Le Monde perdu

Chapitre 14Ces conquêtes-là valaient la peine !

Nous avions supposé que les hommes-singesn’avaient pas repéré notre cachette, mais nous ne tardâmes pas àdécouvrir que nous nous étions trompés. Les bois étaientsilencieux, pas une feuille ne remuait sur les arbres, la paixsemblait nous envelopper ; il est extravagant que l’expériencene nous ait pas incités à nous méfier davantage de la ruse et de lapatiente ténacité de ces créatures qui savaient guetter et attendreleur chance. J’ignore tout du destin qui m’est réservé, cependantje suis sûr que je ne me trouverai jamais plus près de la mort queje ne le fus ce matin-là. Je vais vous conter les choses par lemenu et dans l’ordre.

Après toutes nos émotions de la veille, nousnous réveillâmes très fatigués. Summerlee était encore si faibleque pour tenir debout il devait faire effort ; mais ce vieilhomme possédait une sorte de courage acidulé qui lui interdisaitd’admettre la défaite. Nous nous réunîmes en conseil, et il futdécidé d’un commun accord que nous attendrions tranquillement àl’endroit où nous nous trouvions, que nous prendrions un copieuxpetit déjeuner dont nous avions tous grand besoin, puis que nousnous mettrions en route vers le lac central que nous contournerionspour accéder aux cavernes où les Indiens, selon mes observations,habitaient. Nous nous basions sur la promesse que nous avaientfaite les Indiens que nous avions sauvés : leurs compatriotesnous réserveraient un accueil chaleureux. Ensuite, notre mission setrouvant accomplie puisque nous serions entrés en possession detous les secrets de la Terre de Maple White, nous nouspréoccuperions de découvrir le moyen de quitter le plateau et derentrer dans le monde civilisé. Challenger lui-même convint quenous avions fait tout ce qui était possible, et que notre premierdevoir consistait à rapporter à la science moderne les étonnantesdécouvertes que nous avions accumulées.

Nous eûmes alors le loisir de considérer d’unpeu plus près les Indiens qui nous accompagnaient. C’étaient deshommes petits, secs, nerveux, actifs, bien bâtis, dont les cheveuxnoirs et plats étaient réunis derrière la tête par un chignon tenupar une lanière de cuir ; leurs pagnes aussi étaient en cuir.Ils avaient un visage imberbe, bien dessiné et ouvert. Leursoreilles avaient le lobe qui pendait, ensanglanté et déchiré :sans doute avait-il été percé pour porter des bijoux que leursravisseurs avaient arrachés. Ils s’exprimaient dans une langueincompréhensible pour nous mais ils parlaient beaucoup ; ilsse désignaient les uns les autres en prononçant le mot :« Accala » ; nous en inférâmes qu’il s’agissait dunom de leur nation. De temps à autre, leurs figures se révulsaientsous l’effet de la terreur et de la haine, ils agitaient leurs brasen direction des bois, et ils criaient : « Doda !Doda ! ». C’était sûrement ainsi qu’ils appelaient leursennemis.

– Qu’est-ce que vous pensez d’eux ?demanda au Pr Challenger lord John Roxton. Pour moi, une chose estclaire : le petit bonhomme qui a la tête rasée est un chef deleurs tribus.

Il était en effet patent que cet homme avaitun rang à part, et que les autres ne s’adressaient à lui qu’avecles marques d’un profond respect. Il semblait le plus jeune ;et pourtant il était si fier, si indépendant que, lorsqueChallenger posa sa grande main sur sa tête, il sursauta et piaffacomme un pur-sang éperonné, ses yeux lancèrent des éclairs et ils’éloigna du professeur ; à quelques pas il plaça sa main sursa poitrine et, fort dignement, prononça plusieurs fois lemot : « Mare-tas ». Le professeur, sans se laisserdémonter, s’empara de l’Indien le plus proche par l’épaule etcommença une conférence à son sujet comme s’il se trouvait dans unamphithéâtre universitaire.

