Le Golem

Chapitre 4PRAGUE

L’étudiant Charousek se tenait à côté de moi, le col de sonmince paletot élimé largement ouvert et j’entendais ses dentsclaquer de froid. Je me dis qu’il risquait d’attraper la mort sousla voûte de cette porte cochère glaciale, en plein courant d’air,et l’invitai à venir en face, chez moi. Mais il refusa.

– Je vous remercie, maître Pernath, murmura-t-il en frissonnant,malheureusement, je n’ai plus le temps ; il faut que j’aillede toute urgence en ville. D’ailleurs nous serions trempésjusqu’aux os, si nous voulions traverser la rue maintenant,quelques pas y suffiraient ! Cette averse ne veut pas secalmer.

La pluie dévalait des toits et coulait sur le visage des maisonscomme un torrent de larmes.

En avançant un peu la tête, j’apercevais ma fenêtre, auquatrième étage, ruisselante, au point que les vitres semblaientavoir fondu, opaques et grumeleuses comme de la colle depoisson.

Un torrent de boue jaune coulait dans la rue et la porte cochèrese remplit de passants qui tous voulaient attendre la fin del’averse.

– Tiens, voilà un bouquet de mariée, dit tout à coup Charouseken montrant une gerbe de myrtes fanés qui passait, emportée parl’eau sale.

Derrière nous quelqu’un éclata de rire. En me retournant, je visque c’était un vieux monsieur à cheveux blancs, très bien mis, avecun visage de crapaud, tout boursouflé. Charousek jeta comme moi unregard en arrière et marmonna quelque chose à part lui.

Le vieillard produisait une impression désagréable. Je détournaimon attention de lui et passai en revue les maisons vilainementdécolorées qui s’accotaient les unes contre les autres sous lapluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaientl’air lamentable et déchu, toutes ! Plantées là au hasard,elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol. Onles a appuyées à un muret de pierre jaune, seul vestige encoredebout d’un ancien bâtiment en longueur, il y a de cela deux outrois siècles, au petit bonheur, sans tenir compte des autres.Là-bas, une maison en retrait, la façade de biais et une autre àcôté, proéminente comme une canine. Sous le ciel morne ellesavaient l’air endormies et l’on ne décelait rien de cette viesournoise, hostile, qui rayonne parfois d’elles quand le brouillarddes soirées d’automne traîne dans la rue, aidant à dissimuler leursjeux de physionomie à peine perceptibles.

Depuis une génération que j’habite ici, l’impression s’estancrée en moi, indestructible, qu’il y a des heures de la nuit etde l’aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieuxconseil muet. Souvent un faible tremblement que l’on ne sauraitexpliquer traverse alors leurs murs, des murmures courent sur leurstoits, tombent dans les gouttières et nous les percevonsdistraitement, les sens enrouillés, sans chercher leur origine.

Souvent j’ai rêvé que j’épiais leur manège spectral, apprenantainsi avec une stupeur angoissée que ces maisons étaient les vraiesmaîtresses de la rue, capables de manifester leur vie et leurssentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles, les dissimulantla journée à ceux qui habitent là pour les faire resurgir à latombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.

Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui ylogent, tels des schèmes qui ne sont pas nés d’une mère, leurspensées et leurs actes apparemment assemblés au hasard, je suisplus enclin que jamais à croire que ces rêves recèlent de sombresvérités qui couvent dans mon âme à l’état de veille comme desimpressions de contes colorés.

C’est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem,cet être artificiel qu’un rabbin cabaliste a créé autrefois àpartir de l’élément, ici même, dans ce ghetto, l’appelant à uneexistence machinale, sans pensée, grâce à un mot magique qu’il luiavait glissé derrière les dents.

De même que le Golem se figeait en une figure de glaise à laseconde où le mystérieux verbe de vie lui était retiré de labouche, il me semble que tous ces humains tomberaient privés deleur âme si l’on faisait jaillir dans leur cerveau n’importe quelmicroscopique concept, un désir subalterne, peut-être une habitudesans motif ni but chez l’un, voire simplement chez l’autre lasourde aspiration à quelque chose de tout à fait indéterminé,dépourvu de consistance.

