Le Golem

Chapitre 5VEILLÉE

Nous avions ouvert la fenêtre pour laisser s’échapper lestorrents de fumée de ma petite chambre. Le vent froid de la nuitqui s’y engouffrait, souffla sur les manteaux poilus pendus devantla porte et les fit balancer doucement de-ci de-là.

– Le vénérable couvre-chef de Prokop a bien envie de s’envoler,dit Zwakh en montrant le grand chapeau mou du musicien dont leslarges bords palpitaient comme des ailes noires.

Josua Prokop cligna gaiement de l’œil.

– Il le fera, dit-il, il ira probablement…

– Chez Loisitschek, musique de danse en tous genres, coupaaussitôt Vrieslander.

Prokop rit et se mit à frapper la table du plat de la main aurythme des bruits que l’air léger de l’hiver emportait au-dessusdes toits. Puis il décrocha du mur ma vieille guitare, fit semblantde nouer les cordes brisées et entonna d’une voix de faussetcriarde une merveilleuse chanson en argot.

– Quelle connaissance de la langue du milieu, c’estépatant !

Vrieslander éclata de rire et joignit sa basse au récitatif.

– Cette curieuse chanson est grincée tous les soirs chezLoisitschek par ce timbré de Nephtali Schaffraneck avec sa visièreverte, cependant qu’une créature peinte joue de l’harmonica ethurle le texte, m’expliqua Zwakh. Vous devriez venir un soir avecnous dans ce cabaret, maître Pernath. Peut-être dans un momentquand le punch sera fini. Qu’est-ce que vous en pensez ? Pourfêter votre anniversaire ?

– Oui, oui, venez avec nous, dit Prokop en refermant la fenêtre.C’est quelque chose qu’il faut avoir vu.

Ensuite chacun se remit à boire du punch en suivant le fil deses pensées.

Vrieslander sculptait une marionnette.

– Vous nous avez littéralement coupés du monde extérieur, Josua,dit Zwakh, rompant le silence. Depuis que vous avez fermé lafenêtre, personne n’a plus dit un mot.

– Je pensais seulement aux manteaux qui volaient tout àl’heure ; c’est si étrange quand le vent fait bouger deschoses sans vie, dit très vite Prokop, comme pour s’excuser de sonsilence. On a une impression extraordinaire quand on voit sesoulever et flotter des objets qui gisaient jusque-là comme desmorts, vous ne trouvez pas ? J’ai vu un jour sur une placedéserte de grands morceaux de papier tourner en rond avec une ragefolle – sans que je sente le moindre souffle de vent parce quej’étais abrité par une maison – et se poursuivre comme s’ilsavaient juré de s’exterminer. Un instant plus tard, ils avaientl’air calmés, mais brusquement, une hargne insensée les reprenaitet ils se mettaient à courir dans toutes les directions,s’entassaient dans un coin, s’éparpillaient à nouveau comme despossédés, pour finir par disparaître derrière un angle demaison.

« Seul un journal épais n’avait pu les suivre ; il restaitsur le pavé, s’ouvrant et se fermant à grand bruit haineux, commes’il avait perdu le souffle et haletait convulsivement.

« Un sombre soupçon m’avait alors envahi : et si à la fin denotre vie nous étions un peu comme ces débris de papier ?N’est-ce pas quelque « vent » invisible, mystérieux, qui nouspousse ici ou là, et commande nos actes, cependant que dans notrenaïveté nous croyons jouir de notre libre arbitre ?

« Et si la vie en nous n’était rien autre qu’un inexplicabletourbillon de vent ? Ce vent dont la Bible dit : Sais-tu d’oùil vient et où il va ?… Ne rêvons-nous pas parfois que nousplongeons dans l’eau profonde et que nous prenons des poissonsd’argent, alors que c’est tout simplement un courant d’air froidqui glisse sur notre main ?

– Prokop, vous parlez comme Pernath, qu’est-ce que vousavez ? demanda Zwakh en regardant le musicien d’un airméfiant.

– L’histoire du livre Ibbour que nous avons entendue il y a unmoment, quel dommage que vous soyez venu si tard, vous l’avezmanquée, c’est elle qui l’a incité à la méditation, ditVrieslander.

– L’histoire d’un livre ?