– Le type de cette race, dit-il d’une voixsonore, ne peut pas être considéré comme inférieur à en juger parsa capacité crânienne, son angle facial, etc. Au contraire, nousdevons le placer sur l’échelle bien plus haut que nombre de tribussud-américaines que je pourrais mentionner. L’évolution d’une tellerace en cet endroit ne s’explique par aucune supposition normale.De même il existe un fossé béant entre ces hommes-singes et lesanimaux primitifs qui ont survécu sur ce plateau. Il est impossiblede croire qu’ils auraient pu se développer là où nous les avonsdécouverts.

– Alors, d’où diable sont-ils tombés ?demanda lord John.

– Question qui donnera sans doute lieu àd’âpres discussions chez les savants des deux hémisphères !répondit le professeur. L’idée personnelle que je me fais de lasituation… pour autant que cette idée soit valable, ajouta-t-il enbombant le torse et en jetant à la ronde des regards insolents, estque l’évolution a abouti, compte tenu des conditions particulièresde ce pays, au stade vertébré, et que les vieux types ont survécuet ont coexisté avec les nouveaux. C’est ainsi que nous trouvonsdes animaux aussi modernes que le tapir (animal qui possède unpedigree très long), le grand cerf et le fourmilier, en compagniedes formes reptiliennes de type jurassique. Jusqu’ici c’est clair.Maintenant, voici les hommes-singes, et voici les Indiens. Que peutpenser l’esprit scientifique de leur présence ? Je ne peux pasenvisager deux hypothèses ; une me suffit ; ils ontenvahi le plateau. Il est probable qu’il existait dans l’Amériquedu Sud un singe anthropoïde qui autrefois s’est frayé un cheminjusqu’ici et qu’il s’est développé sous la forme des créatures quenous avons vues, et dont quelques-unes (il me regarda fixement)étaient d’un aspect et d’une taille qui, accompagnés d’uneintelligence correspondante, auraient fait honneur, je n’hésite pasà le dire, à n’importe quelle race humaine vivante. Quant auxIndiens, je suis persuadé qu’ils sont des immigrants récemmentvenus d’en bas. Sous la nécessité de la famine ou dans des buts deconquête, ils sont arrivés sur le plateau. Devant les férocescréatures qu’ils n’avaient jamais vues auparavant, ils se sontréfugiés dans des cavernes telles que les a décrites notre jeuneami, mais ils ont dû livrer de durs combats pour tenir le payscontre les bêtes sauvages, et spécialement contre les hommes-singesqui les ont considérés comme des intrus et qui ont dès lors engagécontre eux une guerre sans merci, avec une intelligence rusée quifait défaut à de plus grosses bêtes. D’où le fait qu’ils ne sontpas très nombreux. Hé bien ! messieurs, l’énigme est-ellerésolue ? ou y a-t-il encore quelque point à éclaircir pourvotre gouverne ?

Une fois n’est pas coutume : le PrSummerlee était trop épuisé pour discuter ; ce qui nel’empêcha pas toutefois de secouer énergiquement la tête pourmanifester son désaccord total. Lord John murmura que, n’ayant pasla classe suffisante et ne faisant pas le poids, il n’avait pas àargumenter. Quant à moi, je me cantonnai dans mon rôle habituel,c’est-à-dire ramener mes compagnons sur la terre par une remarqueprosaïque ; je déclarai que l’un des Indiens étaitmanquant.

– Il est allé chercher de l’eau, répondit lordJohn. Nous lui avons donné une boîte de conserve vide et il estparti.

– Vers le fort Challenger ?demandai-je.

– Non, au ruisseau. Dans les arbres, toutprès. Il n’y a pas plus de deux cents mètres. Mais il prend toutson temps, voilà tout !

– Je vais voir ce qu’il devient, dis-je.

Je pris mon fusil et marchai sans me hâterdans la direction du ruisseau. Il peut vous paraître surprenant quej’aie quitté le refuge de notre accueillant fourré ; maisrappelez-vous, s’il vous plaît, que nous étions à plusieurskilomètres de la cité des hommes-singes, que nous n’avions aucuneraison de supposer qu’ils avaient découvert notre retraite, etqu’avec un fusil en main je n’avais pas peur d’eux. Je neconnaissais pas encore toute leur ruse et toute leur force.