Quelle effrayante, quelle incessante attente est tapie dans cescréatures ! Jamais on ne les voit travailler et pourtant elless’éveillent dès les premières lueurs du jour pour guetter enretenant leur souffle, comme on guette une proie qui ne vient pas.Et si parfois il semble vraiment qu’un être sans défense, quipourrait faire leur fortune, pénètre dans leur domaine, une terreurparalysante s’empare d’elles, les chasse tremblantes dans leurstrous et les empêche de profiter des moindres avantages. Personnene semble assez faible pour qu’il leur reste la force de ledominer.

– Des bêtes de proie dégénérées, édentées, à qui l’on a pris laforce et les armes, dit Charousek en me regardant d’un airhésitant.

Comment a-t-il pu savoir à quoi je pensais ?

Parfois, on attise avec tant de force ses pensées qu’ellespeuvent jaillir et retomber sur le cerveau d’une personne proche,comme des étincelles.

– De quoi peuvent-ils vivre ? dis-je au bout d’unmoment.

– Vivre ? De quoi ? Mais beaucoup sontmillionnaires !

Je regardai Charousek. Que voulait-il dire par là ? Maisl’étudiant se tut, les yeux fixés sur les images.

Pendant un instant le murmure des voix s’était arrêté sous laporte cochère et seul le sifflotis de la pluie se faisaitentendre.

Qu’avait-il donc voulu dire avec ses millionnaires ?

Une fois encore, on aurait cru que Charousek avait deviné mespensées. Il me montra du doigt la boutique du brocanteur devantlaquelle la pluie qui lessivait la rouille des ferrailles faisaitdéborder des flaques brun-rouge.

– Aaron Wassertrum, par exemple ! Il est millionnaire, ilpossède presque un tiers du quartier juif. Vous ne le saviez pas,monsieur Pernath ?

J’en restai le souffle littéralement coupé.

– Aaron Wassertrum ! Le brocanteur Aaron Wassertrum,millionnaire ?

– Oh, je le connais bien, reprit Charousek avec une sourdeirritation, comme s’il n’avait attendu que ma question. Jeconnaissais aussi son fils, le Dr Wassory. Vous n’avez pas entenduparler de lui ? Du Dr Wassory, le célèbreophtalmologiste ? Il y a un an encore toute la ville leportait aux nues, lui et son savoir. Personne ne savait alors qu’ilavait changé de nom et qu’il s’appelait auparavant Wassertrum. Iljouait volontiers à l’homme de science fuyant le monde et si jamaisla conversation en venait à la question de son origine, il laissaitentendre à demi-mot, ému et modeste, que son père venait du ghetto,qu’il avait dû s’élever à force de travail, au milieu de soucis detoutes sortes et de peines indicibles, depuis les débuts les plushumbles jusqu’à la lumière de la notoriété. Oui, au milieu dessoucis et des peines !

« Seulement les soucis et les peines de qui, et quelgenre de moyens ? Cela, il ne l’a jamais dit !

« Mais moi je sais comment les choses se sont passées dans leghetto.

Charousek me saisit le bras et le secoua violemment.

« Maître Pernath, je suis si pauvre que j’ai peine à m’en rendrecompte. Je suis obligé d’aller à moitié nu comme un vagabond, vousle voyez et pourtant je suis étudiant en médecine, je suiscultivé.

Il ouvrit son paletot d’un geste brutal et je vis avec horreurqu’il n’avait ni chemise ni gilet en dessous ; il le portait àmême la peau.

« Pourtant, si pauvre que je sois, c’est moi qui ai causé laperte de ce monstre, ce Dr Wassory tout-puissant, si bienconsidéré, et aujourd’hui encore personne ne s’en doute.

« En ville on croit que c’est un certain Dr Savioli qui a exposéses pratiques au grand jour et qui l’a poussé au suicide. Mais moije vous le dis, le Dr Savioli a été mon instrument, rien de plus.C’est moi seul qui ai conçu le plan, rassemblé les éléments, fourniles preuves, descellé sans bruit, imperceptiblement, pierre aprèspierre, l’édifice du Dr Wassory, jusqu’au jour où tout l’or dumonde, toute la ruse du ghetto n’auraient pu empêcherl’écroulement, l’écroulement qui ne nécessitait plus qu’uneimperceptible poussée.

« Vous savez, comme… comme au jeu d’échecs. Exactement comme aujeu d’échecs.

« Et personne ne sait que c’était moi !

