Le Golem

Chapitre 18LUNE

– Vous avez déjà été interrogé ? lui demandai-je au boutd’un moment.

– Je viens précisément de chez le juge d’instruction. J’espèrebien ne pas vous incommoder longtemps, répondit-il aimablement.

« Pauvre diable ! pensai-je. Il ne se doute pas de ce quil’attend. »

Je voulus le préparer tout doucement.

– On s’habitue peu à peu à l’immobilité quand les premiers jourssont passés ; ce sont les plus difficiles.

Il prit un air obligeant.

Pause.

– Votre interrogatoire a duré longtemps, monsieurLaponder ?

Il sourit distraitement.

– Non. On m’a seulement demandé si je reconnaissais les faits etj’ai signé un procès-verbal.

– Vous avez signé que vous reconnaissiez les faits ?

L’exclamation m’avait échappé.

– Absolument.

Il disait cela comme la chose du monde la plus naturelle.

Je me rassurai à l’idée que s’il se montrait aussi calme ce nepouvait être bien grave. Probablement une provocation en duel, ouquelque chose de ce genre.

– Malheureusement, moi je suis ici depuis si longtemps que celame paraît toute une vie.

Je soupirai involontairement et il fit aussitôt mine de prendrepart à mes ennuis.

« Je souhaite que vous n’ayez pas à subir cela, monsieurLaponder. D’après ce que je comprends, vous serez bientôtlibre.

– Cela dépend de ce que l’on entend par là, répondit-ilsereinement, mais comme si les mots avaient un sens caché.

– Vous ne croyez pas ? demandai-je en souriant. Il secouala tête.

« Que dois-je comprendre ? Qu’avez-vous fait de siterrible ? Excusez-moi, monsieur Laponder, si je vous ledemande ce n’est pas de la curiosité de ma part, mais seulement dela sympathie.

Il hésita un instant, puis me dit sans sourciller :

– Viol et assassinat.

J’eus l’impression de recevoir un coup de bâton sur la tête.

L’horreur et l’effroi me serraient la gorge. Je ne pus articulerun son.

Il parut le remarquer et regarda discrètement d’un autre côté,mais sans que le moindre jeu de physionomie vînt modifier sonsourire machinal, ni révéler que mon brusque changement d’attitudel’avait blessé.

Nous restâmes là, sans échanger un mot, les yeux fixés dans levide.

Lorsque je m’allongeai à la tombée de la nuit, il m’imitaaussitôt, se déshabilla, accrocha avec soin ses vêtements au clouplanté dans le mur, se coucha et à en juger d’après sa respirationcalme et profonde, s’endormit immédiatement.

Durant toute la nuit je ne pus trouver le repos.

Le voisinage d’un pareil monstre, l’obligation de respirer lemême air que lui éveillaient en moi une répulsion si vive quetoutes les autres impressions de la journée, la lettre de Charouseket les nouvelles qu’elle m’apprenait, se trouvaient rejetées bienloin à l’arrière-plan.

Je m’étais installé de manière à garder toujours le meurtriersous les yeux, car je n’aurais pu supporter de le savoir derrièremoi.

La cellule était faiblement éclairée par le reflet terne de lalune et je voyais que Laponder gisait sans un mouvement, presqueraidi.

Ses traits avaient pris un aspect cadavérique, encore accentuépar la bouche à demi ouverte.

Pendant des heures, il ne changea pas une seule fois deposition.

Bien après minuit seulement, alors qu’un mince rayon de lunetombait sur son visage, une légère agitation le saisit et il remuales lèvres, sans un son, comme quelqu’un qui parle dans sonsommeil. On eût dit que c’étaient toujours les mêmes mots,peut-être une phrase de deux syllabes, quelque chose comme :

– Laisse-moi. Laisse-moi. Laisse-moi.

Les quelques jours suivants s’écoulèrent sans que je fisse minede lui prêter la moindre attention et de son côté il ne rompit pasune seule fois le silence.

Son attitude demeurait immuablement aimable et obligeante ;chaque fois que je voulais faire les cent pas, il tournait aussitôtson regard vers moi et s’il était assis sur son grabat, rentraitles pieds pour ne pas me gêner.

Je commençais à me reprocher ma dureté, mais avec la meilleurevolonté du monde je ne pouvais vaincre le dégoût qu’ilm’inspirait.

J’avais beau espérer pouvoir m’habituer à sa proximité, je n’yparvenais pas. Même la nuit, elle me tenait éveillé. Je dormais àpeine un quart d’heure.

Soir après soir la même scène se répétait : il attendaitrespectueusement que je me fusse allongé, ôtait ensuite sesvêtements qu’il remettait dans les plis avec un soin maniaque, lesaccrochait, et ainsi de suite, ainsi de suite.

