Le Golem

Chapitre 3 «I »

Si je ne me suis pas trompé en croyant entendre monter derrièremoi dans l’escalier à une certaine distance, toujours la même,quelqu’un qui a l’intention de venir me voir, il doit se trouverentre les deux derniers étages. Il tourne maintenant le coin oùl’archiviste Schemajah Hillel a son logement et quitte les dallesde pierre usées pour passer sur le palier de l’étage supérieur quiest recouvert de briques rouges. Il suit le mur à tâtons etmaintenant, exactement maintenant, il doit être en train d’épelernon sans peine mon nom sur la plaque de la porte, dansl’obscurité.

Je me postai bien droit au milieu de la pièce et regardail’entrée. Alors la porte s’ouvrit et il entra.

Il ne fit que quelques pas dans ma direction et n’ôta sonchapeau ni ne prononça la moindre formule de politesse. J’eusl’impression qu’il se comportait ainsi chez lui et trouvai toutnaturel qu’il fît ainsi et pas autrement.

Plongeant la main dans sa poche, il en sortit un livre. Puis ille feuilleta longuement. La couverture était en métal ornée derosaces et de sceaux gravés en creux, puis remplis de couleurs etde petites pierres.

Ayant enfin trouvé la place qu’il cherchait, il me la montra. Jedéchiffrai le titre du chapitre : « Ibbour », « la Fécondation desâmes ».

La grande capitale or et rouge tenait presque la moitié de lapage que je parcourus involontairement des yeux et son bord étaitabîmé. Il me fallait le réparer. L’initiale n’était pas collée surle parchemin comme dans les livres anciens que j’avais vusjusqu’alors, mais paraissait bien plutôt faite de deux feuillesd’or mince soudées en leur milieu et ses extrémités se retournaientsur les bords de la page. Donc, le parchemin avait dû être découpéà la place de la lettre ? Si oui, le I devait se trouver,inversé, de l’autre côté de la page ? Je la tournai etconstatai que ma supposition était exacte.

Involontairement, je lus aussi cette page et celle qui luifaisait face. Et puis je lus plus loin, toujours plus loin. Lelivre me parlait comme le rêve, seulement beaucoup plus clair,beaucoup plus net. Et il touchait mon cœur comme une question.

Les paroles s’échappaient en torrent d’une bouche invisible,prenaient vie et s’approchaient de moi, tournoyant et pivotant surelles-mêmes comme des esclaves aux vêtements bariolés, puiss’enfonçaient dans le sol ou disparaissaient dans l’air en vapeursmiroitantes pour faire place aux suivantes. L’espace d’un instant,chacune espérait que je la choisirais et renoncerais à examiner lesautres. Nombre d’entre elles passaient en se pavanant dans desomptueux atours, à pas lents et mesurés. Beaucoup comme desreines, mais vieillies et décrépites, les paupières fardées – avecune bouche de putain, les rides recouvertes d’un maquillageaffreux. Je regardais celles qui passaient, celles qui arrivaientet mon regard glissait sur de longues files aux visages siordinaires, si dépourvus d’expression qu’il semblait impossible deles graver dans la mémoire.

Puis elles traînèrent vers moi une femme absolument nue etgigantesque comme une divinité de la terre. Pendant une seconde,elle s’arrêta devant moi et s’inclina très bas. Ses cils étaientaussi longs que mon corps tout entier et elle montrait, sans unmot, le pouls de son poignet gauche. Il battait comme un séisme etje sentais qu’elle avait en elle la vie de tout un monde.

Un cortège de corybantes arriva des lointains à une allurefolle.

Un homme et une femme s’étreignaient. Je les vis venir de loin,cependant que le vacarme du cortège se rapprochait de plus enplus.

Maintenant, j’entendais les chants sonores des extatiques, toutcontre moi et mes yeux cherchaient le couple enlacé. Mais ils’était métamorphosé en une figure unique, mi-homme, mi-femme – unhermaphrodite – assis sur un trône de nacre. Et la couronne del’hermaphrodite s’achevait en une tablette de bois rouge danslaquelle le ver de la destruction avait rongé des runesmystérieuses.