Quelque part devant moi, le ruisseaugazouillait, mais entre lui et moi il y avait un fouillis d’arbreset d’arbustes. Je m’y aventurai et, juste à un endroit que de leurcachette mes compagnons ne pouvaient pas apercevoir, je remarquaiune sorte de paquet rouge parmi les buissons. Je m’approchai :c’était le corps de l’Indien manquant. Il était couché sur leflanc, ses membres étaient tirés vers le haut, et sa tête faisaitavec le corps un angle tout à fait bizarre ; il donnaitl’impression de regarder droit par-dessus son dos. Je poussai uncri pour alerter mes camarades, et je me penchai au-dessus ducadavre. Sûrement mon ange gardien me protégeait ! Est-ce unepeur instinctive ou un bruissement léger dans les feuilles qui mefit lever les yeux en l’air ? Toujours est-il que du grandfeuillage épais qui pendait au-dessus de ma tête, je vis descendredeux longs bras musclés, couverts de poils rouges. Une demi-secondeplus tard, et ces deux mains énormes m’auraient serré la gorge. Jefis un saut en arrière ; mais malgré ma promptitude, ces mainsfurent encore plus promptes. Mon saut les empêcha de m’étreindrepour un coup mortel, mais l’une d’elles m’empoigna par la nuque etl’autre par le menton. Je levai les mains pour protéger magorge ; une patte gigantesque s’en empara. Tiré légèrementau-dessus du sol, je sentis une pression intolérable qui ramenaitma tête en arrière, toujours plus en arrière, jusqu’à ce quel’effort sur la première vertèbre cervicale fût trop violent pourque je pusse le supporter. Tout tourna autour de moi, mais j’eus laforce de tirer sur la main qui emprisonnait les miennes et del’ôter de mon menton. Je regardai en l’air et je vis un visagehorrible, avec des yeux bleu clair, inexorables, qui plongeaientdans les miens. Il y avait dans ce regard terrible une forcehypnotique qui m’interdisait de lutter plus longtemps. Quandl’animal sentit que je m’amollissais sous sa prise, deux caninesblanches brillèrent sur chaque côté de sa bouche hideuse, et sonétreinte se resserra sur mon menton, le forçant à remonter enarrière… Un brouillard mince, opalin, se forma devant mes yeux, etj’entendis des clochettes tinter dans mes oreilles. À demi évanoui,je discernai pourtant un coup de fusil ; alors j’eus à peineconscience que je retombais lourdement sur le sol ; j’ydemeurai immobile, sans connaissance.

Je repris mes sens sur l’herbe, au milieu desfourrés qui nous servaient de refuge ; j’étais couché sur ledos ; quelqu’un avait été chercher de l’eau au ruisseau, etlord John m’en aspergeait la tête, tandis que Challenger etSummerlee me soutenaient ; leurs visages étaient dévorésd’anxiété. Pendant un moment, ils consentirent à n’être que deshommes, à laisser tomber leurs masques de savants. C’était le chocqui m’avait étourdi plutôt qu’une véritable blessure, car au boutd’une demi-heure, en dépit d’une migraine et d’un torticolis,j’étais de nouveau assis et disposé à faire n’importe quoi.

– Mais là, bébé, il s’en est fallu d’uncheveu ! dit lord John. Quand je vous ai entendu crier, j’aicouru, j’ai vu votre tête à demi tordue, et vos chaussures quigigotaient en l’air. Alors j’ai bien cru que vous étiez mort !J’ai manqué votre singe dans ma précipitation, mais il vous alaissé retomber et il a filé comme un zèbre. Ah ! si j’avaiscinquante hommes avec des fusils ! Je débarrasserais laclairière de cette bande infernale, et je laisserais le pays un peuplus en paix que nous ne l’avons trouvé !

Quoi qu’il en fût, il était certain que leshommes-singes nous avaient découverts, et qu’ils nous épiaient detous côtés. Nous n’avions pas grand-chose à craindre d’eux pendantle jour, mais la nuit ils nous attaqueraient sûrement. Donc plustôt nous nous éloignerions, et mieux nous nous sentirions ensécurité. Sur trois côtés autour de nous la forêt multipliait sesembuscades. Mais le quatrième côté, qui descendait en pente doucevers le lac central, n’était garni que de broussailles ; iln’y avait que peu d’arbres, et séparés en tout cas par plusieursclairières. C’était en fait la route que j’avais prise au cours demon exploration militaire : elle nous conduisait droit versles cavernes des Indiens ; nous n’avions donc qu’à lasuivre.