Une nuit, il pouvait être deux heures environ, je me trouvaisune fois encore sur le rayonnage, ivre de sommeil, à regarder lalune pleine dont les rayons glissaient, telle une huile brillante,sur le cadran cuivré de l’horloge, en pensant à Mirjam avec uneprofonde tristesse.

C’est alors que j’entendis soudain sa voix derrière moi.

Aussitôt éveillé clair – plus que clair – je me retournai etécoutai.

Quelques secondes passèrent.

Je croyais déjà m’être trompé lorsqu’elle recommença. Je nepouvais comprendre exactement les mots, mais ils sonnaient comme:

– Demande-moi. Demande-moi.

C’était certainement la voix de Mirjam.

Vacillant de surexcitation, je descendis aussi doucement que jepus et m’approchai du lit de Laponder.

La lumière tombait en plein sur son visage et je distinguainettement qu’il avait les paupières ouvertes, mais seul le blanc del’œil était visible.

Je vis à la rigidité des muscles de ses joues qu’il étaitprofondément endormi.

Seules les lèvres remuaient, comme elles l’avaient déjà faitauparavant.

Et peu à peu je compris les mots qui se glissaient entre sesdents.

– Demande-moi. Demande-moi.

La voix ressemblait à s’y méprendre à celle de Mirjam. Jem’exclamai involontairement :

– Mirjam ? Mirjam ?

Mais baissai aussitôt le ton pour ne pas réveiller ledormeur.

J’attendis que le visage eût repris sa fixité, puis répétai trèsdoucement :

– Mirjam ? Mirjam ?

Sa bouche forma un « Oui » à peine perceptible et pourtant trèsnet.

Je mis l’oreille contre ses lèvres. Au bout d’un moment,j’entendis chuchoter la voix de Mirjam, si reconnaissableque des frissons glacés me coururent sur la peau.

Je buvais si avidement les paroles que j’en saisissais toutjuste le sens. Elle parlait d’amour pour moi, du bonheur indicibleque nous avions enfin trouvé, nous ne nous séparerions plus jamais,à la hâte, sans la moindre pause, comme quelqu’un qui craint d’êtreinterrompu et veut profiter de chaque seconde.

Puis la voix hésita et s’éteignit complètement.

– Mirjam ? demandai-je tremblant d’angoisse, le soufflecoupé. Mirjam, es-tu morte ?

Pendant longtemps pas de réponse.

Puis presque incompréhensible :

– Non. Je vis. Je dors.

Rien de plus.

Bouleversé, secoué de tremblements, je dus m’appuyer au reborddu grabat pour ne pas tomber la tête en avant sur Laponder.

L’illusion avait été si forte que pendant un moment je crus voirMirjam allongée sous mes yeux et dus rassembler toutes mes forcespour ne pas poser un baiser sur les lèvres du meurtrier.

Soudain, je l’entendis hurler :

– Hénoch ! Hénoch !

Puis toujours plus clairement, plus articulé :

– Hénoch ! Hénoch !

Je reconnus aussitôt Hillel.

– C’est toi, Hillel ?

Pas de réponse.

Je me rappelai alors avoir lu que pour faire parler un dormeur,il ne faut pas lui poser les questions à l’oreille, mais vers leplexus nerveux au creux de l’estomac. Je le fis.

– Hillel ?

– Oui, je t’entends.

– Est-ce que Mirjam est en bonne santé ? Tu saistout ?

– Oui. Je sais tout. Depuis longtemps. Ne te tourmente pas,Hénoch et n’aie pas peur !

– Pourras-tu me pardonner, Hillel ?

– Je te l’ai dit : ne te tourmente pas.

– Est-ce que nous nous reverrons bientôt ?

Je craignais de ne plus pouvoir comprendre la réponse, car sadernière phrase n’était déjà qu’un souffle.

– Je l’espère. Je t’attendrai si je peux… ensuite je devrai…pays…

– Où ? Dans quel pays ?

Je tombai presque sur Laponder.

– Dans quel pays ? Dans quel pays ?

– Pays… Gad… au sud… Palestine…

La voix s’éteignit.

Cent questions s’entrechoquaient, affolées, dans ma tête :pourquoi m’appelle-t-il Hénoch ? Zwakh, Jaromir, la montre,Vrieslander, Angélina, Charousek.

– Portez-vous bien et pensez quelquefois à moi.

Les lèvres du meurtrier avaient soudain prononcé ces mots avecforce et netteté. Cette fois avec le ton de Charousek, maisexactement comme si c’était moi qui les avais dits. Je m’en souvins: c’était textuellement la phrase qui terminait la lettre del’étudiant.

