Le Monde perdu

Chapitre 15Nos yeux ont vu de grandes merveilles

J’écris ceci au jour le jour, mais j’espèrepouvoir vous annoncer, avant la fin, que la lumière luit dans nosténèbres. Nous sommes retenus ici parce que nous n’avons pas encoretrouvé le moyen de nous évader, et notre irritation va grandissant.Pourtant j’imagine aussi qu’un jour viendra où nous serons heureuxd’avoir été retenus contre notre volonté, parce que nous aurons vud’un peu plus près les merveilles de ce singulier pays, ainsi queles créatures qui l’habitent.

La victoire des Indiens et l’anéantissementdes hommes-singes ont été dans notre jeu des atouts décisifs. Àpartir de ce jour, nous avons été réellement les maîtres duplateau, les indigènes nous considéraient avec un mélange defrayeur et de reconnaissance puisque nous les avions aidés, par unepuissance mystérieuse, à se débarrasser de leurs ennemishéréditaires. Sur le plan de leur propre paix, ils auraient été,sans doute, ravis de voir partir des gens aussi formidables etaussi terribles. Mais ils se gardaient bien de nous suggérer unmoyen pour quitter le plateau et atteindre la plaine au-dessous. Ily avait eu, pour autant que nous pouvions comprendre leurs signes,un tunnel par où l’accès avait été possible, c’était celui que nousavions vu bouché. Par cette voie à travers les rochers, leshommes-singes et les Indiens avaient à différentes reprises atteintle plateau. Maple White et son compagnon l’avaient égalementempruntée. Mais l’année précédente il s’était produit un terribletremblement de terre : la partie supérieure du tunnel avaitété ensevelie par un éboulement qui l’avait complètement submergée.Les Indiens ne savaient que secouer la tête et hausser les épaulesquand nous leur indiquions par signes que nous voulions descendre.Peut-être ne pouvaient-ils pas nous aider, mais assurément ils n’ytenaient pas.

À l’issue de la campagne contre leshommes-singes, les vaincus survivants furent menés par le plateau(leurs gémissements avaient été horribles à entendre) jusqu’auprèsdes cavernes des Indiens. Ils serviraient de bêtes de somme à leursnouveaux maîtres. C’était en quelque sorte une version rude etprimitive de la captivité des Juifs à Babylone ou des Israélites enÉgypte. La nuit, nous entendions les plaintes qu’ils poussaientsous les bois : invinciblement, nous pensions à quelqueÉzéchiel se lamentant sur la grandeur perdue et évoquant la gloirepassée de la cité des hommes-singes. Des bûcherons, des porteursd’eau, voilà le destin qui leur serait dorénavant réservé.

Deux jours après la bataille, nous avionsretraversé le plateau avec nos alliés, et établi notre camp au pieddes escarpements qu’ils habitaient. Ils auraient volontiers partagéleurs cavernes avec nous, mais lord John s’y refusa, il considéraitque nous serions entièrement en leur pouvoir, et comment dès lorsnous garantir contre d’éventuelles dispositions traîtresses ?Nous conservâmes donc notre indépendance, en tenant nos armesprêtes sans pour cela porter atteinte au caractère amical de nosrapports. Nous visitions régulièrement leurs cavernes, très biendisposées, et nous étions incapables d’y déterminer la part del’homme et celle de la nature. Elles reposaient toutes sur uneseule strate creusée sur un roc tendre, intermédiaire entre lebasalte volcanique dont était constituée la partie supérieure del’escarpement et le dur granit du dessous.

Les ouvertures étaient situées à trente mètresà peu près au-dessus du sol, on y accédait par de longs escaliersde pierres, suffisamment étroits et raides pour qu’aucune grossebête ne pût s’y engager. À l’intérieur, il faisait chaud etsec ; les cavernes se décomposaient en couloirs droits delongueur variable sur le flanc de l’escarpement ; leurs mursgris étaient décorés de très bons dessins au charbon de bois, quireprésentaient les divers animaux habitant le plateau. Si toutesles créatures vivantes étaient un jour supprimées de ce pays,l’explorateur découvrirait sur les murs de copieux témoignages surla faune extraordinaire (dinosaures, iguanodons, lézards de mer)qui aurait vécu tout récemment encore sur la terre.

