Le Golem

Chapitre 14FEMME

Où était donc Charousek ?

Près de vingt-quatre heures s’étaient écoulées et il ne semontrait toujours pas. Avait-il oublié le signal dont nous étionsconvenu ? Ou bien ne le voyait-il pas ? J’allai à lafenêtre et orientai le miroir de manière que le rayon de soleil quile frappait tombât directement sur le soupirail grillagé de sonsous-sol.

L’intervention d’Hillel, la veille, m’avait un peu tranquillisé.Il m’aurait certainement averti si quelque danger se préparait.

En outre, Wassertrum ne pouvait plus entreprendre la moindreaction d’importance ; aussitôt après m’avoir quitté, il étaitrentré dans sa boutique – je jetai un coup d’œil en bas :parfaitement, il était là, immuable derrière ses plaques de foyer,comme je l’avais déjà vu au début de la matinée.

Intolérable cette éternelle attente !

L’air tiède du printemps qui entrait à flots par la fenêtreouverte de la pièce voisine me rendait malade de langueur. Gouttesfondantes qui tombaient des toits ! Et comme les minces filetsd’eau étincelaient au soleil ! Des fils invisibles me tiraientau-dehors. Rongé d’impatience j’allais et venais dans la pièce. Mejetais sur un fauteuil. Me relevais. Cette semence avide d’un amourindécis plantée dans ma poitrine ne voulait pas germer. Toute lanuit elle m’avait tourmenté ! Une fois, c’était Angélina quise serrait contre moi, ensuite je parlais apparemment en touteinnocence avec Mirjam et à peine avais-je déchiré l’image que lapremière revenait pour m’embrasser ; je sentais le parfum deses cheveux, sa douce zibeline me chatouillait le cou, la fourrureglissait de ses épaules et elle devenait Rosina, qui dansait avecdes yeux ivres à demi fermés, en frac, nue ; et tout cela dansune somnolence qui était pourtant exactement comme une veille. Uneexquise veille crépusculaire.

Vers le matin, mon double apparut auprès de moi, Habal Garminsemblable à une ombre, « l’haleine des os » dont Hillel avaitparlé, et je le regardai les yeux dans les yeux : il était en mapuissance, obligé de répondre à toutes les questions queje lui poserais sur ce monde ou sur l’autre, et n’attendant quecela. Mais la soif du mystérieux demeura impuissante devantl’alanguissement de mon sang et se perdit dans les sables desséchésde ma raison. Je renvoyai le fantôme et il se ratatina en prenantla forme de la lettre aleph, grandit de nouveau, dressé devant moitelle la femme nue colossale que j’avais vue dans le livre Ibbouravec son pouls puissant comme un séisme, se pencha vers moi et jerespirai l’odeur engourdissante de sa chair brûlante.

Charousek ne venait toujours pas. Les cloches chantaient dansles tours des églises. Je l’attends encore un quart d’heure et jem’en vais.

Parcourir les rues animées pleines de gens en vêtement de fête,me mêler au joyeux tourbillon dans les quartiers des riches, voirde jolies femmes aux visages coquets, aux mains et aux piedsétroits. Je me disais, pour m’excuser, que je rencontreraispeut-être Charousek par hasard. Pour faire passer le temps plusvite, je pris le vieux jeu de tarots sur le rayonnage des livres.Peut-être ses images me donneraient-elles une idée pour un projetde camée. Je cherchai le Fou. Introuvable. Où pouvait-il bien êtrepassé ?

Je fis une fois encore glisser les cartes sous mes yeux, perdudans des réflexions sur leur sens caché. Le Pendu en particulier…que pouvait-il signifier ? Un homme pendu à une corde entreciel et terre, la tête tournée de côté, les bras attachés dans ledos, la jambe droite repliée sur la gauche, l’ensemble dessinantune croix sur un triangle inversé. Incompréhensible similitude.

Ah, enfin ! Charousek ! Ou bien pas encore ?

Heureuse surprise, c’était Mirjam.

– Savez-vous Mirjam, que j’étais sur le point de descendre chezvous pour vous inviter à faire une promenade en voiture avecmoi ?

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais je ne m’en inquiétainullement.

– Vous n’allez pas me refuser, n’est-ce pas ? J’ai le cœursi heureux aujourd’hui, il faut absolument que ce soit vous,Mirjam, qui mettiez le couronnement à ma joie.

– Une promenade en voiture ? répéta-t-elle, si déconcertéeque je ne pus m’empêcher de rire.

– La proposition est donc tellement extraordinaire ?

– Non, non, mais – elle cherchait ses mots – incroyablementsingulière. Une promenade en voiture !

– Pas du tout singulière si vous réfléchissez que des centainesde milliers de gens en font, et ne font même rien autre en réalitétoute leur vie.

– Oui, les autres !

Elle était toujours complètement décontenancée.

Je lui pris les deux mains.

– Ces satisfactions que les autres connaissent, je voudrais quevous en jouissiez aussi, Mirjam, et dans une mesure encoreinfiniment plus grande.

Elle devint soudain blanche comme un cadavre et je vis à lasourde fixité de son regard à quoi elle pensait.

J’en éprouvai un choc.

– Il ne faut pas toujours porter avec vous le… le miracle,Mirjam, lui dis-je. Ne voulez-vous pas me le promettre paramitié ?

Elle entendit l’angoisse dans ma voix et me regarda d’un airétonné.

– S’il ne vous bouleversait pas à ce point, je pourrais meréjouir avec vous. Mais ainsi, non. Savez-vous que je m’inquiètebeaucoup pour vous, Mirjam ? Pour, pour… commentdirais-je ? votre santé spirituelle ! Ne prenez pas ceque je vais dire au pied de la lettre, mais je voudrais que lemiracle n’ait jamais eu lieu.

J’attendis une contradiction, mais elle se contenta de hocher latête, perdue dans ses pensées.

– Il vous dévore ! N’ai-je pas raison, Mirjam ?

Elle se ressaisit.

– Souvent, moi aussi, je souhaiterais presque qu’il n’ait pas eulieu.

Ce fut comme un rayon d’espoir pour moi.

« Quand je me dis – elle parlait très lentement, perdue dans unrêve – qu’il pourrait venir un temps où je serais obligée de vivresans ces miracles…

– Vous pourriez devenir riche d’un jour à l’autre et alors vousn’en auriez plus besoin.