Le visage de Laponder était désormais dans l’ombre. Les rayonsde la lune tombaient sur l’extrémité de la paillasse. Dans un quartd’heure, ils auraient disparu de la cellule. J’eus beau poserquestion sur question, je n’obtins plus aucune réponse. Lemeurtrier gisait immobile comme un cadavre et ses paupièress’étaient refermées.

Je me reprochai avec violence de n’avoir vu en Laponder, pendanttous ces jours, que le criminel et jamais l’homme. D’après tout ceque je venais de constater, il était très évidemment somnambule,c’est-à-dire un être sous l’influence de la pleine lune. Peut-êtreavait-il tué dans une sorte d’état crépusculaire. Sûrement même.Maintenant que l’aube grisonnait, la rigidité avait disparu de sonvisage, laissant la place à une expression de paix spirituelle. Jeme dis qu’un homme ayant un meurtre sur la conscience nepouvait pas dormir aussi calmement. J’attendais son réveilavec une impatience que j’avais peine à maîtriser. Savait-il bience qui s’était passé ?

Enfin il ouvrit les yeux, rencontra mon regard et détourna latête. Aussitôt je m’approchai de lui et lui serrai la main :

– Pardonnez-moi, monsieur Laponder, d’avoir été aussi peu amicalavec vous jusqu’à présent. C’était le choc de la surprise…

– Soyez persuadé, Monsieur, que je vous comprends parfaitement,coupa-t-il très vite. Ce doit être une impression horrible de vivreavec un assassin.

– Ne parlons plus de cela. Tant de choses me sont passées par latête cette nuit et je ne peux me défaire de l’idée que vouspourriez peut-être…

Je cherchais mes mots.

– Vous me tenez pour un malade, dit-il désireux de m’aider.

J’acquiesçai.

– Je crois pouvoir le déduire de certains symptômes. Je… je…puis-je vous poser une question directe, monsieurLaponder ?

– Je vous en prie.

– Elle va vous paraître un peu bizarre, mais voudriez-vous medire à quoi vous avez rêvé cette nuit ?

Il secoua la tête en souriant :

– Je ne rêve jamais.

– Mais vous avez parlé en dormant.

Il me regarda l’air étonné. Réfléchit un moment. Puis dit sur unton décidé :

– Cela n’a pu se produire que si vous m’avez interrogé.

J’en convins.

« Sinon, comme je vous l’ai dit, je ne rêve jamais. Je… j’erre,ajouta-t-il à mi-voix après un instant de silence.

– Vous errez ? Qu’est-ce que je dois entendre par là ?Comme il semblait ne pas vouloir poursuivre la conversation jejugeai opportun de lui indiquer les raisons qui m’avaient amené àle presser de questions et lui racontai brièvement les incidents dela nuit.

– Vous pouvez être absolument sûr, déclara-t-il quand j’eusterminé, que tout ce que j’ai dit en dormant repose sur uneréalité. Quand j’ai précisé, il y a un instant, que je ne rêvaispas mais que j’errais, j’entendais par là que ma vie onirique n’estpas celle, disons, des gens normaux. Appelez cela comme vousvoulez, une désincarnation. Cette nuit, par exemple, je me trouvaisdans une pièce extrêmement curieuse, où l’on pénétrait par unetrappe dans le plancher.

– Quel aspect avait-elle ? demandai-je très vite.Était-elle inhabitée ? Vide ?

– Non, il y avait des meubles ; mais pas beaucoup. Et unlit dans lequel une jeune fille dormait, ou gisait comme morte, etun homme, assis à côté d’elle, lui posant la main sur le front.

Laponder décrivit les deux visages. Aucun doute, c’étaientHillel et Mirjam. J’osais à peine respirer.

– Je vous en prie, racontez encore. Il n’y avait pas une autrepersonne dans la pièce ?

– Une autre personne ? Attendez… non ; il n’y avaitqu’eux deux. Un chandelier à sept branches était allumé sur latable. Après, je descendais un escalier en colimaçon.

– Il était démoli ?

– Démoli ? Non, pas du tout, il était en bon état. Et surle côté, une pièce s’ouvrait dans laquelle un homme était assis,avec des boucles d’argent sur ses souliers, d’un type étranger,comme je n’en avais encore jamais vu : le visage jaune et les yeuxobliques. Il était penché en avant et paraissait attendre quelquechose. Une mission peut-être.

– Un livre. Un vieux livre, très gros, vous n’avez vu ça nullepart ?

Il se frotta le front.

– Un livre, dites-vous ? Oui, parfaitement : il y avait unlivre ouvert par terre, tout en parchemin et la page commençait parun grand A doré.

– Vous voulez sans doute dire un I ?

– Non, un A.

– Vous êtes sûr ? Ce n’était pas un I ?

– Non, c’était certainement un A.