« Bien sûr, un affreux soupçon empêche souvent le brocanteurAaron Wassertrum de dormir ; il se doute que quelqu’un, qu’ilne connaît pas, qui est toujours dans son voisinage et sur qui ilne peut pas mettre la main, quelqu’un qui n’est pas le Dr Savioli,a dû tremper dans l’affaire.

« Il a beau avoir des yeux qui voient au travers des murs, iln’a pas encore compris que certains cerveaux sont capables decalculer comment on peut transpercer les mêmes murs de longuesaiguilles empoisonnées, invisibles, que n’arrêtent ni les moellons,ni l’or, ni les pierres précieuses, afin de frapper l’artère vitalecachée.

Et Charousek se frappa le front avec un rire sauvage.

« Aaron Wassertrum l’apprendra bientôt, précisément le jour oùil voudra prendre le Dr Savioli à la gorge ! Précisément cejour-là !

« La partie d’échecs aussi, je l’ai calculée jusqu’au derniercoup. Cette fois ce sera un gambit avec le fou du roi. À partir dece moment, il n’y a pas une manœuvre, pas une seule, jusqu’à la finamère, contre laquelle je n’aie une parade fatale.

« Celui qui se laisse acculer à un gambit comme celui-là avecmoi, je vous le dis, il est suspendu telle une marionnette à desfils que moi je tire – vous entendez bien – quemoi je tire et c’en est fini de sa libre volonté.

L’étudiant parlait comme s’il avait eu la fièvre. Je leregardai, épouvanté.

– Qu’est-ce que Wassertrum et son fils vous ont donc fait pourque vous soyez si plein de haine ?

Charousek brisa violemment.

– Laissons cela. Demandez-moi plutôt ce qui a perdu le DrWassory. Ou préférez-vous que nous en reparlions une autrefois ? La pluie s’est arrêtée, vous voulez peut-être rentrerchez vous ?

Il avait baissé la voix comme quelqu’un qui retrouve soudain soncalme. Je secouai la tête.

« Est-ce que vous avez entendu parler de la manière dont onguérit aujourd’hui le glaucome. Non ? Alors, il faut que jevous explique cela, pour que vous puissiez tout comprendreclairement, maître Pernath !

« Écoutez bien : le glaucome est une affection du globe oculairequi entraîne la cécité et il n’y a qu’un moyen d’arrêter lesprogrès du mal : pratiquer l’iridectomie, c’est-à-dire exciser unminuscule fragment circulaire de l’iris. Les séquelles inévitablessont des éblouissements terribles qui persistent la vie durant,mais enfin la cécité est la plupart du temps évitée.

« Seulement le diagnostic du glaucome présente certainesparticularités. Il y a des périodes, surtout au début de lamaladie, où les symptômes les plus nets sont en régression trèsmarquée, si bien qu’à ces moments-là, un médecin, tout en nedécelant aucune anomalie, ne peut affirmer avec certitude que sonprédécesseur qui en avait jugé autrement, s’est nécessairementtrompé. Mais une fois l’iridectomie pratiquée – ce qui peutévidemment se faire aussi bien sur un œil sain que sur un œilmalade – on ne peut plus prouver qu’il y a eu ou non glaucome avantl’intervention.

« C’est sur ces données et d’autres encore que le Dr Wassoryavait échafaudé un plan abominable.

« Dans des cas sans nombre – sur des femmes surtout – ildiagnostiquait un glaucome là où il n’y avait que des troublesvisuels bénins, uniquement pour être amené à pratiquer uneintervention qui ne lui donnait aucune peine et lui rapportaitbeaucoup d’argent. Par ce procédé, il avait sous la main des gensabsolument sans défense et ses extorsions ne nécessitaient plus lamoindre trace de courage.

« Vous comprenez, maître Pernath, ce rapace dégénéré se trouvaitplacé dans des conditions telles qu’il pouvait lacérer sa victimesans faire usage d’armes ni de force. Sans rien risquer ! Voussaisissez ? Sans être obligé de courir le moindredanger !

« Grâce à une foule de communications habiles dans les revuesspécialisées, le Dr Wassory était arrivé à se poser en spécialisteéminent et à jeter de la poudre aux yeux à ses confrères eux-mêmes,beaucoup trop droits et trop honorables pour démasquer son infamie.La suite toute naturelle : un afflux de malades venant cherchersecours auprès de lui.

