Le Golem

Chapitre 11DÉTRESSE

Une bataille de flocons faisait rage devant ma fenêtre. À lamanière de régiments, les étoiles de neige, minuscules soldats enuniformes blancs ébouriffés, se donnaient la chasse, toujours dansla même direction, comme emportés dans une fuite générale devantquelque adversaire particulièrement féroce. Puis tout à coup, ilsen avaient assez de battre en retraite et apparemment saisis d’uninexplicable accès de rage rebroussaient chemin, attaqués sur leursflancs par de nouvelles armées ennemies venues d’en haut et d’enbas, si bien que l’engagement s’achevait en une mêlée généraleinextricable.

Des mois semblaient s’être écoulés depuis les événementsbizarres que j’avais vécus peu de temps auparavant et si denouveaux bruits concernant le Golem n’étaient parvenusjournellement jusqu’à moi, qui faisaient revivre tout ce passérécent, je crois que j’aurais pu dans les moments de doute mecroire victime de quelque état crépusculaire proche du rêve.

Au milieu des arabesques bariolées tissées autour de moi par lesévénements, ce que Zwakh m’avait raconté sur le meurtre encoreinexpliqué du prétendu « franc-maçon », ressortait en teinteshurlantes.

Je n’arrivais pas à comprendre le lien qu’il avait avec Loisa legrêlé, bien que je ne pusse me débarrasser d’un obscur soupçon –presque à l’instant où, cette même nuit, Prokop croyait avoirsurpris un bruit étrange et inquiétant montant du caniveau, nousavions vu le garçon chez Loisitschek. Mais enfin, rien nepermettait de penser que ce cri jailli de la terre et qui pouvaitd’ailleurs fort bien être une illusion de nos sens, était l’appelau secours d’un être humain.

Le tourbillon forcené de la neige devant mes yeux m’aveuglait etje commençais à voir partout des raies dansantes. De nouveau jeconsacrai mon attention aux gemmes devant moi. Le modèle de cireque j’avais exécuté du visage de Mirjam devait admirablement seprêter à une transposition en pierre de lune bleuâtre. Je meréjouissais du hasard heureux qui m’avait fait trouver une matièreaussi appropriée dans mes réserves. Le noir profond de la matriceen amphibole donnait juste le reflet voulu à la pierre et sescontours étaient si exactement adaptés qu’on les eût dit créés parla nature pour devenir la reproduction indestructible du profildélicat de la jeune fille. Au début, j’avais eu l’intention d’ytailler un camée représentant le dieu égyptien Osiris et la visionde l’hermaphrodite du livre Ibbour, que je pouvais évoquer à mongré avec une étonnante netteté, m’inspirait puissamment au point devue esthétique ; mais, après les premiers coups de ciseau,j’avais peu à peu découvert une telle ressemblance avec la fille deSchemajah Hillel que je modifiai mes plans.

Le livre Ibbour !

Bouleversé, je reposai l’outil d’acier. Incroyable le nombred’événements qui s’étaient passés dans ma vie en si peu detemps !

Comme quelqu’un qui se trouve soudain transporté dans un désertde sable infini, je pris d’un coup conscience de la solitudeprofonde, gigantesque, qui me séparait de mes semblables.Pourrais-je jamais m’entretenir avec un ami – excepté Hillel – dece qui m’était arrivé ?

Dans les heures silencieuses des nuits écoulées, le souvenirm’était revenu que durant toutes mes années de jeunesse, dès lapremière enfance, j’avais été torturé par une indicible soif demerveilleux, de supranaturel au-delà de toutes choses mortelles,mais la réalisation de mon désir s’était abattu sur moi comme unouragan étouffant de son poids les cris de joie dans mon âme.

Je tremblais à la perspective de l’instant où il me faudraitrevenir à moi et assumer l’événement comme présent dans laplénitude de sa vie brûlante. Mais pas encore ! Je voulaisd’abord savourer la jouissance de voir l’inexprimable venir à moidans toute sa splendeur. J’en étais le maître ! Il mesuffisait de passer dans ma chambre à coucher et d’ouvrir lacassette contenant le livre Ibbour, don de l’invisible !

Comme il était loin l’instant où ma main l’avait effleuré, enenfermant les lettres d’Angélina !

De sourds grondements, dehors, quand de temps à autre le ventfaisait tomber les masses de neige accumulées sur les toits, suivispar des intervalles de silence profond, le manteau de flocons surles pavés absorbant tous les bruits.

Je voulus continuer à travailler mais soudain des coups desabots retentirent dans la rue en bas, coupants comme l’acier aupoint que l’on croyait voir jaillir les étincelles.

Impossible d’ouvrir la fenêtre pour regarder dehors : desmuscles de glace attachaient ses bords à la maçonnerie et lesvitres étaient givrées jusqu’à la moitié de leur hauteur. Je visseulement que Charousek se tenait, très paisiblement en apparence,à côté du brocanteur Wassertrum, comme s’ils avaient eu uneconversation ensemble, je vis la stupéfaction se peindre sur lesdeux visages tandis qu’ils regardaient fixement, sans un mot, lavoiture que je venais, moi aussi, d’apercevoir.

Une idée me traversa l’esprit. C’est le mari d’Angélina. Ce nepeut pas être elle ! Passer ici, devant chez moi avec sonéquipage, dans la ruelle du Coq ! Aux yeux de tout lemonde ! Une vraie folie, mais que dire à son mari, si c’estlui et s’il m’accuse ? Mentir, naturellement, mentir.

En toute hâte je passai les possibilités en revue : ce ne peutêtre que le mari. Il a reçu une lettre anonyme – de Wassertrum –l’avertissant qu’elle a eu un rendez-vous ici et elle a cherché unprétexte : elle a probablement dit qu’elle avait commandé chez moiune pierre taillée ou quelque chose, voilà !

Des coups furieux à ma porte et Angélina apparaît devant moi.Elle était incapable de prononcer une parole, mais l’expression deson visage m’en disait assez : inutile qu’elle insiste, qu’elleprécise, tout est perdu. Pourtant quelque chose en moi refusaitcette idée. Je ne parvenais pas à croire que ce sentiment si fortque j’avais de pouvoir l’aider, m’eût trompé.

Je la conduisis à mon fauteuil. Lui caressai les cheveux sansmot dire et elle se cacha la tête contre ma poitrine, comme uneenfant morte de fatigue. Nous entendions les craquètements desbûches dans le poêle, nous regardions la lueur rose glisser sur leplancher, exploser puis s’éteindre, exploser puis s’éteindre,exploser puis s’éteindre.

