Le Golem

Chapitre 6NUIT

Sans volonté, je m’étais laissé conduire jusqu’au bas del’escalier par Zwakh. Je sentais l’odeur du brouillard de la ruequi pénétrait dans la maison devenir de plus en plus marquée. JosuaProkop et Vrieslander nous avaient précédés de quelques pas et onles entendait parler ensemble dehors, devant la porte cochère.

– Elle a dû tomber juste dans la bouche du caniveau. Allez doncla repêcher maintenant !

En débouchant dans la rue, je vis Prokop se pencher pourchercher la marionnette.

– Je suis enchanté que tu ne trouves pas cette tête idiote,grommela Vrieslander.

Il s’était appuyé contre le mur et son visage s’éclaira, puiss’éteignit tandis qu’il enfonçait la flamme craquante d’uneallumette dans sa courte pipe.

Du bras, Prokop fit un violent geste de dénégation et se penchaplus bas encore, presque à genoux sur le pavé.

– Arrêtez donc ! Vous n’entendez rien ?

Nous nous étions rapprochés de lui. Sans un mot, il nous montrala bouche du caniveau et se mit la main en cornet sur une oreille.Pendant un certain temps, notre groupe resta là, immobile, écoutantles profondeurs de l’égout.

Rien.

– Qu’est-ce que c’était donc ? chuchota enfin le vieuxmontreur de marionnettes, mais aussitôt Prokop l’empoigna par lecoude.

La durée d’un battement de cœur, il m’avait semblé entendre unemain frapper contre une plaque de fer, presque imperceptiblement.Lorsque je voulus y repenser une seconde plus tard, tout étaitfini ; seul dans ma poitrine l’écho d’un souvenir étaitrépercuté avant de se fondre lentement en un sentiment de terreurindéfinissable.

Des pas se rapprochant dans la rue dissipèrent l’impression.

– Partons ! Qu’est-ce que nous attendons là ? ditVrieslander.

Nous longeâmes la rangée de maisons. Prokop suivait de mauvaisgré.

– Je donnerais ma tête à couper que j’ai entendu quelqu’un crierà la mort là-dessous.

Personne ne lui répondit, mais je sentis que quelque chose commeune angoisse venait de poindre, qui nous liait la langue.

Peu après nous arrivions devant une vitrine drapée de rouge. Surun couvercle en carton dont le bord s’ornait de photographiesféminines déteintes on pouvait lire :

SALON LOISITSCHEK

(Aujourdvi krand Goncert)

Avant même que Zwakh ait eu le temps de mettre la main sur lapoignée, la porte fut ouverte par l’intérieur et un gaillard trapuaux cheveux noirs poisseux, sans col, une cravate de soie vertenouée autour du cou et le frac orné d’un bouquet de dents desanglier, nous accueillit avec force courbettes.

– Foui, foui, foilà des infités bour moi. Pane Schaffraneck,fite une vanvare ! lança-t-il par-dessus son épaule, endirection de la salle bondée, aussitôt après les salutations.

Une sorte de galopade sonore comme en produirait un rat sur destouches de piano fut la réponse.

« Foui, foui, aujourdvi ch’ai toute la noplesse du pays chezmoi, déclara-t-il triomphalement en voyant la mine étonnée deVrieslander qui découvrait quelques jeunes gens distingués entoilette du soir aux premiers rangs d’une estrade séparée du devantde la taverne par une rampe et deux marches d’escalier.

Des nuées d’une âcre fumée de tabac roulaient sur les tablesderrière lesquelles de grands bancs de bois, le long des murs,étaient surchargés de silhouettes affalées ; des filles àsoldats, indifférentes, sales, nu-pieds, leur robuste poitrine àpeine voilée par des fichus bariolés, voisinaient avec dessouteneurs en casquette militaire bleue, la cigarette derrièrel’oreille, des maquignons aux mains poilues, aux doigts épais, dontchaque geste parlait le langage muet de la vilenie, des serveurs debrasserie aux yeux insolents et des gratte-papier en pantalons àcarreaux.

« Che fais boser un égran esbagnol doudaudour, fous serezcholiment dranquilles, susurra l’hôte de sa voix la plus huileuseet aussitôt un paravent orné de petits Chinois dansant glissalentement devant la table d’angle à laquelle nous nous étionsassis.

