Le Golem

Chapitre 2JOUR

Soudain, je me trouvai dans une cour sombre, regardant parl’encadrement d’une porte cochère rougeâtre, de l’autre côté de larue étroite et crasseuse, un brocanteur juif appuyé à un éventairedont les vieilles ferrailles, les outils cassés, les fers àrepasser rouillés, les patins et toutes sortes d’autres chosesmortes escaladaient le mur.

Cette image portait en elle la monotonie pénible propre à toutesles impressions qui franchissent si souvent jour après jour leseuil de nos perceptions comme des colporteurs : elle n’éveillaiten moi ni curiosité ni surprise.

Je me rendais compte que ce cadre m’était depuis longtempsfamilier. Mais cette constatation, malgré le contraste quil’opposait à ce que j’avais perçu peu de temps auparavant et lamanière dont j’étais arrivé là, ne me produisait aucune impressionprofonde.

J’ai dû rencontrer autrefois dans une conversation ou un livrela comparaison curieuse entre un caillou et un morceau degraisse ; cette idée surgit dans mon esprit tandis que jegravissais l’escalier usé menant à ma chambre et notaisdistraitement l’aspect suiffeux des marches de pierre.

J’entendis alors des pas courir à l’étage au-dessus de moi et enarrivant à ma porte, je vis que c’était la Rosina du brocanteurAaron Wassertrum, rouquine de quatorze ans.

Je dus la frôler pour passer et elle se rejeta en arrièrevoluptueusement, le dos arqué contre la rampe de l’escalier. De sesmains sales elle avait saisi les barreaux pour se retenir et je visdans la morne pénombre luire le dessous blanc de ses bras nus.

J’évitai son regard.

Mon cœur se soulevait à la vue de ce sourire indiscret dans unvisage cireux de cheval à bascule. Il me semblait qu’elle devaitavoir une chair blanche et spongieuse comme l’axolotl que j’avaisvu dans la cage des salamandres, chez le marchand d’oiseaux. Lescils des rouquins me dégoûtent, comme ceux des lapins.

J’ouvris ma porte et la refermai derrière moi.

De ma fenêtre, je voyais le brocanteur Aaron Wassertrum devantson échoppe. Appuyé au chambranle du réduit obscur, il se taillaitles ongles avec une pince, à coups obliques. Rosina la Rougeétait-elle sa fille ou sa nièce ? Il n’avait pas un trait decommun avec elle.

Parmi les visages juifs que je vois surgir jour après jour dansla ruelle du Coq, je distingue très nettement diverses souches dontla proche parenté des individus n’estompe pas plus les caractèresque l’huile et l’eau ne se mélangent. Impossible de dire : cesdeux-là sont frères, ou père et fils. L’un appartient à tellesouche et l’autre à telle autre, c’est tout ce qu’on peut lire dansles traits du visage. Donc, qu’est-ce que cela prouverait, même siRosina ressemblait au brocanteur ?

Ces souches nourrissent les unes envers les autres un dégoût etune répulsion qui franchissent même les frontières de l’étroiteconsanguinité, mais elles s’entendent à les dissimuler au mondeextérieur comme on garde un secret dangereux. Pas une ne les laisseapparaître et dans cette unanimité sans faille, elle font penser àdes aveugles haineux accrochés à une corde imprégnée de crasse :l’un des deux mains, l’autre à contrecœur, d’un seul doigt, maistous hantés par la terreur superstitieuse d’aller à leur perte dèsqu’ils lâcheront prise et se sépareront des autres.

Rosina appartient à une lignée dont le type à cheveux rouges estencore plus repoussant que celui des autres. Dont les hommes ont lapoitrine étroite et un long cou de poulet avec une pomme d’Adamproéminente. Ils donnent l’impression d’avoir des taches derousseur partout et souffrent toute leur vie d’échauffement,livrant en secret une lutte incessante et vaine contre leurlubricité, hantés par des craintes répugnantes pour leur santé.

Je ne voyais pas très clairement, d’ailleurs, comment jepourrais établir des liens de parenté entre Rosina et le brocanteurWassertrum. Jamais je ne l’avais vue près du vieux, ni remarquéqu’ils se fussent adressé la parole. Elle était presque toujoursdans notre cour, ou alors elle traînait dans les coins et lescorridors sombres de la maison. Ce qui est sûr, c’est que tous mesvoisins la tiennent pour une parente proche du brocanteur etpourtant je suis convaincu qu’aucun ne pourrait en apporter lamoindre preuve.

Voulant arracher mes pensées de Rosina, je me mis à regarder laruelle du Coq par la fenêtre ouverte de ma chambre. Comme si AaronWassertrum avait senti mon regard, il leva tout à coup le visagevers moi. Son affreux visage figé, avec ses yeux de poisson toutronds et la lèvre supérieure béante, fendue par un bec-de-lièvre.Il me fit penser à une araignée humaine, qui sent les plus légerseffleurements contre sa toile bien qu’elle paraisse s’endésintéresser tout à fait. De quoi peut-il vivre ? À quoipense-t-il, que projette-t-il ? Je n’en sais rien.