Depuis que nous avions appris que les grosiguanodons étaient des troupeaux apprivoisés et qu’ilsconstituaient en somme des réserves de viande ambulantes, nousavions cru que l’homme, même doté d’armes primitives, avait établison règne sur le plateau. Nous ne tardâmes pas à découvrir que cen’était pas exact, et que l’homme n’y était que toléré. Unetragédie survint en effet, au troisième jour qui suivit notrearrivée. Challenger et Summerlee étaient partis pour le lac et ilsavaient embauché des indigènes dans le dessein de harponnerquelques spécimens des grands lézards. Lord John et moi nous étionsrestés au camp. Un certain nombre d’Indiens étaient éparpillés surla pente herbeuse devant leurs cavernes. Soudain retentit un crid’alerte, et le mot « stoa » surgit sur des centaines delangues. De tous côtés des hommes, des femmes et des enfants semirent alors à courir follement pour chercher un abri, ilsdévalaient les escaliers, se ruaient dans les cavernes, totalementpris de panique.

Nous les voyions agiter leurs bras des rochersdu dessus, et nous faire signe de les rejoindre dans leur refuge.Nous avions au contraire empoigné nos fusils et nous étions sortispour savoir de quel danger il s’agissait. Brusquement, de laceinture proche des arbres, douze ou quinze Indienss’échappèrent ; ils couraient, et ils fuyaient si vite quec’était apparemment pour eux une question de vie ou de mort. Surleurs talons s’avançaient deux des monstres qui avaient tenté deforcer notre camp et m’avaient poursuivi pendant mon explorationsolitaire. Ils avaient l’aspect d’horribles crapauds, ilsprogressaient par sauts, mais leur taille dépassait celle des plusformidables éléphants. Jamais nous ne les avions vus en pleinjour ; en fait, ce sont des nocturnes qui ne sortent de leursrepaires que quand ils sont dérangés, ce qui était le cas. Nous lescontemplions avec étonnement car leur peau pustuleuse et mouchetéeavait l’iridescence des poissons, et la lumière du soleil projetaitsur elle, quand ils se déplaçaient, l’épanouissement d’unarc-en-ciel.

Nous n’eûmes pas beaucoup de temps pour lesadmirer, cependant, car, en une minute, ils avaient rattrapé lesfugitifs : ce fut un véritable carnage. Leur méthode d’assautconsistait à tomber sur leurs proies et à les écraser à tour derôle de tout leur poids. Les malheureux Indiens hurlaient deterreur, mais ils étaient impuissants, aussi rapides qu’ils fussentcontre l’agilité infatigable de ces animaux monstrueux. Avant quemon camarade et moi-même eussions eu le temps d’intervenir, il n’yavait plus qu’une demi-douzaine d’Indiens en vie. Mais notresecours était mince ; en fait, il nous apporta le même péril.À deux cents mètres nous vidâmes nos chargeurs, et nos ballespénétrèrent dans les animaux, mais sans plus d’effet que si nousles avions chatouillés avec des éventails. Leur nature reptiliennene se souciait aucunement des blessures : aucune arme modernene pouvait atteindre leurs nœuds vitaux, qui n’étaient rassemblésdans aucun centre ; le cordon médullaire qui était, en quelquesorte, le réceptacle de leurs sources de vie se répandait à traverstout l’organisme. Pour tout résultat, nous détournâmes leurattention par nos coups de fusil, ce qui permit aux indigènes et ànous-mêmes d’atteindre les marches qui mettaient en sûreté. Mais làoù les balles explosives de notre XXe siècle nepouvaient rien, les flèches empoisonnées des indigènes, trempéesdans le jus de strophantus et plongées ensuite dans de la charogneen putréfaction, réussirent. De telles flèches étaient inefficacesentre les mains du chasseur puisque leur action dans cettecirculation au ralenti était lente ; avant que leur pouvoirfît effet, la bête avait tout le temps d’abattre le chasseur. Maisà présent c’était autre chose, les deux monstres bondirent sur lesescaliers ; de tout l’escarpement, une volée de flèches sifflaà leur adresse, en moins de quelques secondes, ils en furentlardés ; ils s’acharnèrent néanmoins à griffer et à mordre lesmarches qui menaient à leurs proies. Devant la vanité de leursefforts, ils remontèrent lourdement, puis s’affalèrent sur le sol,le poison faisait enfin son œuvre. L’un d’eux poussa un grognementdéchirant et posa sa grosse tête aplatie par terre. L’autre secoucha en cercle et hurla sur une note aiguë ; il s’agitadésespérément, puis il se détendit pour agoniser paisiblement. Avecdes cris de triomphe, les Indiens sortirent de leurs cavernes etdansèrent une ronde frénétique autour des deux cadavres : ilsétaient fous de joie à l’idée que deux de leurs plus farouchesennemis avaient été tués. La nuit, ils découpèrent les corps – nonpour les manger, car le poison était encore actif – et leséloignèrent pour éviter une épidémie. Les cœurs des grands reptilescependant, chacun aussi large qu’un oreiller, demeurèrent là ;ils continuèrent à battre lentement et régulièrement dans unehorrible vie indépendante. Ce ne fut qu’au troisième jour quecessèrent ces pulsations effroyables.