J’étais intervenu sans réfléchir mais je me repris bien vite envoyant l’épouvante sur son visage.

« Je veux dire, vos soucis peuvent se dissiper brusquement,d’une manière toute naturelle et les miracles que vous vivriezalors seraient spirituels, des expériences intérieures.

Elle secoua la tête et répliqua durement :

– Les expériences intérieures ne sont pas des miracles. Il estassez étrange que certains semblent ne jamais en avoir. Depuis monenfance, jour après jour, je connais – elle s’interrompitbrutalement et je devinai qu’il y avait en elle autre chose dontelle n’avait jamais parlé, peut-être un tissu d’événementsinvisibles semblables aux miens – mais ce n’est pas le moment d’enparler. Même si quelqu’un se levait et guérissait des malades enleur imposant les mains, je ne pourrais pas appeler cela unmiracle. C’est seulement quand la matière sans vie, la terre, seraanimée par l’esprit et que les lois de la nature se briseront quesera accompli ce que je désire de tout mon être depuis que jepense. Mon père m’a dit un jour que la Cabale avait deux aspects :l’un magique et l’autre abstrait que l’on ne peut jamais fairecoïncider. Le magique peut attirer l’abstrait à lui, mais jamaisl’inverse. Le premier est un don, l’autre peutêtre conquis, encore que l’aide d’un maître soit indispensable.

Elle reprit le premier fil de sa pensée.

« Le don, c’est cela dont j’ai soif ; ce que jepeux conquérir m’est indifférent, sans plus de valeur que lapoussière. Quand je me représente que le temps pourrait venir,comme je l’ai déjà dit, où il me faudrait vivre de nouveau sans cesmiracles – je vis ses doigts se crisper et le remords me broya – jecrois que je mourrais sur-le-champ, rien qu’à l’idée d’une tellepossibilité.

– Est-ce la raison pour laquelle vous souhaitiez aussi que lemiracle n’ait jamais eu lieu ?

J’explorai prudemment.

– En partie seulement. Il y a encore autre chose. Je… je – elleréfléchit un instant – je n’étais pas encore mûre pour le miraclesous cette forme. C’est cela. Comment vous expliquer ?Supposez, simplement pour avoir un exemple, que j’aie fait toutesles nuits depuis des années le même rêve, qui se continue et danslequel quelqu’un, disons un habitant d’un autre monde, m’enseigneet ne me montre pas seulement d’après l’image de moi-même et sescontinuelles modifications combien je suis loin de la maturitémagique, loin de pouvoir vivre un miracle, mais aussi qu’il y a,pour les questions de raison, la même explication que je peuxvérifier jour après jour. Vous allez me comprendre : un être commecelui-là tient lieu de tous les bonheurs que l’on peut concevoirsur terre ; il est pour moi le pont qui me relie à l’Au-delà,l’échelle de Jacob que je peux gravir pour m’élever au-dessus duquotidien et parvenir à la lumière. Il est le maître etl’ami ; tout espoir que j’ai de ne pas m’égarer dans la folieet les ténèbres sur les sombres chemins que parcourt mon âme, je lemets en « lui » qui ne m’a encore jamais trompée. Et voilà quebrusquement, malgré tout ce qu’il m’a dit, un « miracle » entredans ma vie ! Qui croire maintenant ? Ce qui emplissaitmon être pendant toutes ces années, était-ce donc uneillusion ? Si je devais douter de lui, je tomberais la tête lapremière dans un gouffre sans fond. Et pourtant le miracle estarrivé ! Je sangloterais de joie si…

– Si ?

Je l’interrompis, le souffle coupé. Peut-être allait-elleprononcer elle-même la parole libératrice et je pourrais tout luiavouer.

– Si j’apprenais que je me suis trompée, que ce n’était pas unmiracle, mais j’en mourrais, je le sais, comme je sais que je suisassise ici, aussi sûrement.

Mon cœur s’arrêta.

« Être arrachée du ciel et rejetée sur la terre, croyez-vousqu’une créature humaine puisse supporter cela ?

– Demandez donc de l’aide à votre père, dis-je, égaré dans monangoisse.

– Mon père ? De l’aide ?

Elle me regarda, sans comprendre.

« Où il n’y a que deux voies pour moi peut-il en trouver unetroisième ? Savez-vous ce qui serait le véritable salut pourmoi ? S’il m’arrivait à moi ce qui vous est arrivé àvous. Si je pouvais oublier en cette minute tout ce qu’il y aderrière moi, toute ma vie jusqu’à aujourd’hui. C’est curieux,n’est-ce pas ? Ce que vous tenez pour un malheur, ce serait leplus grand des bonheurs pour moi !

Nous restâmes silencieux un long moment.

– Je ne veux pas que vous vous tourmentiez pour moi – elle meconsolait, moi ! – Avant, vous étiez si joyeux, si heureux duprintemps dehors et maintenant vous êtes la tristesse même. Jen’aurais rien dû vous dire. Arrachez-vous à vos souvenirs etreprenez vos pensées comme avant ! Je suis si joyeuse…

– Vous, joyeuse, Mirjam ?

Mon interruption était pleine d’amertume.

Elle prit une mine convaincue :

– Oui, vraiment ! Joyeuse ! Quand je suis venue chezvous, j’étais si angoissée, je ne sais pas pourquoi, je ne pouvaisme délivrer de l’impression que vous courriez un grave danger – jedressai l’oreille – et au lieu de me réjouir de vous trouver bienportant, voilà que je vous assombris avec des prédictions demalheur…

Je me contraignis à la gaieté :

– Et vous ne pourrez réparer cela qu’en venant vous promeneravec moi.

Je m’efforçais de mettre autant d’entrain que possible dans mavoix.

« Je voudrais voir si je ne parviendrais pas à chasser vossombres pensées, Mirjam. Vous direz ce que vous voudrez, vousn’êtes pas encore une magicienne de l’ancienne Égypte, maisseulement jusqu’à nouvel ordre une jeune fille à qui le vent duprintemps peut jouer beaucoup de méchants tours.

Elle devint soudain très mutine.