Les grasseyements d’une harpe firent taire les voix quitourbillonnaient dans la salle.

Pendant une seconde, pause rythmique. Silence de mort comme sichacun retenait sa respiration.

On entendit soudain, avec une effrayante netteté les becs à gazen fer cracher leurs flammes plates en forme de cœur, puis lamusique s’abattit sur le chuintement et l’engloutit.

Comme si elles venaient de prendre forme, deux figures étrangesémergèrent alors de la fumée, juste devant moi. Un vieillard à lalongue barbe blanche ondée de prophète, sur sa tête chauve unepetite calotte de soie noire comme en portent les pères de famillejuifs, des yeux sans regard, bleu laiteux, fixés sur le plancher,remuait les lèvres en passant des doigts secs comme des serres devautour sur les cordes d’une harpe. À côté de lui, dans une robe detaffetas noire luisante de graisse, des ornements et une croix dejais au cou et aux poignets – symbole de la morale bourgeoisehypocrite – une femme spongieuse, un harmonica sur les genoux.

Un tumulte frénétique de sons jaillit des instruments, puis lamélodie retomba, épuisée, au niveau d’un simple accompagnement. Levieillard qui avait déjà mordillé l’air plusieurs fois ouvrit labouche si grand qu’on apercevait ses chicots noirâtres et de sapoitrine une voix de basse rugissante s’échappa, accompagnéed’étranges râlements hébraïques.

– Étoileu bleu-eue, étoileu rou-ou-ge.

– Rititit.

La femme lançait un trille, puis se hâtait de refermer seslèvres criardes comme si elle en avait déjà trop dit.

– Étoileu rou-ou-ge, étoileu bleu-eue. Des petits croissantsj’en man-geurai bien aussi.

– Rititit.

– Barbeu rou-ouge, barbeu ve-erte. Partout des étoileu…

– Rititit, rititit.

Les couples se mirent à danser.

– Cette chanson, c’est en réalité une « Bénédiction du repas »,nous expliqua en souriant le montreur de marionnettes qui marquaitdoucement la mesure avec la cuillère d’étain attachée à la tablepar une chaînette. Il y a bien cent ans ou plus, deux compagnonsboulangers, Barbe-rouge et Barbe-verte, avaient empoisonné lespains, étoiles et croissants, le soir du Grand Sabbat, la veille dela Pâque, pour provoquer des morts en masse dans la ville juive,mais le meschoress, serviteur de la communauté, avait pu intervenirà temps grâce à une inspiration divine et livrer les deux criminelsà la police. Pour commémorer cette protection miraculeuse, lesélèves de la Yechiva, depuis les grands déjà érudits jusqu’auxpetits débutants, avaient alors composé cette chanson bizarre quenous retrouvons transformée en quadrille pour bordel.

– Rititit. Rititit.

– Étoileu rou-ougeu, étoileu bleu-eue…

Le rugissement du vieillard était de plus en plus caverneux etfuribond.

Soudain la mélodie devint plus confuse et passa progressivementau rythme du « chlapak » bohémien, danse glissée que les couplesexécutent joue contre joue, collées par la sueur.

– Très bien. Bravo. Vas-y. Hep, hep ! cria de l’estrade àl’intention du harpiste, un jeune cavalier en frac, élancé, monocleà l’œil ; après quoi il plongea dans la poche de son vêtementet lança une pièce d’argent dans la direction du vieillard, maiscelle-ci n’atteignit pas son but : je la vis étinceler au-dessusdes remous de la danse, puis disparaître soudain. Un drôle – sonvisage m’est connu, ce doit être celui que j’ai vu à côté deCharousek au moment de l’averse – avait retiré la main qui pressaitjusqu’alors rudement le fichu de sa danseuse, un geste qui fendl’air avec une rapidité simiesque sans manquer une mesure de lamusique et la pièce avait disparu. Pas un muscle ne frémit dans levisage de l’individu, seuls deux ou trois couples à côté de luiricanèrent légèrement.

– Probablement un membre du Bataillon, à en juger par sonadresse, dit Zwakh en riant.