– En réalité de l’homme qui a apporté le livre et qui avait uneapparence étrange. Pernath ne sait ni comment il s’appelle, ni oùil habite, ni ce qu’il voulait et bien que son aspect soit trèsfrappant, il est impossible de le décrire avec précision.

Zwakh dressa l’oreille.

– Très remarquable, dit-il après une pause. Est-ce que cetétranger n’était pas imberbe, avec des yeux obliques ?

– Je crois, répondis-je, je… c’est-à-dire j’en suis sûr. Vous leconnaissez donc ?

Le montreur de marionnettes hocha la tête.

– Il me fait penser au Golem, c’est tout.

Le peintre Vrieslander laissa retomber son couteau.

– Le Golem ? J’en ai déjà tant entendu parler. Vous savezquelque chose sur lui, Zwakh ?

– Qui peut dire qu’il sait quelque chose sur leGolem ? répondit Zwakh en haussant les épaules. On le relèguedans le domaine des légendes jusqu’au jour où un événement survientdans les ruelles qui lui redonne brusquement vie. Alors pendant uncertain temps tout le monde parle de lui, les rumeurs prennent desproportions monstrueuses et elles finissent par devenir siexagérées qu’elles sombrent du fait même de leur invraisemblance.L’origine de l’histoire remonte au XVIIe siècle, dit-on. Un rabbide cette époque aurait créé un homme d’après des formulesaujourd’hui perdues de la Cabale pour lui servir de domestique,sonner les cloches de la synagogue et faire les gros travaux. Maisce n’était pas un homme véritable et seule une vie végétative, àdemi consciente l’animait. Elle ne subsistait même qu’au jour lejour, entretenue par la puissance d’un parchemin magique glisséderrière ses dents et qui attirait les forces sidérales libres del’univers.

« Et lorsqu’un soir, avant la prière, le rabbi oublia de leretirer de la bouche du Golem, celui-ci fut pris d’un accès defolie furieuse et se mit à courir dans les ruelles en massacranttout ce qui lui tombait sous la main. Jusqu’à ce que le rabbi sejette sur lui et détruise le parchemin. Alors la créature tombasans vie. Il n’en resta que la figure de nain en glaise que l’onmontre aujourd’hui encore dans la vieille synagogue.

– Ce même rabbin aurait été convoqué par l’empereur dans sonchâteau pour évoquer les esprits des morts et les faire apparaître,interrompit Prokop. Des spécialistes modernes pensent qu’il s’estservi d’une lanterne magique.

– Bien sûr, il n’y a pas d’explication assez absurde pour ne pastrouver des partisans aujourd’hui, poursuivit Zwakh sans setroubler. Une lanterne magique ! Comme si l’empereur Rodolphequi avait recherché et collectionné des objets de ce genre-là toutesa vie n’aurait pas démasqué du premier coup d’œil une supercherieaussi grossière !

« Évidemment, je ne sais sur quoi repose l’origine de l’histoiredu Golem, mais je suis sûr qu’il y a dans ce quartier de la villequelque chose qui ne peut pas mourir, qui hante les lieux et gardeune sorte d’existence indépendante. Mes ancêtres ont habité icidepuis des générations et personne ne peut avoir accumulé plus desouvenirs que moi, vécus et hérités, sur les réapparitionspériodiques du Golem !

Zwakh s’était soudain tu et l’on sentait que ses penséeserraient dans le temps passé.

Le voyant assis à table, la tête levée, le rouge des jouespoupines contrastant de façon étrange avec le blanc des cheveuxdans la lumière crue de la lampe, je comparai involontairement sestraits aux masques des marionnettes qu’il me montrait si souvent.Comme ce vieil homme leur ressemblait ! Même expression etmême dessin du visage !

Je me dis que nombre de choses sur cette terre ne peuvent sedissocier et tandis que le destin tout simple de Zwakh se déroulaitdans mon esprit, il me paraissait soudain insolite et monstrueuxqu’un homme comme lui, beaucoup plus instruit que ses ancêtres, quiaurait dû devenir comédien, eût pu revenir à un misérable théâtrede marionnettes, et aller de marché en marché exhiber lesmouvements maladroits et les aventures assommantes de ces mêmespoupées qui avaient procuré un moyen d’existence si précaire à sesancêtres.

Il ne parvient pas à se séparer d’elles, je le comprends : ellesvivent de sa vie et quand il s’est éloigné, elles se sontmétamorphosées en idées logées dans son cerveau, le harcelant et letracassant jusqu’à ce qu’il fût revenu chez lui. C’est pourquoi illes manipule maintenant avec tant d’amour et les habille fièrementde clinquant.

