Le Golem

Chapitre 10LUMIÈRE

Plusieurs fois pendant la journée, j’avais frappé à la porte deHillel. Je n’aurais ni paix ni cesse que je lui eusse parlé, etdemandé ce que signifiaient tous ces événements étranges. Maischaque fois on me répondait qu’il n’était pas encore rentré. Dèsqu’il serait revenu du tribunal rabbinique, sa fillem’avertirait.

Curieuse personne d’ailleurs, cette Mirjam ! Un type commeje n’en avais encore jamais vu. Une beauté si insolite qu’on nepeut la saisir au premier regard, une beauté qui rend muet celuiqui la contemple et éveille en lui une impression inexplicable, unesorte de léger découragement. Je me disais, tandis que je la voyaisdevant moi par la pensée, que ce visage devait être construit selondes canons perdus depuis des millénaires.

Et je songeais à la pierre précieuse qu’il me faudrait choisirpour la fixer dans une intaille et en préserver ainsi l’expressionartistique authentique, mais dès les premières apparences, l’éclatnoir bleuté des cheveux et des yeux qui dépassait tout ce à quoi jepouvais penser, je me heurtais à l’impossible. Comment, enrespectant la signification de la vision, enfermer l’étroitessesurnaturelle du visage dans un camée sans être paralysé par lesanalogies conventionnelles et obtuses qu’imposent les « règles del’art » ?

Je me rendais bien compte que seule une mosaïque pouvaitpermettre de résoudre la difficulté, mais quelles matièreschoisir ? Il faudrait une vie d’homme pour trouver celles quiconvenaient.

Où donc Hillel s’attardait-il ainsi ? Je l’attendais avecl’impatience réservée aux vieux amis aimés. Quelle place il avaitpris dans mon cœur en quelques jours, et si l’on voulait êtreprécis, je ne lui avais parlé qu’une fois dans ma vie !

Oui, c’est vrai : les lettres – ses lettres – jevoulais mieux les cacher. Pour être tranquille, si j’étais obligéde m’absenter à nouveau pendant assez longtemps. Je les sortis dubahut : dans la cassette elles seraient plus en sûreté. Unephotographie glissa du paquet. Je ne voulais pas la regarder, maisil était déjà trop tard. Une étole de brocart posée sur ses épaulesnues – telle que je l’avais vue pour la première fois, quand elles’enfuyait de l’atelier de Savioli dans ma chambre – elle meregarda, les yeux dans les yeux. Une douleur insensée metransperça. Je lus la dédicace sous le portrait sans en saisir lesmots, et le nom :

Ton Angélina

Angélina ! ! !

À l’instant même où je prononçai ce nom tout haut, le rideau quime cachait mes années de jeunesse se déchira de haut en bas. Jepensai crever de désespoir. Je griffai l’air des mains engémissant, je me mordis les doigts en suppliant le Dieu du ciel deme rendre aveugle comme avant, de pouvoir continuer mon existencede mort vivant. La douleur me remontait jusqu’aux lèvres,jaillissait avec un goût étrangement sucré, comme du sang…

Angélina ! ! !

Le nom tourbillonnait dans mes veines, caresse de fantôme quidevenait intolérable. Avec un effort violent, je me ressaisis et mecontraignis, en grinçant des dents, à regarder fixement le portraitjusqu’à ce que j’en devinsse maître.

Maître !

Comme du jeu de cartes, cette nuit.

Enfin : des pas ! Des pas d’homme.

Lui ! Exultant, je me précipitai vers la porte et l’ouvrisau large. Schemajah Hillel était là et derrière lui – je mereprochai doucement d’en éprouver une déception – avec ses jouesrouges et ses yeux ronds d’enfant : le vieux Zwakh.

– Je vois avec satisfaction que vous êtes bien portant, maîtrePernath, commença Hillel.

« Vous ? » Quelle froideur ! Froid. Un froid coupant,mortel s’abattit brusquement sur la pièce.

Assommé, j’écoutai d’une oreille ce que Zwakh balbutiait,haletant d’émotion.

– Est-ce que vous savez ? Le Golem est revenu ! Nousen avions parlé il y a peu, vous vous rappelez, Pernath ?Toute la ville juive est sens dessus dessous. Vrieslander a vu leGolem de ses yeux. Et une fois encore, comme toujours, il a commisun meurtre.

Étonné, je prêtai attention : un meurtre ?

Zwakh me secoua :

« Oui, vous n’êtes donc au courant de rien, Pernath ? Enbas, il y a un avis de la police placardé à tous les coins : ilparaît que le gros Zottmann, le « franc-maçon » – enfin je veuxdire le directeur de l’assurance sur la vie – aurait été assassiné.On vient d’arrêter le Loisa, ici, dans la maison. Et Rosina laRouge a disparu. Le Golem, le Golem, c’est à faire dresser lescheveux sur la tête.