« Où est le cœur en pierre rouge… » Il me semblait entendre laphrase résonner en moi. Soudain, je me demandai : Où suis-je ?Depuis combien de temps est-elle assise là ?

Et je l’interrogeai, prudemment, doucement, tout doucement pourne pas la réveiller, ni toucher la blessure douloureuse avec lasonde. Fragment par fragment, j’appris ce que je voulais savoir etrassemblai le tout à la manière d’une mosaïque :

– Votre mari sait ?

– Non, pas encore ; il est en voyage.

Donc il s’agissait de la vie du Dr Savioli, Charousek avait vujuste. Et c’était pour cela qu’elle était là, parce que la vie deSavioli était en jeu et non plus la sienne. Je compris qu’ellepensait ne plus rien avoir à cacher.

Wassertrum était allé une fois encore chez le Dr Savioli. Ils’était frayé un chemin par la menace et la force jusqu’à son litde malade.

Et après ! Après ! Que voulait-il de lui ?

Ce qu’il voulait ? Elle l’avait à demi deviné, à demiappris : il voulait que… que… il voulait que le Dr Savioli… setuât.

Désormais, elle connaissait aussi les raisons de la hainesauvage, insensée de Wassertrum : le Dr Savioli avait autrefoisacculé à la mort le fils de celui-ci, l’oculiste Wassory.

Aussitôt une pensée me frappa comme la foudre : descendre encourant, tout révéler au brocanteur, lui dire que c’était Charousekqui avait porté le coup, de son affût bien camouflé et non pasSavioli qui n’était qu’un instrument… « Trahison !Trahison ! me hurlait mon cerveau. Tu veux donc livrer à lavindicte de ce misérable l’infortuné phtisique qui essayait det’aider, toi et elle ? »

J’avais l’impression d’être déchiré en deux moitiés sanglantes.Puis une idée me parla, froide et calme comme glace, pour me donnerla solution : Insensé ! Tu es maître de la situation ! Tun’as qu’à prendre cette lime, là, sur la table, à descendre encourant et à aller l’enfoncer dans la gorge du brocanteur jusqu’àce que la pointe ressorte par la nuque. Mon cœur plein d’allégresselança un cri de reconnaissance à Dieu.

J’explorai plus avant.

– Et le Dr Savioli ?

Aucun doute, il attenterait à sa vie si elle ne le sauvait pas.Les infirmière ne le quittaient pas un instant et l’avaientengourdi à force de morphine, mais peut-être allait-il s’éveillerbrusquement, peut-être en ce moment même… et… et… non, non, ilfallait qu’elle s’en allât, sans perdre une seconde de plus. Elleécrirait à son mari, elle avouerait tout, dût-il lui enleverl’enfant, mais Savioli serait sauvé, car elle aurait ainsi arrachéà Wassertrum la seule arme qu’il possédât.

Elle révélerait elle-même le secret avant qu’il pût lefaire.

– Jamais, Angélina ! m’écriai-je et en songeant à la lime,la voix me manqua dans l’exultation de ma puissance.

Angélina voulait s’arracher à notre entretien : je la retins. «Encore une chose : pensez-vous que votre mari croira le brocanteursur parole, sans chercher davantage ?

– Mais Wassertrum a des preuves, mes lettres sûrement, peut-êtreaussi un portrait de moi, tout ce qui était caché dans le bureau del’atelier, à côté.

Des lettres ? Un portrait ? Un bureau ? Je nesavais plus ce que je faisais : j’attirai violemment Angélinacontre ma poitrine et l’embrassai. Ses cheveux blonds couvraientmon visage comme un voile d’or.

Puis je lui pris les mains, si étroites, si fines, et luiracontai, dans une envolée de mots précipités, que l’ennemi mortelde Wassertrum – un pauvre étudiant tchèque – avait mis en sûretéles lettres et tout le reste, qu’elles étaient en ma possession etbien gardées. Elle me sauta au cou, riant et pleurant dans un mêmesouffle. M’embrassa. Courut jusqu’à la porte. Revint et m’embrassade nouveau.

Puis elle disparut. Je restai comme étourdi, sentant encorel’haleine de sa bouche sur son visage.

J’entendis les roues de la voiture tourner sur le pavé et legalop frénétique des sabots. Une minute plus tard, tout étaitsilencieux. Comme un tombeau. Et moi aussi.

Soudain, la porte craqua doucement derrière moi et Charousekentra.

– Excusez-moi, maître Pernath, j’ai frappé un grand moment, maisvous n’aviez pas l’air d’entendre.

Je hochai la tête sans mot dire.

« Vous n’avez pas supposé que je m’étais réconcilié avecWassertrum en me voyant parler avec lui tout à l’heure,j’espère ?

Le sourire haineux de Charousek me disait que ce n’était làqu’une plaisanterie féroce.

« Il faut que vous le sachiez : la chance est pour moi ; lacanaille, en bas, commence à me porter dans son cœur, maîtrePernath. Quelle chose étrange que la voix du sang, ajouta-t-ildoucement, autant pour lui que pour moi.

Je ne compris pas ce qu’il voulait dire par là, et pensai avoirmal entendu. L’émotion vibrait encore trop fort en moi.

« Il voulait me donner un manteau, poursuivit Charousek à voixhaute. J’ai bien entendu refusé avec tous mes remerciements. Mapropre peau me brûle assez. Et ensuite, il m’a offert del’argent.

J’étais sur le point de lui demander s’il l’avait accepté, maisretins ma langue à temps. Des taches rouges toutes rondesapparurent sur ses joues.

« J’ai bien entendu accepté l’argent.

Tout s’embrouilla dans ma tête.

– Ac-accepté ? bégayai-je.

– Jamais je n’aurais pensé que l’on pût éprouver une joie aussipure sur cette terre – Charousek s’interrompit un instant et fit lagrimace – N’est-ce pas un spectacle bien propre à élever l’âme devoir régner la prévoyance maternelle en toute sagesse etcirconspection, doigt omniprésent dans l’économie de lanature ? – Il avait pris le ton d’un pasteur, tout en faisanttinter des pièces de monnaie dans sa poche. – En vérité jeconsidère comme un devoir sacré de consacrer au plus noble de tousles desseins le trésor de hellers et de pfennigs que m’a confié unemain miséricordieuse.

Était-il ivre ? Ou fou ? Brusquement, il changea deton.

