Le Monde perdu

Chapitre 10Au pays des merveilles

Nous sommes en pleines merveilles, lesphénomènes les plus merveilleux se succèdent sans arrêt. En guisede papier, je ne possède que cinq vieux carnets avec une petitequantité de feuillets, et je ne dispose que d’un stylo ; maistant que je pourrai remuer une main, je continuerai à rendre comptede nos expériences et de nos impressions. Nous sommes en effet lesseuls représentants de toute l’humanité à voir de telles choses,aussi est-il excessivement important que je les relate tantqu’elles sont fraîches dans ma mémoire et avant que nous surprenneun destin toujours menaçant. Que Zambo puisse faire parvenir ceslettres jusqu’au fleuve, ou que moi-même je sois miraculeusementremis en état de les rapporter, ou encore qu’un explorateuraudacieux, suivant nos traces (avec l’avantage, peut-être, d’unavion perfectionné), découvre ce tas de manuscrits, peuimporte : l’essentiel consiste à écrire pour l’immortalité lerécit véridique de nos aventures.

Au matin qui suivit la trahison du scélératGomez, notre nouvelle existence commença. Le premier incident quise produisit ne me donna pas une très bonne impression de notreprison. Le jour était à peine levé, et je m’éveillais d’un courtpetit somme quand mes yeux se posèrent sur l’une de mesjambes : mon pantalon était légèrement remonté, si bienqu’au-dessus de ma chaussette quelques centimètres de peau étaientà l’air. Sur cet endroit découvert, je vis un gros grain de raisintout rouge. Étonné, je voulus l’enlever, mais, à mon profonddégoût, ce grain éclata sous mon pouce et m’éclaboussa de sang. Moncri de surprise alerta le Pr Summerlee.

– Très intéressant ! fit-il en sepenchant au-dessus de mon mollet. Une grosse tique, je crois, quin’a jamais été répertoriée.

– Voilà qui est de bon augure pour notretravail ! dit Challenger. Nous ne pouvons pas faire moins quede la baptiser ixode Maloni.Vous avez été piqué, mon jeuneami, mais ce léger inconvénient ne peut pas vous faire dédaigner,j’en suis sûr, le glorieux privilège d’avoir votre nom inscrit surles tablettes de la zoologie éternelle. Ce qui est dommage, c’estque vous ayez écrasé ce joli spécimen quand il était rassasié.

– C’est une immonde vermine !m’écriai-je.

Le Pr Challenger haussa les sourcils en signede protestation et posa une patte indulgente sur mon épaule.

– Vous devriez cultiver votre visionscientifique des choses, et développer en conséquence ledétachement de l’esprit, me dit-il. Pour un homme doué d’untempérament philosophique comme le mien, la tique, avec sa trompequi ressemble à une lancette et son estomac extensible, est uneréussite de la nature autant que le paon ou l’aurore boréale. Devous en entendre parler avec une telle légèreté, me voilàpeiné ! J’espère bien qu’avec un peu d’application de notrepart, nous recueillerons d’autres spécimens.

– Sans aucun doute, fit le Pr Summerlee. Carje viens d’en voir une qui se glissait sous le col de votrechemise.

Challenger sauta en l’air en soufflant commeun taureau ; dans sa hâte, il déchira sa veste et sa chemise.Summerlee et moi-même partîmes d’un éclat de rire qui nous empêchade l’aider. Enfin son torse monstrueux jaillit à l’air (un mètretrente-sept selon les mesures du tailleur). Il avait du poil noirsur tout le corps, et il nous fallut presque le peigner pourdécouvrir la tique errante avant qu’elle ne l’ait mordu.

Tout alentour, les broussailles étaientinfestées de ces affreuses bestioles ; nous dûmes donc leverle camp pour l’établir ailleurs.