À notre grand regret, nous tournâmes le dos aufort Challenger ; nous en étions fâchés non seulement à causedes provisions dont il était pourvu, mais parce que nous perdionsainsi le contact avec Zambo. Toutefois nous étions munis decartouches, nous avions nos fusils, et pendant un certain tempsnous pourrions vivre sur des conserves. D’ailleurs nous espérionsrevenir bientôt et rétablir notre communication avec Zambo. Il nousavait loyalement promis de rester au pied du piton rocheux, et noussavions qu’il tiendrait parole.

Ce fut au début de l’après-midi que nous nousmîmes en marche. Le jeune chef avait pris la tête pour nous servirde guide, mais il s’était refusé avec indignation à porter lemoindre fardeau. Derrière lui venaient les deux autres Indienschargés de nos richesses. Nous quatre, les Blancs, marchions enfile, le fusil armé à la main, et prêts à intervenir. Quand nouspartîmes, des bois jusqu’ici silencieux s’éleva un long hurlementderrière nous : les hommes-singes manifestaient ainsi leurtriomphe, ou leur mépris, devant notre fuite. En regardant dans lesarbres, nous n’aperçûmes que des branches et des feuilles, mais, àn’en pas douter, derrière cet écran se dissimulait toute une arméehostile. Nous ne fûmes l’objet d’aucune poursuite, cependant, etnous nous trouvâmes bientôt à ciel découvert, hors de leurpouvoir.

Tout en marchant en queue de notre cortège, jene pouvais m’empêcher de sourire à la vue de mes trois compagnons.L’Angleterre ne possédait certainement pas de chemineaux plusloqueteux ! Il n’y avait pourtant qu’une semaine que nousétions arrivés sur le plateau ; mais tous nos vêtements etnotre linge de réserve étaient demeurés dans le camp d’en bas. Etcette semaine-là avait été exceptionnellement pénible, fertile enaventures ! Moi, par chance, j’avais échappé auxhommes-singes ; tandis que dans cette bagarre mes camaradesavaient perdu entre autres choses leurs chapeaux, qu’ils avaientremplacés par des mouchoirs noués autour de leurs têtes, et leursvisages mal rasés étaient méconnaissables. Summerlee et Challengerboitaient. Je traînais les pieds, car j’étais encore mal remis dema chute du matin, et j’avais le cou raide comme une planche. Nousformions vraiment une triste équipe, et je n’avais pas lieu d’êtresurpris des regards horrifiés ou étonnés qu’échangeaient parfoisles Indiens en nous regardant.

Tard dans l’après-midi, nous parvînmes au borddu lac. Quand nous émergeâmes des buissons et que nous aperçûmes lanappe d’eau qui s’étendait devant nous, les Indiens poussèrent uncri de joie et tendirent les bras devant eux. Le paysage étaitvraiment magnifique. Balayant toute la surface argentée, une grandeflotte de canoës se dirigeait droit vers le rivage où nous noustrouvions. Ils étaient encore à quelques kilomètres quand nous lesdistinguâmes, mais ils avançaient avec une rapidité extraordinaire,et bientôt les rameurs furent en mesure de nous repérer.Immédiatement un formidable cri de joie s’éleva des embarcations,les indigènes se mettaient debout, agitaient leurs pagaies et leurslances ; ce fut un moment de vrai délire collectif. Puis ilsse courbèrent de nouveau pour reprendre leur tâche, et les canoësfoncèrent sur l’eau pour s’échouer sur le sable en pente. LesIndiens sautèrent alors à terre et coururent se prosterner devantleur jeune chef. Ils s’époumonaient à manifester leur allégresse.Finalement un homme âgé se précipita pour embrasser le plustendrement du monde le jeune garçon que nous avions sauvé. Cevieillard portait un collier et un bracelet confectionnés tous deuxde gros grains de cristal lumineux ; sur ses épaules étaitnouée la peau mouchetée, couleur d’ambre, d’un très bel animal. Ilnous regarda et posa quelques questions ; sur les réponses quilui furent faites, il s’avança vers nous avec une dignité pleine denoblesse et nous embrassa les uns après les autres. Puis il donnaun ordre, et toute la tribu se prosterna devant nous pour nousrendre hommage. Personnellement, je me sentais intimidé et mal àl’aise devant une telle adoration obséquieuse ; je lus dessentiments analogues sur les visages de lord John et deSummerlee ; mais Challenger s’épanouit comme une rose ausoleil.