« Désormais, dès que quelqu’un le consultait pour le plus bénindes troubles visuels, il se mettait à l’œuvre avec une perfidieméthodique. D’abord, il interrogeait le malade, comme toujours,mais prenant bien soin, pour se couvrir, de ne noter que lesréponses qui pouvaient permettre de penser à un glaucome. Il serenseignait également avec prudence pour savoir si quelque confrèren’avait pas déjà posé un diagnostic.

« Dans le courant de la conversation, il glissait qu’il avaitreçu un appel pressant de l’étranger au sujet de très importantesdécisions scientifiques à prendre et qu’il devait partir dès lelendemain. Lors de l’examen de l’œil, il s’arrangeait pour fairesouffrir le patient le plus possible en braquant vers lui desrayons lumineux violents. Le tout avec préméditation ! Avecpréméditation !

« L’examen terminé, quand le malade en arrivait à la questionhabituelle et demandait si son cas était dangereux, Wassory jouaitson premier coup d’échecs. Il s’asseyait devant le patient,laissait passer une minute, puis prononçait d’une voix sonore :

– La cécité totale est inévitable dans un très procheavenir.

« Bien entendu, il s’ensuivait une scène affreuse. Souvent lesgens s’évanouissaient, pleuraient, hurlaient et se jetaient parterre, en proie à un désespoir frénétique.

« Perdre la vue, c’est tout perdre.

« Et quand arrivait le moment, inévitable lui aussi, où lamalheureuse victime s’accrochait aux genoux du Dr Wassory et luidemandait, suppliante, si vraiment il n’y avait pas quelque chose àfaire, le monstre jouait son deuxième coup et se distribuait lerôle du Dieu secourable.

« Tout, tout dans le monde est une partie d’échecs, maîtrePernath !

« Après mûre réflexion, le Dr Wassory déclarait que seule uneopération dans les plus brefs délais pourrait peut-être apporter lesalut, puis soudain emporté par une vanité folle, il se mettait àdécrire avec des torrents d’éloquence tel et tel cas qui tousprésentaient des ressemblances étonnantes avec celui en question –comment d’innombrables patients lui devaient la préservation deleur vue, et autres considérations de ce genre. La sensation d’êtrepris pour un être supérieur tenant entre ses mains le bonheur et lemalheur des autres hommes l’enivrait littéralement.

« Mais pendant ce temps la victime sans défense restait briséedevant lui, le cœur plein de questions brûlantes, la sueur del’angoisse au front, n’osant pas l’interrompre de peur de l’irriter: lui, le seul qui pouvait encore l’aider.

« Et le Dr Wassory terminait son discours en annonçant qu’il neserait malheureusement en mesure de procéder à l’interventionqu’une fois revenu de son voyage, dans quelques mois. Peut-être –en pareil cas, il fallait toujours garder bon espoir – peut-être neserait-il pas trop tard. Bien entendu, le malade bondissait,terrorisé, déclarait que sous aucun prétexte il ne voulaitattendre, fût-ce un jour, et l’implorait de lui indiquer lequel desautres oculistes de la ville pourrait être envisagé pourl’opération. Le moment était venu où le Dr Wassory poussait sapièce maîtresse.

« Il se plongeait dans une profonde méditation, posait les plisde l’affliction sur son front, et finissait par murmurer, soucieux,que l’intervention d’un autre praticien exigerait malheureusementun nouvel examen de l’œil à la lumière électrique, ce qui nepourrait manquer d’avoir des conséquences fatales en raison de laforce des rayons, le patient avait pu constater par lui-mêmecombien cette exploration était douloureuse. Par conséquent, unautre spécialiste, indépendamment du fait que nombre d’entre euxn’avaient pas une expérience suffisante de l’iridectomie, ayant étéobligé de se livrer à un nouvel examen, devrait attendre que lesnerfs oculaires se fussent cicatrisés avant d’opérer, ce quiprendrait plusieurs mois.

Charousek serra les poings.