Mais auparavant nous procédâmes à diversarrangements avec notre fidèle Noir, qui apparut bientôt sur lepiton rocheux avec des boîtes de cacao et de biscuits qu’il nousfit passer. Quant aux provisions qui restaient en bas, nous luiordonnâmes d’en garder autant qu’il lui en faudrait pour tenir deuxmois. Les Indiens n’auraient qu’à se partager le reste, en guise degratifications pour leurs services et de rémunérations pour le portdes lettres. Quelques heures plus tard, nous les aperçûmes défilantd’un bon pas dans la plaine, chacun portant un ballot sur satête ; ils reprenaient le chemin par lequel nous étions venus.Zambo occupa notre petite tente à la base du piton ; il étaitvraiment, je le répète, notre dernier lien avec le mondeextérieur.

Restait maintenant à décider ce que nousallions faire. Nous commençâmes par nous éloigner des tiques, etnous arrivâmes dans une petite clairière bien protégée de touscôtés par des arbres. Au centre, il y avait quelques pierresplates, avec une excellente source toute proche, et nous nousassîmes là fort confortablement en vue d’échafauder des plans. Desoiseaux chantaient dans le feuillage ; l’un d’eux notammentpoussait une sorte de toux de coqueluche ; en dehors de cesbruits, nous ne décelions toujours aucun signe de vie animale.

Notre premier soin fut de dresser uninventaire de nos provisions ; nous avions évidemment besoinde savoir sur quoi nous pouvions compter. Avec ce que nous avionsmonté nous-même, plus ce que Zambo nous avait fait parvenir parnotre corde, nous étions bien pourvus. L’important était surtoutque nous possédions quatre fusils avec mille trois centscartouches, un fusil de chasse et cent cinquante plombs moyens. Envivres, nous étions assez riches pour tenir plusieurs semaines. Etnous avions du tabac, ainsi que des instrumentsscientifiques ; en particulier un télescope et des jumelles.Nous amenâmes tous ces objets dans la clairière et, en guise deprécaution élémentaire, nous coupâmes avec notre hachette et noscouteaux un grand nombre de broussailles épineuses afin de lesdisposer en un cercle de cinquante mètres de diamètre autour de cequi devait être notre quartier général, notre abri en cas dedanger ; nous l’appelâmes le fort Challenger.

Ces préparatifs nous menèrent à midi. Lachaleur n’était pas excessive. Sous le double rapport de latempérature et de la végétation, le plateau était presque tempéré.Le hêtre, le chêne, et même le bouleau étaient largementreprésentés dans la flore arborescente qui nous entourait. Unimmense arbre à épices, dominant tous les autres, épanouissaitau-dessus du fort Challenger ses grands rameaux blonds. Sous sonombre, nous continuâmes à discuter, et lord John qui, au moment del’action, avait pris si rapidement le commandement des opérations,nous donna son point de vue.

– Tant que nous n’aurons pas été vus nientendus par des hommes ou par des bêtes, nous serons ensécurité ! expliqua-t-il. À partir du moment où notre présenceici sera connue, nos ennuis commenceront. Je ne pense pas qu’ellele soit déjà. Notre jeu consiste donc à nous tapir pour le momentet à espionner ce pays. Il faut que nous puissions observer nosvoisins avant d’établir avec eux des rapports mondains.

– Mais nous n’allons pas rester enfermés àl’intérieur de ce camp ! hasardai-je.

– Certes, bébé ! Nous en sortirons. Maissans folie. Avec bon sens. Par exemple, nous ne devrons jamaisavancer si loin que nous ne puissions réintégrer notre base. Etpar-dessus tout nous ne devrons jamais, sauf si notre vie est endanger, faire feu.

– Mais hier vous avez tiré ! intervintSummerlee.

– Oui. Mais je ne pouvais pas faire autrement.Et le vent soufflait fort, vers la plaine. Il est peu vraisemblableque la détonation ait été entendue sur une large étendue duplateau. À propos, comment baptiserons-nous cet endroit ? Ilme semble que c’est à nous que revient le droit de lui donner unnom.