– Ce sont peut-être des hommes non développés,nous dit-il en pointant la barbe en avant, mais leur comportementen face d’hommes supérieurs pourrait servir de leçon à quelques-unsde nos Européens si avancés. Les instincts de l’homme naturel sontdécidément aussi corrects que bizarres !

Il nous apparut que les indigènes étaient surle sentier de la guerre, car chacun était armé d’une lance (un longbambou terminé par un os pointu), d’un arc et de flèches, plusd’une sorte de gourdin ou de hache de pierre qui pendait à soncôté. Ils regardaient avec colère les bois d’où nous étions venus,et ils répétaient sans cesse le mot : « Doda ».C’était là certainement une troupe de renfort destinée à sauver ouà venger le fils du vieux chef, car tout laissait supposer que lejeune homme était le fils du vieillard qui régnait sur la tribu.Celle-ci tint conseil aussitôt, tout entière assise en cercle. Nousregardions ces Indiens en essayant de suivre leurs débats. Deux outrois guerriers parlèrent, puis notre jeune ami improvisa uneharangue enflammée, avec de telles intonations et de tels gestesque nous le comprîmes aussi facilement que s’il s’était exprimédans notre langue.

– Pourquoi retourner là-bas ? dit-il.Parce que tôt ou tard il faudra que la chose soit faite. Voscamarades ont été assassinés. Qu’importe que je sois revenu sain etsauf ! Les autres ont été tués. Il n’existe de sécurité pouraucun de nous. Nous sommes réunis ici et prêts…

Il nous désigna éloquemment :

– Ces étrangers sont nos amis. Ce sont degrands soldats, et ils haïssent les hommes-singes autant que nous.Ils commandent au tonnerre et à la foudre. Quand aurons-nous doncune meilleure chance ? Allons-y, et sachons mourir tout desuite ou vivre pour un avenir paisible. Autrement, commentreverrions-nous nos femmes sans rougir ?

Les petits guerriers étaient suspendus auxparoles de l’orateur. Quand il eut fini, ils éclatèrent enapplaudissements et agitèrent leurs armes. Le vieux chef s’approchaet nous posa plusieurs questions en désignant lui aussi les bois.Lord John lui fit signe qu’il devait attendre une réponse et setourna vers nous.

– Bon ! Maintenant, à vous de dire ce quevous voulez faire, expliqua-t-il. Pour ma part, j’ai une deuxièmemi-temps à jouer avec cette bande de singes, et si cette partie setermine par la disparition d’une race sur la terre, je ne vois pasce que la terre aurait à y perdre. Je vais donc accompagner nospetits camarades au visage rouge et je veux les voir dans labagarre. Qu’est-ce que vous en dites, bébé ?

– Moi aussi, je viens,naturellement !

– Et vous, Challenger ?

– Bien entendu, je collabore !

– Et vous, Summerlee ?

– Il me semble que nous dérivons grandement dubut de cette expédition, lord John ! Je vous assure quelorsque j’ai quitté ma chaire de professeur à Londres, je nepensais pas du tout que ce serait pour me mettre à la tête d’unraid de sauvages contre une colonie de singesanthropoïdes !

– Nous arrivons à la question de base, ditlord John en souriant. Mais il nous faut l’affronter. Quedécidez-vous ?

– Je pense que c’est là une entreprise plusque discutable, répondit Summerlee, toujours prêt à argumenter.Mais si vous vous y enrôlez tous, je ne vois pas très bien commentje ne vous suivrais pas.

– C’est donc décidé, dit lord John, qui seretourna vers le chef en faisant claquer son fusil.