Un jour, quand je disposerai d’un meilleurpupitre qu’une boîte de conserve et d’instruments de travail plusparfaits qu’un crayon rabougri et un dernier cahier de notes toutdéchiré, j’écrirai une relation plus complète des Indiens Accala,sur notre passage parmi eux et les étranges conditions de vieréunies dans cette merveilleuse Terre de Maple White. Son souvenir,j’en suis sûr, demeurera gravé dans ma mémoire aussi fidèlement ques’impriment dans la mémoire vierge des enfants leurs premièresimpressions sortant de l’ordinaire. Rien ne peut effacer ce qui aété profondément gravé ! Le moment venu, je décrirai lessplendeurs de certains clairs de lune, quand, par exemple, un jeuneichtyosaure – étrange créature, mi-veau marin, mi-poisson, avec desyeux membres de chaque côté du mufle, et un troisième œil juché ausommet de la tête – s’empêtra dans un filet indien et faillit fairebasculer notre canoë avant que nous pussions le remorquer jusqu’aurivage ; quand, une autre nuit, un grand serpent d’eau jaillitdes joncs et emporta dans ses anneaux le timonier du canoë deChallenger. Je parlerai également de cette grande chose blanchenocturne – jusqu’ici nous ignorons si elle est une bête ou unreptile – qui vivait dans un affreux marécage à l’est du lac et quise promenait auréolée d’un éclat faiblement phosphorescent au seinde l’obscurité. Les Indiens en avaient si peur qu’ilsn’approchaient jamais de ce marécage. Quant à nous, nous hasardâmesdeux expéditions, et nous l’aperçûmes les deux fois, mais nous nousenlisions et ne parvenions pas à avancer. Tout ce que je peux dire,c’est qu’elle nous parut plus grosse qu’une vache et qu’ellerépandait une étrange odeur de musc. J’évoquerai encore le grosoiseau qui s’attaqua à Challenger, lequel dut chercher refuge dansune caverne, un oiseau courant, beaucoup plus gros qu’une autruche,pourvu d’un cou de vautour et d’une tête si cruelle qu’on auraitdit la mort ambulante. Pendant que Challenger opérait sa retraitedans les rochers, un coup de bec arracha le talon de sa botte commes’il avait été découpé par un couteau. En cette occasion au moins,les armes modernes s’avérèrent efficaces, et la grande bête quimesurait quatre mètres de la tête aux pattes – notre professeur,essoufflé mais très excité, le baptisa phororachus – fut abattuepar le fusil de lord Roxton ; elle tomba dans un déluge deplumes et de membres disloqués, avec deux yeux jaunes qui nousfixaient effrontément. J’espère vivre assez pour voir son crâneaplati dans une niche parmi les trophées de l’Albany. Enfin, je nemanquerai pas de décrire le toxodon, ce cochon d’Inde géant detrois mètres, muni de dents saillantes en ciseaux, que nous tuâmesalors qu’il buvait dans le lac aux premières lueurs de l’aube.

À tout ceci j’accorderai l’ampleur méritée. Demême que je n’oublierai pas de peindre, avec une touche detendresse, les merveilleuses soirées de l’été qui terminaient desjournées souvent passionnantes. Sous le ciel d’un bleu profond,nous étions allongés près du bois, sur l’herbe haute, et nouscontemplions le gibier d’eau qui s’ébattait non loin de nous ainsique les animaux anachroniques qui de leurs terriers rampaient pournous regarder. Les branches des buissons se courbaient sous lepoids des fruits savoureux. Sur les prés, d’étranges fleursadorables tordaient leurs tiges, elles aussi, pour mieux nous voir.Et que dire de ces nuits poétiques que nous passions sur les eauxfrémissantes du grand lac, à attendre les sauts et les plongeons dequelque monstre fantastique ? ou à nous émerveiller d’un rayonvert, surgi du plus profond de l’onde, qui trahissait la présenced’un animal mystérieux aux confins de la nuit subaquatique ?Oh ! je suis sûr qu’un jour ou l’autre ma mémoire et ma plumeretraceront ces scènes !