Aux murs de son échoppe, jour après jour, année après année, lesmêmes choses mortes et sans valeur restent accrochées, immuables.J’aurais pu les dessiner les yeux fermés : ici, la trompette defer-blanc cabossée sans pistons, là, l’image peinte sur du papierjauni avec ses soldats si bizarrement disposés. Et devant, parterre, empilées les unes sur les autres si bien que personne nepouvait les enjamber pour entrer dans la boutique, des plaques defoyer rondes.

Toutes ces choses restaient là, sans que leur nombre augmentâtni diminuât jamais et quand, parfois, un passant s’arrêtait etdemandait le prix de l’une ou l’autre, le brocanteur était prisd’une agitation frénétique. Retroussant hideusement la lèvre aubec-de-lièvre, il éructait d’une voix de basse un torrent degargouillements et de bredouillements incompréhensibles tels quel’acheteur perdait toute envie de se renseigner davantage etpoursuivait son chemin, terrorisé.

Rapide comme l’éclair, le regard d’Aaron Wassertrum glissa pourfuir le mien et s’arrêta avec un intérêt extrême sur les murs nusde la maison voisine qui touchent ma fenêtre. Que pouvait-il bien yvoir ? La maison tourne le dos à la rue et ses fenêtresregardent la cour ! Toutes sauf une.

À ce moment, les pièces situées au même étage que les miennes –je crois qu’elles appartiennent à un atelier biscornu – durentrecevoir leurs occupants, car j’entendis soudain à travers le murune voix d’homme et une voix de femme qui dialoguaient. Maisimpossible que le brocanteur ait pu s’en apercevoir d’enbas !

Quelqu’un remua devant ma porte et je devinai que Rosina étaittoujours là, dehors, dans le noir, attendant avec avidité que jel’appelasse, peut-être. Et au-dessous, un demi-étage plus bas,l’avorton grêlé Loisa guette dans l’escalier en retenant sonsouffle pour savoir si je vais ouvrir la porte et je sens lesouffle de sa haine, de sa jalousie écumante, monter jusqu’à moi.Il a peur de s’approcher davantage et d’être remarqué par Rosina.Il sait qu’il dépend d’elle comme un loup affamé de son gardien etpourtant quel désir fou il a de bondir, de lâcher la bride à safureur !

Je m’assis à ma table de travail, puis sortis pinces etpoinçons. Mais je ne pus arriver à rien, ma main n’était pas assezferme pour restaurer les fines gravures japonaises.

La vie ténébreuse et morne qui hante cette maison fait couler enmoi un épais silence dans lequel, sans cesse, de vieilles imagessurgissent.

Loisa et son frère jumeau Jaromir n’ont guère qu’un an de plusque Rosina.

Je me rappelle à peine leur père, qui cuisait des pains azymeset je crois que maintenant c’est une vieille femme qui s’occuped’eux. Je ne sais même pas laquelle, parmi toutes celles quihabitent la maison, cachées comme des crapauds dans leur trou. Elles’occupe des deux jeunes gens : cela veut dire qu’elle les loge, enéchange de quoi ils doivent lui remettre ce qu’ils ont volé oumendié. Est-ce qu’elle leur donne aussi à manger ? J’en doutebeaucoup parce qu’elle rentre très tard le soir. Elle est laveusede cadavres.

J’ai souvent vu Loisa, Jaromir et Rosina, alors qu’ils étaientencore enfants, jouer tous les trois innocemment dans la cour. Cetemps-là est bien loin.

Maintenant, Loisa est toute la journée derrière la petite juiveà cheveux rouges. Parfois, il la cherche interminablement en vainet quand il ne peut la trouver nulle part, il se glisse devant maporte et attend, le visage grimaçant, qu’elle arrive en tapinois.Alors, quand je suis assis à mon travail, je le vois par la pensée,aux aguets dans le corridor tortueux, sa tête à la nuque efflanquéepenchée en avant. Dans ces moments-là, un vacarme sauvage brisesouvent le silence.

Jaromir, le sourd-muet, dont tout l’être n’est qu’un immensedésir fou de Rosina, erre comme une bête dans la maison et lesrugissements inarticulés qu’il pousse, affolé par la jalousie et larage, sont si effrayants que le sang se fige dans vos veines. Illes cherche tous les deux, car il les soupçonne toujours d’êtreensemble, cachés quelque part dans un des innombrables recoinscrasseux, proie d’une frénésie démente, cravaché par l’idée qu’ildoit être continuellement sur les talons de son frère pour que rienn’arrive à Rosina sans qu’il le sache. Et c’est précisément, à monsens, ce tourment incessant de l’infirme qui la pousse à toujoursretourner vers l’autre. Si le bon vouloir, l’empressement de lafille faiblissent, Loisa imagine immanquablement de nouvelleshorreurs pour ranimer le désir de Rosina. Ils font alors semblantde se laisser attraper par le sourd-muet et attirent malicieusementle furieux à leur suite dans les corridors obscurs où ils ontdisposé des cerceaux rouillés qui sautent en l’air quand on marchedessus, et des râteaux, dents tournées vers le haut, obstaclesméchants contre lesquels il bute et tombe ensanglanté.