Dans un nuage de poussière, un troupeau de petits moutonsaveugles arriva au trot : animaux nourriciers que l’hybridegigantesque emmenait à sa suite pour garder ses corybantes envie.

Parfois, parmi les figures qui jaillissaient de la boucheinvisible, certaines venaient de la tombe, un linge devant levisage. Et elles s’arrêtaient devant moi, laissaient soudain tomberleurs voiles et leurs yeux de carnassiers se fixaient sur mon cœuravec des regards si affamés qu’une terreur glacée m’envahissait lecerveau et mon sang refluait comme un torrent dans lequel des blocsde rocher sont tombés du ciel, brusquement et au beau milieu de sonlit.

Une femme passa devant moi, légère comme une nuée. Je ne vis passon visage. Elle se détourna et son manteau était fait de larmesruisselantes.

Des masques filaient, dansant et riant, sans se soucier demoi.

Seul un Pierrot se retourne d’un air pensif et revient sur sespas. Il se plante devant moi et me regarde les yeux dans les yeux,comme si j’étais un miroir. Il fait des grimaces si bizarres, lèveles bras et gesticule, tantôt hésitant, tantôt rapide commel’éclair, qu’une envie mystérieuse me saisit de l’imiter, decligner des yeux, de hausser les épaules et de tordre les coins dela bouche.

Puis d’autres figures impatientes le poussent de côté qui toutesveulent passer sous mon regard. Mais aucune n’a de consistance. Cesont des perles qui glissent enfilées sur un cordon de soie, notesisolées d’une mélodie qui jaillit de la bouche invisible.

Ce n’était plus un livre qui me parlait. C’était une voix. Unevoix qui voulait de moi quelque chose que je ne saisissais pas, sigrands que fussent mes efforts. Qui me tourmentait de questionsbrûlantes, incompréhensibles. Mais la voix qui prononçait cesparoles visibles était morte et sans résonance.

Tout son qui retentit dans le monde du présent a de nombreuxéchos, de même que tout objet a une grande ombre et beaucoup depetites, mais cette voix-là n’avait plus d’échos, depuis longtemps,longtemps, ils s’étaient évanouis, dissipés.

J’avais lu le manuscrit jusqu’au bout, je le tenais encore entreles mains et l’on eût dit que j’avais feuilleté dans mon cerveau,non pas dans un livre !

Tout ce que la voix m’avait dit, je le portais en moi depuis queje vivais, mais enfoui, oublié et caché à ma pensée jusqu’à cejour.

Je levai les yeux.

Où était l’homme qui m’avait apporté le livre ?Parti ? Viendra-t-il le chercher quand j’aurai fini ? Oufaudra-t-il que je le lui porte ?

Mais impossible de me rappeler s’il m’avait dit où ilhabitait.

Je voulus me remettre son apparence en mémoire et n’y parvinspas. Comment était-il habillé ? Était-il vieux, était-iljeune ? Quelle couleur avaient ses cheveux et sa barbe ?Rien, je ne pouvais plus rien me représenter. Toutes les images delui que j’évoquais se fondaient et s’évanouissaient avant même queje les eusse assemblées dans mon esprit. Je fermai les yeux etappuyai la main sur les paupières pour ressaisir fût-ce uneminuscule parcelle de son aspect.

Rien, rien.

Je me replaçai au milieu de la pièce, regardai la porte comme jel’avais fait avant, au moment où il était venu, et reconstituai lascène : maintenant il tourne le coin, maintenant il marche sur lesbriques rouges, maintenant il lit sur la plaque « AthanasiusPernath » et maintenant il entre. En vain. Pas la moindre trace desouvenir, ne voulut s’éveiller en moi.