« Il y a quelque chose de diaboliquement comique à ce que cesoit Wassertrum qui paie lui-même la médecine. Vous ne trouvezpas ?

Une lueur se fit dans mon esprit, j’entrevis ce qui sedissimulait derrière les propos de Charousek et ses yeux fiévreuxme firent peur.

« Mais laissons cela pour le moment, maître Pernath.Occupons-nous d’abord des affaires courantes. Dont la dame, c’étaitbien elle, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui lui a pris devenir ici au vu et au su de tout le monde ?

Je racontai à Charousek ce qui s’était passé.

« Wassertrum n’a certainement aucune preuve entre les mains,coupa-t-il avec jubilation. Sinon, il n’aurait pas fouillél’atelier ce matin. Comment se fait-il que vous ne l’ayez pasentendu ? Il y est bien resté une heure.

Je m’étonnai qu’il fût si exactement au courant de tout et lelui dis.

« Vous permettez ?

En guise d’explication, il prit une cigarette sur la table,l’alluma et déclara :

« Voyez-vous, quand vous ouvrez la porte, le courant d’air quis’établit avec la cage d’escalier dévie la fumée du tabac. C’estprobablement la seule loi physique que M. Wassertrum connaisse avecprécision et il a fait faire à toutes fins utiles – la maison luiappartient, comme vous savez – une petite ouverture dissimulée dansle mur extérieur de l’atelier : une sorte de bouche d’aération danslaquelle un petit drapeau rouge est glissé. Chaque fois quequelqu’un entre dans la pièce, ou en sort, donc ouvre la porte quiétablit l’appel d’air, Wassertrum est averti, en bas, par le petitdrapeau qui s’agite violemment. Du moins, moi je le suis,ajouta sèchement Charousek ; quand je m’en soucie, je peuxobserver le phénomène avec une rare netteté par le soupirail dusous-sol en face, qu’un destin miséricordieux m’a assigné commerésidence. L’élégante plaisanterie de la bouche d’aération dontl’exclusivité revient, certes, au digne patriarche, m’est familièredepuis des années.

– Quelle haine surhumaine vous devez avoir contre lui pour épierainsi chacun de ses pas ! Et depuis si longtemps, comme vousle dites !

– De la haine ? Charousek eut un sourire crispé. De lahaine ? Ce n’est pas le mot. Celui qui pourrait exprimer lesentiment que j’éprouve à l’égard de Wassertrum n’a pas encore étécréé. D’ailleurs, si l’on veut être précis, ce n’est pas lui que jehais. Je hais son sang. Comprenez-vous ? Je flaire, telle unebête sauvage, la moindre goutte de son sang qui coule dans lesveines d’un autre être et – il grinça les dents – c’est une chosequi arrive parfois ici, dans le ghetto.

Empêché d’en dire davantage par une surexcitation frénétique, ilcourut à la fenêtre et regarda dehors. Je l’entendis étouffer lesifflement de sa respiration. Nous demeurâmes un moment silencieux,tous les deux.

« Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? reprit-il soudain enme faisant un signe rapide de la main. Vite, vite ! Vousn’avez pas des jumelles de théâtre, ou quelque chose de cegenre ?

Prudemment dissimulés derrière le rideau, nous regardâmes enbas. Jaromir le sourd-muet se tenait devant l’entrée de la boutiqueet dans la mesure où nous pouvions interpréter sa mimique,proposait au brocanteur une petite chose brillante à demi cachéedans sa main. Aussitôt, Wassertrum bondit sur elle comme un vautouret s’engouffra dans son trou.

Quelques instants plus tard, il ressortait, livide comme lamort, et empoignait Jaromir par la poitrine ; il s’ensuivitune lutte violente. Puis tout à coup Wassertrum lâcha prise etparut réfléchir. Rongea avec fureur sa lèvre supérieure fendue.Jeta un regard scrutateur dans notre direction, et prittranquillement Jaromir par le bras pour l’entraîner dans laboutique.

Un quart d’heure au moins s’écoula : ils semblaient ne paspouvoir en finir avec leurs marchandages. Enfin, le sourd-muetressortit, l’air satisfait et s’en alla.

– Qu’en pensez-vous ? demandai-je. Rien de bien important,semble-t-il. Le pauvre diable a dû monnayer quelque bricole quiavait mendiée.

L’étudiant ne me répondit pas et alla se rasseoir sans mot direà la table. De toute évidence, il n’accordait pas non plus grandsens à l’incident car, après une pause, il reprit ses propos où illes avait laissés.

– Oui. Donc, comme je vous le disais, je hais son sang.Interrompez-moi, maître Pernath, si je m’abandonne de nouveau à laviolence. Je veux rester froid. Il ne faut pas que je dilapideainsi mes meilleurs sentiments. Sinon, je suis en proie ensuite àune sorte de dégrisement qui m’accable. Un homme qui a honte doits’exprimer froidement, et non pas avec enflure comme une prostituéeou… ou un poète. Depuis que le monde est monde, jamais personnen’aurait eu l’idée de se « tordre les mains » de désespoir, si lesacteurs n’avaient mis au point minutieusement ce geste qu’ilsjugent « plastique ».

Je compris que c’était exprès qu’il discourait ainsi à tort et àtravers pour calmer son agitation intérieure. Mais il n’y parvenaitpas. Toujours aussi nerveux, il courait de-ci de-là dans la pièce,saisissant tous les objets qui lui tombaient sous la main pour lesremettre ensuite machinalement à leur place. Puis, d’un seul coup,il se retrouva au beau milieu de son sujet.

« Les moindres gestes involontaires d’un homme trahissent cesang à mes yeux. Je connais des enfants qui lui ressemblent, quipassent pour être de lui et qui pourtant ne sont pas de la mêmesouche, je ne peux pas m’y tromper. Pendant des années, rien nipersonne ne m’a indiqué que le Dr Wassory était son fils, mais jel’ai, je peux dire, subodoré.

« Tout jeune encore, alors que je ne pouvais me douter desrelations qui existent entre Wassertrum et moi – son regard se posaun instant sur moi, inquisiteur – je possédais ce don. On m’a fouléaux pieds, on m’a roué de coups au point qu’il n’est pas une partiede mon corps qui ne sache ce qu’est la douleur forcenée, on m’aaffamé, assoiffé jusqu’à ce que j’en devienne à moitié fou et queje mange de la terre moisie, mais jamais je n’ai pu haïr ceux quime torturaient. Je ne pouvais pas. Il n’y avait plus de place enmoi pour la haine, vous comprenez ? Et pourtant tout mon êtreen était saturé.