– Maître Pernath n’a sûrement jamais entendu parler duBataillon, coupa Vrieslander avec une hâte surprenante en lançantau montreur de marionnettes un clin d’œil que je ne devais pasvoir. Je comprenais très bien : c’était comme tout à l’heure,là-haut dans ma chambre, ils me traitaient en malade qu’on évite desurexciter. Il fallait que Zwakh racontât une histoire. N’importelaquelle.

Le bon vieillard me regarda d’un air si compatissant que deslarmes brûlantes me montèrent du cœur jusqu’aux yeux. S’il savaitcomme sa pitié me faisait mal !

Je laissai échapper les premiers mots dont le montreur demarionnettes se servit pour introduire son récit, tout ce que jesais c’est que j’avais l’impression de perdre lentement mon sang.Je me sentais de plus en plus glacé, de plus en plus paralysé,comme au moment où j’avais été appuyé, visage de bois, sur le genoude Vrieslander. Puis je me trouvai soudain au beau milieu del’histoire qui m’environnait, étrangère et sans vie comme l’extraitd’un livre de lecture.

Zwakh commença :

– Histoire du Dr Hulbert, jurisconsulte et de son Bataillon… Ilfaut dire qu’il avait le visage plein de verrues et des jambestordues comme un basset. Jeune homme, il ne connaissait déjà quel’étude. Une étude sèche, énervante. Avec ce qu’il gagnaitpéniblement en donnant des leçons, il devait encore subvenir auxbesoins de sa mère malade. Je crois bien qu’il ne savait que parles livres l’aspect qu’ont les prairies vertes, les haies et lescollines pleines de fleurs et les forêts. Quant au soleil qui peutse glisser dans les petites rues noires de Prague, vous savez qu’iln’y en a pas beaucoup.

« Il passa son doctorat brillamment ; cela allait desoi.

« Avec le temps, il devint jurisconsulte et célèbre. Si célèbrequ’une foule de gens, juges et vieux avocats, venaient lequestionner quand ils étaient embarrassés par un point de droit.Avec tout cela, il vivait comme un mendiant, dans une pièce sanslumière dont la fenêtre donnait sur la cour de la Teynkirche.

« Des années et des années passèrent. Dans tout le pays, laréputation du Dr Hulbert, tenu pour une lumière de sa spécialité,était devenue proverbiale. Jamais on n’aurait pu croire qu’un hommetel que lui, qui commençait à avoir les cheveux blancs et quepersonne ne se rappelait avoir entendu parler d’autre chose que dejurisprudence fût accessible à des sentiments plus tendres. Maisc’est précisément dans ces cœurs fermés que le désir brûle avec leplus d’ardeur.

« Le jour où le Dr Hulbert atteignit le but suprême qu’il avaitdû s’assigner dès le temps de ses études, c’est-à-dire le jour oùSa Majesté l’empereur de Vienne le nomma Rector magnificusde notre université, le bruit vola de bouche en bouche qu’il étaitfiancé à une jeune fille ravissante, de famille pauvre maisnoble.

« Et, en effet, à partir de ce moment, le bonheur parut entrerchez lui. Bien que son mariage demeurât sans enfant, il choyait sajeune femme avec amour et son plus grand plaisir était d’exaucerles moindres souhaits qu’il pouvait lire dans les yeux decelle-ci.

« Dans son bonheur, il n’oubliait cependant nullement, commetant d’autres l’auraient fait, les souffrances de ses semblables.On assurait qu’il avait dit un jour :

– Dieu a comblé mes désirs, il a permis que devienne réalité unvisage de rêve que je voyais devant moi telle une lumière depuismon enfance, il m’a donné la créature la plus exquise que porte laterre. Alors je veux, dans la mesure de mes faibles moyens, faireretomber une parcelle de ce bonheur sur les autres.

« C’est ainsi qu’il décida de prendre un pauvre étudiant auprèsde lui, pour le traiter comme un fils. Probablement en songeant auservice que lui aurait rendu une aide de ce genre au temps de satriste et laborieuse jeunesse. Mais comme il arrive souvent en cemonde, nombre d’actions qui paraissent bonnes et nobles entraînentles mêmes conséquences que les maudites, parce que nous ne savonspas bien distinguer entre celles qui portent en elles des germesempoisonnés et celles qui sont salutaires : c’est ainsi que legeste charitable du Dr Hulbert valut à celui-ci le plus amer destourments.