Le vieillard serra nos mains, tandis que seshommes applaudissaient de toutes leurs forces. Il était trop tardpour marcher sur la cité des hommes-singes, aussi les Indiensaménagèrent-ils un bivouac de fortune. De tous côtés les feuxs’allumèrent et fumèrent. Quelques indigènes avaient disparu dansla jungle et revinrent en poussant devant eux un jeune iguanodon.Comme les autres il avait sur l’épaule un enduit de goudron et cefut seulement quand nous vîmes l’un des Indiens s’avancer avec unair de propriétaire pour donner son consentement à la mise à mortde cette bête que nous réalisâmes que ces grands animaux étaientpropriété privée tout comme un troupeau de bœufs, et que ces signesqui nous avaient tant intrigués représentaient la marque dupropriétaire. Inoffensifs, nonchalants, végétariens, avec leursgrands membres et leur minuscule cervelle, ils pouvaient êtregardés et menés par des enfants. En quelques minutes la grosse bêtefut dépecée, et de grands quartiers de sa chair furent aussitôtsuspendus devant les feux de camp qui cuisaient déjà une quantitéde poissons éperonnés dans le lac à coups de lance.

Summerlee s’était étendu sur le sable etdormait. Nous autres, nous vagabondions autour du lac pour chercherà en savoir davantage sur ce pays étrange. Deux fois nous trouvâmesdes fosses d’argile bleue, semblables à celles que nous avions déjàvues dans le marais aux ptérodactyles : d’anciens orificesvolcaniques qui, Dieu sait pourquoi, excitèrent beaucoup lacuriosité de lord John. Ce qui passionna Challenger, ce fut ungeyser de boue qui bouillonnait, glougloutait, et sur la surfaceduquel un gaz bizarre formait de grosses bulles qui crevaient. Illança dedans un roseau creux et cria de ravissement comme unécolier quand, en le touchant d’une allumette enflammée, ildéclencha une explosion et une flamme bleue à proximité du roseau.Et sa joie ne connut plus de bornes quand, ayant ajusté au bout duroseau une vessie de cuir qui se remplit de gaz, il l’expédia dansles airs.

– Un gaz inflammable, et qui estremarquablement plus léger que l’atmosphère. J’ose dire qu’ilcontient une proportion considérable d’hydrogène libre. Lesressources de G. E. C. ne sont pas encore épuisées, mon jeuneami ! Je vous démontrerai encore comment un grand cerveaudiscipline toute la nature à son service.

Il faisait allusion à une idée qui lui étaitvenue, mais il ne voulut pas nous en dire davantage.

Rien ne nous sembla plus merveilleux que cettegrande nappe d’eau devant nous. Notre nombre et notre bruit avaienteffrayé toutes les créatures vivantes et, à l’exception de quelquesptérodactyles qui dessinaient des cercles loin au-dessus de nous,tout était calme autour du campement. Mais ce calme ne seretrouvait pas sur les eaux roses du lac central, ellesfrémissaient, elles se soulevaient comme sous l’effet d’une viepersonnelle. De grandes échines couleur d’ardoise et des aileronsen dents de scie apparaissaient avec une frange argentée, puisroulaient à nouveau vers les grandes profondeurs. Au loin les bancsde sable étaient tachetés de formes rampantes : grossestortues, sauriens bizarres, et même une grande bête, plate comme untapis-brosse qui aurait palpité et noire avec une peau grasse, quenous vîmes couler lentement vers le lac. Ici et là, des serpentsprojetaient leurs têtes hors de l’eau, dessinaient un petit collierd’écume devant eux et un long sillage incurvé derrière : ilsse soulevaient, ils ondulaient aussi gracieusement que des cols decygnes. Il fallut que l’un de ces animaux vînt se tordre sur l’undes bancs de sable proches de nous, exposant ainsi son corps enforme de barrique et d’immenses nageoires derrière son cou deserpent, pour que Challenger et Summerlee, qui nous avaientrejoints, explosassent un duo admiratif :

– Le plésiosaure ! Un plésiosaure d’eaudouce ! s’écria Summerlee. Dire que j’aurai vécu assez pourvoir cela ! Nous sommes bénis, mon cher Challenger, bénisentre tous les zoologues depuis que le monde est monde !