– Voyons, qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, monsieurPernath ? Je ne vous ai encore jamais vu ainsi ?D’ailleurs, le « vent du printemps » : chez les jeunes fillesjuives, ce sont les parents qui le dirigent, c’est bien connu etnous n’avons qu’à obéir. Ce que nous faisons, bien entendu. Nousavons cela dans le sang. Mais pas moi, ajouta-t-elle avec force, mamère a violemment résisté quand on a voulu lui faire épouserl’affreux Aaron Wassertrum.

– Quoi ? Votre mère ? Le brocanteur, là enbas ?

Elle fit signe que oui.

– Dieu merci, cela ne s’est pas fait. Pour le pauvre homme, lecoup a été écrasant, sans doute.

– Le pauvre homme ? m’exclamai-je. Mais c’est uncriminel !

Elle hocha pensivement la tête :

– Certainement, c’est un criminel. Mais celui qui vit dans uncorps pareil et qui n’est pas criminel doit être prophète.

Je m’approchai, dévoré de curiosité.

– Vous savez quelque chose de plus précis sur lui ? Celam’intéresse. Pour des raisons très particulières…

– Si vous aviez vu l’intérieur de sa boutique, monsieur Pernath,vous sauriez aussitôt comment est l’intérieur de son âme. Je discela parce que j’y suis souvent entrée dans mon enfance. Pourquoime regardez-vous d’un air si étonné ? C’est donc tellementextraordinaire ? Il a toujours été très gentil et très bonavec moi. Je me rappelle même qu’un jour il m’a donné une grossepierre brillante qui m’avait fait envie, au milieu de toutes sesaffaires. Ma mère m’a dit que c’était un diamant et j’ai dû lereporter immédiatement, bien entendu.

« D’abord, il ne voulait pas le reprendre, mais au bout d’ungrand moment, il me l’a arraché des mains et il l’a jeté dans uncoin avec rage. J’ai bien vu qu’il avait les larmes aux yeux et jesavais déjà assez l’hébreu à l’époque pour comprendre qu’ilmarmonnait : Tout ce que je touche est maudit… C’est la dernièrefois que je suis allée le voir. Jamais plus ensuite il ne m’ainvitée à venir chez lui. Je sais pourquoi : si je n’avais pasessayé de le consoler, tout serait comme avant, mais parce qu’il mefaisait une pitié infinie et que je le lui ai dit, il n’a plusvoulu me voir, vous comprenez cela, monsieur Pernath ? C’estsi simple : c’est un possédé, un homme qui devient méfiant,irrémédiablement méfiant dès que quelqu’un lui touche le cœur. Ilse tient pour bien plus laid encore qu’il l’est en réalité, si lachose est possible, la racine de toutes ses pensées, de toutes sesactions est là. On dit que sa femme l’aimait bien, peut-êtreétait-ce plus de la pitié que de l’amour, mais enfin beaucoup degens le croyaient. Le seul qui était profondément convaincu ducontraire, c’était lui. Partout il décèle la tromperie etla haine.

« Il ne faisait une exception que pour son fils. Peut-être parcequ’il l’avait vu grandir depuis sa plus tendre enfance, qu’il avaitdonc suivi le développement de ses moindres traits de caractèredepuis le premier germe dans le nouveau-né, pour ainsi dire, qu’iln’y avait jamais eu de lacune par où sa méfiance aurait pus’introduire, ou peut-être cela tenait-il au sang juif, déversersur sa descendance tout ce qui vivait en lui de capacité d’aimer,poussé par cette peur instinctive de notre race, la peur de mourirsans avoir rempli une mission que nous avons oubliée, mais quidemeure obscurément en nous. Qui peut le savoir ?

« Il a conduit l’instruction de son fils avec une circonspectionqui confinait à la sagesse, très étonnante chez un homme siinculte, écartant de son chemin d’une main aussi sûre que celled’un psychologue tout ce qui aurait pu contribuer au développementde sa conscience, afin de lui éviter les souffrances morales par lasuite.

« Il lui avait donné comme professeur un savant éminent quisoutenait que les animaux sont dénués de sensibilité et que chezeux les expressions de la souffrance sont de simples réflexes.

« Tirer de toute créature le maximum de joie et de jouissance,puis rejeter aussitôt l’écorce inutile, tel était à peu près l’ABCde son système d’éducation.

« Vous pouvez bien penser, monsieur Pernath, que l’argent jouaitlà le premier rôle, à la fois critère et clef de la puissance. Demême qu’il cache soigneusement sa propre richesse pour noyer dansl’ombre les limites de son influence, il imagina un moyen quipermît à son fils d’en posséder autant, tout en lui épargnant lescontraintes d’une vie apparemment misérable ; il l’imprégna del’infernal mensonge de la beauté, il lui enseigna, au nom del’esthétique, à jouer hypocritement les lis des champs tout enétant intérieurement un vautour.

« Bien entendu, cette histoire de beauté il ne l’avait pasinventée, c’était probablement le perfectionnement du conseil donnépar quelque érudit.

« Que par la suite son fils l’ait renié chaque fois qu’il lepouvait, il ne l’a jamais pris en mauvaise part. Au contraire, illui enjoignait de le faire, car son amour était totalementdésintéressé et, comme je l’ai déjà dit à propos de mon père, deceux qui survivent à la tombe.

Mirjam se tut un instant et je vis sur son visage qu’ellepoursuivait le fil de ses pensées, je l’entendis au son différentde sa voix quand elle dit :

– Des fruits étranges poussent sur l’arbre du judaïsme.

– Dites-moi, Mirjam, lui demandai-je. Vous n’avez jamais entendudire que Wassertrum a une figure de cire dans sa boutique ? Jene sais plus qui m’a raconté cela, c’était sans doute uneinvention…

– Non, non. C’est bien vrai, monsieur Pernath : il y a unefigure de cire grandeur nature dans le coin où il couche sur sonsac de paille, au milieu du bric-à-brac le plus insensé. Il l’aachetée à un montreur de marionnettes il y a des années,simplement, dit-on, parce qu’elle ressemble à, à une chrétiennequ’il aurait aimée autrefois.

« La mère de Charousek ! » L’idée jaillit aussitôt dans moncerveau.

– Vous ne savez pas son nom, Mirjam ?

Elle secoua la tête.

– Si vous tenez à le savoir je pourrai m’informer.

– Ah ! mon Dieu, non ! Cela m’est tout à faitindifférent.