Je secouai la tête et me pris à douter. De toute évidence,Laponder à moitié endormi avait lu dans mon esprit et tout mélangé: Hillel, Mirjam, le Golem, le livre Ibbour et le souterrain.

– Il y a longtemps que vous avez ce don d’« errer » comme vousdîtes ? lui demandai-je.

– Depuis ma vingt et unième année.

Il s’interrompit, apparemment peu désireux de poursuivre lesujet ; puis son visage prit soudain une expression de stupeursans bornes et il fixa les yeux sur ma poitrine comme s’il y voyaitquelque chose.

Sans prêter attention à ma propre surprise, il me saisit lesmains et me dit d’un ton suppliant :

– Au nom du ciel dites-moi tout ! C’est le dernierjour que je pourrai passer avec vous. Dans une heure peut-être onviendra me chercher pour me lire mon arrêt de mort.

Je l’interrompis, horrifié :

– Il faut que vous me preniez comme témoin ! Je jurerai quevous êtes malade : somnambule. On ne peut pas vous exécuter sansavoir examiné votre état mental. Vous devez entendreraison !

Il écarta mes objurgations d’un geste nerveux.

– C’est tellement secondaire… je vous en prie, dites-moitout !

– Mais qu’est-ce que je pourrais vous dire ? Mieux vautparler de vous et…

– Vous avez dû, je le sais maintenant, vivre certainesexpériences étranges qui me touchent de près, plus près que vous nesauriez croire, je vous en prie, dites-moi tout, implora-t-il.

Je n’arrivais pas à comprendre que ma vie pût l’intéresser plusque la sienne, qui se trouvait dans un péril si pressant, mais pourle calmer, je lui racontai tous les événements qui m’avaient paruinexplicables.

À la fin de chaque chapitre important, il hochait la tête d’unair satisfait, comme quelqu’un qui est allé au fond des choses.Quand j’en arrivai au moment où l’apparition sans têtes’était dressée devant moi en me tendant les grains rouge foncé, ileut peine à se contenir tant il avait hâte de connaître la fin durécit.

– Alors, vous les lui avez fait tomber de la main, murmura-t-il,rêveur. Je n’aurais jamais pensé qu’il existait une troisièmevoie.

– Ce n’était pas une troisième voie, lui dis-je. C’était la mêmeque si j’avais refusé les grains.

Il sourit.

« Vous ne croyez pas, monsieur Laponder ?

– Si vous les aviez refusés, vous auriez bien suivi aussi la «voie de la vie », mais les grains, qui représentent des forcesmagiques, ne seraient pas restés là où ils étaient. Vous me ditesqu’ils ont roulé sur le sol. Cela signifie qu’ils sont demeurés enplace et qu’ils seront gardés par vos ancêtres jusqu’à ce quevienne le temps de la germination. Alors les forces qui sommeillentencore en vous pour le moment, prendront vie.

Je ne comprenais pas.

– Mes ancêtres garderont les grains ?

– Il faut interpréter symboliquement, au moins une partie, ceque vous avez vécu, m’expliqua Laponder. Le cercle des figuresbleuâtres qui vous entourait était la chaîne des « Moi » hérités,que tout homme né d’une mère traîne avec lui. L’âme n’est pas uneentité à part, il faut qu’elle le devienne et c’est ce que l’onappelle alors « éternité » ; la vôtre est faite de nombreux «Moi » de même qu’une fourmilière est faite de nombreusesfourmis ; elle porte en elle les vestiges spirituels demilliers d’ancêtres : les chefs de votre race. Il en va de mêmepour tous. Comment un poussin artificiellement couvé pourrait-ilrechercher aussitôt la nourriture qui lui convient, s’il ne portaiten lui l’expérience de millions d’années ? L’existence del’instinct révèle la présence des ancêtres dans le corps et dansl’âme. Mais excusez-moi, je ne voulais pas vous interrompre.

J’allai au bout de mon récit. Sans omettre ce que Mirjam m’avaitdit de l’« hermaphrodite ».

Lorsque, m’étant tu, je relevai les yeux, je vis que Laponderétait devenu blanc comme la chaux du mur et que des larmesroulaient sur ses joues.

Je me levai très vite, fis semblant de n’avoir rien remarqué etme mis à arpenter la cellule pour lui donner le temps de seressaisir.

Puis je m’assis en face de lui et fis appel à toute monéloquence pour le convaincre de l’urgence qu’il y avait à mettre lejuge au courant de son état mental pathologique.

– Si seulement vous n’aviez pas avoué ce meurtre !soupirai-je en terminant.

– Mais j’étais bien obligé ! On en avait appelé à maconscience, dit-il naïvement.

– Tenez-vous un mensonge pour plus répréhensible qu’un meurtreavec viol ? demandai-je, stupéfait.