« Très vite la jeune femme s’enflamma d’un amour caché pourl’étudiant et un sort impitoyable voulut que le recteur, rentrantinopinément chez lui avec un bouquet de roses pour lui souhaiterson anniversaire, la trouvât dans les bras de celui sur qui ilavait accumulé les bienfaits.

« On raconte que le myosotis peut perdre à jamais sa couleur sila lueur blême et sulfureuse d’un éclair annonçant un orage degrêle tombe sur elle ; assurément, l’âme du vieil homme fut àjamais foudroyée le jour où son bonheur se brisa. Le même soir, luiqui n’avait jamais su jusqu’alors ce qu’était l’intempérance, ilvint ici, chez Loisitschek et y resta jusqu’à l’aube, assommé demauvais alcools. Et ce beuglant devint son refuge pendant lerestant de sa vie détruite. L’été, il dormait sur les déblais dequelque bâtiment en construction, l’hiver, ici sur les bancs debois.

« Par un accord tacite, on lui conserva ses titres de professeuret de docteur. Personne n’aurait eu le cœur de lui reprocher samétamorphose.

« Peu à peu, tout ce qu’il y avait de vauriens tapis dansl’ombre de la ville juive se rassembla autour de lui et c’est ainsique prit naissance cette étrange communauté que l’on appelleaujourd’hui encore le Bataillon.

« Les connaissances encyclopédiques du Dr Hulbert en matière deloi devinrent le rempart de tous ceux que la police serrait d’unpeu trop près. Si quelque condamné libéré, ne pouvant trouver untravail, risquait de crever de faim, le Dr Hulbert l’envoyaitimmédiatement sur la place du Marché dans la vieille ville et lebureau de la « Fischbanka » était obligé de lui fournir un complet.Si une fille sans domicile était menacée d’expulsion, il luifaisait vite épouser quelque drôle ayant droit de cité et elledevenait ainsi résidente.

« Il connaissait des centaines d’expédients de ce genre et lapolice était impuissante devant ses conseils. Ce que « gagnaient »ces parias rejetés par la société était scrupuleusement versé dansune caisse commune qui subvenait aux besoins essentiels. Jamaisaucun ne se rendit coupable de la plus petite tricherie. Il estpossible que ce soit cette discipline de fer qui ait fait donner lenom de Bataillon à l’organisation.

« Le 1er décembre, jour anniversaire du malheur qui avait frappéle vieillard, une cérémonie bizarre se déroulait chez Loisitschek.Pressés tête contre tête autour de lui, mendiants, vagabonds,souteneurs et filles, ivrognes et chiffonniers observaient unsilence religieux. Alors, le Dr Hulbert, assis dans le coin où setiennent aujourd’hui les deux musiciens, juste sous la gravurereprésentant le couronnement de Sa Majesté l’empereur, leurracontait l’histoire de sa vie : comment il s’était élevé à laforce du poignet, comment il avait obtenu son doctorat, puis sanomination de Rector magnificus. Mais quand il en arrivaitau moment où il était entré dans la chambre de sa jeune femme, unbouquet de roses à la main, à la fois pour fêter son anniversaireet l’heure où il l’avait prise pour la première fois dans ses braset où elle était devenue son épouse, la voix lui manquait et ils’écroulait sur la table en pleurant. Alors il arrivait parfois quequelque fille perdue lui glissât timidement une fleur à demi fanéedans la main, de manière que personne ne pût voir le geste.

« Pendant longtemps, les assistants demeuraient immobiles. Tropdurs pour pleurer, ils baissaient la tête, regardaient leursvêtements et se tortillaient les doigts, mal assurés.

« Un matin, on trouva le corps du Dr Hulbert sur un banc en bas,près de la Moldau. Je crois qu’il était mort de froid.

« Je vois encore son enterrement. Le Bataillon s’était presquesaigné à blanc pour que la cérémonie fût aussi somptueuse quepossible. L’appariteur de l’université marchait en tête dans sesatours de cérémonie, portant la chaîne dorée sur un coussincramoisi et derrière le corps, à perte de vue, les rangs duBataillon, nu-pieds, crasseux, en haillons. L’un d’eux, qui avaitvendu le peu qu’il possédait, s’était enveloppé le corps dans desvieux journaux.