Je ne répondis rien et cherchai les yeux de Hillel : pourquoi meregardait-il avec tant d’insistance ? Soudain, un sourirecontenu frémit au coin de ses lèvres. J’avais compris. Ils’adressait à moi. Une jubilation telle m’inonda que je lui auraisvolontiers sauté au cou.

Hors de moi, je courais sans but autour de la pièce. Quefallait-il offrir en premier. Des verres ? Une bouteille debourgogne (je n’en avais qu’une). Des cigares ? Enfin jeretrouvai la parole :

– Mais pourquoi est-ce que vous ne vous asseyez pas ?

Très vite, je poussai des sièges vers mes deux amis. Zwakh semit en colère :

– Pourquoi souriez-vous donc continuellement, Hillel ? Vousne croyez peut-être pas que le Golem revient ? J’ail’impression que vous n’y croyez pas du tout.

– Je n’y croirais pas même si je le voyais devant moi dans cettepièce, répondit tranquillement Hillel en me jetant un regard. Jecompris le double sens qui se cachait dans ses paroles.

Zwakh, stupéfait, s’arrêta de boire.

– Pour vous le témoignage de centaines de gens ne compte pas,Hillel ? Attendez un peu et rappelez-vous bien ce que je vaisvous dire : maintenant, il y aura meurtre sur meurtre dans la villejuive ! Je connais ça. Le Golem traîne un sinistre cortège àsa suite.

– L’accumulation d’événements analogues n’a riend’extraordinaire, riposta Hillel. Tout en disant cela, il s’étaitdirigé vers la fenêtre et regardait en bas, la boutique dubrocanteur.

« Quand souffle le vent du dégel, la vie s’éveille dans lesracines. Les bonnes comme les mauvaises.

Zwakh me lança un clin d’œil amusé et désignant Hillel d’unhochement de tête :

– Si seulement le Rabbi voulait parler, il pourrait nousraconter des choses qui nous feraient dresser les cheveux sur latête, lança-t-il à mi-voix. Schemajah se retourna.

– Je ne suis pas rabbi, bien que je puisse en porter letitre ; je ne suis qu’un pauvre archiviste du tribunalrabbinique où je tiens le registre des vivants et desmorts.

Je sentis que sa phrase recelait un sens caché. Le montreur demarionnettes parut éprouver inconsciemment la même impression, ilse tut et pendant un grand moment aucun de nous ne dit mot.

– Dites-moi, Rabbi, excusez-moi, je voulais dire, monsieurHillel, reprit enfin Zwakh d’une voix étonnamment grave, il y alongtemps que je voulais vous demander quelque chose. Mais ne vouscroyez pas obligé de répondre si vous ne voulez pas, ou si vous nepouvez pas…

Schemajah s’approcha de la table et se mit à jouer avec sonverre, il ne buvait pas ; peut-être le rituel juif le luiinterdisait-il.

– Demandez sans crainte, monsieur Zwakh.

– Savez-vous quelque chose de la tradition secrète juive, de laCabale, Hillel ?

– Très peu.

– J’ai entendu dire qu’il existait un document permettant del’apprendre, le « Zohar ».

– Oui, le Zohar, le livre de la Splendeur.

– C’est ça, voyez un peu ! maugréa Zwakh. Est-ce que cen’est pas une injustice monstrueuse qu’un écrit qui contient,dit-on, les clefs de l’interprétation de la Bible et dubonheur…

Hillel l’interrompit :

– Quelques clefs seulement.

– Bon, mais au moins quelques-unes, donc, que ce texte ne soitaccessible qu’aux riches du fait de sa grande valeur et de sarareté ? En un seul exemplaire qui se trouve au muséum deLondres par-dessus le marché, d’après ce que je me suis laissédire ? Écrit en chaldéen, en araméen, en hébreu, je ne saisquoi ? Est-ce que moi, par exemple, j’ai jamais eu dans ma viel’occasion d’apprendre ces langues-là, ou d’aller àLondres ?

– Vous avez donc mis là tous vos désirs avec une si brûlanteardeur ? demanda Hillel non sans une légère ironie.

– Franchement, non, convint Zwakh un peu déconcerté.

– Alors ne vous plaignez pas, dit sèchement Hillel. Celui qui necherche pas l’Esprit avec tous les atomes de son corps – comme unnoyé cherche l’air – celui-là ne contemplera pas les mystères deDieu.

« Il doit tout de même exister un livre qui contient toutes lesclefs des énigmes de l’autre monde et non pas seulementquelques-unes », pensai-je alors, tandis que mes mains jouaientmachinalement avec le Fou que j’avais toujours dans la poche, maisavant que j’eusse pu mettre la question en mots, Zwakh l’avaitfait.

Hillel eut de nouveau un sourire énigmatique.

– Toute question que l’homme peut poser reçoit sa réponse dansl’instant même où il l’a conçue.

Zwakh se tourna vers moi :

– Vous comprenez, vous, ce qu’il veut dire par là ?