– En général peut-être pas, mais dans mon cas certainement.Voyez-vous, quand le juge d’instruction m’a demandé si j’avouais,j’avais la force de dire la vérité. Il dépendait donc de moi dementir, ou de ne pas mentir. Quand j’ai commis le meurtre, je vousdemande de me faire grâce des détails, tout a été si abominable queje ne voudrais pas laisser ressurgir ce souvenir, quand j’ai commisle meurtre, je n’avais pas le choix. Même si j’agissais enpleine et claire conscience, je n’avais pas le choix. Quelque chosedont je n’avais jamais deviné la présence en moi s’est éveillé et aété plus fort que moi. Croyez-vous que si j’avais eu le choix,j’aurais assassiné ? Jamais je n’avais tué, pas même le pluspetit animal, et en ce moment je ne serais déjà absolument pluscapable de le faire.

« Supposez que la loi de l’humanité soit de tuer, que celui quine tue pas périsse aussitôt – comme c’est le cas dans la guerre –pour l’heure je mériterais la mort. Je n’aurais pas le choix. Je nepourrais pas tuer. Quand j’ai commis mon crime, la situation étaitexactement inversée.

– À plus forte raison, puisque vous aviez presque l’impressiond’être un autre, vous devez tout faire pour échapper à la sentencedu juge ! m’écriai-je.

Laponder se défendit d’un geste :

– Vous vous trompez ! De leur point de vue, les juges onttout à fait raison. Doivent-ils laisser en liberté un homme commemoi ? Pour que demain ou après-demain un nouveau désastre seproduise ?

– Non, mais vous faire interner dans un établissement pourmalades mentaux. Voilà ce que je dirais !

– Si j’étais fou, vous auriez raison, répliqua Laponder,impassible. Mais je ne suis pas fou. Je suis tout autre chose.Quelque chose qui ressemble beaucoup à la folie, mais qui en estexactement le contraire. Écoutez-moi, je vous en prie. Vous allezcomprendre tout de suite. Ce que vous m’avez raconté sur le fantômesans tête – un symbole naturellement et dont vous pourrez trouverla clef sans difficulté si vous y réfléchissez – je l’ai vécuaussi, exactement de la même manière. Seulement j’ai pris lesgrains. Je me suis donc engagé dans la « voie de la mort ». Jene peux rien concevoir de plus sacré que de me laisser conduire parl’Esprit qui est en moi. Aveuglément, de confiance, où que lechemin puisse me mener : que ce soit au gibet ou au trône, à lapauvreté ou à la richesse. Jamais je n’ai hésité quand le choix aété mis entre mes mains.

« C’est pourquoi je n’ai pas menti quand le choix a été misentre mes mains.

« Connaissez-vous les paroles du prophète Michée ?

On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bon

Et ce que Yahweh demande de toi.

« Si j’avais menti, j’aurais créé une cause parce que j’avais lechoix. Quand j’ai commis le meurtre, je n’en ai point créé ;c’était seulement l’effet d’une cause qui sommeillait depuislongtemps en moi et sur laquelle je n’avais aucun pouvoir.

« Donc mes mains sont pures.

« Parce que l’Esprit en moi m’a fait devenir meurtrier, il aopéré une exécution sur moi ; parce que les hommes me pendrontà une potence mon destin sera dissocié du leur : j’accéderai à laliberté.

J’eus l’impression d’avoir un saint devant moi et mes cheveux sehérissèrent d’effroi à la pensée de ma propre petitesse.

« Vous m’avez raconté qu’à la suite de l’intrusion d’unhypnotiseur dans votre conscience, vous aviez perdu pendantlongtemps le souvenir de votre jeunesse, poursuivit-il. C’est lesigne, le stigmate, de tous ceux qui ont été mordus par le serpentdu royaume spirituel. Il semble presque que deux vies doivent êtreentées l’une sur l’autre en nous, tel le greffon sur l’arbresauvage, avant que le miracle de la résurrection puisse seproduire. La séparation qui est habituellement le fait de la mortest provoquée dans ce cas par l’extinction de la mémoire, souventpar une brusque conversion intérieure, sans plus.

« Pour moi, sans cause extérieure apparente, je me suis éveillétout autre, un matin de ma vingt et unième année. Ce que j’aimaisjusqu’alors me laissait indifférent : la vie me paraissait bêtecomme une histoire d’Indiens et perdait toute réalité ; lesrêves devenaient certitude, une certitude apodictique, concluante,comprenez-moi bien : une certitude réelle et la vie dujour était le rêve.