Voyant le livre posé sur la table, je tentai d’évoquer la mainqui l’avait tiré de la poche pour me le tendre. Jamais je ne pus merappeler si elle avait porté un gant ou non, si elle était jeune oufripée, ornée de bagues ou nue.

À ce moment, j’eus une idée étrange. Comme une inspiration quel’on n’oserait repousser. J’enfilai mon manteau, mis mon chapeau,sortis dans le corridor et descendis l’escalier. Puis je remontailentement vers ma chambre. Lentement, très lentement, comme luilorsqu’il était venu. Et en ouvrant la porte je m’aperçus que toutela pièce était dans la pénombre. Ne faisait-il pas grand jour quandj’étais sorti ? J’avais donc rêvassé là bien longtemps pourn’avoir pas remarqué comme il était tard ! Je m’efforçaid’imiter la démarche et l’attitude de l’inconnu, mais ne pus rienme rappeler d’elles. D’ailleurs, comment réussir à l’imiter alorsque je ne disposais plus d’aucun point de repère qui pût m’indiquerl’aspect qu’il avait eu !

Mais les choses se passèrent autrement. Tout autrement que jel’avais pensé. Ma peau, mes muscles, mon corps se souvinrent tout àcoup, sans avertir le cerveau. Ils se mirent à faire des mouvementsque je ne souhaitais ni ne prévoyais, comme si mes membres nem’appartenaient plus. Ayant fait quelques pas dans la pièce, jem’aperçus que d’une seconde à l’autre ma démarche était devenuelourde et tâtonnante, étrangère. C’est l’allure d’un homme sur lepoint de tomber en avant, me dis-je. Oui, oui, oui, il marchaitcomme cela.

Je le sus tout à coup très nettement : il est ainsi.

Je portais un visage étranger, sans barbe, aux pommettessaillantes, aux yeux obliques. Je le sentais sans pouvoir mevoir.

Horrifié, je voulais hurler que ce n’était pas le mien, letâter, mais ma main n’obéissait pas à ma volonté et s’enfonçaitdans la poche pour en sortir un livre. Exactement comme il l’avaitfait.

Et puis soudain je me retrouve assis, sans chapeau, sansmanteau, à ma table et je suis moi, moi, moi. AthanasiusPernath.

Terreur et affolement me secouèrent, mon cœur battit à serompre, et je sentis que les doigts fantomatiques qui un instantauparavant tâtaient encore ici et là dans mon cerveau m’avaientlâché. Seules les traces froides de leurs effleurements étaientencore perceptibles vers la nuque.

Désormais, je savais comment était l’étranger et j’aurais pu denouveau le sentir en moi à n’importe quel moment si je l’avaisvoulu ; mais son image, celle que j’avais vue en facede moi, je ne pouvais toujours pas me la représenter et ne lepourrais jamais. C’est comme un négatif, un moule en creuxinvisible dont je ne peux distinguer les lignes, dans lequel ilfaut que je me glisse moi-même si mon propre moi veut prendreconscience de sa forme et de son expression.

Il y avait dans le tiroir de ma table une cassette de fer ;je voulais y enfermer le livre et ne l’en sortir pour réparer lacapitale abîmée qu’une fois dissipé mon état de déséquilibremental. Et je pris le livre sur la table. J’eus l’impression den’avoir rien dans la main. Je pris la cassette : même absence desensation. Tout se passait comme si le toucher devait parcourir unlong chemin plein de ténèbres épaisses avant de déboucher à nouveaudans ma conscience, comme si les objets étaient séparés de moi parune durée de plusieurs années et appartenaient à un passé depuislongtemps dépassé !

La voix qui tourne autour de moi dans le noir, fureteuse, pourme tourmenter avec la pierre de graisse est passée à côté de moisans me voir. Et je sais qu’elle vient de l’empire du sommeil. Maisl’expérience que j’ai connue était la réalité vivante, c’est pourcela que la voix n’a pu me voir et me cherche en vain, je lesens.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer