Le Golem

Chapitre 7RÉVEIL

Zwakh avait gravi l’escalier en courant devant nous et jel’entendis essayer de rassurer Mirjam, la fille de l’archivisteHillel, qui lui posait des questions anxieuses. Je ne pris pas lapeine d’écouter ce qu’ils disaient et devinai, plus que je necompris les mots, ce que Zwakh lui racontait : j’avais eu uneattaque et ils venaient demander que l’on me donnât les premierssoins pour me ramener à moi.

Je ne pouvais toujours pas faire un mouvement et les doigtsinvisibles me tenaient la langue, mais ma pensée était ferme etsûre, le sentiment d’horreur m’avait quitté. Je savais exactementoù j’étais, ce qui m’arrivait et il ne me paraissait pas du toutextraordinaire d’être déposé comme un cadavre sur une civière dansla chambre de Schemajah Hillel, puis laissé seul.

Une satisfaction calme, naturelle, celle qu’on éprouve quand onrevient chez soi après une longue absence, m’emplissait lecœur.

Il faisait sombre dans la pièce et les contours flous desencadrements de fenêtre en forme de croix ressortaient sur la lueurterne des vapeurs qui montaient de la rue.

Il me semblait que tout cela allait de soi et je ne m’étonnai nide voir Hillel entrer avec le chandelier à sept branches du sabbat,ni de l’entendre me souhaiter le bonsoir tranquillement, comme àquelqu’un dont il attendait la venue.

Une chose que je n’avais jamais remarquée particulièrementdepuis le temps que j’habitais cette maison – où pourtant nous nousrencontrions souvent trois à quatre fois par semaine dansl’escalier – me frappa soudain tandis qu’il allait et venait,disposait quelques objets sur la commode puis allumait finalementles bougies d’un deuxième chandelier, lui aussi à sept branches :les proportions harmonieuses de son corps et de ses membres, ainsique la finesse de dessin du visage étroit au noble front. Jeconstatai à la lumière des bougies qu’il n’était certainement pasplus âgé que moi : au maximum quarante-cinq ans.

– Tu es arrivé quelques minutes plus tôt que prévu,commença-t-il au bout d’un moment, sinon les chandeliers auraientété allumés.

Il me les montra, semble-t-il, d’un geste, s’approcha de lacivière et dirigea le regard de ses yeux sombres, enfoncés, versquelqu’un qui se trouvait à ma tête, mais que je ne pouvais pasvoir. Puis il remua les lèvres et prononça une phrase sans émettrele moindre son. Aussitôt les doigts invisibles lâchèrent ma langueet la rigidité de mon corps céda. Je me redressai et regardaiderrière moi : personne dans la pièce, sauf Schemajah Hillel etmoi.

Donc le « tu » et l’allusion à l’arrivée attendue s’adressaientà moi ? !

Ce qui me parut plus déconcertant encore que ces deuxcirconstances, c’est l’impossibilité où je me trouvais d’enéprouver le moindre étonnement. Hillel dut deviner ma pensée, caril sourit avec bienveillance tout en m’aidant à me lever de lacivière, me désigna un fauteuil et déclara :

– Il n’y a en effet rien d’étonnant à cela. Seuls lessortilèges, les kichouph, font naître la crainte dans le cœur deshommes ; la vie gratte et brûle comme une haire, mais lesrayons lumineux du monde spirituel sont doux et chauds.

Je me tus, ne trouvant rien à lui répondre. Il semblaitd’ailleurs n’attendre aucune réplique de ma part, car il s’assit enface de moi et enchaîna aussitôt, très serein :

« Un miroir d’argent lui-même, s’il pouvait éprouver dessensations, ne souffrirait qu’au moment du polissage. Une foislissé et brillant, il renvoie toutes les images qui tombent sur luisans peine ni émotion.

Il ajouta doucement :

« Heureux l’homme qui peut dire : j’ai été poli.