« C’est ainsi qu’ils lui rendirent les derniers honneurs. Aucimetière, sur sa tombe, une pierre blanche dans laquelle troisfigures sont sculptées : le sauveur crucifié entre les deuxlarrons. Personne ne sait qui a fait édifier ce monument, mais onmurmure que c’est sa femme.

« Le testament du défunt jurisconsulte prévoyait un legs destinéà assurer une soupe gratuite chez Loisitschek à tous les membres duBataillon. C’est pour cela qu’il y a des cuillères attachées auxtables par des chaînes, les creux dans le plateau servantd’assiette. À midi la serveuse arrive et les remplit de soupe avecune grosse pompe en fer blanc ; si quelqu’un ne peut pasprouver qu’il est du Bataillon, elle aspire la soupe avec soninstrument.

« La coutume est partie de cette table, transformée en histoirecomique, pour faire le tour du monde.

L’impression d’un tumulte dans la salle me tira de ma léthargie.Les dernières phrases prononcées par Zwakh s’envolèrent de maconscience. Je vis encore, l’espace d’un instant, ses mainsesquisser le mouvement de va-et-vient d’un piston, puis les imagesse précipitèrent en une course folle devant mes yeux, si rapides,si automatiques et pourtant d’une netteté si fantastique que je meperdis dans leur mouvement comme un rouage dans une montre vivante.La salle n’était plus qu’un vaste tourbillon humain. En haut, surl’estrade, des douzaines de messieurs en frac noir, manchettesblanches, bagues fulgurantes. Un uniforme de dragon avec des galonsde chef d’escadron. À l’arrière-plan, un chapeau de dame garni deplumes d’autruche saumon.

Le visage convulsé, Loisa regardait en l’air entre les montantsde la balustrade. Je vis qu’il pouvait à peine se tenir debout.Jaromir était là aussi, les yeux fixés dans la même direction, ledos collé au mur comme si une main invisible le pressaitcontre.

Les couples s’arrêtèrent brusquement de danser ; letavernier avait dû leur crier quelque chose qui les avait effrayés.La musique continuait, mais en sourdine, moins juste, on la sentaitnettement trembler. Et pourtant le visage de Loisitschek exprimaitune joie férocement maligne.

Le commissaire de police surgit soudain à la porte d’entrée lesbras en croix pour que personne ne pût sortir. Derrière lui, ungardien de la paix.

– Alors, on danse toujours, ici ? Malgrél’interdiction ? Je ferme la boîte. Suivez-moi, lepatron ! Et tout ce qui est ici, en route pour leposte !

Cela sonne comme un commandement militaire.

Loisitschek ne répond pas, mais la grimace rusée reste sur sonvisage. Elle est simplement devenue plus figée.

L’harmonica s’est égosillé et se contente de siffloter. La harpeelle-même rentre la queue.

Brusquement les visages ne sont plus que des profils : lesregards goulûment fixés sur l’estrade.

Et puis, une silhouette noire élégante descend nonchalamment lesdeux marches puis se dirige sans hâte vers le commissaire. Les yeuxdu gardien de la paix sont rivés sur les souliers vernis noirs quiglissent, glissent… Le gentilhomme s’est arrêté à un pas dupolicier, le toise d’un air lassé, son regard coulant de la têteaux pieds, puis remontant des pieds à la tête.

Les autres jeunes nobles, en haut, se penchent sur la balustradeet dissimulent leurs sourires derrière des mouchoirs de soie grise.Le chef d’escadron se visse une pièce d’or dans l’orbite et cracheson mégot de cigarette sur la tête d’une jeune fille appuyéeau-dessous de lui.

Le commissaire de police qui a verdi fixe désespérément la perledans le plastron de l’aristocrate. Il ne peut supporter le regardindifférent, terne, de ce visage glabre et immuable au nez en becd’aigle. Il sent qu’il perd son sang-froid, qu’il est écrasé.

Le silence de mort à l’intérieur du cabaret devient de plus enplus pénible.

– Il ressemble aux statues de chevalier qui gisent les mainscroisées sur leur cercueil de pierre dans les églises gothiques,chuchote le peintre Vrieslander après un regard au gentilhomme.

Enfin l’aristocrate rompt le silence :

– A. Hum.

Il imite la voix du cabaretier.