Je voyais à ses yeux brillants qu’à force de me parler elleétait sortie de sa dépression et je me promis qu’elle n’yretomberait jamais. Ce qui m’intéressait beaucoup plus, c’est lesujet dont nous parlions avant. Celui du « vent de printemps ».

– Votre père ne vous imposerait tout de même pas unmari ?

Elle rit gaiement :

– Mon père ? Qu’est-ce que vous allez penser ?

– Heureusement pour moi, alors.

– Comment cela ? demanda-t-elle naïvement.

– Parce que je garde encore mes chances.

Ce n’était qu’une plaisanterie et elle ne le prit pas autrement,mais néanmoins elle se leva très vite et alla vers la fenêtre pourne pas me laisser voir qu’elle rougissait.

Pour la tirer de son embarras, je pris un biais :

– Il faut que vous me promettiez une chose, comme à un vieil ami: quand vous aurez pris votre décision, mettez-moi dans le secret.Ou alors est-ce que vous projetez de rester célibataire ?

– Non, non, non.

Elle s’en défendait si résolument que je ne pus m’empêcher desourire.

« Il faudrait bien que je me marie un jour.

– Bien sûr ! Naturellement !

Elle devint nerveuse comme un gardon.

– Vous ne pouvez donc pas rester sérieux une minute, monsieurPernath ?

Je pris docilement une mine doctorale et elle se rassit.

« Quand je dis qu’il faudra bien que je me marie un jour,j’entends que je ne me suis pas cassé la tête sur les détailsjusqu’à présent, mais que je méconnaîtrais certainement le sens dela vie si je pensais que je suis venue au monde femme pour restersans enfants.

Pour la première fois je perçus la féminité sur son visage.

« Cela fait partie de mes rêves, poursuivit-elle doucement, deme représenter comme but ultime l’union de deux êtres pour donner…vous n’avez jamais entendu parler du vieux culte égyptiend’Osiris ?… ce que l’hermaphrodite pourrait représenter commesymbole.

Je l’écoutais, tendu :

– L’hermaphrodite ?

– Je veux dire l’union magique de l’élément mâle et de l’élémentfemelle dans la race humaine pour donner un demi-dieu. Comme butultime. Non, pas comme but ultime, comme début d’une voie nouvelleet éternelle, qui n’a pas de fin.

– Et, lui demandai-je bouleversé, vous espérez trouver celui quevous cherchez ? Ne pourrait-il se faire qu’il vive dans unpays lointain, peut-être même qu’il n’existe pas sur cetteterre ?

– Cela, je n’en sais rien, répondit-elle simplement. Je ne peuxqu’attendre. S’il est séparé de moi par le temps et l’espace, ceque je ne crois pas, car alors pourquoi serais-je attachée ici,dans le ghetto, ou par l’abîme de l’incompréhension réciproque, etsi je ne le trouve pas, alors ma vie n’aura pas eu de sens, elleaura été le jeu inepte d’un démon idiot. Mais je vous en prie, jevous en prie, ne parlons plus de cela, supplia-t-elle. Il suffitd’exprimer une idée tout haut pour qu’elle prenne un arrière goûtaffreux de terre et je ne voudrais pas…

Elle s’interrompit brusquement.

– Qu’est-ce que vous ne voudriez pas, Mirjam ?

Elle leva la main. Se leva très vite et dit :

– Vous avez une visite, monsieur Pernath.

Des vêtements de soie froufroutaient sur le palier.

Quelques coups impétueux. Puis : Angélina !

Mirjam voulait s’en aller ; je la retins.

– Permettez-moi de vous présenter : la fille d’un ami très cher,la comtesse…

– Impossible d’arriver jusqu’ici en voiture. Partout les pavéssont arrachés. Quand donc vous installerez-vous dans un quartierdigne d’un être humain, maître Pernath ? Dehors la neige fondet le ciel exulte à faire éclater la toiture et vous, vous restezterré ici dans votre grotte à stalactites comme une vieillegrenouille. Au reste, savez-vous que je suis allée hier soir voirmon bijoutier et il m’a dit que vous étiez le plus grand artiste,le meilleur tailleur de pierres précieuses qu’il y ait aujourd’hui,voire l’un des plus grands qui aient jamais existé ?

Angélina bavardait comme une cascade et j’étais fasciné. Je nevoyais plus que les yeux bleus étincelants, les pieds agiles dansles minuscules bottines vernies, le visage capricieux émergeant dufouillis des fourrures et les coquillages roses des oreilles.

Elle prenait à peine le temps de respirer.

« Ma voiture est au coin de la rue. J’avais peur de ne pas voustrouver chez vous. Vous n’avez sans doute pas encore déjeuné ?Nous allons d’abord aller… oui, où est-ce que nous allons d’abordaller ? Nous allons d’abord aller… attendez… oui, peut-êtredans les vergers, bref quelque part à la campagne où l’on sent sibien, dans l’air, les bourgeons se gonfler et les graines germer ensecret. Venez, venez, prenez votre chapeau et puis vous déjeunerezchez moi et puis nous bavarderons jusqu’à ce soir. Prenez doncvotre chapeau ! Qu’est-ce que vous attendez ? Il y a unegrosse couverture bien douce, bien épaisse en bas : nous nousentortillerons dedans jusqu’aux oreilles et nous nous blottironsensemble jusqu’à ce que nous ayons chaud comme des cailles.

Que dire maintenant ?

– Je me disposais justement à faire une promenade avec la fillede mon ami…

Avant même que j’eusse achevé ma phrase, Mirjam avait pris congéen toute hâte d’Angélina. Je l’accompagnai jusqu’à la porte bienqu’elle s’en défendît gentiment.

« Écoutez-moi, Mirjam, je ne peux pas vous dire ici, dansl’escalier, combien je tiens à vous, j’aimerais mille fois mieuxaller avec vous…

– Il ne faut pas faire attendre la dame, monsieur Pernath,coupa-t-elle. Au revoir et bien du plaisir !

Elle dit cela très cordialement, très sincèrement, mais je visque la lumière s’était éteinte dans ses yeux.

Elle descendit très vite l’escalier et le chagrin me serra lagorge. J’eus l’impression d’avoir perdu un monde.

J’étais assis comme dans un songe à côté d’Angélina. Nousfilions au galop furieux des chevaux dans les rues pleines demonde.