Plusieurs suggestions furent alors échangées,mais celle de Challenger l’emporta :

– Le seul nom qui convienne, dit-il, est celuidu pionnier qui a découvert ce pays ; je propose :« Terre de Maple White. »

Il en fut ainsi décidé, et le nom de Terre deMaple White fut inscrit sur la carte que j’avais pour mission dedessiner. Ce nom figurera, je le pense, sur tous les atlas dedemain.

En bref, il s’agissait d’élaborer un plan depénétration scientifique dans la Terre de Maple White. Nous avionseu la preuve oculaire que ce lieu était habité par quelquescréatures inconnues, et l’album de croquis de Maple Whitetémoignait que des monstres beaucoup plus terribles et dangereuxpouvaient surgir. Par ailleurs nous étions tentés de croire que desoccupants humains xénophobes y séjournaient, étant donné lesquelette empalé sur les bambous. Notre situation, puisque nousn’avions aucun moyen de nous évader de ce pays, était doncpérilleuse, et notre raison ne pouvait qu’acquiescer à toutes lesmesures de sécurité proposées par lord John. Toutefois, il étaitimpensable que nous nous bornerions à demeurer sur le seuil de cemonde de mystères, alors que nous bouillions d’impatience d’enarracher le secret.

Nous bloquâmes donc l’entrée de notre camp àgrand renfort de buissons épineux, et nous partîmes lentement,prudemment, vers l’inconnu, en suivant le cours d’un petit ruisseaudont l’eau provenait de notre source et qui pourrait nous guidersur la voie du retour.

À peine avions-nous commencé notre marche quenous rencontrâmes des signes précurseurs des merveilles qui nousattendaient.

Nous progressâmes pendant quelques centainesde mètres dans une forêt épaisse contenant des arbres tout à faitnouveaux pour moi et que le botaniste de notre groupe, Summerlee,identifia comme des conifères et des plantes cycadaceuses depuislongtemps disparus dans l’autre monde. Puis nous pénétrâmes dansune région où le ruisseau se transformait en un grand marécage. Dehauts roseaux d’un type spécial formaient un épais rideau devantnous ; j’entendis affirmer qu’il s’agissaitd’equisetacea, ou queues de jument ; d’éparsesfougères arborescentes y poussaient aussi. Soudain lord John, quimarchait en tête, s’arrêta.

– Regardez ! dit-il. Pas de doute :ce doit être l’ancêtre de tous les oiseaux !

Une énorme empreinte de trois orteils avaitcreusé la boue. Quel que fût cet animal, il avait traversé lemarais et avait poursuivi sa route vers la forêt. Nous stoppâmespour bien observer cette foulée formidable. Si c’était un oiseau –et quel animal aurait laissé une trace semblable ? – cettepatte, comparée à celle d’une autruche, indiquait que sa hauteurtotale devait largement dépasser celle d’une autruche. Lord Johninspecta promptement les alentours d’un regard vigilant, et mitdeux cartouches dans son fusil pour éléphants.

« Je parierais ma réputation, dit-il,qu’il s’agit d’une empreinte fraîche. Il n’y a pas plus de dixminutes que cette bête est passée par ici. Voyez comme l’eau suinteencore dans cette trace plus profonde ! Mon Dieu !Regardez : voici la trace d’un plus petit !

Non moins certainement, de plus petitesempreintes présentant le même aspect général couraientparallèlement aux plus grandes.

– Mais qu’est-ce que vous dites de cela ?cria la Pr Summerlee en désignant triomphalement ce qui ressemblaità la très large empreinte d’une main humaine de cinq doigts, parmiles empreintes des pattes à trois doigts.

– Je le reconnais ! cria Challenger enextase. Je l’ai vu sur des argiles anciennes. C’est un animal quise tient debout et qui marche sur des pattes à trois doigts ;il lui arrive de poser sur le sol une de ses pattes antérieures àcinq doigts. Ce n’est pas un oiseau, cher Roxton ! Pas unoiseau !

– Un fauve, alors ?