« Jamais Wassertrum ne m’a rien fait, je dois dire qu’il ne m’ajamais battu, ni lancé de pierre, ni injurié quand je traînais dansle ruisseau en bas avec d’autres gamins : je le sais très bien, etpourtant tout ce qui bouillonnait en moi de ressentiment et defureur était dirigé contre lui. Contre lui seul !

« Chose curieuse, je ne lui ai jamais joué de mauvais toursétant enfant. Quand les autres préparaient quelque polissonnerie àson endroit, je me retirais aussitôt. Mais je pouvais resterpendant des heures caché dans l’entrée de la maison, derrière lebattant de la porte, à regarder fixement son visage par les fentesdes gonds jusqu’à ce qu’un sentiment de haine inexplicable tende unvoile noir devant mes yeux.

« C’est à cette époque, je crois, que j’ai posé les fondementsde cette capacité de voyance qui s’éveille aussitôt en moi quandj’entre en contact avec des êtres, voire des choses, qui sont liéesà lui. J’ai dû apprendre alors par cœur à mon insu chacun de sesmouvements, sa manière de porter la redingote et de prendre lesobjets, de tousser, de boire et mille autres détails jusqu’à cequ’ils se soient taraudé une place dans mon âme et que je puissereconnaître les traces de son héritage partout, au premier coupd’œil, avec une sûreté infaillible.

« Par la suite, cela tourna souvent à la manie : je jetais loinde moi des objets inoffensifs parce que la pensée que ses mainsavaient pu les toucher me torturait ; d’autres au contraire medevenaient chers ; je les aimais comme des amis qui luivoulaient du mal.

Charousek se tut un moment, absent, les yeux dans le vague. Sesdoigts caressaient machinalement les limes sur la table.

« Quand, par la suite, quelques professeurs compatissants ontfait une collecte pour me permettre d’étudier la philosophie et lamédecine, en apprenant de surcroît à penser par moi-même, c’estalors que, peu à peu, j’ai pris conscience de ce qu’était la haine: on ne peut haïr aussi profondément que ce qui est partieintégrante de soi-même. Et quand j’ai découvert le secret, quandj’ai tout appris, peu à peu : ce qu’était ma mère, et… et cequ’elle doit être encore, si elle vit toujours, et que mon proprecorps – il se détourna pour m’empêcher de voir son visage – estplein de son ignoble sang… eh bien oui, Pernath, pourquoine le sauriez-vous pas : il est mon père, alors j’ai compris oùétait la racine. Parfois il me semble que si je suis tuberculeux,si je crache le sang, c’est le fait d’une mystérieuse connexion :mon corps se défend contre tout ce qui est de lui et lerejette avec horreur.

« Souvent la haine m’a accompagné jusque dans mes rêves,cherchant à me consoler avec le spectacle de toutes les torturesconcevables que je pourrais lui infliger, mais toujours jel’ai chassée, parce qu’elle laissait en moi l’arrière-goût fade del’insatisfaction.

« Quand je réfléchis sur moi-même et m’étonne qu’il n’y ait rienni personne en ce monde que je sois capable de haïr, ni même detrouver antipathique en dehors de lui et de sa race – jesuis souvent effleuré par une pensée affreuse : ne serais-je pas cequ’il est convenu d’appeler un homme « bon » ? Maisheureusement, il n’en est rien. Je vous l’ai déjà dit : il n’y aplus de place en moi.

« Et ne croyez pas qu’un triste sort m’ait rendu amer (je n’aid’ailleurs appris que bien des années après ce qu’il avait fait àma mère), j’ai vécu un jour de joie qui repousse loin dansl’ombre ce qui est ordinairement accordé aux mortels. Je ne sais sivous connaissez la piété profonde, authentique, brûlante,jusqu’alors je l’ignorais aussi, mais le jour où Wassory s’estanéanti lui-même et où, me trouvant devant la boutique, j’ai vucomment il recevait la nouvelle, hébété – du moins c’est cequ’aurait cru un profane, ignorant tout du théâtre de la vie –planté là au moins une heure, comme absent, son bec-de-lièvreécarlate relevé un tout petit peu plus haut seulement qu’àl’ordinaire sur les dents et le regard si, si particulier, tournévers le dedans, alors j’ai senti l’odeur d’encens du vol del’archange. Connaissez-vous l’image miraculeuse de la Vierge noiredans la Teynkirche ? Je me suis jeté à genoux devant elle etl’ombre du paradis a enveloppé mon âme.

En voyant Charousek devant moi, ses grands yeux rêveurs pleinsde larmes, j’ai songé à ce que Hillel avait dit du sombre cheminque suivent les frères de la mort.

Il poursuivit :

« Les circonstances extérieures qui justifient ma haine oupourraient du moins la rendre concevable à un cerveau de jugeappointé par l’administration, ne vous intéresseraient peut-êtrepas : les faits que l’on considère comme des pierres milliaires nesont en réalité que des coquilles d’œuf vides. Ce sont lesdétonations importunes des bouchons de champagne sur la table duparvenu bouffi, que seul le faible d’esprit tient pour l’essentield’un festin. Wassertrum a contraint ma mère, par tous les moyensinfernaux habituels à ses pareils, à se soumettre à sa volonté, pisencore. Et après, oui, eh bien, après il l’a vendue… à une maisonde passe… ce n’est pas difficile quand on a des relationsd’affaires avec des inspecteurs de police, mais pas du tout parcequ’il en avait assez d’elle, oh non ! Je connais les moindresrecoins de son cœur : il l’a vendue le jour même où ils’est aperçu avec terreur qu’il l’aimait d’une passion ardente. Enpareil cas, un être comme lui se comporte d’une manière apparemmentinsensée, mais toujours identique. La cupidité féroce qu’il y a enlui couine comme un hamster dès que quelqu’un vient acheter unebricole dans sa boutique de brocanteur, fût-ce à un prixexorbitant ; il n’est sensible qu’à l’obligation d’abandonnerquelque chose. Il concevrait volontiers un état idéal où son êtrepropre se fondrait dans le concept abstrait de la possession.

« Et c’est alors qu’une crainte a grandi en lui jusqu’à prendreles dimensions d’une montagne : ne plus être sûr de lui, ne plusavoir la volonté de donner quelque chose à l’amour, maisl’obligation de le faire ; sentir en lui une présenceinvisible enchaînant en secret sa volonté, ou ce qu’il voudraitqu’elle fût. Tout a commencé ainsi. La suite s’est dérouléeautomatiquement. Comme le brochet est obligé de mordre, qu’il leveuille ou non, quand un objet brillant passe devant son nez au bonmoment.