« Tous les hommes connaîtraient cette expérience s’ilspossédaient la clef. Or la seule et unique clef, c’est que l’onprenne conscience dans le sommeil de la forme de son Moi, de sapeau pourrait-on dire, que l’on trouve les intersticesétroits par lesquels la conscience se glisse entre veille etsommeil profond.

« C’est pourquoi je vous ai dit tout à l’heure, j’erre et nonpas je rêve.

« La lutte pour l’immortalité est une lutte pour un spectre,pour la domination des clameurs et des spectres qui noushabitent ; et l’attente de l’intronisation du Moi estl’attente du Messie.

« Le Habal Garmin spectral que vous avez vu, l’haleine des os dela Cabale, c’était le roi. Quand il sera couronné, alors le fil quivous lie au monde par les sens physiques et le canal de la raison,ce fil se brisera.

« Vous allez me demander comment j’ai pu devenir assassin dujour au lendemain, bien que j’eusse été détaché de la vie ?L’homme est comme un tube de verre dans lequel roulent des boulescolorées, chez presque tous, il n’y en a qu’une. Si elle est rouge,l’homme est mauvais ; si elle est jaune, il est bon. S’il y ena deux, une rouge et une jaune qui se poursuivent, alors on a uncaractère instable. Nous qui avons été mordus par le serpent, nousvivons dans notre existence tout ce qu’il advient à la race entièredurant une ère : les boules colorées parcourent le tube à uneallure folle et quand elles sont parvenues au bout, alors noussommes devenus des prophètes… des miroirs de Dieu.

Laponder se tut. Pendant longtemps je demeurai incapable deprononcer un mot. Ses propos m’avaient comme stupéfié.

Je finis pourtant par reprendre la conversation.

– Pourquoi m’avez-vous demandé avec tant d’anxiété de vousraconter mes expériences, alors que vous êtes si, si loinau-dessus de moi ?

– Vous vous trompez, me dit Laponder. Je suis trèsau-dessous de vous. Je vous ai demandé cela, parce que jesentais que vous possédiez la clef qui me manque encore.

– Moi ? Une clef : Ô Dieu !

– Oui, vous ! Et vous me l’avez donnée. Je necrois pas qu’il y ait aujourd’hui sur la terre un homme plusheureux que moi.

Dehors, des bruits. On tirait les verrous. Laponder y fit àpeine attention.

– La clef, c’est l’hermaphrodite. J’en ai la certitudemaintenant. Ne serait-ce que pour cela, je suis heureux qu’onvienne me chercher, parce que je toucherai bientôt le but.

Les larmes m’empêchaient de distinguer le visage de Laponder,j’entendais seulement le sourire dans sa voix.

– Et maintenant adieu, monsieur Pernath et, dites-vous le bien :ce qu’on pendra demain, ce ne seront que mes vêtements ; vousm’avez révélé le plus beau… la dernière chose que j’ignoraisencore. Maintenant, c’est le jour des noces.

Il se leva et suivit le gardien.

« Elles sont intimement liées à mon crime.

Telles furent les dernières paroles que j’entendis et je ne lescompris qu’obscurément.

Depuis cette nuit-là, chaque fois que la lune était dans sonplein, il me semblait voir le visage endormi de Laponder sur latoile grise du grabat.

Dans les jours qui suivirent son départ, j’avais entendu,montant dans la cour des exécutions, des coups de marteau et desgrincements de scie qui duraient parfois jusqu’à l’aube.

Devinant ce qu’ils annonçaient, je restais des heures à meboucher les oreilles, au fond du désespoir.

Les mois succédèrent aux mois. Je vis que l’été touchait à safin quand le misérable feuillage de la cour tomba malade ; lesmurs exhalaient une odeur de champignon.

Lorsque pendant la ronde mon regard tombait sur l’arbre mourant,le médaillon de la Sainte Vierge dans son écorce, je faisaisinvolontairement la comparaison avec le visage de Laponder quis’était si profondément gravé en moi. Je le portais partout ettoujours avec moi, ce masque de Bouddha à la peau lisse, àl’étrange sourire tourné vers l’intérieur.

Une seule fois, en septembre, le juge d’instruction me fitappeler et me demanda d’un air méfiant comme je pouvais expliquerma déclaration à la banque au sujet d’un voyage urgent, monagitation pendant les heures précédant mon arrestation et le paquetcontenant toutes mes pierres précieuses que je portais sur moi.

Lorsque j’avais répondu que je prenais mes dispositions pour mesuicider, le ricanement de chèvre haineux avait de nouveau grelottéderrière le bureau.

Jusqu’alors, j’étais resté seul dans ma cellule, ce qui mepermettait de suivre mes pensées sans distraction, mon chagrin pourCharousek que je supposais mort depuis longtemps et Laponder et matendre nostalgie de Mirjam.