Je ne répondis rien et retins mon souffle pour ne pas perdre unesyllabe des propos de Hillel. Schemajah poursuivit :

– La vie entière n’est rien d’autre que des questionsdevenues formes, qui portent en elles le germe de leur réponse, etdes réponses grosses de questions. Celui qui y voit autre chose estun fou.

Zwakh frappa la table du poing :

– Bien sûr : des questions qui s’expriment chaque foisdifféremment et des réponses que chacun comprend différemment.

– C’est exactement cela, dit Hillel indulgent. Traiter tous leshommes avec une seule cuillère est le privilège desmédecins. Le questionneur reçoit la réponse dont il abesoin : sinon la créature ne suivrait pas le chemin de sesaspirations. Croyez-vous donc que nos textes juifs sont écritsexclusivement avec des consonnes par pur caprice ? Chacun doittrouver par ses propres moyens les voyelles cachées qui révélerontle sens déterminé pour lui seul de toute éternité ; il ne fautpas que la parole vivante se fige en un dogme mort.

Le montreur de marionnettes protesta violemment :

– Ce sont des mots, Rabbi, des mots ! Je veux bienm’appeler le dernier des fous si j’y comprends quelque chose.

Fou ! ! Le mot me frappa comme la foudre et je faillistomber de mon siège.

Hillel évita mon regard.

– Qui sait si vous ne vous appelez pas ainsi en réalité. – Lespropos de Hillel m’arrivaient à l’oreille comme d’un lointainreculé. – Il ne faut jamais être trop sûr de son affaire. Au reste,puisque nous parlons de cartes : monsieur Zwakh, jouez-vous auxtarots ?

– Naturellement. Depuis mon enfance.

– Dans ce cas, je m’étonne que vous réclamiez un livre contenanttoute la Cabale, alors que vous l’avez eu mille fois dans lesmains.

– Moi ? Dans les mains ? Moi ? Zwakh s’empoignala tête.

– Parfaitement, vous ! Il ne vous estjamais venu à l’idée que le jeu de tarots a vingt-deux atouts,exactement autant que l’alphabet hébreu a de lettres ? Noscartes de Bohême ne portent-elles pas encore en surabondance desfigures qui sont autant de symboles évidents : le soleil, la mort,le diable, le Jugement dernier ? Mon cher ami, avec quelleforce voulez-vous donc que la vie vous crie les réponses àl’oreille ? Ce que vous n’avez pas besoin de savoir, c’est queTarot a le même sens que l’hébreu Tora = la loi, ou le vieilégyptien Tarout = celle qui est interrogée et dans l’antique languezend, torisk = j’exige la réponse. Mais les savants, eux, auraientdû le savoir avant de lancer l’hypothèse que le tarot date du tempsde Charles VI. Et ainsi, de même que le Fou est la première cartedu jeu, l’homme est la première figure dans son propre livred’images, son propre double : la lettre hébraïque aleph, qui a laforme d’un homme montrant d’une main le ciel et de l’autre la terresignifie donc : « Ce qui est vrai en haut est vrai en bas ; cequi est vrai en bas est vrai en haut. » C’est pourquoi j’ai dit ily a un instant : qui sait si vous vous appelez vraiment Zwakh, nevous en portez pas garant.

Hillel ne cessait de me regarder et je pressentais que sous sesparoles un abîme de significations nouvelles s’ouvrait.

« Ne vous en portez pas garant, maître Zwakh ! On peut setrouver engagé dans de sombres chemins dont nul ne sort s’il neporte un talisman. Selon la tradition, trois hommesdescendirent un jour dans le Royaume des Ténèbres ; l’unrevint fou, l’autre aveugle, seul le troisième, le Rabbi ben Akibarentra chez lui sain et sauf en déclarant qu’il s’était rencontrélui-même. Combien sont dans son cas, combien comme Gœthe se sontrencontrés, habituellement sur un pont, ou dans un chemin qui mèned’une rive à l’autre d’un cours d’eau, se sont regardés les yeuxdans les yeux, et ne sont pas devenus fous ! Maisalors ce n’était qu’un reflet de leur propre conscience et non levrai double, non ce que l’on appelle « Habal Garmin », l’haleinedes os, dont il est écrit : tel il est entré au tombeau,imputrescible dans ses membres, tel il se lèvera au jour duJugement dernier. – Le regard de Hillel s’enfonçait toujours plusprofondément dans mes yeux. – Notre grand-mère disait de lui : « Ilhabite loin au-dessus de la terre, dans une pièce sans porte, avecune seule fenêtre de laquelle on ne peut se faire entendre deshommes. Celui qui parvient à le dompter et à le… civiliser,celui-là sera en paix avec lui-même. » Pour en finir, en ce quiconcerne le jeu de tarots, vous le savez aussi bien que moi : pourchaque joueur, les cartes sont distribuées différemment, mais celuiqui utilise bien les atouts gagne la partie. Venez donc, monsieurZwakh ! Allons-nous-en, sinon vous boirez tout le vin demaître Pernath et il n’en aura plus pour lui.

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