« Pour Wassertrum, la liquidation de ma mère s’est présentéecomme une conséquence toute naturelle. Elle satisfaisait également,d’ailleurs, le résidu des caractéristiques qui somnolaient en lui :la soif d’or et la jouissance perverse du masochisme…Pardonnez-moi, maître Pernath – la voix de Charousek devintbrusquement si dure et si froide que je sursautai –, pardonnez-moide m’exprimer d’une manière aussi effroyablement pédante, maisquand on est à l’université, une foule de livres imbéciles vouspasse entre les mains et involontairement, on prend l’habituded’utiliser des expressions ineptes.

Je me contraignis à sourire pour lui faire plaisir ; dansmon for intérieur, je comprenais très bien qu’il luttait contre leslarmes.

Je conclus qu’il me fallait l’aider, essayer au moins d’adoucirsa peine la plus cruelle dans la mesure où je le pouvais. Je prisdiscrètement dans le tiroir de la commode le billet de cent guldensque j’avais encore chez moi et le glissai dans ma poche.

– Le jour où vous vous trouverez dans un meilleur milieu et oùvous pourrez exercer votre profession de médecin, la paix entreraen vous, monsieur Charousek, lui dis-je pour donner un ton moinsimpitoyable à la conversation. Est-ce que vous passez bientôt votredoctorat ?

– Incessamment. Je le dois à mes bienfaiteurs. Sinon cela n’aaucun sens. Mes jours sont comptés.

Je voulus lui dire qu’il poussait les choses trop au noir,habituelle échappatoire, mais il la repoussa en souriant.

« C’est mieux ainsi. Au reste, singer les comédiens thérapeuteset comme apothéose rafler quelque titre nobiliaire en qualitéd’empoisonneur de source patenté ne doit pas être tellementplaisant. D’un autre côté, ajouta-t-il avec son humour sardonique,mes œuvres de miséricorde dans le ghetto de ce monde serontinterrompues à jamais, malheureusement. – Il prit son chapeau. –Mais je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Y a-t-il encorequelque chose à discuter en ce qui concerne l’affaireSavioli ? Je ne pense pas. De toute façon, ne manquez pas dem’avertir si vous apprenez quelque chose de nouveau. Le mieuxserait que vous accrochiez un miroir ici à la fenêtre, pourm’indiquer que je dois venir vous voir. Il ne faut en aucun cas quevous vous rendiez dans ma cave : Wassertrum soupçonnerait aussitôtque nous avons partie liée. Je suis d’ailleurs très curieux desavoir ce qu’il va faire, maintenant qu’il a vu la dame venir chezvous. Dites-lui très simplement qu’elle vous avait donné un bijou àréparer et s’il devient pressant, faites semblant de prendre unecrise de fureur.

Aucune occasion ne se présentait décidément de faire accepter lebillet à Charousek ; je repris donc la cire à modeler surl’appui de la fenêtre et dis :

– Venez, je vais faire avec vous un bout de chemin dansl’escalier : Hillel m’attend.

Ce qui n’était pas vrai. Il sursauta.

– Vous êtes lié avec lui ?

– Un peu. Vous le connaissez ? Ou bien est-ce que vous vousméfiez aussi de lui ?

Je ne pus réprimer un sourire.

– À Dieu ne plaise !

– Pourquoi ce ton si grave ?

Charousek hésita, réfléchit, puis :

– Je ne le sais pas moi-même. Quelque chose d’inconscientsûrement : chaque fois que je le croise dans la rue, j’ai envie dedescendre du trottoir et de m’agenouiller comme devant un prêtrequi porte le saint sacrement. Voyez-vous, maître Pernath, voilà unhomme dont chaque atome est l’antidote de Wassertrum. Les chrétiensdu quartier, mal informés dans son cas comme dans tous les autres,le prennent pour exemple du grigou et du millionnaire caché, alorsqu’il est indiciblement pauvre.

Je l’interrompis, horrifié.

– Pauvre ?

– Oui, plus encore que moi si la chose est possible. Je croisbien qu’il ne connaît le mot « prendre » que par les livres ;mais quand il sort du tribunal rabbinique, le premier du mois, lesmendiants juifs se précipitent sur lui parce qu’ils savent qu’ilmettrait volontiers tout son maigre salaire dans la première maintendue, quitte à souffrir de la faim, avec sa fille, quelques joursaprès. Si la vieille légende talmudique est vraie selon laquellesur les douze tribus d’Israël, dix sont maudites et deux sontsaintes, il incarne les deux saintes et Wassertrum les dix autres.Vous n’avez pas remarqué que le brocanteur change de couleur quandil le croise ? Intéressant, je vous assure. Voyez-vous, unsang pareil ne peut pas se mêler à un autre : les enfantsnaîtraient morts. À condition que la mère n’ait pas péri d’horreuravant. D’ailleurs Hillel est le seul qu’il n’ose pas approcher : ill’évite comme le feu. Probablement parce que Hillel représente pourlui l’inconcevable, l’indéchiffrable absolu. Il est possible qu’ilflaire aussi en lui le cabaliste.

Nous descendîmes ensemble l’escalier.

– Croyez-vous qu’il existe encore des cabalistes de nos jours,croyez-vous même qu’il y ait quelque vérité dans la Cabale ?lui demandai-je, et j’attendis, tendu, sa réponse. Mais il semblane pas avoir entendu. Je répétai ma question.

Il se détourna précipitamment et montrant du doigt une portefaite de morceaux de caisses clouées ensemble :

– Vous avez là de nouveaux locataires, une famille juive, maispauvre : le musicien toqué Nephtali Schaffraneck avec sa fille, songendre et ses petits-enfants. Quand la nuit tombe et qu’il est seulavec les fillettes, sa crise le prend : il les attache par lespouces pour qu’elles ne puissent pas se sauver, il les enferme dansune vieille cage à poules et il leur apprend le « ramage » comme ildit, pour qu’elles puissent gagner seules leur vie par la suite –c’est-à-dire qu’il leur serine les paroles les plus extravagantesqui existent, des textes allemands, des lambeaux qu’il a ramasséson ne sait où et que, dans les ténèbres de son âme, il prend pourdes hymnes de bataille prussiens, ou quelque chose de ce genre.