– Zwakh, racontez-nous donc encore quelque chose, demandaProkop, puis, il nous regarda, Vrieslander et moi, pour voir sinous étions du même avis.

– Je ne sais pas par où commencer, dit le vieillard, hésitant.L’histoire du Golem n’est pas facile à saisir.

« Comme Pernath l’a dit tout à l’heure, il sait exactementl’aspect qu’avait l’inconnu et pourtant il ne peut pas le décrire.Il se reproduit à peu près tous les trente-trois ans dans nosruelles un événement qui n’a rien de particulièrement bouleversanten lui-même et qui provoque pourtant une panique parce qu’on ne luitrouve ni explication ni justification. Chaque fois, un hommetotalement inconnu, imberbe, le visage jaunâtre et de type mongol,se dirige à travers le quartier juif vers la rue de laVieille-École d’un pas égal, curieusement trébuchant, comme s’ilallait tomber en avant d’un instant à l’autre, puis soudaindisparaît. En général, il tourne un angle de rue et se volatilise.Une autre fois, on dit qu’il a décrit un cercle pour revenir à sonpoint de départ : une très vieille maison dans le voisinage de lasynagogue.

« Quelques agités prétendent aussi l’avoir vu déboucher d’uneruelle adjacente et venir à leur rencontre. Mais bien qu’il eûtindiscutablement marché dans leur direction, il était devenu deplus en plus petit, comme quelqu’un dont la silhouette se perd dansle lointain, puis il avait brusquement disparu.

« Il y a soixante-dix ans, l’impression produite a dû êtreparticulièrement profonde, car je me souviens – j’étais encore toutjeune à l’époque – qu’on a fouillé la maison dans la rue de laVieille-École de la cave au grenier. On y a découvert une pièceavec une fenêtre grillagée, sans issue. On s’en est aperçu quand ona fait pendre du linge à toutes les fenêtres pour voir de la ruecelles qui étaient accessibles. Comme on ne pouvait pas y pénétrerautrement, un homme est descendu du toit par une corde pour voir cequ’il y avait dedans. Mais il était à peine arrivé près de lafenêtre que la corde a cassé et le malheureux s’est fracassé lecrâne sur le pavé. Et quand par la suite on a voulu recommencer latentative, les avis sur l’emplacement de la fenêtre ont été sidifférents qu’on a renoncé. Quant à moi, j’ai personnellementrencontré le Golem pour la première fois, il y a environtrente-trois ans. Il venait à ma rencontre dans un passage et nousavons failli nous heurter.

« Aujourd’hui encore je ne peux comprendre ce qui s’est passé enmoi à ce moment-là. Car enfin on ne vit pas jour après jour dansl’attente d’une rencontre avec le Golem. Et pourtant, à ce momentprécis, avant que j’aie pu le voir, quelque chose a crié en moi :le Golem ! Au même instant quelqu’un est sorti de l’ombred’une porte cochère et l’inconnu est passé à côté de moi. Uneseconde après, des visages blêmes, bouleversés se précipitaient entorrent vers moi pour me demander si je l’avais vu. Et tandis queje leur répondais, j’avais l’impression que ma langue se déliait,alors que je n’avais pas senti de contraction auparavant. J’étaisstupéfait de pouvoir bouger et je me suis rendu compte seulementalors que j’avais dû me trouver – fût-ce le temps d’un battement decœur – dans une sorte de tétanie.

« J’ai réfléchi bien souvent, bien longuement à ces choses et ilme semble serrer la vérité d’aussi près que possible en disant ceci: dans le cours d’une vie, il y a toujours un moment où uneépidémie spirituelle parcourt la ville juive avec la rapidité del’éclair, atteint les âmes des vivants dans un dessein qui nousdemeure caché, et fait apparaître à la manière d’un mirage lasilhouette d’un être caractéristique qui a vécu là des sièclesauparavant peut-être et désire avidement retrouver forme etsubstance.

« Il est peut-être constamment au milieu de nous, sans que nousnous en apercevions. Nous entendons bien la note du diapason avantqu’elle frappe le bois et le fasse vibrer à l’unisson.