Mais, me demanderez-vous pourquoi cesexpériences et pourquoi ce retard, alors que vous et vos camaradesauriez dû consacrer vos nuits et vos jours à mettre au point lesmoyens de faire votre rentrée dans le monde extérieur ? Jerépondrai que tous nous avions œuvré dans ce but, mais sans succès.Nous avions rapidement découvert que les Indiens ne nous aideraientpas. De toutes les manières ils étaient nos amis – je pourraispresque dire nos dévoués esclaves – mais quand il leur étaitsuggéré qu’ils pourraient nous aider à fabriquer et à transporterune planche qui traverserait le gouffre, ou lorsque nous désirionsobtenir d’eux des lanières de cuir ou des lianes afin de tisser descordes, nous nous heurtions à un refus aussi aimable qu’obstiné.Ils souriaient, ils clignaient de l’œil, ils secouaient la tête, etc’était tout. Le vieux chef nous opposait, lui aussi, une fin denon-recevoir. Il n’y eut que Maretas, le jeune homme que nousavions sauvé, pour nous exprimer, par gestes, sa désolation de voirnos vœux repoussés. Depuis leur triomphe sur les hommes-singes, ilsnous considéraient comme des surhommes qui détenaient les secretsde la victoire dans d’étranges tubes et ils s’imaginaient que, tantque nous resterions avec eux, la prospérité les comblerait. Àchacun d’entre nous furent offertes une petite femme à peau rougeet une caverne, à la condition que nous habitions pour toujours ceplateau. Jusqu’ici tout s’était passé gentiment en dépit de ladivergence de nos vœux. Mais nous étions persuadés que tout projetde descente devait demeurer secret car, au besoin, ils nousempêcheraient par la force de le réaliser.

Malgré le danger que représentaient lesdinosaures – danger qui n’est à redouter que la nuit – je retournaideux fois au fort Challenger pour voir notre nègre qui continuait àmonter la garde et à nous attendre au bas de l’escarpement. Monregard cherchait au loin dans la plaine si une espérance ne seconcrétisait pas à l’horizon. Mais, comme sœur Anne, je ne voyaisrien venir.

– Ils vont être là bientôt, MassaMalone ! Avant huit jours l’Indien sera de retour et apporterala corde. Vous pourrez redescendre.

Tels étaient les encouragements de l’excellentZambo.

En revenant de ma deuxième visite, un soir, jefis une curieuse rencontre. J’avais atteint un endroit situé àquinze cents mètres environ du marais aux ptérodactyles, quandj’aperçus un objet extraordinaire qui s’approchait de moi : unhomme marchait à l’intérieur d’un cadre fait de bambouscourbés ; il était littéralement enfermé dans une cage enforme de cloche. Je fus stupéfait en reconnaissant lord JohnRoxton. Quand il me vit, il se glissa hors de sa bizarreforteresse, et il arriva vers moi en riant ; mais je devinaiqu’il était vaguement confus.

– Tiens, bébé, qui aurait pensé vousrencontrer par ici ?

– Qu’est-ce que diable vous êtes en train defaire ? demandai-je.

– Je vais rendre visite à mes amis, lesptérodactyles.

– Mais pourquoi ?

– Des gens intéressants, vous ne trouvezpas ? Mais peu sociables. Plutôt désagréables avec desétrangers, si vous vous rappelez. Alors j’ai construit ce cadre quiles empêche de venir me voir de trop près.

– Mais qu’est-ce que vous cherchez dans lemarais ?

Il me regarda avec un œil vif et je lus unecertaine hésitation dans son regard.

– Vous croyez qu’il n’y a que les professeurspour s’intéresser à certaines choses ? dit-il enfin. J’étudieces jolis petits chéris. Que cela vous suffise !

– Il n’y a pas de mal ! lui dis-je.

Sa bonne humeur reparut et il éclata derire.

– Il n’y a pas de mal, en effet, jeune bébé.Je vais essayer d’attraper un poulet du diable pour Challenger.C’est mon affaire. Non, je ne tiens pas à votre compagnie :moi, je suis en sécurité dans cette cage, et pas vous. Au revoir.Je serai de retour au camp à la chute du jour.

Il se détourna et me quitta ; je le viss’avancer dans les bois sous la protection de sa cageextraordinaire.

Si à cette époque le comportement de lord Johnétait bizarre, celui de Challenger l’était encore davantage. Jepeux dire qu’il fascinait extraordinairement les femmesindiennes ; mais il se promenait toujours avec une grossebranche de palmier et il les chassait comme des mouches quand leursattentions devenaient trop pressantes. Le voir marcher comme unsultan d’opéra-comique, avec son sceptre à la main, précédé par sagrande barbe hérissée et par ses orteils qu’il relevait à chaquepas, suivi par tout un essaim de jeunes Indiennes vêtues seulementd’un mince pagne d’écorce, voilà l’une des images les plusgrotesques que je rapporterai de ce voyage. Quant à Summerlee, ilétait absorbé par l’étude de la vie des insectes et des oiseaux surle plateau et il passait tout son temps – à l’exception de celui,fort long, qu’il consacrait à accabler Challenger de reprochesparce qu’il ne nous avait pas encore fait descendre – à nettoyer età ranger ses spécimens.

Challenger avait pris l’habitude de faire untour tout seul le matin et il lui arrivait de rentrer chargé desolennité, comme quelqu’un qui porterait sur ses épaules la pleineresponsabilité d’une entreprise formidable. Un jour, sa branche depalmier à la main et suivi du cortège habituel de ses dévotes, ilnous emmena à son atelier secret et nous initia à ses plans.

L’endroit était une petite clairière au centred’un bois de palmiers ; dans cette clairière, il y avait ungeyser de boue en ébullition ; tout autour de ce geyserétaient éparpillées plusieurs lanières de cuir taillées dans de lapeau d’iguanodon ; il y avait aussi une grande vessiedégonflée, laquelle était l’estomac séché et gratté de l’un deslézards-poissons du lac. Ce sac avait été cousu à l’une desextrémités, mais à l’autre subsistait un orifice étroit. Dans cetteouverture, plusieurs cannes de bambou avaient été enfoncées.Challenger adapta le bout de ces cannes à des entonnoirs coniquesen terre, lesquels collectaient le gaz qui faisait des bulles dansla boue du geyser. La vessie flasque commença à se gonflerlentement et à témoigner d’une telle fringale d’évasion queChallenger attacha les lanières qui la retenaient aux troncs desarbres environnants. Au bout d’une demi-heure, un sac de gaz d’unebonne taille avait été constitué et la manière dont il tirait surses cordes en disait long sur sa puissance ascensionnelle.Challenger, tel un père satisfait de son premier-né, se tenaitimmobile et souriait ; il caressait silencieusement sabarbe : il était fier de son œuvre. Summerlee rompit lecharme.

– Vous n’avez pas l’intention de nous fairemonter dans cet objet-là, Challenger ? demanda-t-il d’une voixaigre.

– J’ai l’intention, mon cher Summerlee, deprocéder à une si éclatante démonstration de ses possibilités que,après y avoir assisté, vous n’hésiterez plus à leur faireconfiance.

– Vous pouvez tout de suite abandonner cetespoir, déclara Summerlee avec une grande décision. Rien au mondene me persuaderait de commettre une telle imbécillité ! LordJohn, j’espère que vous n’encouragerez pas cette folie ?

– Rudement ingénieux ! fit notre pair.J’aimerais bien voir comment fonctionne cette machine.

– Vous allez voir ! dit Challenger.Depuis quelques jours, j’ai concentré tout mon cerveau sur leproblème de notre descente. Il est hors de question que nouspuissions la réaliser par alpinisme ni au moyen d’un tunnel. Noussommes également incapables de construire un pont qui nousrelierait au piton rocheux d’où nous sommes venus. Quel moyen nousreste-t-il donc ? J’avais récemment fait remarquer à notre amique de l’hydrogène libre était émis par le geyser. Toutnaturellement l’idée d’un ballon m’est venue. J’ai été, je l’avoue,embarrassé par la difficulté de découvrir une enveloppe pouvantcontenir le gaz, mais la contemplation des immenses entrailles deces reptiles m’a fourni la solution du problème. Regardez lerésultat !

Il plaça une main sur sa poitrine vêtue dehaillons et de l’autre désigna fièrement le sac à gaz qui avaitpris une confortable rotondité et tirait fortement sur sesamarres.

– Le soleil lui a tapé sur la tête !ricana Summerlee.

Lord John était enchanté :

– Pas bête, ce vieux-là, hein ? mechuchota-t-il à l’oreille. Et la nacelle ? demanda-t-il àhaute voix.

– La nacelle sera l’objet de mon prochaintravail, répondit Challenger. Mais, déjà, j’ai prévu comment laconstruire et l’attacher. Aujourd’hui, je veux simplement vousprouver que mon appareil peut supporter le poids de chacun d’entrenous.

– De nous tous, voulez-vous dire ?

– Non. Mon plan est que chacun à tour de rôledescende comme en parachute, et que le ballon soit chaque foisremonté. S’il supporte le poids d’un homme et s’il le posedoucement à terre, il aura accompli la tâche à laquelle je ledestine. Maintenant, je vais vous montrer quelles sont, dans cedomaine, ses capacités.

Il apporta une roche basaltique d’un volumeassez considérable, et dont le milieu permettait qu’une corde y fûtfacilement attachée. Cette corde était celle qu’il avait apportéesur le plateau et dont nous nous étions servis pour fairel’ascension du piton rocheux. Elle avait plus de quarante mètres delong et, malgré sa finesse, elle était solide. Il avait préparé unesorte de collier en cuir avec de nombreuses courroies. Il le plaçasur le dôme du ballon, rassembla par-dessus les courroies quipendaient, de façon que la pression d’un poids quelconque serépandît sur une grande surface. Puis il attacha la roche auxcourroies, en laissant pendre la corde qu’il enroula autour de sonbras.

« Et maintenant, lança Challenger avec unsourire d’anticipation satisfait, je vais vous démontrer lapuissance porteuse de mon ballon.

Il coupa les amarres.

Jamais notre expédition ne fut plus proche del’anéantissement ! La vessie gonflée bondit dans les airs avecune rapidité terrifiante. En un instant, Challenger fut arraché dusol et entraîné. J’eus juste le temps de le ceinturer, mais, à montour, je fus tiré par une force ascensionnelle invincible. LordJohn m’agrippa les jambes ; cela ne suffit pas, lui aussis’éleva dans les airs. Pendant un moment, j’eus la vision de quatreexplorateurs flottant comme un chapelet de saucisses au-dessus dela terre qu’ils avaient conquise. Heureusement, il y avait deslimites à l’effort que la corde pouvait supporter, mais il neparaissait pas y en avoir à la puissance ascensionnelle de cettemachine infernale. Un craquement aigu se fit entendre et nousretombâmes en tas sous un amas de cordages. Quand nous nous remîmesdebout, nous aperçûmes, très loin dans le ciel bleu, une tachesombre, la roche basaltique continuait sa promenade aérienne.

« Merveilleux ! s’écrial’indomptable Challenger en frottant son bras endolori. Voilà unedémonstration éclatante, satisfaisante à tous points de vue !Je n’avais pas prévu une telle réussite. Dans moins d’une semaine,messieurs, je vous promets qu’un deuxième ballon sera prêt ;vous pouvez absolument compter sur la sécurité et le confort de cemoyen de transport pour accomplir la première étape de notre voyagede retour.

Jusqu’ici, j’ai conté les événements dans leurordre chronologique. Maintenant, je suis en train de l’achever ànotre camp de base : là où Zambo nous attendait depuis silongtemps. Toutes nos difficultés, tous nos dangers sont à présentderrière nous ; je les revis comme un rêve qui se seraitdéroulé dans le décor de ces escarpements rougeâtres. Nous sommesdescendus sains et saufs, quoique de la manière la plus imprévue,et tout va bien. Dans six semaines ou deux mois, nous serons deretour à Londres et il est possible que cette lettre ne vousparvienne pas beaucoup plus tôt que votre correspondant. Déjà noscœurs soupirent et nos pensées s’envolent vers la grande villenotre mère, qui nous est si chère.

Notre fortune changea le soir même du jour oùChallenger faillit nous entraîner dans une périlleuse aventure avecson ballon artisanal. J’ai dit que la seule personne qui témoignaitde la sympathie à nos efforts pour quitter le plateau était lejeune chef que nous avions sauvé. Lui au moins n’avait aucun désirde nous retenir contre notre gré : il nous l’avait faitcomprendre par des gestes tout à fait expressifs. Ce soir-là, donc,la nuit était presque tombée, il se rendit à notre campement et metendit (c’était toujours vers moi qu’il se tournait, sans douteparce que mon âge était davantage en rapport avec le sien) un petitrouleau d’écorce, me désigna solennellement la ligne de cavernesau-dessus de nous, posa un doigt sur les lèvres pour nousrecommander le secret, puis s’envola vers son peuple.

J’approchai de la lumière du feu le rouleaud’écorce et nous l’examinâmes ensemble. À l’intérieur, il y avaitun bizarre dessin que je reproduis ici :

Runes

Les lignes étaient nettement dessinées aucharbon de bois sur la surface claire : à première vue, je lespris pour un arrangement musical étrange.

– En tout état de cause, dis-je, je jureraisbien que ceci est important pour nous : je l’ai lu sur sonvisage quand il me l’a remis.

– À moins que nous n’ayons affaire à unplaisantin primitif, suggéra Summerlee. Je pense que les jeux fontpartie du développement élémentaire de l’homme.

– C’est une sorte d’écriture ! déclaraChallenger.

– On dirait un puzzle, fit lord John en setordant le cou pour l’examiner.