De fait, une musique étrange filtrait doucement sur le palier.Un archet grattait, effroyablement haut et sans cesse sur le mêmeton, les contours d’une rengaine des rues et deux voix d’enfants,grêles comme des fils, le suivaient :

Madame Pick,

Madame Hock,

Madame Kle-pe-tarsch,

Elles se rassemblent de partout

Et jacassent sur tout…

Folie et comique mêlés. J’éclatai de rire malgré moi.

« Le gendre de Schaffraneck – sa femme vend du jus de concombreau verre sur le marché des œufs – court toute la journée dans lesbureaux, continua Charousek féroce, pour quémander de vieuxtimbres. Ensuite, il les trie et quand il en trouve qui n’ont étéoblitérés que sur le bord, il les ajuste les uns sur les autres,les découpe, recolle les moitiés intactes et les revend commeneufs. Au début son petit commerce était florissant et il arrivaitsouvent à se faire presque un gulden par jour, mais la grosseindustrie juive de Prague a fini par éventer la mèche, etmaintenant elle le fait elle-même. En enlevant la crème, bienentendu.

– Est-ce que vous soulageriez des misères, Charousek, si vousaviez de l’argent de reste ? demandai-je très vite. Nousétions arrivés devant la porte de Hillel et j’y frappai.

– Me jugez-vous assez vil pour penser que je ne le feraispas ? répliqua-t-il, déconcerté.

Les pas de Mirjam s’approchaient ; j’attendis qu’elle eûtla main sur la poignée et enfonçai très vite le billet dans lapoche de l’étudiant.

– Non, monsieur Charousek, c’est moi que vous pourriez juger vilsi je négligeais de le faire.

Avant qu’il eût pu répondre, je lui avais serré la main, et jem’étais engouffré derrière la porte. Pendant que Mirjam mesouhaitait la bienvenue, je tendais l’oreille pour savoir ce qu’ilallait faire. Il demeura un instant immobile, laissa échapper unléger sanglot, puis descendit lentement l’escalier, d’un pastâtonnant, comme quelqu’un qui doit se tenir à la rampe.

C’était la première fois que j’entrais dans la chambre deHillel. Elle était nue comme une prison, le sol méticuleusementpropre, saupoudré de sable blanc. Aucun meuble à part deux chaises,une table et une commode. À gauche et à droite, un piédestal debois contre le mur. Mirjam s’assit en face de moi à la fenêtre,tandis que je pétrissais ma cire.

– Il faut donc avoir un visage devant soi pour saisir laressemblance ? demanda-t-elle timidement, afin de rompre lesilence.

Gênés, nous évitions de nous regarder. Elle ne savait où poserles yeux tant elle était honteuse de cette chambre misérable et moiles joues me brûlaient à la pensée que je ne m’étais jamais souciéjusqu’alors de savoir comment elle vivait avec son père.

Mais enfin, il fallait bien répondre quelque chose !

– Moins pour saisir la ressemblance que pour vérifier si l’on avu juste également sur le plan intérieur.

Et en disant cela, je sentais combien c’était faux. Pendant desannées j’avais rabâché sans réfléchir la loi fondamentale etfondamentalement fausse de la peinture selon laquelle il fautétudier la nature physique pour parvenir à la création artistiqueet je m’y étais conformé. J’avais dû attendre cette nuit où Hillelm’avait réveillé pour que le regard intérieur me fût donné : lavéritable vision derrière les paupières fermées qui s’évanouit dèsqu’on les ouvre, le don que tous croient avoir et qu’aucun parmides millions ne possède réellement. Comment pouvais-je faireseulement allusion à la possibilité de mesurer l’infaillible normede la vision spirituelle par les grossiers moyens de l’œilhumain !

D’après l’étonnement qui se peignait sur son visage, Mirjamdevait avoir la même idée.

– Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre, lui dis-jepour m’excuser.

Elle me regarda très attentivement accentuer les reliefs avec leburin.

– Ce doit être incroyablement difficile de reproduire le modèleen pierre avec une exactitude parfaite ?

– C’est un travail mécanique. Au moins en partie.

Pause.

– Je pourrai voir la gemme quand elle sera finie ?

– Elle est pour vous, Mirjam.

– Non, non ; ce ne serait pas, pas… Je vis ses mainsdevenir nerveuses, et l’interrompis très vite :

– Vous ne voulez pas même accepter cette petite chose demoi ? Je voudrais, je devrais faire plus pour vous.

Elle détourna précipitamment son visage. Qu’avais-je ditlà ! J’avais dû la blesser au plus profond d’elle-même.J’avais l’air de vouloir faire allusion à sa pauvreté.

Pouvais-je encore rattraper ma maladresse ? Ne risquai-jepas de l’aggraver davantage ? Je pris mon élan.

– Écoutez-moi tranquillement, Mirjam, je vous le demande engrâce. J’estime tant votre père, vous ne pouvez pas vous en faireune idée.

Elle me regarda, incertaine, sans comprendre. « Oui, oui…infiniment. Plus que ma propre vie.

– Parce qu’il vous a secouru pendant que vous étiez sansconnaissance ? C’était tout naturel.

Je sentis qu’elle ignorait le lien qui m’attachait à lui.Prudemment, je tâtai le terrain pour savoir jusqu’où je pouvaisaller sans révéler ce qu’il lui avait tu.

– L’aide intérieure est à mettre bien plus haut que l’aideextérieure, à mon sens. Je veux dire celle que l’influencespirituelle d’un homme fait rayonner sur les autres. Comprenez-vousce que j’entends par là, Mirjam ? On peut guérir une âme etnon pas seulement un corps.

– Et il a… ?

– Oui, c’est cette aide-là que votre père m’a apportée ! –Je lui pris la main. – Ne voyez-vous pas que ce serait mon pluscher désir de donner quelque joie sinon à lui du moins à quelqu’unqui lui tient autant à cœur que vous ? Accordez-moi donc unetoute petite parcelle de confiance ! N’avez-vous pas quelquesouhait que je pourrais exaucer ?

Elle secoua la tête.

– Vous croyez que je me sens malheureuse ici ?

– Certainement pas. Mais peut-être avez-vous parfois des soucisdont je pourrais vous délivrer ? Vous avez le devoir, vousm’entendez, le devoir de me laisser en prendre une part. Pourquoivivre tous les deux dans cette ruelle sombre et triste si vous n’yêtes pas obligés ? Vous êtes encore si jeune, Mirjam et…

– Vous y vivez bien vous-même, monsieur Pernath,interrompit-elle en souriant. Qu’est-ce qui vous attache à cettemaison ?