Le ressac de la vie autour de nous m’étourdissait au point queje pouvais tout juste distinguer les petites taches lumineuses dansles images qui défilaient devant moi : bijoux étincelants auxoreilles et chaînes de manchons, hauts de forme luisants, gantsblancs, un caniche avec un collier rose qui voulait mordre nosroues, des pur-sang écumants qui nous croisaient dans un bruit desonnailles argentines, une vitrine de magasin exposant des châlessouples noués de perles, des parures scintillantes, le reflet de lasoie sur des hanches étroites de jeunes filles.

Le vent vif qui nous coupait le visage faisait paraître deuxfois plus troublante encore la chaleur du corps d’Angélina.

Aux croisements, les sergents de ville sautaientrespectueusement de côté quand nous passions au triple galop.

Une fois sur le quai, il fallut ralentir l’allure, car il étaitnoir de voitures qui déversaient, devant le pont de pierre écroulé,une foule de visages curieux. J’y jetai à peine un regard : lamoindre parole d’Angélina, le battement de ses paupières, le jeupressé de ses lèvres, tout cela était infiniment plus importantpour moi que de regarder en bas les blocs de rocher qui endiguaientde l’épaule la débâcle des glaces empilées.

Des allées de parc, une terre tassée, élastique. Puis lefroissement des feuilles sous les sabots des chevaux, un airhumide, des arbres géants pleins de nids de corbeaux, le vert mortdes prairies avec des îles de neige fondante, tout cela passadevant moi comme un rêve.

En quelques mots brefs, presque avec indifférence, Angélina envint à parler du Dr Savioli.

– Maintenant que le danger est passé, me dit-elle avec uneravissante candeur d’enfant, et que je sais qu’il va mieux, tousces événements auxquels j’ai été mêlée me paraissent effroyablementennuyeux. Je veux enfin pouvoir m’amuser de nouveau, fermer lesyeux et plonger dans l’écume étincelante de la vie. Je crois quetoutes les femmes sont ainsi. Simplement, certaines en conviennentet d’autres non. Ou alors sont-elles si sottes qu’elles ne s’enrendent pas compte ? Vous ne croyez pas ?

Elle n’écoutait pas un mot de ce que je répondais.

« D’ailleurs les femmes ne m’intéressent absolument pas. Il nefaut pas que vous preniez cela pour une flatterie, naturellement,mais vraiment la simple présence d’un homme sympathique m’est plusagréable que la conversation la plus passionnante avec une femme,si intelligente soit-elle. En fin de compte, nos bavardages neportent que sur des niaiseries. Tout au plus des histoires detoilette, bon et alors ? Les modes ne changent pas si souvent.N’est-ce pas, je suis frivole ? demanda-t-elle soudain, sicoquette que je dus m’arracher avec violence aux rets de son charmepour ne pas lui prendre la tête entre les mains et l’embrasser dansle cou.

« Dites-le que je suis frivole !

Elle se blottit plus près encore de moi.

Sortis de l’allée, nous passions devant des bosquets dont lesarbustes d’ornement, empapillotés de paille, ressemblaient à destorses de monstres aux membres et aux têtes coupés.

Des promeneurs assis au soleil sur des bancs nous suivaient duregard, puis les têtes se rapprochaient.

Nous gardâmes un moment le silence, tout occupés à suivre nospensées. Comme Angélina était différente, totalement différente decelle qui vivait jusqu’alors dans mon imagination ! On eût ditqu’elle pénétrait aujourd’hui dans mon présent pour la premièrefois !

Qu’était-elle donc en réalité, cette femme que j’avais consoléequelques jours auparavant dans la cathédrale ?

Je ne pouvais détacher mes regards de sa bouche entrouverte.

Toujours silencieuse, elle semblait contempler une image dans sapensée.

La voiture tourna dans une prairie mouillée.

Une odeur de terre en train de s’éveiller montait.

– Savez-vous, madame…

– Appelez-moi donc Angélina, interrompit-elle doucement.

– Savez-vous Angélina que, que j’ai rêvé de vous toute cettenuit ?

Les mots avaient jailli, presque malgré moi.

Elle fit un petit mouvement rapide comme si elle voulait dégagerson bras du mien et me regarda avec de grands yeux.

– Curieux ! Et moi de vous ! Et juste en ce moment, jepensais à la même chose.

De nouveau la conversation s’arrêta et nous devinâmes que nousavions rêvé la même chose. Je le sentais au frémissement de monsang. Son bras tremblait imperceptiblement contre ma poitrine. Latête violemment tournée, elle regardait hors de la voiture pouréviter mon regard. Lentement, je portai sa main à mes lèvres, fisglisser le gant souple et parfumé, écoutai sa respiration seprécipiter et, fou d’amour, pressai les dents contre sespaumes.

Des heures après, je descendais vers la ville comme un hommeivre à travers le brouillard du soir, enfilant les rues au hasard,si bien que je tournai en rond pendant un bon moment sans m’enapercevoir.

Puis je me retrouvai au bord de la rivière, appuyé contre unebalustrade de fer, les yeux fixés sur les vagues mugissantes.

Je sentais encore les bras d’Angélina autour de mon cou, jevoyais le bassin de pierre au bord duquel nous nous étions déjà ditadieu, des années auparavant, avec les feuilles d’orme quipourrissaient au fond et elle se promenait avec moi comme nousvenions de le faire, la tête contre mon épaule, à travers le parccrépusculaire de son château.

Je m’assis sur un banc et rabattis mon chapeau sur mes yeux pourrêver. Les eaux se précipitaient au-dessus du barrage et leur voixétouffait les derniers bruits maussades de la ville en train des’endormir. Chaque fois que j’ouvrais les yeux pour resserrer monmanteau autour de moi, l’ombre s’était épaissie sur la rivière etfinalement, la nuit noire l’engloutit ; on ne distinguait plusque l’écume du barrage tendue d’une rive à l’autre en rubans blancséblouissants.

La pensée de me retrouver seul dans ma triste maison me faisaitfrissonner. L’éclat d’un court après-midi avait fait de moi et pourtoujours un étranger dans mon propre logis. Quelques semaines,peut-être même quelques jours seulement et le bonheur sera passésans rien laisser derrière lui qu’un beau souvenir douloureux. Etalors ?