Puis vinrent de nouveau d’autres prisonniers : commis voleurs auvisage usé par la débauche, caissiers ventrus, « enfants perdus »comme aurait dit Vôssatka le noir, qui gâtaient mon air et monhumeur.

Un jour, l’un deux raconta, plein d’une noble indignation, qu’unassassinat avec viol avait eu lieu quelque temps auparavant dans laville, ajoutant que par bonheur le coupable avait été aussitôtarrêté et promptement châtié.

– Il s’appelait Laponder, le coquin, le misérable ! hurlaitl’individu au mufle de bête féroce, condamné à quinze ans de prisonpour mauvais traitements à enfant.

« Ils l’ont pris sur le fait. La lampe est tombée pendant lebigornage et la crèche a brûlé. Le corps de la petite étaittellement carbonisé que personne jusqu’au jour d’aujourd’hui a pusavoir au juste qui c’était. Les cheveux noirs et une petite figurequ’elle avait, c’est tout ce qu’on a trouvé. Et le Laponder ajamais voulu lâcher son nom. Moi je lui aurais arraché la peau etj’aurais mis du poivre dessus. C’est ça les beaux Messieurs !Tous des tueurs ! Comme si y avait pas d’autres moyens quandon veut se taper une fille, ajouta-t-il avec un sourirecynique.

Je bouillais de colère et j’aurais volontiers jeté le gredin parterre. Nuit après nuit, il ronflait sur le grabat qui avait étécelui de Laponder. Je respirai quand il fut enfin relâché.

Mais même alors, je ne pus me débarrasser tout à fait de lui :ses propos s’étaient enfoncés en moi comme une flèche barbelée.

Presque continuellement, dans l’obscurité surtout, la crainte merongeait que Mirjam ait pu être la victime de Laponder.

Plus je luttais contre ce soupçon, plus je m’empêtrais dans sesrets et il finit par devenir une obsession.

Parfois, surtout quand la lune brillait clair au travers dugrillage, il s’atténuait : je pouvais alors faire revivre lesheures passées avec Laponder et le sentiment profond quej’éprouvais pour lui chassait mon tourment. Mais trop souvent lesminutes affreuses revenaient où je voyais Mirjam assassinée,carbonisée et pensais en perdre la raison.

En de tels moments les faibles indices dont je disposais pourétayer mon soupçon se renforçaient et s’organisaient en unestructure sans faille : un tableau plein de détailsindescriptiblement horrifiants.

Au début de novembre, vers dix heures du soir – il faisait déjànuit noire – mon désespoir avait atteint un point tel que jemordais ma paillasse comme une bête assoiffée pour ne pas hurlerlorsque soudain la porte s’ouvrit, le gardien entra et m’ordonna dele suivre chez le juge d’instruction. Je me sentais si faible queje chancelais plutôt que je ne marchais.

L’espoir de quitter un jour cette affreuse prison était mortdepuis longtemps en moi.

Je m’apprêtais à essuyer une froide question, à entendre lebêlement stéréotypé derrière le bureau et à retourner dans lesténèbres.

Monsieur le baron Katimini venait de s’en aller chez lui et seulun vieux gratte-papier bossu, aux doigts en pattes d’araignée setrouvait dans la pièce.

Muet et passif, j’attendis ce qui allait m’arriver.

Je remarquai bien que le gardien était entré à ma suite etclignotait des yeux avec bienveillance dans ma direction, maisj’étais trop abattu pour deviner le sens de la mimique.

– L’enquête a établi, commença le gratte-papier, qui ricana,monta sur un escabeau et fouilla longuement à la recherche dedossiers sur un rayonnage, avant de poursuivre.

« … a établi que l’individu en question, Karl Zottmann, àl’occasion d’une rencontre secrète avant sa mort avec l’ancienneprostituée Rosina Metzeles, alors connue sous le sobriquet deRosina la Rouge puis ultérieurement rachetée par un découpeur desilhouettes sourd-muet présentement sous la surveillance de lapolice, dénommé Jaromir Kwássnitschka, au débit de vin Kautsky etqui vit depuis quelques mois en concubinage flagrant conjointementavec Son Excellence le comte Ferri Athenstadt en qualité demaîtresse, a été par l’action d’une main artificieuse enfermé dansune cave souterraine abandonnée de la maison, circonscriptionis 21873 sous le III romain, ruelle du Coq, numéro d’ordre 7, verrouillédans icelle et soi-même en personne abandonné à la mort par la faimou le froid… le sus-dit Zottmann donc.

Expliqua le gratte-papier avec un coup d’œil par-dessus seslunettes tout en feuilletant son dossier.