Je restai interdit. Oui, oui, c’était vrai. En réalité pourquoivivais-je là ? Je ne pouvais me l’expliquer. Je me répétaimachinalement, l’esprit ailleurs : qu’est-ce qui t’attache à cettemaison. Incapable de trouver une réponse, j’oubliai un instant oùje me trouvais. Brusquement je me trouvai transporté très haut,dans un jardin, respirant l’odeur enchantée des lilas en fleurs, laville à mes pieds…

– Est-ce que j’ai touché une blessure ? Est-ce que je vousai fait mal ? La voix de Mirjam semblait me parvenir de très,très loin.

Penchée sur moi, elle me regardait les yeux dans les yeux, l’airangoissé. J’avais dû rester là, pétrifié, pendant longtemps pourqu’elle fût si inquiète.

J’hésitai un instant, puis tout à coup, les digues se rompirentviolemment en moi, un flot m’inonda et j’épanchai tout ce qu’il yavait dans mon cœur. Je lui racontai, comme à un vieil ami qu’on aconnu toute sa vie et pour qui on n’a pas de secrets, la situationdans laquelle je me trouvais, la manière dont j’avais appris, parun récit de Zwakh, que j’avais été fou autrefois et que le souvenirde mon passé m’avait été arraché. Comment, depuis peu, des imagesde plus en plus nombreuses avaient surgi en moi qui devaientnécessairement avoir leurs racines dans ce passé et que jetremblais à la pensée du moment où tout ce que j’avais vécu sedécouvrirait à mes yeux pour me déchirer de nouveau. Je tusseulement ce qui m’eût obligé à mettre son père en cause : mesaventures dans les passages souterrains et ce qui s’en étaitsuivi.

Elle s’était approchée tout contre moi et m’écoutait avec unesympathie profonde, haletante, qui me faisait un bien indicible.Enfin j’avais trouvé une créature humaine à laquelle je pourrais meconfier quand ma solitude morale deviendrait trop lourde !Certes, Hillel était toujours là, mais seulement comme un être venud’au-delà les nuages, qui apparaissait et disparaissait telle unelumière, inaccessible en dépit de tous mes efforts. Je le lui diset elle me comprit. Elle aussi le voyait ainsi, bien que ce fût sonpère.

Il avait un amour infini pour elle et elle pour lui.

– Et pourtant je suis séparée de lui comme par une cloison deverre que je ne peux briser, me confia-t-elle. Aussi loin queremontent mes souvenirs, il en a été ainsi. Quand, enfant, je levoyais en rêve debout près de mon lit, il portait toujours lesornements du grand-prêtre : les tables de la Loi en or avec lesdouze pierres sur la poitrine et des rayons de lumière bleuâtrejaillissant de ses tempes. Je crois que son amour est de ceux quivivent au-delà du tombeau, trop grand pour que nous puissions lecomprendre. C’est ce que disait toujours ma mère quand nousparlions de lui, en cachette.

Elle frissonna soudain de tout son corps. Je voulus me leverd’un bond, mais elle me retint.

« Ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien. Seulement un souvenir.Quand ma mère est morte, personne d’autre que moi ne sait à quelpoint il l’a aimée, j’étais encore toute petite fille alors, j’aicru étouffer de douleur, j’ai couru vers lui, je me suis accrochéeà sa redingote, je voulais hurler et je ne pouvais pas parce quetout était paralysé en moi, et, et alors – j’en ai encore froiddans le dos quand j’y pense – il m’a regardée en souriant, il m’aembrassée sur le front et il m’a passé la main sur les yeux… Àpartir de ce moment-là et jusqu’à aujourd’hui, toute la douleur quej’ai pu éprouver d’avoir perdu ma mère a été comme abolie en moi,extirpée. Je n’ai pas pu verser une larme à son enterrement ;je voyais le soleil dans le ciel telle la main resplendissante deDieu et je me demandais pourquoi les gens pleuraient. Mon pèremarchait lentement derrière le cercueil, à côté de moi et quand jelevais les yeux vers lui, il me souriait chaque fois doucement etje sentais un frémissement d’horreur parcourir la foule qui nousregardait.

– Et vous êtes heureuse, Mirjam ? Vraiment heureuse ?La pensée d’avoir pour père un être qui surpasse toute l’humaniténe vous fait-elle pas peur parfois ? demandai-jedoucement.

Elle secoua joyeusement la tête.

– Je vis comme dans un sommeil bienheureux. Quand vous m’avezdemandé il y a un instant, monsieur Pernath, si je n’avais pas desoucis et pourquoi nous habitions ici, j’ai failli en rire. Est-ceque la nature est belle ? Oui, bien sûr, les arbres sont vertset le ciel est bleu, mais je me représente bien mieux tout cela enfermant les yeux. Faut-il être assise dans une prairie pour lesvoir ? Et les petites privations et… et la faim ? Toutcela est compensé au centuple par l’espoir et l’attente.

– L’attente ? demandai-je étonné.

– L’attente du miracle, vous ne connaissez pas cela ?Alors, vous êtes un très, très pauvre homme. Comment peut-onconnaître si peu de choses ? ! Voyez-vous, c’est une desraisons pour lesquelles je ne sors jamais et ne fréquente personne.J’avais bien quelques amies autrefois – juives naturellement, commemoi – mais nous parlions toujours dans le vide ; elles ne mecomprenaient pas et je ne les comprenais pas. Quand je parlais demiracle, au début, elles croyaient à une plaisanterie et quandelles voyaient à quel point j’étais sérieuse et aussi que je nedonnais pas le même sens au mot que les Allemands avec leurslunettes, que pour moi ce n’était pas la croissance régulière del’herbe, mais bien plutôt le contraire, elles m’auraient volontierscrue folle ; seulement ce qui les gênait, c’est que j’ail’esprit assez délié, j’ai appris l’hébreu et l’araméen, je suiscapable de lire les targoumim et les midraschim. Elles avaient finipar trouver un mot qui ne signifiait plus rien du tout : selonelles, j’étais « exaltée ».

« Quand je voulais leur faire comprendre que pour moil’essentiel dans la Bible et les autres textes sacrés, c’était lemiracle, rien que le miracle, et non pas les préceptes demorale qui ne peuvent être que des chemins dérobés pour arriver àlui – elles ne savaient que répondre par des lieux communs, parcequ’elles n’osaient pas admettre ouvertement qu’elles ne croyaientqu’aux passages des textes religieux qui auraient aussi bien pu setrouver dans les codes civils. Dès qu’elles entendaient le motmiracle, elles se sentaient mal à l’aise. Elles disaient que le solse dérobait sous leurs pieds.

« Comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus magnifiqueque de sentir le sol se dérober sous les pieds !

« J’ai entendu une fois mon père dire que le monde était làuniquement pour être désintégré par notre pensée, c’est alors etalors seulement que commence la vie. Je ne sais pas ce qu’ilentendait par la vie, mais j’ai parfois l’impression qu’un jour jem’éveillerai. Encore que je ne puisse pas me représenter dans quelétat je me retrouverai. Et je pense toujours qu’à partir de cemoment-là, les miracles se produiront sûrement.

« Mes amies me demandaient souvent si j’avais déjà vécu un deces moments que j’attendais sans cesse et quand je leur disais quenon, elles devenaient aussitôt toutes joyeuses et triomphantes.Dites-moi, monsieur Pernath, est-ce que vous pouvez comprendre descœurs pareils, vous ? Je me serais bien gardée de leur révélerque j’en avais connu des miracles – les yeux de Mirjam étincelèrent– tout petits, microscopiques, mais de vrais miracles.

Les larmes de joie étouffaient presque sa voix.

« Mais vous, vous me comprendrez : souvent pendant des semaines,des mois même – le ton baissait de plus en plus – nous n’avons vécuque de miracles. Quand il n’y avait plus de pain dans la maison,mais là plus une miette, je savais que l’heure était venue !Je m’asseyais ici et j’attendais, j’attendais jusqu’à ce que moncœur batte si fort que je pouvais à peine respirer. Et puis, quandl’inspiration me poussait, je descendais en courant, je marchaisde-ci de-là dans les rues, aussi vite que je pouvais pour êtrerentrée à la maison avant que mon père arrive. Et… et chaque foisje trouvais de l’argent. Plus ou moins selon les jours, maistoujours assez pour acheter l’indispensable. Souvent il y avait unepièce d’un gulden au milieu du trottoir ; je la voyais brillerde loin et les gens la piétinaient, glissaient sur elle, mais aucunn’y faisait attention. Cela me rendait si présomptueuse parfois,que je ne sortais pas tout de suite ; je cherchais d’abord parterre dans la cuisine, comme une enfant, pour voir s’il ne seraitpas tombé du ciel de l’argent ou du pain.

Une idée me traversa l’esprit et j’en souris de joie. Elle levit.

« Ne riez pas, monsieur Pernath, supplia-t-elle. Croyez-moi, jesais que ces miracles grandiront et qu’un jour…

Je la calmai.

– Mais je ne ris pas, Mirjam. Qu’est-ce que vous allez penserlà ! Je suis infiniment heureux que vous ne soyez pas commeles autres qui cherchent les causes habituelles derrière tous leseffets et se cabrent quand ils ne les trouvent pas, nous dans cescas-là, nous nous écrions : Dieu soit loué !

Elle me tendit la main.

– Et, n’est-ce pas, vous ne direz plus jamais que vous voulezm’aider, ou nous aider ? Maintenant que vous savez que vous mevoleriez un miracle, est-ce que vous le feriez ?

Je lui promis. Mais non sans une réserve dans mon forintérieur.

Puis la porte s’ouvrit et Hillel entra. Mirjam l’embrassa et ilme salua. Cordialement, avec beaucoup d’amitié, mais de nouveau ce« vous » si froid. En outre une légère fatigue ou une incertitudesemblait peser sur lui. Ou bien est-ce que je me trompais ?Peut-être était-ce l’effet de la pénombre qui emplissait lapièce.

– Vous êtes certainement venu pour me demander conseil,commença-t-il quand Mirjam nous eut laissés seuls, au sujet de ladame…

Stupéfait, je voulus l’interrompre, mais il me prévint.

« L’étudiant Charousek m’a mis au courant. Je lui ai parlé dansla rue, il m’a d’ailleurs paru très changé. Il m’a tout raconté.Son cœur débordait. Et aussi que vous lui aviez donné del’argent.

Il me fixait d’un regard pénétrant en insistant sur chaque motde façon très étrange, mais je ne comprenais pas où il voulait envenir :

« Certes, quelques gouttes de bonheur sont ainsi tombées duciel, et, dans son cas, elles n’ont sans doute pas causé de tort,mais – il réfléchit un moment – mais souvent, on ne fait queprovoquer de nouvelles souffrances pour soi-même et pour lesautres. Aider n’est pas si facile que vous croyez, mon cherami ! Sinon, ce serait très, très simple de délivrer le monde,vous ne pensez pas ?

– Mais est-ce que vous, vous ne donnez pas aussi aux pauvres.Souvent tout ce que vous possédez, Hillel ? luidemandai-je.

Il hocha la tête en souriant :

– Il me semble que vous êtes tout à coup devenu talmudiste. Vousrépondez à une question par une autre question. Il est difficilealors de discuter.

Il s’arrêta, comme si je devais lui répondre, mais une foisencore je ne compris pas ce qu’il attendait.

« Au reste, pour revenir à notre sujet, reprit-il sur un autreton, je ne crois pas que votre protégée – je veux dire la dame –soit menacée par un danger immédiat. Laissez les choses suivre leurcours. Certes, il est écrit : « L’homme sage bâtit pour l’avenir »,mais à mon avis plus sage encore est celui qui attend, prêt à touteéventualité. Peut-être l’occasion d’une rencontre entre AaronWassertrum et moi surviendra-t-elle, mais l’initiative doit venirde lui, je ne bouge pas, c’est lui qui doit faire le premier pas.Vers vous, ou vers moi, peu importe, et à ce moment je luiparlerai. À lui de décider s’il veut suivre mon conseil ou pas. Jem’en lave les mains.

Je m’efforçai anxieusement de lire dans son visage. Jamaisencore il n’avait parlé aussi froidement, avec une curieuse nuancede menace. Mais derrière ses yeux sombres, enfoncés, c’étaitl’abîme.

« Il y a comme une cloison de verre entre lui et nous. » Cesmots de Mirjam me revinrent à l’esprit.

Je ne pus que lui serrer la main sans un mot et m’en aller. Ilm’accompagna jusqu’à la porte et quand je me retournai une foisencore en montant l’escalier, je vis qu’il était resté sur le seuilet me faisait un geste amical, mais comme quelqu’un qui voudraitbien dire encore quelque chose et ne le peut pas.

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