« Peut-être y a-t-il là comme une œuvre d’art spirituelle, sansconscience d’elle-même, une œuvre d’art qui naît de l’informe, telun cristal, selon des lois immuables. Qui sait ?

« De même que par les journées torrides la tension électriquemonte jusqu’à devenir intolérable et finit par engendrer l’éclair,ne pourrait-il se faire que l’accumulation incessante de cespensées jamais renouvelées qui empoisonnent ici l’air du ghettoproduise une décharge subite, une explosion spirituelle qui d’uncoup de fouet projette dans la lumière du jour notre conscienceonirique ? D’un côté, dans la nature, l’éclair, de l’autre uneapparition qui par son aspect, sa démarche et son comportementrévélerait infailliblement le symbole de l’âme collective si l’onsavait interpréter le langage secret des formes ?

« Et de même que maints signes annoncent l’éclatement del’éclair, certains présages angoissants révèlent l’imminence d’untel fantôme dans le domaine de la réalité. Le crépi qui s’écaillesur un vieux mur dessine une silhouette rappelant un homme enmarche et dans les fleurs du givre, sur la fenêtre, les traits devisages figés apparaissent. Le sable du toit paraît tomberautrement qu’avant, faisant soupçonner à l’observateur irrité qu’unesprit invisible, fuyant la lumière, le jette en bas et s’exerce ensecret à modeler toutes sortes de figures étranges – si notre œils’arrête sur une dartre monochrome ou sur les inégalités de lapeau, nous sommes accablés par le don pénible de voir partout desformes prémonitoires, chargées de sens, qui prennent dans nos rêvesdes proportions gigantesques. Et toujours, tel un fil rouge courantau travers de ces tentatives schématiques que fait la penséecollective pour percer les murailles du quotidien, la certitudedouloureuse que le plus intime de notre être nous est arraché avecpréméditation, contre notre volonté, simplement pour que le fantômepuisse prendre forme.

« Quand j’ai entendu Pernath dire il y a quelques instants qu’ilavait rencontré un homme imberbe aux yeux obliques, le Golem m’estapparu tel que je l’avais vu autrefois. Comme s’il avait jailli dusol, il était là, devant moi.

« Et la crainte sourde d’être une fois encore à la veille d’unévénement inexplicable m’a traversé, l’espace d’un instant, cettemême angoisse que j’ai déjà éprouvée dans mes années de jeunesse,quand les premières manifestations spectrales du Golem projetaientleurs ombres.

« Il y a bien soixante-six ans de cela – c’était un soir où lefiancé de ma sœur était venu en visite et où la famille devaitfixer le jour du mariage. À l’époque, on versait du plomb fondudans l’eau froide, en manière d’amusement, et je restais planté là,la bouche ouverte, sans comprendre ce qu’il y avait à comprendre,dans mon esprit d’enfant déconcerté, je rapprochais l’opération duGolem dont j’avais souvent entendu mon grand-père raconterl’histoire et je me figurais que d’un instant à l’autre la porteallait s’ouvrir pour donner passage à l’inconnu. Ma sœur vida lacuillerée de métal fondu dans l’écuelle pleine d’eau et me ritgaiement au nez en voyant mon état de surexcitation. De ses mainsflétries et tremblantes, mon grand-père sortit le morceau de plombbrillant et l’éleva dans la lumière. Aussitôt l’agitation s’emparade tous les assistants, les voix montèrent, s’entrecroisèrent, jevoulus m’approcher, mais on me repoussa.

« Beaucoup plus tard, mon père m’a raconté que le métal en sesolidifiant avait pris la forme très nette d’une petite tête ronde,imberbe, comme coulée dans un moule, et qui ressemblait siétrangement à celle du Golem que tout le monde en avait étéépouvanté.

« J’en ai souvent parlé avec l’archiviste Schemajah Hillel qui ala garde des objets du culte dans la vieille synagogue ainsi que dela figurine en terre cuite du temps de l’empereur Rodolphe. Il aétudié la Cabbale et il pense que cette motte de glaise aux formeshumaines pourrait bien être un présage surgi à l’époque, tout commedans mon cas, la tête en plomb. Et l’inconnu rôdant dans lesparages devait être la figure imaginaire que le rabbi du Moyen Ageavait d’abord pensée avant de pouvoir l’habiller dematière et qui revenait désormais à intervalles réguliers selon lesconfigurations astrales sous lesquelles il l’avait créée, torturéepar le désir d’une vie corporelle.