« L’enquête a établi en outre et de surcroît que selon toutesles apparences, une fois, une fois le décès survenu, les biens eteffets appartenant au sus-dit Zottmann et parmi lesquels une montreen or à double boîtier ci-annexée sous le fascicule P (romain)section « Bäh » – le gratte-papier leva la montre en l’air au boutde sa chaîne – ont été dérobés. Les déclarations faites sous la foidu serment par le découpeur de silhouettes Jaromir Kwássnitschka,fils orphelin du cuiseur de pains azymes de même nom, décédé il y adix-sept ans, aux termes desquelles il aurait trouvé la montre dansle lit de son frère Loisa devenu entre-temps fugitif, et l’auraitremise contre réception de valeur argent au revendeur d’antiquitéset autres Aaron Wassertrum, propriétaire immobilier entre-tempsdécédé, n’ont pu être prises en considération, vu leur manque devraisemblance.

« L’enquête a en outre établi qu’au moment de sa découverte lecadavre du supposé Karl Zottmann portait sur lui, dans la poche deson pantalon, un carnet où il avait consigné, quelques jours avantsurvenue du décès, des indications susceptibles d’éclairer lesfaits et de faciliter l’arrestation du coupable par les autoritésroyales et impériales.

« En conséquence l’attention d’une haute autorité royale etimpériale a été attirée sur le sieur Loisa Kwássnitschka devenuhautement suspect à la suite des notes testamentaires du ditZottmann et il a été ordonné de mettre un terme à la détention auxfins d’enquête d’Athanasius Pernath, tailleur de pierresprécieuses, sans antécédents judiciaires à ce jour et de cessertoute action contre lui. Prague, juillet, signé Dr BaronKatimini.

Le sol se déroba sous mes pieds et je perdis un instantconnaissance.

Quand je revins à moi, j’étais assis sur une chaise et legardien me tapotait amicalement l’épaule.

Le gratte-papier qui n’avait pas bougé, prisa, se moucha et medit :

– La lecture de la décision n’a pu intervenir qu’aujourd’hui,parce que votre nom commence par un « P » et tout naturellement ilfaut attendre presque la fin de l’alphabet.

Puis il se remit à ânonner :

« Il sera de surcroît porté à la connaissance du sieurAthanasius Pernath, tailleur de pierres précieuses, queconformément aux dispositions testamentaires de l’étudiant enmédecine Innocent Charousek, décédé au mois de mai, un tiers desbiens et possessions du sus-dit lui est échu en héritage, en foi dequoi devra le sieur Athanasius Pernath signer le procès-verbalci-annexé.

En prononçant ces derniers mots, le gratte-papier avait trempéla plume dans l’encrier et commencé à gribouiller.

J’attendais, par habitude, son ricanement de chèvre, mais il nericana pas.

– Innocent Charousek, murmurai-je, l’esprit absent. Le gardiense pencha vers moi et me chuchota à l’oreille :

– Pas longtemps avant sa mort, il est venu me trouver, monsieurle Dr Charousek, et il a demandé de vos nouvelles. Il avait dit devous dire bien, bien des choses. Comme de juste, j’ai pas pu fairela commission à ce moment-là. C’est formellement interdit. Il afini bien tristement, M. le Dr Charousek. Il s’est tué. On l’atrouvé mort sur la tombe d’Aaron Wassertrum, couché à plat ventre.Il avait creusé deux trous profonds dans la terre, il s’étaitouvert les veines du poignet et puis après, il avait mis les brasdans les trous. Il a perdu tout son sang comme ça. Il avait dûdevenir fou, monsieur le Dr Char…

Le gratte-papier, ayant repoussé sa chaise à grand bruit, metendait la plume pour que je signe.

Après quoi il se redressa fièrement et lança, exactement sur leton de son seigneurial supérieur :

– Gardien, emmenez cet homme !

Comme tant de mois auparavant, l’homme au sabre et au caleçonavait posé le moulin à café qu’il tenait sur ses genoux, mais cettefois il ne m’avait pas fouillé, me restituant au contraire mespierres précieuses, le porte-monnaie avec les dix guldens, monmanteau et tout le reste.

Puis je me retrouvai dans la rue.

– Mirjam ! Mirjam ! Enfin, maintenant le revoir estproche !

J’étouffai un cri d’exultation frénétique.

Il devait être minuit. La pleine lune glissait, terne comme uneassiette de cuivre pâle, derrière des voiles de brume.

Le pavé était recouvert par une pellicule de boue collante.

Je fis signe à un fiacre qui avait des airs de monstreantédiluvien dans le brouillard. Mes jambes me refusaient toutservice ; complètement déshabitué de la marche, je vacillaissur des semelles de pied insensibles comme un homme atteint d’unemaladie de la moelle.

– Cocher, conduisez-moi le plus vite possible au 7 ruelle duCoq. Vous m’avez bien compris ? 7 ruelle du Coq.

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