– Non, un reptile : un dinosaure. Aucunautre animal n’aurait pu laisser une telle empreinte. Ce genre dereptiles a étonné voici quatre-vingt-dix ans un docteur trèscompétent du Sussex. Mais qui au monde aurait espéré… espéré… voirun spectacle pareil ?

Ses paroles moururent sur ses lèvres, tandisque l’étonnement nous clouait au sol. En suivant les empreintes,nous avions quitté le marais et franchi un écran de buissons etd’arbres. Dans une clairière, au-delà, se tenaient cinq créaturesextraordinaires que je n’avais jamais vues. Nous nous accroupîmesderrière des buissons pour les observer à loisir.

Ces animaux étaient, je l’ai dit, au nombre decinq : deux adultes et trois jeunes. Leur taille était énorme.Les « petits » avaient déjà la grosseur d’unéléphant : les adultes dépassaient en masse tout animal vivantdans le monde d’en bas. Ils avaient une peau couleur d’ardoise,couverte d’écailles comme celle d’un lézard ; et ces écaillesétincelaient au soleil. Tous les cinq étaient assis, ils sebalançaient sur leurs queues larges, puissantes et sur leursénormes pattes postérieures à trois doigts, tandis qu’avec leursplus petites pattes antérieures à cinq doigts ils arrachaient lesbranchages qu’ils broutaient. Je ne saurais mieux vous décrire leuraspect qu’en les comparant à des kangourous monstrueux, quiauraient eu sept mètres de haut et une peau de crocodile noir.

J’ignore combien de temps nous demeurâmesimmobiles à les contempler. Un fort vent soufflait vers nous, etnous étions bien dissimulés. De temps à autre les petits jouaientautour de leurs parents et se livraient à des gambades peugracieuses : leurs grands corps se dressaient en l’air etretombaient sur la terre avec un bruit mat. La force de leursparents semblait illimitée ; nous vîmes en effet l’un des grosenlacer de ses pattes antérieures le tronc d’un arbre immense etl’arracher du sol comme si ç’avait été un baliveau, afin de goûterau feuillage du faîte. Cet acte témoignait sans doute du granddéveloppement des muscles de l’animal, mais aussi du développementtrès relatif de sa cervelle, car il s’y prit de telle façon quel’arbre lui retomba sur la tête, et il se mit à pousser des crisaigus… Tout gros qu’il fût, son endurance avait des limites !Cet incident lui donna vraisemblablement l’idée que ce coin étaitdangereux ; il déambula lentement pour sortir du bois, suivipar son conjoint et leurs trois monstres d’enfants. Entre lesarbres leurs écailles ardoisées brillèrent encore ; leurstêtes ondulaient au-dessus des buissons. Puis ils disparurent.

Je regardai mes compagnons. Lord John étaitdebout, un doigt sur la détente de son fusil à éléphants ;dans son regard fixe, féroce, s’exprimait toute l’ardeur passionnéedu chasseur. Que n’aurait-il donné pour avoir une telle pièce (jeparle de la tête, seulement !) au-dessus de sa cheminée del’Albany, entre les paires d’avirons croisés ! Et pourtant ilgarda son sang-froid, l’exploration du pays des merveillesdépendait de notre habileté à passer inaperçus. Les deuxprofesseurs étaient plongés dans une extase silencieuse. Dansl’excitation du moment, ils s’étaient pris la main et demeuraientcomme deux gamins pétrifiés par la vue d’un jouet nouveau. Lesjoues de Challenger se remontèrent sous l’effet d’un sourireangélique. Provisoirement, le visage sardonique de Summerlees’adoucit d’émerveillement et de respect.

– Nunc dimittis ! s’écria-t-il.En Angleterre, que diront-ils de cela ?

– Mon cher Summerlee, voici très exactement cequ’en Angleterre ils diront ! s’exclama Challenger. Ils dirontque vous êtes un infernal menteur, un charlatan de savant, et ilsvous traiteront de la même manière que j’ai été traité par vous etpar d’autres.