Nos savants ne s’arrachèrent à lacontemplation de ce lac primeval que lorsque la nuit fut tombée etque les feux de nos alliés furent autant de taches rouges dansl’ombre. Au sein de cette obscurité, nous entendions de temps àautre les ébrouements et les plongeons de grands animaux.

Dès les premières lueurs de l’aube, le campfut levé et nous nous ébranlâmes pour notre mémorable expédition.J’avais souvent rêvé d’être un jour correspondant de guerre ;mais dans mes songes les plus audacieux, aurais-je pu concevoir lanature de la campagne à laquelle j’allais aujourd’huiparticiper ? Voici donc mon premier reportage écrit d’un champde bataille.

Notre troupe avait été renforcée pendant lanuit par une réserve fraîche d’indigènes venus des cavernes :nous fûmes bien cinq cents à prendre le départ. Une avant-garded’éclaireurs précédait une forte colonne qui progressaméthodiquement à travers les broussailles jusqu’aux abords de laforêt. Là, les guerriers s’étendirent en ligne ; les lanciersalternaient avec les archers. Roxton et Summerlee prirent positionsur le flanc droit, Challenger et moi sur le flanc gauche. C’étaitune armée de l’âge de pierre accompagnée au combat par les derniersperfectionnements de l’industrie de guerre de Saint James Street etdu Strand.

Notre ennemi ne se fit pas attendre longtemps.Une clameur sauvage, aiguë, s’éleva de la lisière de la forêt. Toutà coup une brigade d’hommes-singes s’élança avec des pierres et desgourdins pour enfoncer le centre de la ligne indienne. C’était uneopération courageuse, mais téméraire, car les hommes-singesn’avancent pas vite sur leurs jambes arquées. Leurs adversaires serévélèrent au contraire agiles comme des chats. Nous fûmeshorrifiés à la vue de ces brutes féroces, l’écume aux lèvres et larage dans les yeux, manquant constamment leurs ennemis, et sefaisant transpercer les uns après les autres par des flèches bienajustées. Un grand homme-singe passa près de moi en hurlant dedouleur : il avait bien une douzaine de flèches fichées entreses côtes. Par pitié je lui décochai une balle dans le ventre et ils’écroula parmi les aloès. Mais ce fut le seul coup de feu, carl’attaque avait été dirigée contre le centre de la ligne, et lesIndiens n’eurent pas besoin de nous pour la repousser. De tous lesassaillants qui s’étaient rués sur le terrain découvert, je n’envis pas un seul regagner son camp.

Mais l’affaire se corsa quand nous avançâmessous les arbres. Pendant une heure au moins un combat farouchedéveloppa ses actions diverses, et nous fûmes sur le point d’êtresdébordés. Les hommes-singes surgissaient des fourrés avec de grosgourdins, qu’ils cassaient sur le dos des Indiens ; souventils en mirent trois ou quatre hors de combat avant de pouvoir êtretranspercés à la lance. Ils assenaient des coups terribles, lefusil de Summerlee vola en éclats, et l’instant d’après ç’auraitété son crâne, si un Indien n’avait poignardé la bête en pleincœur. D’autres hommes-singes juchés dans les arbres, nous lançaientdes pierres et des grumes ; parfois ils tombaient parmi nosrangs et se battaient avec fureur jusqu’à la mort. À un momentdonné, nos alliés reculèrent sous la pression formidable deshommes-singes ; si nos fusils n’étaient pas entrés dans ladanse, ils auraient été reconduits jusque chez eux !Heureusement, nous étions là. Il serait injuste de ne pasmentionner le courage du vieux chef, qui rallia ses hommes et lesfit repartir à l’assaut avec une telle impétuosité qu’à leur tourles hommes-singes commencèrent à plier. Summerlee était sans armes,mais je vidais mes chargeurs aussi vite que je le pouvais, et surl’autre flanc nous entendions tirer nos camarades. Puis déferla lapanique, et la défense des hommes-singes s’effondra. Criant,hurlant, ces grands animaux s’éparpillèrent dans toutes lesdirections, tandis que nos alliés manifestaient leur joie par desclameurs d’une violence égale et leur faisaient la chasse. Toutesles inimitiés remontant à d’innombrables générations, toutes leshaines et les cruautés de leur histoire limitée, tous les souvenirsdes mauvais traitements et des persécutions furent purgés cejour-là. Enfin l’homme triomphait, et la bête-homme recevait letraitement qu’elle méritait. Les fuyards étaient trop lents pouréchapper aux sauvages ; de chaque coin des bois jaillissaientdes cris excités, des sifflements de flèches, et le bruit mat descorps qui tombaient des arbres.