Tout à coup, il étendit le bras et me prit lepuzzle.

« Voilà ! cria-t-il. Je crois quej’ai résolu le problème. Regardez ! Combien y a-t-il de traitssur cette écorce ? Dix-huit. Or il y a dix-huit ouvertures decavernes sur le flanc de l’escarpement au-dessus de nous.

– Il a fait un geste pour nous montrer lescavernes quand il m’a donné son rouleau, rappelai-je.

– Bien sûr ! C’est une carte descavernes. Hein ! Il y en a dix-huit en ligne :quelques-unes peu profondes, d’autres profondes, certaines avec desembranchements. Nous les avons bien vues, hein ? Et la croixindique la plus profonde.

– Celle qui aboutit de l’autre côté, àl’extérieur ! m’exclamai-je.

– Je crois que notre jeune ami a déchiffrél’énigme, réfléchit Challenger. Si la caverne ne traverse pasl’escarpement je ne comprends pas pourquoi cette personne, qui nenous veut que du bien, aurait attiré spécialement notre attentionsur elle. Mais si réellement elle traverse et sort à une hauteurcorrespondante de l’autre côté nous aurions encore près de quarantemètres à franchir en descente.

– Quarante mètres ! grogna Summerlee.

– Et alors ? m’écriai-je. Notre corden’a-t-elle pas plus de quarante mètres de long ? Nous pouvonscertainement descendre par là !

– Et les Indiens qui habitent dans lacaverne ? objecta Summerlee.

– Il n’y a pas d’Indiens dans les cavernesau-dessus de nous, répondis-je. Elles sont toutes utilisées commeentrepôts ou granges. D’ailleurs, pourquoi ne pas y aller voir toutde suite ?

Sur le plateau pousse un bois sec, bitumeux,que nos botanistes appellent araucaria, et dont les Indiens fontdes torches. Nous en prîmes tout un fagot et nous nous dirigeâmesvers la caverne marquée d’une croix. Comme je l’avais annoncé, elleétait inhabitée, sauf par une colonie d’énormes chauves-souris quivoletaient autour de nous tandis que nous nous y enfoncions. Netenant pas à éveiller l’attention des Indiens sur cette visite,nous titubâmes dans le noir jusqu’à ce que nous eussions contournéune quantité d’angles que nous estimâmes suffisante. Alors nousallumâmes nos torches : c’était un tunnel magnifiquement sec,avec des parois grises, très lisses, recouvertes de symboles parles indigènes, et un toit cintré qui formait une arche au-dessus denos têtes. Nous marchions sur du sable blanc qui miroitait sous nospieds. Nous nous hâtions fébrilement mais, à notre grandedéception, nous dûmes nous arrêter : un mur de rocs s’élevaitdevant nous et il ne présentait même pas une fissure par où unesouris aurait pu passer. Rien à faire pour s’évader par là.

Avec de l’amertume plein le cœur, nousobservâmes cet obstacle inattendu. Il ne provenait pas d’unbouleversement quelconque, il formait, et il avait toujours formé,un cul-de-sac.

– N’importe, mes amis ! déclaraChallenger, qui ne se laissait pas abattre pour si peu. Vous avezma promesse pour le ballon.

Summerlee gémit.

– Peut-être sommes-nous dans une mauvaisecaverne ? hasardai-je. Ne nous sommes-nous pastrompés ?

– Pas la peine, bébé ! fit lord John enposant son doigt sur la carte. La dix-septième sur la droite, laseconde sur la gauche. Nous sommes dans la bonne caverne.

Je regardai le dessin, et je poussai soudainun cri de joie.

– Je crois que ça y est. Suivez-moi !Suivez-moi !

Je revins sur nos pas, la torche à lamain.

« Ici, dis-je en montrant quelquesallumettes sur le sol. Voilà l’endroit où nous avons allumé nostorches.

– Exactement.

– Eh bien ! cette caverne est dessinéecomme une fourchette à deux branches. Dans le noir, nous avonsdépassé l’embranchement. Sur notre droite, nous devrions trouver labranche la plus longue.

J’avais raison. Nous n’avions pas fait plus detrente mètres en arrière qu’une grande ouverture noire se dessinasur la paroi. Nous nous précipitâmes dedans : le couloir étaitbeaucoup plus large. Nous courions presque. À bout de souffle, nousnous enfonçâmes de plusieurs centaines de mètres, fousd’impatience, d’espoir. Alors, tout d’un coup, dans l’obscuritéprofonde de l’arche, brilla une lumière rouge sombre. Nousstoppâmes pour nous concerter. On aurait dit qu’un drap enflammébouchait le passage. Nous reprîmes notre course, il fallait savoir.Aucun son, aucune chaleur, aucun mouvement n’étaient perceptibles,n’émanaient de ce grand écran lumineux qui brillait devant nous,qui inondait la caverne d’une lumière argentée, qui transformait lesable en une poudre de joyaux… En approchant, nous aperçûmes unearête circulaire.