– Mais il y aura des photographies !

– Truquées, Summerlee ! Grossièrementtruquées !

– Et si nous rapportons des animauxtypes ?

– Ah ! là, ce sera autre chose !Malone et sa maudite équipe de journalistes entonneront alors noslouanges… Le 28 août, le jour où nous avons vu cinq iguanodonsvivants dans une clairière de la Terre de Maple White… Inscrivezcela sur vos tablettes, mon jeune ami, et faites parvenir lanouvelle à votre feuille de chou !

– Et tenez-vous prêt à recevoir en réponsel’extrémité du pied de votre rédacteur en chef au bas de votredos ! ajouta lord John. Car sous la latitude londonienne, onne voit pas les choses du même œil, bébé ! Il y a quantitéd’hommes qui ne racontent jamais leurs aventures, car qui lescroirait ? Quant à nous, d’ici un mois ou deux, ceci noussemblera un rêve… Comment avez-vous appelé ces charmantescréatures ?

– Des iguanodons, répondit Summerlee. Vousretrouverez leurs empreintes dans les sables de Hastings, du Kent,et dans le Sussex. Le sud de l’Angleterre leur était bon quand il yavait de l’herbe et des arbres pleins de sève. Ces conditions ayantdisparu, les animaux moururent. Ici, il apparaît que les conditionsn’ont pas changé, et que les animaux ont survécu.

– Si jamais nous en sortons vivants, dit lordJohn, il faut absolument que je rapporte une tête d’iguanodon.Seigneur ! Je connais toute une faune de la Somalie et del’Ouganda qui verdirait de jalousie si elle voyait ce genre demonstres ! Je ne sais pas ce que vous en pensez, mes amis,mais j’ai l’impression que nous marchons sur de la glace trèsmince, qui à chaque pas risque de craquer sous nos pieds…

Moi aussi, j’avais cette impression de mystèreet de danger. Chaque arbre semblait receler une menace ; quandnous levions les yeux vers leur feuillage, une terreur vagues’emparait de nos cœurs. Ces monstrueux animaux que nous avions vusétaient certes des brutes lourdautes, inoffensives, qui ne feraientsans doute nul mal à quiconque, mais dans ce pays des merveillesn’y avait-il pas d’autres survivants plus féroces qui n’attendaientpeut-être que l’occasion de sortir de leurs repaires pour noussauter dessus ? Je connaissais fort peu de choses de la viepréhistorique, mais je me rappelais avoir lu un livre décrivant desanimaux qui se repaissaient de lions et de tigres comme un chat serepaît d’une souris. Que se passerait-il alors si des monstres dece genre habitaient encore les bois de la Terre de MapleWhite ?

Le destin avait décidé que ce matin-là (lepremier matin sur ce pays vierge) nous serions renseignés sur lespérils extraordinaires qui nous environnaient. Ce fut une aventurerépugnante, l’une de celles qu’on déteste revivre dans sa mémoire.Si, comme l’avait affirmé lord John, la clairière aux iguanodonsresterait dans nos souvenirs comme un rêve, à coup sûr le marécageaux ptérodactyles demeurera un cauchemar jusqu’au dernier jour denotre vie. Voici exactement ce qui arriva.

Nous avancions très lentement dans les bois,en partie parce que lord John agissait en éclaireur et qu’il nenous faisait progresser qu’à pas comptés, et aussi parce qu’àchaque mètre l’un ou l’autre de nos deux professeurs tombait enarrêt avec un cri d’émerveillement devant une fleur ou un insectequ’il n’avait jamais vus. Nous avions sans doute franchi unedistance de trois ou quatre kilomètres en suivant le ruisseau sursa rive droite, quand nous aperçûmes une grande éclaircie derrièreles arbres. Une ceinture de buissons menait vers un fouillis deroches (tout le plateau était parsemé de gros galets ronds). Nousnous engagions prudemment vers ces roches, parmi des fourrés quinous venaient à la taille, quand nous entendîmes un sonbizarre ; quelque chose comme un jacassement et un sifflemententremêlés, qui remplit l’air d’un formidable bruit croissant, etqui semblait provenir de devant nous. Lord John leva une main pournous intimer l’ordre de stopper, et il approcha, en courant à demicourbé, vers le bord des roches. Nous le vîmes se pencher, etreculer d’étonnement. Puis il demeura là à regarder, tellementsurpris qu’il nous avait oubliés. Finalement, il nous fit signe dele rejoindre, en agitant sa main pour nous recommander le silence.Toute son attitude me fit comprendre qu’une nouvelle merveille,mais dangereuse celle-là, nous attendait.