– Voui, voui, c’est mes infités, on foit pien.

Un éclat de rire tonitruant explose dans la salle, et faitvibrer les verres. Les voyous se tiennent le ventre. Une bouteillevole contre le mur et se brise. Le tenancier bêle dans notredirection, explicatif et respectueux :

– Son Excellence, monseigneur le comte Ferri Athenstädt.

Le comte a tendu une carte de visite au commissaire. Lemalheureux la prend, salue à plusieurs reprises et claque destalons. De nouveau le silence est tombé, la foule attend, retenantson souffle, ce qui va se passer.

Le gentilhomme reprend la parole.

– Les dames et les messieurs réunis ici sont, euh, sont lesinvités.

Son Excellence enveloppe l’assistance dans un rond de brasnégligent.

« Désirez-vous, peut-être, monsieur le commissaire, euh, êtreprésenté ?

L’autre se dérobe avec un sourire forcé, marmonne quelque chosesur « le devoir à accomplir, souvent difficile » et finit par seprécipiter sur la formule :

– Je vois que tout se passe correctement dans le local.

Elle a pour effet de rappeler brusquement le chef d’escadron àla vie ; il se dirige rapidement vers le chapeau à plumesd’autruche et l’instant d’après, à la grande jubilation des jeunesnobles, il tire dans la salle, en la tenant par le bras, Rosina.Complètement ivre, elle vacille, les yeux fermés. À part le grandchapeau luxueux, tout de travers, elle ne porte sur son corps nuque de longs bas roses et un frac d’homme.

Un signe, la musique attaque avec fureur « Rititit. Rititit » etengloutit le cri guttural que Jaromir, le sourd-muet, a poussécontre son mur en voyant Rosina.

Nous voulons partir. Zwakh appelle la serveuse. Le tintamarregénéral couvre sa voix. Les scènes qui se déroulent sous mes yeuxprennent des allures fantasmagoriques, comme un rêve d’opium.

Le chef d’escadron tenant Rosina à demi nue dans ses brasl’entraîne lentement au rythme de la danse. La foule leur a faitplace, respectueusement.

Puis un murmure court sur les bancs : « Le Loisitschek, leLoisitschek », les cous se tendent, et au couple qui danse unsecond vient se joindre, encore plus extraordinaire. Un jouvenceauà l’aspect féminin, moulé dans un tricot rose, de longs cheveuxblonds ruisselant jusqu’aux épaules, les joues et les lèvresfardées comme une catin, les yeux coquettement baissés, s’accrocheavec une confusion languissante à la poitrine du comteAthenstädt.

Une valse suave coule de la harpe goutte à goutte. Un violentdégoût de la vie me prend à la gorge.

Angoissé, je cherche la porte du regard : le commissaire esttoujours là, détourné pour ne rien voir et chuchote avec le gardiende la paix qui met quelque chose dans sa poche, quelque chose quicliquette comme des menottes.

Tous deux cherchent du regard Loisa le grêlé, qui tente uninstant de se cacher, puis s’immobilise debout, le visage blanccomme de la craie, paralysé par la terreur.

Une image traverse ma mémoire, puis s’évanouit aussitôt : cellede Prokop tel que je l’ai vu il y a une heure, penché aux aguetssur le caniveau. Et un cri de mort jaillissant de la terre.

Je veux appeler et ne le peux pas. Des doigts glacés s’enfoncentdans ma bouche et me retournent la langue contre les dents du bas,si bien qu’elle fait comme un tampon qui m’empêche de dire un mot.Je ne vois pas les doigts, je sais qu’ils sont invisibles etpourtant je sens leur contact, physique, tangible. Et uneconviction se fait jour dans mon esprit : ils appartiennent à lamain fantomatique qui m’a donné le livre « Ibbour », dans machambre de la ruelle du Coq.

– De l’eau, de l’eau ! crie Zwakh à côté de moi. On metient la tête, on m’éclaire les pupilles avec une chandelle.

– Il faut le transporter chez lui, appeler le médecin,l’archiviste Hillel s’y connaît pour ces choses-là, conduisons-lechez lui !

Les conseils murmurés s’entrecroisent. Puis je suis placé, raidecomme un cadavre, sur une civière et Prokop me porte dehors avecVrieslander.

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