Alors j’étais sans asile ici et là, sur l’un et l’autre bord dela rivière.

Je me levai. Voulus jeter un regard au château à travers lesgrilles du parc, aux fenêtres derrière lesquelles elle dormait,avant de m’enfoncer dans le sombre ghetto. Je repartis dans ladirection d’où j’étais venu, tâtonnant dans le brouillard épais, lelong des maisons, traversant les places endormies, cependant quedes monuments noirs surgissaient, menaçants, et des enseignessolitaires et les gargouilles des façades baroques. La lueur terned’une lanterne jaillie de la brume s’agrandit en anneauxfantastiques, énormes, aux couleurs d’arc-en-ciel, puis pâlit, œiljaune à demi fermé et s’éteignit tout à fait derrière moi.

Mon pied tâtait de larges marches en pierre recouvertes degravier.

Où étais-je ? Dans un chemin creux escaladant une penteabrupte ?

Des murs lisses de jardin à droite et à gauche ? Lesbranches dépouillées d’un arbre pendent par-dessus, venues du ciel: le tronc se dissimule derrière le pan de nuage.

Effleurées par mon chapeau, quelques minces brindilles sebrisent en craquant, glissent sur mon manteau et tombent dans legouffre gris qui me cache mes pieds.

Puis un point brillant : une lumière dans le lointain, quelquepart entre ciel et terre, solitaire, énigmatique. J’ai dû metromper de chemin. Ce ne peut être que le vieil escalier duchâteau, qui longe les pentes des jardins Fürstenberg… Puis delongues étendues de terre argileuse. Un chemin pavé. Une ombremassive s’élève, la tête coiffée d’un bonnet pointu noir et raide :la Daliborka, la tour de la faim dans laquelle des hommes ont périautrefois, pendant que les rois chassaient, en bas, dans le fosséaux cerfs.

Une étroite ruelle sinueuse, avec des créneaux, à peine assezlarge pour mes épaules et je me trouvai devant une rangée demaisonnettes dont aucune n’était plus haute que moi. Il mesuffisait de tendre le bras pour toucher les toits.

J’étais dans la rue des Faiseurs-d’Or, où, au Moyen Âge, lesadeptes de l’alchimie chauffaient la pierre philosophale etempoisonnaient les rayons de lune.

Pas d’autre issue que celle par où j’étais venu. Mais impossiblede retrouver l’étroit passage entre les murs, je me heurtai à unebarrière de bois. Rien à faire, je suis obligé de réveillerquelqu’un pour demander mon chemin. Ce qui est bizarre, c’est qu’ily a là une maison qui ferme la rue, plus grande que les autres etapparemment habitée. Je ne me rappelle pas l’avoir déjà remarquée.Elle doit être badigeonnée de blanc pour ressortir aussi nettementdans le brouillard ?

Je franchis la barrière, traverse l’étroit jardinet, et pressele visage contre les vitres : tout est noir. Je frappe à lafenêtre. Alors un homme incroyablement vieux, une chandelle alluméeà la main, apparaît sur le seuil d’une porte, s’avance à pastremblants jusqu’au milieu de la pièce, s’arrête, tourne lentementla tête vers les cornues d’alchimiste au mur, fixe un œil méditatifsur les gigantesques toiles d’araignée dans les coins, puis dirigeenfin son regard vers moi. L’ombre de ses pommettes remonte jusquedans ses orbites qui ont l’air aussi vides que celles d’une momie.De toute évidence, il ne me voit pas.

Je frappe à la vitre. Il ne m’entend pas et ressort de la piècecomme un somnambule. J’attends en vain.

Je frappe à la porte de la maison : personne n’ouvre.

Pas d’autre ressource que de chercher jusqu’à ce que j’aietrouvé la sortie de cette ruelle. Ne ferais-je pas mieux d’ailleursde me retremper dans la société de mes semblables, auprès de mesamis Zwakh, Prokop et Vrieslander dans la vieille taverne où ilssont sûrement attablés, pour atténuer au moins pendant quelquesheures le désir qui me dévore des baisers d’Angélina. Vite, je memets en route.

Tels une triade de morts, ils étaient accroupis autour de lavieille table trouée des vers, tous les trois, le mince tuyau d’unepipe en terre blanche entre les dents et la pièce pleine defumée.

On distinguait à peine leurs traits tant les parois brun sombreabsorbaient la lumière chétive d’une lampe à l’ancienne mode pendueau plafond.

Dans un coin, la tavernière, sèche comme un hareng, avare deparoles, rongée par le temps, avec son éternel bas pendu auxaiguilles à tricoter, le regard sans couleur et le nez camard toutjaune !

Des rideaux rouge terne masquaient les portes closes, si bienque les voix des clients dans la salle voisine ne filtraient quefaiblement, tel le bourdonnement d’une ruche d’abeilles.

Vrieslander, chapeau conique aux bords droits sur la tête,visage plombé barré d’une moustache et cicatrice sous l’œil, avaitl’air d’un Hollandais ivre surgi de quelque siècle oublié.

Josua Prokop, une cuillère passée dans ses boucles de musicien,pianotait sans arrêt de ses longs doigts osseux en regardant d’unœil admiratif les efforts de Zwakh pour habiller le flacon d’arakventru du manteau violet d’une marionnette.

– Ce sera Babinski, me déclara Vrieslander, avec un profondsérieux. Vous ne savez pas qui était Babinski ? Zwakh,racontez vite à Pernath l’histoire de Babinski.

– Babinski, commença aussitôt Zwakh sans lever un instant lesyeux de sur son travail, était un célèbre brigand de Prague. Ilexerça son honteux métier pendant bien des années sans que personnele remarque. Cependant, peu à peu, on commença à s’apercevoir dansles meilleures familles que tantôt un membre du clan tantôt unautre manquait à la table des repas et ne reparaissait jamais. Audébut, on ne dit rien parce que la chose avait son bon côté,puisqu’il y avait moins de cuisine à faire, mais enfin laréputation risquait d’en souffrir un peu dans la société et lesbonnes langues pouvaient jaser. Surtout quand des filles à mariers’évanouissaient sans laisser de traces.

« En outre, aux yeux de l’extérieur, il était indispensable desouligner avec une force suffisante l’union et la concorde régnantau sein de la famille.