Rampant jusqu’à lui, nous plongeâmes nosregards par-dessus les roches. Une carrière qui avait pu être,autrefois, l’un des petits cratères volcaniques du plateau, avaitla forme d’une cuvette avec, dans le fond, à quelques centaines demètres de l’endroit où nous étions, des mares d’eau stagnanteverte, bordées de roseaux. Le lieu était sinistre par lui-même,mais ses habitants ajoutaient à l’horreur du spectacle qui nousrappela les sept cercles de Dante. Il s’agissait d’une véritablecolonie de ptérodactyles : on en pouvait compter descentaines. Sur le bord de l’eau, le sol marécageux grouillait dejeunes ptérodactyles, dont les mères hideuses couvaient encore desœufs jaunâtres couleur de cuir. De cette masse qui se traînait enbattant des ailes émanaient non seulement les cris que nous avionsentendus, mais encore une odeur méphitique, horrible, qui noussoulevait le cœur. Au-dessus de ce panorama de l’obscène viereptilienne, perchés chacun sur une pierre, grands, gris,desséchés, ressemblant plus à des cadavres qu’à des créaturesvivantes, se tenaient les mâles ; ils étaient immondes ;ils gardaient une immobilité parfaite, sauf quand ils faisaientrouler leurs yeux rouges ou quand ils claquaient leurs becssemblables à des pièges à rats si une libellule passait à leurportée. Leurs ailes immenses, membraneuses, se repliaientlorsqu’ils croisaient leurs avant-bras. Ils étaient assis comme degigantesques vieilles femmes enveloppées dans des châles couleur depalme, et dont la tête hideuse aurait émergé au-dessus de cepaquet.

Grandes ou petites, il n’y avait pas beaucoupmoins d’un millier de ces créatures dans la cuvette.

Nos professeurs auraient volontiers passé lajournée à les regarder, tant ils étaient ravis de cette occasiond’étudier la vie d’un âge préhistorique. Ils observèrent sur lesroches quantité de poissons et d’oiseaux morts, ce qui en disaitassez sur la nourriture des ptérodactyles. Je les entendis secomplimenter mutuellement parce qu’ils avaient éclairci le point desavoir pourquoi on avait trouvé en grand nombre des ossements deptérodactyles dans des zones bien délimitées (notamment dans lesable vert de Cambridge), tels les pingouins, ces dragons volantsvivaient en colonies.

Cependant Challenger, plié en deux pourbavarder avec Summerlee, releva vivement la tête afin de prouver unfait contesté par son interlocuteur, ce geste faillit provoquernotre perte. Au même instant, le mâle le plus proche poussa un criperçant et déploya des ailes de cuir qui avaient bien huit mètresd’envergure pour s’élever dans les airs. Les femelles et leurspetits se rassemblèrent au bord de l’eau. Tout un cercle desentinelles prit son vol dans le ciel. Spectacle magnifique s’il enfût ! Une centaine de ces animaux énormes, hideux, filaitcomme des hirondelles avec de vifs battements d’ailes au-dessus denos têtes. Mais nous comprîmes vite que ce spectacle-là n’avaitrien qui pût nous autoriser à bayer longtemps d’admiration. D’abordces grosses brutes dessinèrent un large cercle, comme pour mesurerapproximativement la nature et l’étendue du danger qui lesmenaçait. Puis leur vol se ralentit et leur cercle se rétrécit,nous en figurions évidemment le centre. Le fracas de leurs ailes merappela les meetings d’aviation à Hendon.