De temps à autre, Rosina a de son propre chef une idéediabolique pour donner le maximum d’intensité au supplice.Brusquement, elle change d’attitude envers Jaromir et fait comme sielle le trouvait plaisant. Avec sa mine éternellement souriante,elle glisse très vite à l’infirme des choses qui le mettent dans unétat de surexcitation presque démente ; elle a inventé pourcela un langage par signes apparemment mystérieux, à demiincompréhensible, qui doit emprisonner le malheureux dans un filetinextricable d’incertitudes et d’espoirs dévorants.

Je l’ai vu un jour planté devant elle dans la cour et elle luiparlait avec des mouvements de lèvres et des gesticulations siviolents que je croyais à chaque instant qu’il allait s’écroulerdans une crise de nerfs. La sueur lui ruisselait sur le visage tantil faisait des efforts surhumains pour comprendre le sens d’unmessage volontairement aussi obscur que hâtif. Pendant toute lajournée du lendemain, il rôda, enfiévré d’impatience, dansl’escalier noir d’une maison à demi écroulée à la suite del’étroite et crasseuse ruelle du Coq – jusqu’à ce que le moment fûtpassé pour lui de récolter quelques kreuzers en mendiant au coin dutrottoir. Et quand il voulut rentrer au logis tard le soir, àmoitié mort de faim et d’énervement, la vieille avait bouclé laporte depuis longtemps.

Un rire de femme joyeux traversa le mur de l’atelier voisin etparvint jusqu’à moi. Un rire, dans ces maisons, un rirejoyeux ? Dans tout le ghetto, il n’y a personne qui puisserire joyeusement. Je me souvins alors que quelques joursauparavant, Zwakh, le vieux montreur de marionnettes m’avait confiéqu’un jeune homme distingué lui avait loué l’atelier pour un bonprix, assurément dans l’intention de retrouver l’élue de son cœur àl’abri des indiscrétions. Il fallait maintenant, chaque nuit,monter les meubles luxueux du nouveau locataire un à un afin quepersonne dans la maison ne remarquât rien. Le bon vieux s’étaitfrotté les mains avec jubilation en me racontant cela, heureuxcomme un enfant d’avoir si habilement manœuvré qu’aucun des voisinsne pouvait se douter de l’existence du couple romantique. De plus,on pouvait parvenir à l’atelier en passant par trois maisonsdifférentes. Il y avait même une trappe qui y donnait accès !Oui, si l’on ouvrait la porte de fer du grenier – ce qui était trèsfacile d’en haut – on pouvait tomber dans l’escalier de notremaison, en passant devant ma porte et utiliser celui-ci commesortie…

De nouveau le rire joyeux tinte, éveillant en moi le souvenirconfus d’un intérieur luxueux et d’une famille noble chez quij’étais souvent appelé, pour faire de petites réparations à deprécieux objets anciens.

Soudain j’entends, tout près, un hurlement strident. J’écoute,effrayé.

La porte de fer grince violemment et l’instant d’après une damese précipite dans ma chambre. Les cheveux défaits, blanche comme unlinge, un morceau de brocart doré jeté sur les épaules nues.

– Maître Pernath, cachez-moi, pour l’amour de Dieu, ne medemandez rien, cachez-moi ici !

Avant que j’aie pu répondre, ma porte est de nouveau ouverte etaussitôt claquée.

Pendant une seconde, le visage du brocanteur Aaron Wassertrums’est avancé, tel un horrible masque grinçant.

Une tache ronde et lumineuse surgit devant mes yeux et à lalumière de la lune je reconnais de nouveau le pied de mon lit.

Le sommeil pèse encore sur moi comme un lourd manteau de laineet le nom de Pernath est écrit en lettres d’or sur le devant de messouvenirs.

Où l’ai-je donc vu ? Athanasius Pernath ?

Je crois, je crois qu’il y a bien, bien longtemps, je m’étaistrompé de chapeau, quelque part, et j’avais été étonné alors qu’ilm’allât aussi bien car j’ai une forme de tête très particulière.J’avais regardé à l’intérieur du chapeau inconnu et… oui, oui, il yavait écrit, en lettres dorées sur la doublure blanche :

ATHANASIUS PERNATH

J’avais eu très peur de ce chapeau à l’époque, sans savoirpourquoi.

Soudain la voix que j’avais oubliée et qui voulait toujourssavoir où était la pierre ressemblant à de la graisse fond sur moicomme une flèche.

Vite, j’évoque le profil aigu de Rosina la Rouge avec sonsourire doucereux et parviens ainsi à détourner le projectile quise perd aussitôt dans l’obscurité. Oui, le visage de Rosina !Il est plus fort que la voix stupide qui ne sait pas s’arrêter ettant que je resterai caché dans ma chambre de la ruelle du Coq, jeserai tranquille.

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