– La lune, ma parole ! hurla lord John.Nous avons traversé, les enfants ! Nous sommes de l’autrecôté !

Hé ! oui, c’était la lune, la pleine lunequi brillait directement sur l’orifice qui ouvrait sur l’autre facede l’escarpement. Oh ! il n’était pas grand ! À peineplus large qu’une fenêtre, mais suffisant tout de même pour quenous puissions accomplir notre rêve. En allongeant le cou, nousconstatâmes que la descente n’offrait pas de trop grossesdifficultés et que le sol n’était pas loin. Ne soyez pas étonnés sid’en bas nous ne l’avions pas vu, à cet endroit, l’escarpementformait un surplomb et il paraissait tellement impossible del’escalader que nous n’avions guère songé à l’inspecter de près.Avec notre corde, nous pourrions parvenir à terre sans difficulté.Aussi rentrâmes-nous au camp, parfaitement contents, pour faireimmédiatement nos préparatifs en vue de notre départ le lendemainsoir.

Ce que nous avions à faire nous le fîmesrapidement et en secret, car, même à la dernière minute, lesIndiens pouvaient nous retenir. Nous avions décidé d’abandonner nosprovisions de bouche et de n’emporter que nos fusils et noscartouches. Mais Challenger avait en outre quelque chose de lourdqu’il voulait ramener à Londres : un paquet peu maniable, dontje ne suis pas autorisé à parler ; ses exigences nousdonnèrent beaucoup de mal ! Le jour s’écoula avec une lenteurpesante. Quand l’obscurité se répandit sur le plateau, nous étionsprêts à partir. Péniblement, nous transportâmes nos affaires auhaut des marches, et nous jetâmes un dernier coup d’œil sur ce paysdes merveilles. Je pensais qu’il allait être ouvert bientôt à lacuriosité universelle, qu’il deviendrait la proie des chasseurs etdes prospecteurs. Mais, pour nous, il demeurerait toujours unpaysage de rêve, féerique et d’un éclat incomparable ; uneterre où nous avions osé beaucoup, souffert beaucoup, apprisbeaucoup ; notre terre comme nous l’appelions amoureusement…Sur la gauche, les cavernes projetaient leurs feux rouges quitrouaient l’obscurité. Sur la pente qui descendait vers le lacfusaient les voix des Indiens, ils riaient, ils chantaient.Au-delà, la forêt s’étendait, immense. Au centre, miroitant auclair de lune, le lac étalait ses eaux paisibles qui,paradoxalement, avaient enfanté tant de monstres. Pendant que nousadmirions une dernière fois cet univers à part du monde, l’appelaigu d’un animal mystérieux résonna dans la nuit : c’était lavoix même de la Terre de Maple White qui nous disait adieu. Nousnous détournâmes, et nous nous enfonçâmes dans la caverne qui nousouvrait la porte du retour.

Deux heures plus tard, nous, nos bagages, ettous nos biens nous étions arrivés au pied de l’escarpement. Nousn’eûmes à vaincre, en fait de difficultés, que l’encombrement ducolis auquel tenait tant le professeur Challenger. Nous laissâmesle tout sur place et nous partîmes aussitôt pour le camp de Zambo.Nous y arrivâmes à l’aube, mais à notre stupéfaction nous ydécouvrîmes, au lieu d’un feu unique, une douzaine dispersés sur laplaine. Le groupe de secours nous avait rejoints : il y avaitune vingtaine d’Indiens de la rivière avec des pieux, des cordes,bref tout ce qu’il aurait fallu pour franchir le gouffre… Au moinsnous n’aurons pas trop de difficultés pour le transport de nospaquets, quand demain nous nous mettrons en route versl’Amazone !

Là-dessus, avec humilité et gratitude, je closle chapitre de nos aventures. Nos yeux ont vu de grandes merveilleset nos âmes sont épurées par ce que nous avons enduré. Tous, noussommes devenus meilleurs et plus graves. Peut-être serons-nousobligés de nous arrêter à Para pour radouber notre bateau. Dans cecas, cette lettre sera d’une poste en avance sur nous. Sinonj’espère, cher monsieur McArdle, avoir très bientôt le plaisir devous serrer la main.

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