– Fonçons vers le bois et restonsensemble ! ordonna lord John en armant son fusil. Ceshorribles bêtes nous veulent du mal !

Au moment où nous entamâmes notre retraite, lecercle se referma sur nous ; déjà les extrémités des ailes lesplus proches nous frôlaient le visage. Avec les canons de nosfusils, nous leur assenâmes quelques coups, mais où trouver unendroit vulnérable ? Soudain, du rond noir et hurlant, surgitun cou allongé ; un bec féroce pointa vers nous. D’autres becsgoulus s’élancèrent. Summerlee poussa un cri et porta une main à safigure ensanglantée. Sur ma nuque, je sentis un coupd’aiguillon ; sous le choc, je faillis tomber. Challengers’écroula, et lorsque je me baissai pour le relever, je reçus unnouveau coup ; cette fois, je m’affalai sur le professeur. Aumême instant, j’entendis le claquement d’une arme : lord Johnavait tiré avec son fusil pour éléphants. Je levai les yeux, l’undes assaillants gisait au sol, avec une aile brisée ; il sedébattait, crachait, rotait avec son bec grand ouvert ; sesyeux étaient rouges, à fleur de tête, comme ceux d’un diable dansun tableau du Moyen Age. Au bruit, ses compagnons avaient pris dela hauteur ; mais ils continuaient de dessiner leurs cerclesau-dessus de nous.

– Maintenant, cria lord John, c’est notre viequi se joue !

Nous trébuchions dans les fourrés ; aumoment où nous atteignîmes le bois, les harpies fondirent à nouveausur nous. Summerlee fut projeté à terre, mais nous le relevâmes etle poussâmes parmi les arbres. Une fois là, nous fûmes en sécurité,car les énormes ailes ne pouvaient se déployer entre les branches.Pendant que nous regagnions notre camp, meurtris et déconfits, nousles aperçûmes qui volaient à une grande altitude dans le ciel bleuprofond : ils planaient, planaient toujours, guère plus grosque des palombes, et ils suivaient des yeux notre progression.Enfin, quand nous nous fûmes enfoncés au plus épais de la forêt,ils abandonnèrent leur chasse et disparurent.

– Voilà une expérience passionnante et fortinstructive ! déclara Challenger, tout en baignant dans leruisseau son genou abîmé. Nous sommes exceptionnellement bienrenseignés, Summerlee, sur les mœurs de ces mauditsptérodactyles !

Summerlee essuyait le sang qui coulait d’unelégère entaille sur son front. Moi, je me frictionnais le cou, quim’élançait douloureusement. Lord John avait une déchirure àl’épaule de sa veste, mais les dents de l’animal n’avaient faitqu’égratigner la chair.

« Il convient de noter, poursuivitChallenger, que notre jeune ami a reçu un véritable coup depoignard dans le dos et que la déchirure de la veste de lord Johnn’a pu être provoquée que par une morsure. Dans mon propre cas,j’ai été souffleté par une paire d’ailes… En somme, nous avons étérégalés d’une magnifique exhibition de leurs méthodesd’assaut !

– Nos vies n’ont tenu qu’à un fil ! ditlord John. Et je ne conçois guère de mort plus affreuse que celleque nous réservaient ces immondes bêtes. Je suis désolé d’avoir euà tirer, mais, par Jupiter, je n’avais pas le choix !

– Si vous n’aviez pas tiré, nous ne serionspas là ! m’écriai-je avec chaleur.

– Il se peut que cela ne nous nuise pas,réfléchit lord John. Dans ces bois, il doit se produire de lourdscraquements, des soi-disant détonations quand les arbres se fendentou tombent. Mais si voulez connaître mon avis, il me semble quenous avons eu assez d’émotions pour la journée, et que nousdevrions chercher au camp un désinfectant. Qui diable peut savoirle venin que sécrètent ces monstres ?