« L’épouse défunte de Hillel avait vu le Golem face à face, elleaussi, et senti comme moi que l’on se trouvait dans un état decatalepsie tant que l’énigmatique créature restait proche. Elledisait croire dur comme fer que c’était sa propre âme qui, sortiede son corps, s’était tenue un instant devant elle et l’avaitregardée les yeux dans les yeux, sous les traits d’une créatureétrangère. Malgré une angoisse terrible, elle n’avait pas perdu uneseconde la certitude que cet autre ne pouvait être qu’un fragmentarraché au plus intime d’elle-même.

– Incroyable ! marmonna Prokop, perdu dans ses pensées.

Le peintre Vrieslander paraissait lui aussi abîmé dans laméditation.

Puis on frappa à la porte et la vieille femme qui m’apporte lesoir l’eau et ce dont je peux avoir besoin, entra, posa la cruchede terre sur le plancher et repartit sans avoir dit un mot. Nousavions tous relevé la tête et regardé autour de nous comme si noussortions du sommeil, mais un long moment s’écoula encore dans lesilence. On eût dit qu’avec la vieille une influence nouvelles’était glissée dans la pièce, à laquelle nous devions d’abord noushabituer.

– Oui, Rosina la Rouge, c’est encore un visage dont on ne peutpas se délivrer, qu’on voit continuellement surgir des coins etrecoins, dit tout à coup Zwakh, sans la moindre transition.

« Ce sourire grimaçant, figé, je l’ai connu toute ma vie !D’abord la grand-mère, ensuite la mère ! Et toujours le mêmevisage, pas un trait de changé. Le même prénom aussi, Rosina, l’uneest la réincarnation de l’autre.

– Est-ce qu’elle n’est pas la fille du brocanteur AaronWassertrum ? demandai-je.

– On le dit, répliqua Zwakh. Mais Aaron Wassertrum a de nombreuxfils et de nombreuses filles qu’on ne connaît pas. Pour la mère deRosina déjà, on ne savait pas qui était le père – ni ce qu’elle estdevenue. À quinze ans elle a eu un enfant et depuis elle n’a pasreparu. Sa disparition a coïncidé, si je me rappelle bien, avec unassassinat commis à cause d’elle dans cette maison.

« Tout comme sa fille aujourd’hui, elle tournait la tête desgamins à moitié poussés. L’un d’eux vit encore, je le vois souventmais j’ai oublié son nom. Les autres sont morts très tôt et je negarde de ce temps-là que de courts épisodes qui passent dans mamémoire comme des images décolorées. C’est ainsi qu’il y a euautrefois un malheureux à moitié dément qui allait de taverne entaverne et découpait la silhouette des clients dans du papier noirpour quelques kreuzers. Quand on le faisait boire, il sombrait dansune tristesse indicible et se mettait à découper inlassablement ensanglotant le même profil aigu de jeune fille jusqu’à ce que saprovision de papier soit épuisée. D’après des recoupements, quej’ai oubliés depuis longtemps, il avait, encore presque enfant,tant aimé une certaine Rosina, sans doute la grand-mère del’actuelle, qu’il en avait perdu la raison. Si je fais le comptedes années, oui, ce ne pouvait être que la grand-mère de lanôtre.

Zwakh se tut et se laissa aller en arrière.

Une idée me traversa l’esprit : dans cette maison, le destintourne en rond et revient toujours au même point. Et c’est alorsque surgit devant mes yeux une image affreuse, celle d’un chatblessé au cerveau, que j’avais vu autrefois décrire des cercles entitubant.

– Maintenant, voilà la tête, lança tout à coup d’une voix clairele peintre Vrieslander.

Il prit une bille de bois dans sa poche et se mit à latailler.

Une lourde fatigue s’abattit sur mes yeux et je reculai monfauteuil pour sortir du cercle de la lumière.

L’eau pour le punch chantait dans la bouilloire et Josua Prokopremplit à nouveau-les verres. Doucement, très doucement, la musiquede danse s’insinua au travers de la fenêtre fermée ; souventelle se taisait tout à fait, puis reprenait de nouveau un peu deforce selon que le vent la perdait en route, ou nous l’apportait dela rue.