Il resta un instant plongé dans ses réflexions et je l’entendismurmurer une phrase en hébreu : Lischouosècho KiwisiAdoschem[1] . Puis de nouveau sa voix sonnaclair à mes oreilles :

– Tu es venu à moi profondément endormi et je t’ai réveillé.Dans le psaume de David il est écrit : « Alors j’ai parlé enmoi-même : voici que je commence : c’est la droite de Yahveh qui aopéré ce changement. »

« Quand les hommes se lèvent de leur couche, ils croient avoirsecoué le sommeil et ne savent pas qu’ils sont victimes de leurssens, qu’ils vont être la proie d’un autre sommeil, bien plusprofond que celui auquel ils viennent d’échapper. Il n’est qu’unseul éveil véritable et c’est celui dont tu t’approches maintenant.Si tu en parles aux hommes, ils te diront que tu as été malade,parce qu’ils ne peuvent te comprendre. C’est pourquoi il est vainet cruel de leur en parler.

Ils passent comme un torrent

Et sont comme un sommeil.

Tels une herbe qui se fanera bientôt

Qui sera arrachée le soir et séchera.

« Qui était l’étranger qui est venu me trouver dans ma chambreet m’a donné le livre Ibbour ? L’ai-je vu éveillé, ou enrêve ? » Je voulais poser ces questions à Hillel, mais avantque j’eusse pu exprimer ma pensée en mots, il m’avait répondu :

– Dis-toi que l’homme venu à toi et que tu appelles le Golemsignifie l’éveil de ce qui est mort par l’esprit de vie le plusintime. Sur cette terre, les choses ne sont que des symboleséternels vêtus de poussière !

« Toutes les formes que tu vois, tu les a pensées avec les yeux.Tout ce qui s’est cristallisé en une forme était auparavant unesprit.

Je sentais des idées autrefois ancrées dans mon cerveau s’enarracher et partir à la dérive, telles des nefs sans gouvernail surune mer infinie.

Très calme, Hillel continuait :

« Celui qui a été éveillé ne peut plus mourir. Le sommeil et lamort sont une seule et même chose.

– Ne peut plus mourir ?

Une douleur sourde me saisit.

– Deux voies cheminent côte à côte : celle de la vie et celle dela mort. Tu as pris le livre Ibbour et tu as lu dedans. Ton âme aété fécondée par l’esprit de vie.

Tout criait en moi : « Hillel, Hillel, laisse-moi prendre lechemin de tous les hommes, celui de la mort ! »

La gravité figea le visage de Schemajah Hillel.

« Les hommes ne prennent aucun chemin, ni celui de la vie, nicelui de la mort. Ils sont poussés comme la paille dans l’orage. Ilest écrit dans le Talmud : « Avant de créer le monde, Dieu tenditun miroir aux êtres ; ils y virent les souffrancesspirituelles de l’existence et les délices qui les suivent. Les unsassumèrent les souffrances, mais les autres les rejetèrent etceux-là Dieu les raya du livre des vivants. » Mais toi, tuprends un chemin, tu le parcours parce que tu l’as librementchoisi – même si tu ne le sais plus aujourd’hui, tu es appelé partoi-même. Ne t’afflige pas : quand vient la connaissance, lesouvenir vient aussi, progressivement. Connaissance et souvenirsont une seule et même chose.

Le ton amical, presque affectueux de Hillel me rendit le calmeet je me sentis protégé, comme un enfant malade qui sait son pèreauprès de lui.

Levant les yeux, je vis que soudain de nombreuses silhouettes setrouvaient dans la pièce et faisaient cercle autour de nous,certaines en vêtements mortuaires blancs comme ceux des anciensrabbis, d’autres avec un tricorne et des boucles d’argent auxsouliers, mais Hillel me passa la main sur les yeux et de nouveaula pièce fut vide.

Puis il m’accompagna dehors jusqu’à l’escalier et me donna unebougie allumée pour que je pusse m’éclairer jusqu’à ma chambre.

Je me couchai et voulus dormir, mais le sommeil ne vint pas etje glissai dans un état curieux, qui n’était ni rêve ni veille, nisommeil.