« Dans les journaux, les rubriques Reviens, tout estoublié, prirent une place de plus en plus importante,circonstance dont Babinski, évaporé comme la plupart des assassinsde profession, n’avait pas tenu compte dans ses prévisions, etfinirent par attirer l’attention générale.

« Dans le ravissant village de Krtsch, près de Prague, Babinskiqui avait au fond une nature tout à fait idyllique, s’était acheté,grâce au produit de son infatigable activité, une maison petitemais confortable, étincelante de propreté, et précédée par unjardinet plein de géraniums fleuris.

« Comme ses gains ne lui permettaient pas de s’agrandir, il sevit dans la nécessité, pour pouvoir inhumer discrètement les corpsde ses victimes, d’édifier à la place du parterre de fleurs qu’ileût bien préféré, un tertre recouvert d’herbe, simple mais bienapproprié aux circonstances, qu’il pouvait allonger sans difficultéselon les exigences de sa profession ou de la saison.

« Il avait l’habitude de s’asseoir là chaque soir dans lesrayons du soleil couchant, après les fatigues et les soucis dujour, pour jouer sur sa flûte toutes sortes d’airsmélancoliques.

– Halte ! coupa brutalement Josua Prokop en tirant de sapoche une clef qu’il posa sur ses lèvres à la manière d’uneclarinette et sifflota :

« Zimzerlim – zambousla – deh.

– Vous y étiez pour connaître si exactement la mélodie ?demanda Vrieslander étonné.

Prokop lui lança un regard furieux :

– Non, Babinski est né trop tôt pour ça. Mais en tant quecompositeur, je sais mieux que personne ce qu’il devait jouer. Vousne pouvez pas en juger : vous n’êtes pas musicien. Zimzerlim –zambousla – bousla deh.

Zwakh, saisi, attendit que Prokop eût remis la clef dans sapoche, puis continua :

– Avec le temps, la croissance ininterrompue du tertre éveillal’attention des voisins et c’est à un policier de Zizkov, dans labanlieue, qui avait vu par hasard, de loin, Babinski étrangler unevieille dame de la bonne société, que revient le mérite d’avoir misdéfinitivement fin aux activités égoïstes du méchant. Onl’emprisonna dans son Tusculum.

« Le tribunal, lui ayant accordé les circonstances atténuantesen raison de son excellente renommée, le condamna à la mort parpendaison et chargea la firme des frères Leipen, corderie engros et en détail[3] , defournir à prix modique le matériel nécessaire pour l’exécution,dans la mesure où leur branche était intéressée, contre factureremise à un employé supérieur du Trésor. Seulement, il advint quela corde cassa et la peine de Babinski fut commuée en prison àperpétuité.

« Pendant vingt ans l’assassin expia derrière les murs deSaint-Pancrace sans que jamais un reproche lui vînt auxlèvres ; aujourd’hui encore le personnel de l’institution netarit pas d’éloges sur son comportement modèle et on lui permettaitmême de jouer de la flûte les jours de l’anniversaire de notre trèsgracieux souverain.

Prokop plongea aussitôt à la recherche de sa clef, mais Zwakhl’arrêta d’un geste.

« À la suite d’une amnistie générale, Babinski bénéficia de laremise de sa peine et obtint une place de portier au couvent desSœurs de la Miséricorde.

« Le petit travail de jardinage qu’il avait à assurer desurcroît ne lui prenait guère de temps, grâce à l’adresse acquisedans le maniement de la pelle lors de ses activités antérieures, sibien qu’il avait de nombreux loisirs pour se cultiver le cœur etl’esprit au moyen de bonnes lectures soigneusement choisies.

« Les résultats furent des plus satisfaisants. Chaque fois quela Supérieure l’envoyait à l’auberge le samedi soir pour s’égayerun peu, il rentrait ponctuellement à la tombée de la nuit endéclarant que la dégradation de la morale publique le navrait etque des gredins de la pire sorte pullulant dans l’ombre rendaientles routes si peu sûres que tout citoyen pacifique devait se faireun devoir de diriger ses pas à temps vers sa demeure.

« Les ciriers de Prague avaient pris à cette époque la mauvaisehabitude de mettre en montre de petites figures habillées d’unmanteau rouge et qui représentaient le brigand Babinski. Aucune desfamilles en deuil n’aurait manqué de s’en procurer une. Mais leplus souvent, elles se trouvaient dans les boutiques, protégées pardes châssis vitrés, et rien n’indignait autant Babinski qued’apercevoir une de ces figurines :

– C’est absolument indigne et preuve d’un rare manque dedélicatesse de mettre ainsi continuellement ses fautes de jeunessesous les yeux d’un homme, disait-il en pareil cas, et combienregrettable que les autorités ne fassent rien pour réprimer pareilabus.

« Sur son lit de mort, il s’exprimait encore dans le même sens.Il eut finalement gain de cause, car peu après son trépas, legouvernement interdit le commerce de ces irritantes statuettes.

Zwakh avala une grosse gorgée de grog et tous trois grimacèrentcomme des diables, après quoi il tourna prudemment la tête endirection de la tavernière et je vis qu’elle écrasait une larme aucoin de son œil.

– Bon et vous n’apportez aucune contribution, si ce n’est bienentendu que vous réglez l’ardoise en reconnaissance des joiesartistiques qui vous ont été prodiguées, très honoré collègue ettailleur de pierres précieuses ? me demanda Vrieslander aprèsun long intervalle de rêverie générale.

Je leur racontai mes déambulations dans le brouillard.

Lorsque j’en vins à décrire l’endroit où j’avais vu la maisonblanche, tous trois furent si intéressés qu’ils retirèrent la pipede leur bouche et une fois que j’eus terminé, Prokop frappa latable du poing en criant :

– C’est tout de même trop fort ! Il n’y a pas une légendeque ce Pernath ne rencontre en chair et en os. À propos du Golem del’autre fois, vous savez, l’affaire est tirée au clair.

– Comment cela tirée au clair ? demandai-je sidéré.

– Vous connaissez bien le mendiant juif fou, Haschile.Non ? Eh bien, c’était lui le Golem.

– Un mendiant, le Golem ?

– Parfaitement, Haschile était le Golem. Cet après-midi lefantôme est allé se promener béatement dans la rue Salniter enplein soleil avec son célèbre habit à la mode du XVIIe siècle et làl’équarisseur a eu la chance de l’attraper avec une laisse àchien.

– Comment cela ? Je n’y comprends pas un mot,interrompis-je.

– Mais enfin puisque je vous dis que c’était Haschile. Il paraîtqu’il a trouvé les vêtements, il y a longtemps, derrière une portecochère. D’ailleurs, pour en revenir à la maison blanche :l’histoire est extrêmement intéressante. Selon une vieille légende,il y a là-bas dans la rue des Alchimistes une maison qui n’estvisible que les jours de brouillard et encore par les « enfants dudimanche ». On l’appelle « le mur à la dernière lanterne ». Quandon passe devant, la journée, on ne voit qu’une grosse pierre grise,immédiatement derrière, c’est le fossé aux cerfs qui s’ouvre, béantet vous pouvez dire que vous avez eu de la chance Pernath : si vousaviez fait un pas de plus, vous seriez immanquablement tombé dedansen vous rompant tous les os.

« On raconte qu’un trésor immense se trouve sous cette pierrequi aurait été posée par l’ordre des Frères asiatiques, fondateurssupposés de Prague, comme soubassement d’une maison qui sera unjour habitée par un homme ou plutôt un hermaphrodite, une créaturetenant de l’homme et de la femme. Et celui-ci portera un lièvredans ses armes, soit dit en passant, cet animal était le symboled’Osiris, d’où très probablement l’origine de la traditionconcernant le lièvre de Pâques.

« Jusqu’à ce que le temps soit venu, Mathusalem en personnemonte la garde afin que Satan ne vienne pas voler sur la pierrepour la féconder et en créer un fils : Armilos. Vous n’avez encorejamais entendu parler de cet Armilos ? On sait même,c’est-à-dire les vieux rabbis savent, l’aspect qu’il aurait, s’ilvenait au monde : des cheveux d’or liés derrière la tête, avec deuxraies, des yeux en forme de croissant et des bras jusqu’àterre.

– On devrait dessiner cet élégant dandy, grommela Vrieslander encherchant un crayon.

– Donc, Pernath, si jamais vous aviez la chance de devenirhermaphrodite et de trouver le trésor en passant[4] , conclut Prokop, n’oubliez pas quej’ai toujours été votre meilleur ami !

Bien loin d’avoir envie de plaisanter, je me sentais une peinelégère au cœur. Zwakh s’en aperçut peut-être, sans se douter de laraison, car il vint promptement à mon secours.

– De toute façon, il est extraordinaire, presque inquiétant quePernath ait eu une vision à cet endroit précis qui est siétroitement lié à une légende antique. Ce sont là des coïncidencesdont un homme ne peut apparemment pas se dégager quand son âme a lafaculté de voir des formes dissimulées au toucher. Je ne peuxm’empêcher de penser que le plus fascinant est ce qui transcendeles sens ! Qu’en dites-vous ?

Vrieslander et Prokop étaient devenus très graves et personne nejugea utile de répondre.

– Qu’est-ce que vous en dites, Eulalie ? répéta Zwakh en sedétournant.

La vieille tavernière se gratta la tête avec une épingle àtricoter, soupira, rougit et dit :

– Allez donc ! Vous avez pas honte ?

– Il y a eu pendant toute la journée une ambiance bougrementtendue, reprit Vrieslander quand notre accès d’hilarité fut calmé.Je n’ai pas pu donner un coup de pinceau. Je ne pouvais pas penserà autre chose qu’à la Rosina dansant en frac.

– Est-ce qu’on l’a découverte ? demandai-je.

– Découverte est bon ! La police des mœurs lui a signé unengagement de longue durée. Elle a peut-être tapé dans l’œil deMonsieur le Commissaire, l’autre soir chez Loisitschek. De toutefaçon elle a maintenant une activité fébrile et contribuenotablement à l’extension du tourisme dans le quartier juif. Jevous prie de croire qu’elle a déjà pris du poil de la bête, en sipeu de temps.

– Quand on pense à ce qu’une femme peut faire d’un homme, rienqu’en se laissant aimer par lui, c’est stupéfiant, coupa Zwakh.Pour ramasser l’argent qui lui permettra d’aller la trouver, lemalheureux Jaromir est devenu artiste du jour au lendemain. Il faitle tour des tavernes en découpant la silhouette des clients, qui sefont ainsi portraiturer.

Prokop qui n’avait pas écouté la fin de ces propos claqua deslèvres :

– Vraiment ? Elle est devenue si belle que ça laRosina ? Est-ce que vous lui avez déjà volé un baiser,Vrieslander ?

La tavernière se leva d’un bond et quitta la pièce,indignée.

– Cette vieille poule au pot ! Elle a bien besoin de fairela renchérie, avec ses accès de vertu ! grogna Prokopimpatienté.

– Que voulez-vous, elle est partie au moment scabreux.D’ailleurs son bas était fini, dit Zwakh pour le calmer.

Le patron apporta d’autres grogs et la conversation prit peu àpeu un tour assez gras. Trop gras pour ne pas m’échauffer le sang,qui était déjà en fièvre.

Je m’efforçai de lutter, mais plus je voulais m’abstraire del’environnement et penser à Angélina, plus les bourdonnements sefaisaient violents dans mes oreilles. Je pris congé assezabruptement.

Le brouillard, devenu un peu plus transparent, faisait pleuvoirde fines aiguilles de glace ; mais il était encore assez épaispour m’empêcher de lire les plaques des rues et je m’écartai de monchemin.

Engagé dans une mauvaise rue, je voulais revenir sur mes paslorsque j’entendis appeler mon nom :

– Monsieur Pernath ! Monsieur Pernath !

Je regardai autour de moi, en l’air.

Personne !

Une porte ouverte surmontée d’une petite lanterne rouge fortdiscrète bâillait à côté de moi et une silhouette claire se tenait– me semblait-il – dans les profondeurs du vestibule.

De nouveau :

– Monsieur Pernath ! Monsieur Pernath !

Un chuchotement.

Étonné, je m’engageai dans le passage, alors des bras de femmes’enroulèrent autour de mon cou et je vis dans le rayon de lumièrequi tomba d’une fente de porte lentement ouverte que c’était Rosinaqui se pressait toute chaude contre moi.

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