Au bout d’un moment, le musicien me demanda si je ne voulais pastrinquer. Mais je ne répondis rien. J’avais si totalement perdu lavolonté de me mouvoir que l’idée d’ouvrir la bouche ne me vint mêmepas. Le calme intérieur qui m’avait pétrifié était tel que jecroyais dormir. J’étais obligé de regarder le couteau deVrieslander qui lançait des éclairs tout en mordant sans trêve dansle bois pour avoir la certitude d’être éveillé.

Très loin, résonnait la voix de Zwakh qui racontait toutessortes d’histoires merveilleuses sur ses marionnettes et les contesbigarrés qu’il inventait pour les leur faire jouer.

Il était aussi question du Dr Savioli et de la dame distinguée,épouse d’un noble, qui venait le voir dans l’atelier retiré.

Et de nouveau je vis dans mon esprit la mine ironique ettriomphant d’Aaron Wassertrum.

Après m’être demandé si je ne devrais pas mettre Zwakh aucourant de ce qui s’était passé alors, je conclus que cela n’envalait pas la peine. D’ailleurs je savais que si j’essayais deparler maintenant, ma volonté se déroberait.

Soudain, les trois hommes assis à table regardèrent de mon côtéavec attention et Prokop dit assez haut : « Il s’est endormi », sihaut que cela sonnait presque comme une question.

Ils poursuivirent leur conversation à voix assourdie et jecompris qu’ils parlaient de moi.

Le couteau de Vrieslander dansait toujours, accrochant lalumière qui ruisselait de la lampe et dont le reflet miroitant mebrûlait les yeux.

Un mot tomba, quelque chose comme « divaguer » et j’écoutai lespropos qui roulaient de l’un à l’autre.

– Des sujets comme celui du Golem, il ne faudrait jamais lesaborder devant Pernath, disait Josua Prokop sur un ton de reproche.Quand il nous a raconté l’histoire du livre, un peu avant, nousn’avons pas pipé mot et nous n’avons pas poussé la chose plus loin.Je parierais gros qu’il a rêvé.

Zwakh approuva du chef.

– Vous avez tout à fait raison. C’est comme si l’on entre avecune bougie allumée dans une pièce poussiéreuse pleine de chiffonspourris, le plancher recouvert par la charpie desséchée du passé :un simple effleurement et le feu jaillit de partout.

– Est-ce que Pernath a été longtemps dans un asiled’aliénés ? Comme c’est triste pour lui, il ne doit pas avoirplus de quarante ans ? dit Vrieslander.

– Je ne sais pas ; je n’ai pas la moindre idée non plus deses origines ni de son ancienne profession. À le voir, il faitpenser à un noble de la vieille France avec sa silhouette mince etsa barbe taillée en pointe. Il y a bien, bien des années, unmédecin de mes amis m’a demandé de m’occuper un peu de lui, et delui chercher un petit logement dans cette rue où personne ne feraitattention à lui et ne lui poserait de question sur son passé.

De nouveau Zwakh regarda dans ma direction, l’air ému.

« Depuis ce moment-là, il vit ici, il restaure des objets d’art,il taille des pierres précieuses et il a fini par acquérir un petitbien-être. Heureusement pour lui, il semble avoir oublié tout cequi touche à sa folie. Mais au nom du ciel, ne lui demandez jamaisde choses qui pourraient réveiller en lui les souvenirs du passé.Combien de fois le vieux médecin me l’a recommandé ! Il medisait toujours : Vous comprenez, Zwakh, nous avons une méthode,nous avons pour ainsi dire emmuré sa maladie, avec beaucoup depeine d’ailleurs, comme on isole le lieu d’une catastrophe parcequ’il rappelle de trop tristes souvenirs.

Les paroles du montreur de marionnettes tombaient sur moi commeles coups d’un tueur sur un animal sans défense, et m’étreignaientle cœur avec des mains brutales, féroces.

Depuis longtemps une angoisse sourde me rongeait, le soupçonqu’on m’avait pris quelque chose et que j’avais parcouru une longueétape de ma vie au bord d’un précipice, comme un somnambule. Maisjamais je n’étais parvenu à en découvrir l’origine. Désormaisj’avais devant moi la solution de l’énigme et elle me brûlait commeune blessure mise à vif.

