai soif, cela vasans dire, lui dit Peyrol, mais ce que je voudrais surtout savoir,c’est si je pourrais séjourner ici. » Le bruit des sabots de lamule au-dehors fit sursauter Peyrol ; mais la femme le retint.« Elle s’en va simplement dans l’appentis. Elle connaît le chemin.Quant à ce que vous demandez, le maître sera ici dans un instant.Personne ne vient jamais ici. Combien de temps voudriez-vousséjourner ? » Le vieux flibustier la regarda attentivement. «Pour vous dire la vérité, citoyenne, ça pourrait bien être enquelque sorte définitivement. » Elle eut un sourire qui fitétinceler ses dents, sans que la moindre gaieté ni même unchangement d’expression parût dans ses yeux agités qui ne cessaientd’aller et de venir dans la pièce vide comme si Peyrol fût entrésuivi d’une foule de fantômes. « C’est comme moi, dit-elle. J’aivécu ici quand j’étais enfant. – Vous êtes encore presque uneenfant », dit Peyrol en l’examinant avec un sentiment qui n’étaitplus de la surprise ou de la curiosité mais qui semblait s’êtrelogé au fin fond de sa poitrine. « Êtes-vous un patriote ? »demanda-t-elle, en continuant à observer dans la pièce l’invisiblecompagnie. Peyrol, qui pensait « en avoir fini avec toutes cesfichues bêtises », eut un mouvement de colère et ne sut querépondre. « Je suis français », dit-il brusquement. On entendit unevoix de femme âgée qui, par la porte intérieure ouverte, appela : «Arlette ! – Que veux-tu ? » répondit-elle avecempressement. « Il y a une mule sellée qui est entrée dans la cour.– C’est bon. L’homme est ici. » Ses yeux, qui s’étaient arrêtés,recommencèrent à errer tout autour de la pièce et de Peyrollui-même, immobile. Elle fit un pas pour se rapprocher de lui et, àvoix basse, sur un ton confidentiel, demanda : « Avez-vous jamaisporté une tête de femme au bout d’une pique ? » Peyrol quiavait vu des combats, des massacres sur terre et sur mer, desvilles prises d’assaut par de sauvages guerriers, qui avait tué deshommes pour attaquer ou se défendre, fut d’abord frappé de mutismepar cette simple question, puis se sentit enclin à parler avecamertume. « Non ! J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoirfait. C’étaient pour la plupart des hâbleurs au cœur de poltron.Mais qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ? » Elle nel’écoutait pas ; du bout de ses dents blanches, elle mordaitsa lèvre inférieure et ses yeux ne cessaient d’aller et de venir.Peyrol, soudain, se rappela le sans-culotte, le buveur de sang. Sonmari. Était-ce possible ?… Oui, c’était bien possible. Il n’ensavait rien. Il eut le sentiment d’être d’une ignorance absolue.Quant à arrêter le regard de cette femme, autant aurait valuessayer d’attraper avec les mains un oiseau de mer sauvage. Elleavait d’ailleurs vraiment l’air d’un oiseau de mer, insaisissable.Mais Peyrol avait appris à être patient, de cette patience qui estsouvent une forme de courage. Il était connu pour cela. Celal’avait servi plus d’une fois dans des situations dangereuses. Unefois même cela lui avait carrément sauvé la vie. Rien que de lapatience. Il pouvait bien attendre maintenant. Il attendit. Etsoudain, comme si cette patience l’eût apprivoisée, cette étrangecréature abaissa ses paupières, s’avança tout contre lui et se mità tripoter le revers de sa veste, … d’un geste qu’aurait pu faireun enfant. La surprise suffoqua presque Peyrol, mais il demeuraparfaitement immobile. Il était enclin à retenir sa respiration. Ilressentait une émotion douce et indéfinissable : et comme lespaupières de la femme restaient baissées, au point que ses cilsnoirs étaient posés comme une ombre sur ses joues pâles, il n’eutmême pas besoin de se contraindre à sourire. Le premier momentd’étonnement passé, il n’éprouva même plus de surprise. C’était ceque ce geste avait eu de soudain, et non pas la nature de l’actionmême, qui l’avait étonné. « Oui. Vous pouvez séjourner ici. Jepense que nous serons bons amis. Je vous parlerai de la Révolution.» À ces mots, Peyrol, cet homme habitué aux actions violentes,sentit comme un souffle glacé lui passer sur la nuque. « À quoibon ! fit-il. – Il le faut », lui dit-elle, et, s’écartant delui promptement, sans lever les yeux, elle tourna les talons etdisparut en un moment, d’un pas si léger qu’on aurait dit que sespieds n’avaient pas même touché le sol. Peyrol, les yeux fixés surla porte de la cuisine, aperçut au bout d’un moment la tête d’unefemme d’un certain âge, aux joues brunes et maigres, nouée dans unmouchoir multicolore, et qui le regardait craintivement. « Unebouteille de vin, s’il vous plaît », cria-t-il à cette tête.

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