J’avais éteint la lumière, mais malgré cela tout ressortait sinettement dans la pièce que je distinguais la moindre des formes.Je me sentais parfaitement à l’aise et libre de cette inquiétudeparticulière qui torture quand on se trouve dans de tellesdispositions.

Jamais de ma vie je n’avais été en mesure de penser avec autantd’acuité et de précision. L’influx de la santé parcourait mes nerfset ordonnait mes idées en rangs et en formations comme une arméequi n’attendait que mes ordres. Un seul appel et elles seprésentaient devant moi pour exécuter tous mes désirs.

Une aventurine que j’avais voulu graver la semaine précédentesans y parvenir, car les nombreux défauts de la pierre ne pouvaientêtre dissimulés par les traits du visage que je me représentais, mevint à l’esprit et aussitôt la solution m’apparut : je visexactement comment je devais guider mon burin pour utiliser aumieux la structure de la masse.

Jusqu’alors esclave d’une horde d’impressions fantastiques et devisages de rêve dont bien souvent je ne savais pas s’ils étaientidées ou sensations, je me voyais soudain seigneur et maître d’unempire unifié.

Des opérations arithmétiques, dont je n’aurais pu venir à boutauparavant que sur le papier, avec beaucoup de soupirs et degémissements, s’ajustaient en se jouant dans ma tête, tels despuzzles. Tout cela grâce à une capacité nouvellement éveillée enmoi, celle de voir et de retenir précisément ce dont j’avais besoinpour l’heure : chiffres, formes, objets ou couleurs. Et quand ils’agissait de questions qu’aucun instrument ne pouvait résoudre –problèmes philosophiques et autres – cette vision intérieure étaitremplacée par l’ouïe, la voix de Schemajah Hillel assumant le rôlede l’orateur.

Je faisais les découvertes les plus étranges.

Ce que j’avais laissé glisser mille fois d’une oreille àl’autre, dans la vie, sans y prêter attention, parce que ce n’étaitpour moi que des mots, s’incorporait soudain, chargé d’uneinestimable valeur, aux fibres les plus profondes de monêtre ; ce que j’avais appris « par cœur », d’un seul coup jele « saisissais » comme ma « propriété ». Le mystère de laformation des mots, que je n’avais jamais soupçonné, m’était révélédans sa nudité.

Les idéaux « nobles » de l’humanité, qui m’avaient jusqu’alorstraité de leur haut, avec des mines de conseillers commerciauxintègres, la poitrine constellée des décorations du pathos,retiraient désormais humblement le masque de la caricature ets’excusaient : ils n’étaient que des mendiants, mais néanmoinsinstruments d’une escroquerie plus insolente encore.

Est-ce que je ne rêvais pas, cependant ? Est-ce que j’avaisvraiment parlé à Hillel ?

Je tendis la main vers la chaise à côté de mon lit.

Juste : la bougie que Schemajah m’avait donnée était là.Exultant comme un enfant à Noël quand il s’est convaincu que lemerveilleux pantin est bien réel et doué d’un corps, je m’enfonçaià nouveau dans l’oreiller.

Et tel un chien de chasse, je poursuivis à la trace les énigmesspirituelles qui m’environnaient à la manière de fourrés touffus.J’essayai d’abord de remonter dans mon passé jusqu’au point où messouvenirs s’arrêtaient. Je pensais pouvoir, à partir de là,embrasser d’un coup d’œil cette partie de mon existence quidemeurait plongée dans l’ombre par un étrange décret du destin.

Mais j’avais beau faire des efforts violents, je n’allais pasplus loin que le moment où je me voyais, debout dans la cour sombrede notre maison, apercevant par la porte cochère la boutique dubrocanteur Aaron Wassertrum, comme si j’étais là depuis cent ans àgraver des pierres, toujours, sans jamais avoir étéenfant !