Cette répugnance maladive à m’abandonner au souvenir desévénements passés, ce rêve étrange et sans cesse répété où je mevoyais enfermé dans une maison, contenant une suite d’appartementsinaccessibles pour moi, l’angoissante défaillance de ma pensée ence qui touchait ma jeunesse, tout cela trouvait d’un seul coup saterrible explication : j’avais été fou et l’on m’avait soumis àl’hypnose, on avait verrouillé la « chambre » qui dans mon cerveauassurait la liaison avec ces appartements, faisant ainsi de moi unvagabond sans patrie au milieu de la vie qui m’entourait. Et aucuneperspective de jamais recouvrer les souvenirs perdus.

Les ressorts de ma pensée et de mes actes se trouvaientdissimulés dans une autre personnalité oubliée depuis longtemps etque je ne pourrais jamais reconnaître : je suis une plantedéracinée, un rejet poussé sur une souche étrangère. Si j’arrivaisun jour à forcer l’entrée de cette « chambre » fermée, netomberais-je pas aux mains des fantômes qui y étaientbannis ?

L’histoire du Golem que Zwakh avait racontée une heureauparavant me traversa l’esprit et je découvris aussitôt un liengigantesque, mystérieux, entre la légendaire pièce sans fenêtre oùl’inconnu était censé habiter et mon rêve lourd de signification.Oui ! Dans mon cas aussi la corde casserait si je voulaisessayer de voir en moi par la fenêtre grillagée.

L’étrange concordance devenait sans cesse plus précise etprenait un caractère indescriptiblement angoissant. Je sentaisqu’il y avait là, insaisissables, soudées les unes aux autres, deschoses qui se ruaient comme des chevaux aveugles lancés sur unchemin dont ils ne connaissaient pas le but. Dans le ghetto aussi :une pièce dont personne ne peut trouver l’entrée, un être sombrequi y habite et n’en sort de loin en loin que pour errer dans lesrues en apportant aux hommes la terreur et l’horreur !

Vrieslander sculptait toujours la tête et le bois grinçait sousla lame du couteau. L’entendre me faisait presque mal et je jetaiun coup d’œil pour voir s’il n’en aurait pas bientôt fini. On eûtdit, à voir la tête osciller dans la main du peintre, qu’elle étaitdouée de conscience et regardait de-ci de-là, d’un coin à l’autre.Puis enfin ses yeux se reposaient longuement sur moi, heureux dem’avoir trouvé. Moi non plus je ne pouvais détourner mon regard etfixais sans relâche le visage de bois.

Pendant un moment le couteau de l’artiste parut hésiter, puis ilentailla une ligne d’un geste décidé et soudain les traits dumorceau de bois prirent une vie effrayante. Je reconnus le visagejaune de l’inconnu qui m’avait apporté le livre.

Et puis je ne distinguai plus rien, l’apparition n’avait duréqu’une seconde, et je sentis mon cœur s’arrêter de battre, puispalpiter avec angoisse. Cependant, comme la fois précédente, levisage me restait familier.

J’étais devenu lui, je m’appuyais sur le genou deVrieslander et je jetais autour de moi des regards fureteurs. Mesyeux se mirent à errer autour de la pièce et une main étrangèrem’effleura le crâne. Alors je vis tout à coup l’air effaré de Zwakhet j’entendis ses paroles :

– Grand Dieu, c’est le Golem !

Il s’ensuivit une courte lutte, on voulut arracher de vive forcela sculpture à Vrieslander qui se défendit et s’écria en riant:

– Qu’est-ce que vous voulez en faire ? Elle estcomplètement ratée ! Il se retourna, ouvrit la fenêtre et jetala tête dans la rue.

Je perdis alors conscience et sombrai dans une profondeobscurité traversée de fils d’or étincelants et lorsque je revins àmoi au bout de ce qui me parut être un temps très long, le premierbruit qui me frappa l’oreille fut celui du bois heurtant lepavé.

– Vous dormiez si profondément que nous avons eu beau voussecouer, vous n’avez rien remarqué, me dit Josua Prokop. Le punchest fini et vous avez tout manqué.

La douleur brûlante provoquée par les paroles que je venais desurprendre m’accabla de nouveau et je voulus crier que je n’avaispas rêvé en leur racontant l’histoire du livre, et aussi le prendredans la cassette et le leur montrer. Mais ces pensées ne purents’exprimer en mots, ni prévaloir sur l’humeur généralisée de départqui s’était emparée de mes invités.

Zwakh m’enfila de force mon manteau et déclara :

– Venez avec nous chez Loisitschek, maître Pernath, ça va vousravigoter.

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