Très certainement aucun être humain depuis lecommencement du monde n’avait vécu une telle journée !Pourtant, une nouvelle surprise nous attendait. Quand, après avoirsuivi le cours d’eau, nous arrivâmes dans la clairière, et quandnous aperçûmes la clôture de notre campement, nous étions fondés àcroire que nos aventures étaient terminées. Mais avant que nouspuissions nous reposer, quelque chose nous donna à réfléchir. Laporte du fort Challenger était intacte, et la clôture n’avait pasété abîmée ; cependant, en notre absence, un visiteur géants’était introduit dans notre retraite. Aucune empreinte de patte oude pied ne nous révéla de qui il s’agissait ; seule la branchependante du gigantesque arbre à épices à l’ombre duquel nous nousétions installés indiquait de quelle manière il était venu etreparti. Sur sa force, sur ses mauvaises intentions, nous nepouvions garder la moindre illusion : le spectaclequ’offraient nos provisions était éloquent. Elles étaientéparpillées sur le sol ; une boîte de conserves de viandeavait été fracassée et vidée de son contenu. Une caisse decartouches avait été réduite en allumettes ; l’un des renfortsde cuivre gisait broyé à côté de la caisse. De nouveau une horreurconfuse s’empara de nos âmes, et nous interrogeâmes du regard, aveceffroi, les ombres noires qui nous environnaient ; quelmonstre terrible dissimulaient-elles donc ? Ce fut un vrairéconfort d’entendre la voix de Zambo qui nous appelait du haut deson piton rocheux, et de voir son bon et fidèle sourire !

– Tout va bien, Massa Challenger, tout vabien ! criait-il. Moi, je reste ici. Rien à craindre. Vous metrouverez toujours quand vous aurez besoin de moi !

Son visage ainsi que le panorama immense quis’étendait jusqu’à mi-distance de l’affluent de l’Amazone nousrappelèrent que nous étions malgré tout des citoyens duXXe siècle, et que nous n’avions pas été transférés parquelque mauvais génie dans une rude planète au début de sonévolution. Là-bas, l’horizon violet s’avançait vers le fleuve oùnaviguaient des vapeurs ; là-bas des gens échangeaient despropos sans importance sur les petites affaires de l’existence… Etnous, nous étions isolés parmi des animaux préhistoriques, et nousne pouvions rien faire d’autre que nous émerveiller ettrembler !

De ce jour fertile en miracles, un autresouvenir me reste en mémoire, et c’est sur lui que je vais acheverma lettre. Les deux professeurs, dont la bonne humeur avait étéaltérée par les blessures reçues, discutaient avec véhémence pourdéterminer si nos assaillants appartenaient au genre ptérodactyleou dimorphodon ; comme ils commençaient à échanger des proposplutôt vifs, je m’écartai et je m’assis pour fumer une cigarettesur le tronc d’un arbre tombé. Lord John me rejoignit.

– Dites, Malone, vous rappelez-vous l’endroitoù était installée cette ménagerie ?

– Très nettement.

– Une sorte de cratère volcanique, n’est-cepas ?

– Exactement.

– Avez-vous fait attention au sol ?

– Des rochers.

– Mais autour de l’eau, là où il y avait desroseaux ?

– Le sol était bleuâtre. On aurait dit del’argile.

– Exactement. Un cratère volcanique d’argilebleue.

– Où voulez-vous en venir ?demandai-je.

– Oh ! à rien ! à rien !

Il regagna le coin où les hommes de sciencepoursuivaient leur duo : l’aigu perçant de Summerlee tranchaitsur la basse grave de Challenger. Je n’aurais plus pensé à laremarque de lord John si de nouveau, au cours de la nuit, je nel’avais entendu répéter : « De l’argile bleue… Del’argile bleue dans un cratère volcanique ! »

Tels furent les derniers mots que j’entendisavant d’être capturé par le sommeil de l’épuisement.

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