J’étais sur le point d’abandonner ma tentative d’explorationdans les fosses du passé quand je compris soudain, avec uneéblouissante clarté, que si la voie royale de l’événement, large etdroite, s’arrêtait à cette porte cochère, il n’en était pas de mêmepour une foule de petits sentiers plus étroits qui avaient toujoursaccompagné la grand-route jusqu’alors, mais sans que j’y prêtasseattention. « D’où tiens-tu donc les connaissances qui te permettentaujourd’hui de gagner ta vie ? » La voix me hurlait presqueaux oreilles. « Qui t’a appris la taille des pierres, et la gravureet tout le reste ? Lire, écrire, parler, et manger, etmarcher, respirer, penser et sentir ? »

Je suivis aussitôt ce conseiller intime et remontaisystématiquement le cours de ma vie. Je me contraignis à réfléchirselon des enchaînements inversés, mais ininterrompus ;qu’est-ce qui est arrivé à tel moment, quel en était le point dedépart, qu’y avait-il avant celui-ci, etc. ?

Une fois encore, je me retrouvai devant la porte cochère. Voilà,j’y suis ! Plus qu’un petit saut dans le vide et le gouffrequi me sépare de l’oubli sera franchi, mais à cet instant une imagesurgit à laquelle je n’avais pas prêté attention dans mespérégrinations à travers le temps : Schemajah Hillel me conduisaitla main sur les yeux, exactement comme il l’avait fait auparavantdans sa chambre.

Et tout fut balayé. Jusqu’au désir d’explorer plus avant.

Un seul bénéfice durable demeurait acquis : la démonstration quel’enchaînement des événements de la vie est une impasse, si largeet si praticable qu’elle puisse paraître. Ce sont les petitssentiers cachés qui ramènent dans la patrie perdue : ce sont lesmessages gravés dans notre corps en lettres microscopiques, à peinevisibles, et non pas les affreuses cicatrices laissées par lesfrottements de la vie extérieure qui contiennent la solution desultimes mystères.

De même que je pourrais retrouver le chemin menant aux jours dema jeunesse en suivant l’alphabet de Z à A dans l’abécédaire pourarriver au point où j’avais commencé à apprendre à l’école, jecomprenais désormais que je pourrais aussi pénétrer dans l’autrepatrie lointaine qui s’étend au-delà de toute pensée.

Un monde en travail roulait sur mes épaules. Je songeai tout àcoup que Hercule avait lui aussi porté un moment la vérité du cielsur sa tête et un sens caché jaillit pour moi de la légende. SiHercule était parvenu à se libérer au moyen d’une ruse en disant augéant Atlas : « Laisse-moi me nouer un bourrelet de ficelle autourde la tête pour que ce fardeau effroyable ne me brise pas le front», peut-être y avait-il quelque chemin obscur qui menait loin decet écueil.

Un soupçon térébrant me surprit soudain : celui de faire unefois encore aveuglément confiance au commandement de mes pensées.Je me redressai et me bouchai les yeux et les oreilles avec lesdoigts pour ne pas être distrait par les appels des sens. Pour tuerjusqu’à la moindre pensée.

Mais ma volonté se brisa contre la loi d’airain : je ne pouvaischasser une pensée que par une autre et à peine l’une était-ellemorte que la suivante se repaissait de sa chair. Je cherchai refugedans le torrent bruissant de mon sang, mais elles me suivirent à latrace ; je me dissimulai dans la martellerie de mon cœur, maisau bout de quelques instants, elles m’avaient découvert.

Une fois encore, la voix amicale de Hillel vint à mon aide et medit :

– Reste sur ton chemin, ne t’en écarte pas !

« La clef de la science de l’oubli appartient à nos frères quiparcourent le sentier de la mort ; mais toi tu as été fécondépar l’esprit de vie.

Le livre Ibbour apparut devant moi et deux lettres yflamboyaient : celle qui représentait la femme d’airain à lapulsation puissante comme un séisme, l’autre, infiniment lointaine,l’hermaphrodite sur le trône de nacre, la tête ceinte d’unecouronne en bois rouge.

Puis Schemajah Hillel me passa une troisième fois la main surles yeux et je m’endormis.

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