« En terme d’échecs, c’est ce que nous appelons un coup forcé,cher maître Pernath ! Ce qui suivait en était un autre,d’ailleurs. À moitié fou de désespoir, le malade conjurait alors leDr Wassory d’avoir pitié de lui, de repousser son départ d’un jouret de pratiquer lui-même l’intervention. C’était plus qu’unequestion de vie ou de mort rapide, rien ne peut être pire que lapeur torturante de perdre la vue d’un instant à l’autre. Et plusl’abominable individu se défendait et geignait que tout retardpouvait lui causer un préjudice incalculable, plus le maladeaugmentait la somme qu’il lui offrait de son plein gré !

« Quand elle lui paraissait suffisante, le Dr Wassory cédait etpour éviter tout incident susceptible de faire découvrir samanœuvre, se mettait en devoir d’infliger le jour même à deux yeuxsains des dommages irréparables qui, avec l’appréhension incessantede la cécité, devaient transformer la vie en un perpétuel supplice,mais éliminaient à jamais les traces de son escroquerie.

« Par de telles interventions pratiquées sur des yeux en bonétat, le Dr Wassory obtenait un double résultat : il augmentait saréputation de praticien inégalable réussissant chaque fois àarrêter la menace de la cécité, et il satisfaisait sa passion sansbornes de l’argent, ainsi que sa vanité lorsqu’il voyait sesvictimes inconscientes, lésées dans leur corps et leurs biens, leconsidérer comme leur sauveur et le porter aux nues.

« Seul un homme familiarisé depuis l’enfance avec toutes lesficelles du ghetto, ses innombrables ressources, invisibles etpourtant invincibles, dressé à faire le guet comme une araignée,connaissant toute la ville, devinant et démêlant jusque dans leursderniers replis les relations et les situations de fortune – seulun tel « semi-voyant » pourrait-on presque dire, était en mesure decommettre pendant des années de pareils forfaits. D’ailleurs, sansmoi, il continuerait encore son trafic aujourd’hui, il l’auraitcontinué jusqu’à un âge avancé pour finir dans la peau d’unrespectable patriarche au milieu de ses adorateurs, combléd’honneurs, exemple resplendissant pour les générations futures,jouissant du soir de sa vie, jusqu’à ce que la grande crève passesur lui comme sur les autres.

« Seulement moi aussi j’ai grandi dans le ghetto, moi aussi j’aicette ambiance de ruse diabolique dans le sang et c’est pour celaque j’ai pu le perdre comme les puissances invisibles perdent unhomme, comme frappe l’éclair jailli d’un ciel bleu.

« Le mérite de l’avoir démasqué revient à un jeune médecinallemand, le Dr Savioli – je l’ai poussé en avant et j’ai accumulépreuve sur preuve jusqu’au jour où le bras du procureur s’est tenduvers le Dr Wassory.

« Alors le monstre s’est tué ! Bénie soit cetteheure !

« Comme si mon double s’était tenu à côté de lui et avaitconduit sa main, il s’est suicidé avec une fiole de nitrite d’amyleque j’avais laissée exprès dans son cabinet le jour où je l’avaisamené à diagnostiquer chez moi un faux glaucome, exprès et avec lebrûlant désir que ce fût ce poison qui lui portât le derniercoup.

« Dans la ville, on a raconté qu’il avait eu une congestioncérébrale. Inhalé, le nitrite d’amyle tue en effet comme unecongestion cérébrale. Mais la fable n’a pas pu être maintenuelongtemps.

Soudain, le regard de Charousek devint fixe, absent, comme sil’étudiant s’était plongé dans un profond problème, puis il haussales épaules dans la direction de la boutique d’AaronWassertrum.

– Maintenant il est seul, marmonna-t-il, tout seul avec sacupidité et… avec la figure de cire.

Le cœur me battit jusque dans la gorge.

Je regardai Charousek avec effroi. Est-il fou ? Ce sont lesrêves du délire qui lui suggèrent de pareilles idées. Sûrement,sûrement, il a tout inventé, tout imaginé ! Les horreurs qu’ila racontées sur l’oculiste ne peuvent pas être vraies. Il esttuberculeux et les fièvres de la mort tournoient dans soncerveau.

Je voulus le calmer par quelques mots de plaisanterie etdétourner ses pensées vers des sujets plus sereins. Mais avant quej’eusse trouvé un seul mot, le souvenir du visage de Wassertrum metraversa l’esprit tel un éclair, avec la lèvre supérieure fendue enbec de lièvre et ses yeux de poisson tout ronds, quand il avaitouvert la porte pour regarder un instant dans ma chambre.

Le Dr Savioli ! Le Dr Savioli ! Mais oui, c’était lenom du jeune homme que Zwakh, le montreur de marionnettes, m’avaitconfié tout bas, celui du locataire distingué qui occupaitl’atelier.

Le Dr Savioli ! Un cri jaillit en moi. Une successiond’images confuses se déroula dans mon esprit, poursuivie pard’affreux pressentiments qui m’envahissaient. Je voulais interrogerCharousek, lui raconter très vite ce que j’avais vu et vécu alors,mais je m’aperçus qu’un violent accès de toux le secouait etmenaçait de le terrasser. Je pus tout juste l’entrevoir quis’éloignait dehors, sous la pluie, en s’appuyant de la main au muraprès m’avoir adressé un bref signe de tête.

Oui, oui, il a raison, ce n’est pas la fièvre qui l’a faitparler, c’est l’esprit du crime, insaisissable, qui rôde nuit etjour dans ces ruelles et cherche à s’incarner. Il est dans l’air etnous ne le voyons pas. Soudain, il s’abat sur l’âme d’un homme etnous ne nous en doutons pas, oui, là-bas et avant que nous ayons pule saisir, il a perdu sa forme et tout est passé depuislongtemps.

Seuls des mots sombres sur quelque événement atroce nousviennent aux lèvres.

D’un seul coup, je compris jusqu’au tréfonds de leur être cescréatures énigmatiques qui habitent autour de moi : ellestraversent l’existence sans volonté, animées par un courantmagnétique invisible… comme, il y a un moment, le bouquet de mariéeflottant dans la rigole dégoûtante.

Il me sembla que les maisons me regardaient avec des visagessournois, pleins d’une méchanceté sans nom. Les portes : desgueules noires larges ouvertes aux dents gâtées, des gosiers quipouvaient à chaque instant pousser un hurlement si perçant et sichargé de haine que nous en serions effrayés jusqu’au plus profondde nous-mêmes.

Qu’avait donc encore dit l’étudiant pour finir, à propos dubrocanteur ? Je chuchotai ses mots à part moi : AaronWassertrum restait maintenant seul avec sa cupidité et… sa figurede cire.

Qu’est-ce qu’il a pu vouloir dire par là ? Il doit s’agird’une comparaison – je cherchais à me rassurer – une de cescomparaisons morbides par lesquelles il essaie de surprendre, qu’onne comprend pas et qui, si elles se matérialisent plus tardinopinément, peuvent effrayer comme autant d’objets aux formesinusitées sur lesquels tombe brusquement un rayon de lumièrecrue.

Je respirai profondément pour me calmer et dissiper l’impressionaffreuse que le récit de Charousek avait produite sur moi. Jeregardai de plus près ceux qui attendaient avec moi sous la portecochère. À côté de moi, le gros vieillard, celui qui avait ri defaçon si répugnante un peu auparavant. Vêtu d’une redingote noire,les mains gantées, il regardait fixement de ses yeux proéminents laporte de la maison en face. Son visage rasé aux traits grossiersfrémissait de surexcitation.

Involontairement, je suivis son regard et remarquai qu’ils’accrochait, fasciné, à Rosina la Rouge qui se tenait de l’autrecôté de la rue, son éternel sourire aux lèvres. Le vieuxs’évertuait à lui faire des signes et je voyais qu’elle s’enrendait très bien compte, mais faisait celle qui ne comprenaitpas.

Finalement, n’y tenant plus, il se lança dans la boue sur lapointe des pieds, sautillant au-dessus des flaques avec uneélasticité grotesque, comme un gros ballon de caoutchouc noir.

On paraissait le connaître, d’après des remarques quej’entendais partout tomber. Derrière moi, un genre d’apache, uneécharpe rouge tricotée autour du cou, une casquette militaire bleuesur la tête, la cigarette derrière l’oreille, lança en grimaçantdes allusions que je ne compris pas. Je saisis seulement que dansla ville juive le vieux était appelé le « franc-maçon » et que,dans leur langue, ce surnom désignait quelqu’un qui s’intéressaitaux petites filles, mais que ses relations étroites avec la policeassuraient de l’impunité.

Puis le visage de Rosina et le vieux disparurent dansl’obscurité du vestibule de la maison.

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