J’allais suivre nos alliés quand lord John etSummerlee me rejoignirent.

– Terminé ! dit lord John. Je pense quenous pouvons leur laisser le soin de nettoyer le terrain conquis.Peut-être que moins nous en verrons, et mieux nous dormirons.

Les yeux de Challenger étincelaient d’unappétit de meurtre.

– Nous avons été privilégiés ! cria-t-ilen se pavanant comme un coq de combat. Songez qu’il nous a étédonné d’assister à l’une des batailles décisives les plus typiquesde l’Histoire, de ces batailles qui déterminent le destin d’unmonde. Qu’est-ce que c’est, mes amis, que la conquête d’une nationpar une autre nation ? Rien d’important. Une conquête sanssignification : toutes ces conquêtes-là aboutissent aux mêmesrésultats ! Mais ces batailles féroces, par exemple celles oùà l’aurore des âges les hommes des cavernes se sont maintenus surla terre contre les grands fauves, ou encore celles au coursdesquelles l’éléphant a trouvé son maître, voilà les vraiesconquêtes, voilà les victoires qui comptent ! Par un étrangedétour du destin, nous avons assisté à l’une de ces luttes, et nousavons aidé à la décision. Désormais, sur ce plateau, l’avenirappartient à l’homme !

Il fallait avoir une foi robuste dans la fin,pour trouver justifiés les moyens employés ! Quand noustraversâmes les bois, nous découvrîmes des hommes-singes mis en taset transpercés de lances et de flèches : c’était pour marquerles lieux où les anthropoïdes avaient vendu leur vie le pluschèrement. Devant nous retentissaient toujours les cris et leshurlements qui montraient dans quelle direction s’était engagée lapoursuite. Les hommes-singes avaient été refoulés dans leurcité ; là ils avaient tenté une suprême résistance qui avaitété brisée ; nous assistâmes à la tragique apothéose de lavictoire des Indiens.

Quatre-vingts ou cent mâles, les dernierssurvivants, avaient été conduits à la petite clairière qui bordaitl’escarpement, à l’endroit même où deux jours plus tôt nous avionsréussi notre exploit. Quand nous arrivâmes, les lanciers indienss’étaient formés en demi-cercle autour d’eux : en une minutetout fut fini. Une quarantaine d’hommes-singes moururent sur place.Les autres, râlant de terreur, furent précipités dans le vide et sebrisèrent les os sur les bambous deux cents mètres plus bas,supplice qu’ils avaient infligé à leurs propres prisonniers.Challenger l’avait dit ; le règne de l’homme était assuré pourtoujours sur la Terre de Maple White !… La cité deshommes-singes fut détruite, les mâles furent exterminés jusqu’audernier, les femelles et les petits furent emmenés enesclavage ; la longue rivalité qui durait depuis des siècleset dont l’histoire n’avait jamais été contée venait d’êtrecouronnée de sa fin sanglante.

À nous-mêmes, la victoire apporta beaucoupd’avantages. De nouveau nous pûmes nous transporter au fortChallenger et récupérer nos provisions. Et nous rentrâmes encommunication avec Zambo, encore terrifié par le spectacle d’uneavalanche d’hommes-singes tombant de l’escarpement.

– Partez, Massas ! nous cria-t-il lesyeux hors de la tête. Partez, sinon le diable vousattrapera !

– C’est la voix de la sagesse, assuraSummerlee. Nous avons eu suffisamment d’aventures qui neconviennent ni à notre caractère, ni à notre situation. Je m’entiens à votre parole, Challenger. À partir de maintenant, vousallez concentrer toute votre énergie à une seule tâche : nouspermettre de sortir de ce pays horrible afin que nous puissionsréintégrer la civilisation.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer