Le Monde perdu

Chapitre 8Aux frontières du monde nouveau

Que nos amis se réjouissent : noustouchons au but. Et, au moins jusqu’à un certain point, nous avonsvérifié les déclarations du Pr. Challenger. Nous n’avons pas, c’estvrai, escaladé le plateau, mais il est devant nous ; du coupl’humeur du Pr. Summerlee s’en est radoucie. Non qu’il admette unseul instant que son rival pourrait avoir raison, mais il a mis unfrein à ses objections incessantes et garde le plus souvent unsilence attentif. Mais il faut que je revienne en arrière et que jereprenne mon récit là où je l’ai laissé. Nous renvoyons chez luil’un de nos Indiens, qui s’est blessé, et je lui confie cettelettre, en doutant fortement d’ailleurs qu’elle parvienne un jour àson destinataire.

Lorsque je vous ai écrit la dernière fois,nous étions sur le point de quitter le village indien auprès duquelnous avait déposés la Esmeralda. Mon compte renducommencera par de fâcheuses nouvelles, car ce soir le premierconflit personnel vient d’éclater (je ne fais pas allusion auxinnombrables coups de bec qu’échangent les deux professeurs) et ils’en est fallu de peu qu’il n’eût une issue tragique. J’aimentionné ce métis parlant anglais, Gomez, bon travailleur, pleinde bonne volonté, mais affligé, je suppose, du vice de la curiositéqui n’est pas rare chez ces hommes-là. À la tombée de la nuit, ils’est caché près de la hutte dans laquelle nous étions en train dediscuter de nos plans ; il a été surpris par notre grand nègreZambo, qui est aussi fidèle qu’un chien et qui voue aux métis lemépris et la haine de toute sa race pure pour les sang-mêlé. Zambol’a tiré de l’ombre et nous l’a amené. Gomez a sorti son couteauet, n’eût été la force extraordinaire du Noir qui le désarma d’uneseule main, Zambo aurait été poignardé. L’affaire s’est terminéepar une sévère admonestation, et les adversaires ont été invités àse serrer la main. Espérons que tout ira bien. Quant à nos deuxsavants, ils sont à couteaux tirés, et leur intimité sent l’aigre.Je conviens volontiers que Challenger est ultra-provocant, maisSummerlee possède une langue dont l’acide envenime tout. Hier soir,Challenger nous dit qu’il ne s’était jamais soucié de marcher surle quai de la Tamise et de regarder en amont du fleuve, parce qu’ily avait toujours de la tristesse à contempler son propre tombeau.(Il est persuadé qu’il sera enterré à l’abbaye de Westminster.)Summerlee répliqua, avec un sourire sarcastique, que cependant laprison de Millibank avait été abattue. Mais la vanité de Challengerest trop colossale pour qu’il puisse être réellement fâché parautrui. Il se contenta de sourire dans sa barbe et derépéter : « Tiens ! Tiens ! » avec la voixqu’on prend pour s’adresser aux enfants. En vérité, ce sont deuxenfants : l’un desséché et acariâtre, l’autre impérieux etformidable. Et pourtant l’un et l’autre ont un cerveau qui les aplacés au premier rang de la science moderne. Deux cerveaux, deuxcaractères, deux âmes, seul celui qui connaît beaucoup de la viepeut comprendre à quel point ils ne se ressemblaient pas.

Au jour de notre vrai départ, toutes nosaffaires se casèrent aisément dans nos deux canoës ; nousdivisâmes notre personnel, six hommes dans chaque, en n’oubliantpas dans l’intérêt de la paix commune de séparer les deuxprofesseurs. Moi, j’étais avec Challenger, qui affichait une humeurbéate, la bienveillance rayonnait sur chacun de ses traits. Commej’avais quelque expérience de ses sautes d’humeur, je m’attendais àce que des coups de tonnerre se fissent entendre sur ce cielserein. Dans sa compagnie, il est impossible de se sentir à l’aise,mais au moins on ne s’ennuie jamais.

Pendant deux jours, nous remontâmes unerivière de bonne taille, large de plusieurs centaines de mètres,avec une eau aussi foncée que transparente qui permettait de voirle fond. Les affluents de l’Amazone sont de deux sortes : ceuxdont l’eau est foncée et transparente, et ceux dont l’eau estblanchâtre et opaque ; cette différence provient de la naturedu pays qu’ils ont traversé. Le foncé indique du végétal enputréfaction, le blanchâtre du sol argileux. Deux fois nous dûmesfranchir des rapides, ou plutôt les contourner en portant noscanoës pendant près d’un kilomètre. De chaque côté de la rivière,les bois en étaient à leur première pousse, et nous éprouvâmesrelativement peu de difficultés à y pénétrer avec nos canoës.Comment pourrais-je jamais oublier leur mystère solennel ? Lahauteur des arbres et l’épaisseur des troncs dépassaientl’imagination du citadin que je suis ; ils s’élançaient encolonnes magnifiques jusqu’à une distance énorme au-dessus de nostêtes ; nous pouvions à peine distinguer l’endroit où ilsrépandaient leurs branches latérales en cintres gothiques ;ceux-ci se combinaient pour former un grand toit matelassé deverdure, à travers lequel un éventuel rayon de soleil dardait uneligne étincelante qui perçait ici ou là l’obscurité majestueuse.Tandis que nous avancions sans bruit sur le tapis doux et épais dela végétation pourrissante, le silence tombait sur nos âmes :le même que celui qui nous enveloppe au crépuscule dans unecathédrale. Et, miraculeusement, la voix tonnante du Pr Challengerse mua en un murmure décent.

Si j’avais été un explorateur solitaire,j’aurais ignoré les noms de ces géants monstrueux, mais nos savantsétaient là ; ils désignaient les cèdres, les immensespeupliers soyeux, les arbres à gomme, et toute une profusion deplantes diverses qui ont fait de ce continent le principalfournisseur de la race humaine pour les produits du monde végétal,alors qu’il est le plus rétrograde pour les produits de la vieanimale. Des orchidées éclatantes et des lianes merveilleusementcolorées illuminaient les troncs bistrés ; là où une tache desoleil tombait sur l’allamanda dorée, ou sur le bouquet d’étoilesécarlates du tacsonia, ou sur le bleu profond de l’ipomaea, uneféerie de rêves nous ensorcelait. Dans ces grands espaces deforêts, la vie, qui a l’obscurité en horreur, combat pour grimpertoujours plus haut vers la lumière. Toutes les plantes, même lesplus petites, dessinent des boucles et se contorsionnent au-dessusdu sol vert ; elles s’enroulent pour accoupler leurs efforts.Les plantes grimpantes sont luxuriantes et gigantesques. Maiscelles qui n’ont jamais appris à grimper pratiquent pourtant l’artde l’évasion hors de cette ombre triste : la vulgaire ortie,le jasmin, et même des palmes jacitara enlacent les rameaux descèdres et se développent en extension jusqu’à leurs cimes. Parmices nefs majestueuses qui s’étendaient devant nous, nous nedécelâmes aucune manifestation visible de la vie animale ;mais un mouvement perpétuel au-dessus de nos têtes – loin au-dessus– nous suggérait le monde innombrable des serpents et des singes,des oiseaux et des insectes qui se tournent eux aussi vers lesoleil et qui devaient regarder avec étonnement nos silhouettessombres, minuscules, chancelantes, perdues au sein des immensesprofondeurs de la forêt vierge. Au lever du jour et au crépuscule,les singes hurleurs gémissent en chœur, et les perruchesjacassent ; mais durant les heures chaudes seul levrombissement des insectes, tel le grondement d’un lointain ressac,remplit l’oreille, sans que cependant rien ne bouge dans ce paysagede troncs se fondant les uns dans les autres dans l’obscurité quinous domine. Une seule fois une créature aux pattes arquées titubalourdement parmi des ombres : un ours ou un fourmilier… Ce futl’unique manifestation de vie au sol que je perçus dans la grandeforêt de l’Amazone.

Et pourtant certains signes nous apprirent quedes hommes vivaient dans ces recoins mystérieux. Au matin dutroisième jour, nous prîmes conscience d’un bizarre ronronnementgrave, rythmé et solennel, qui lançait irrégulièrement sescrescendos et ses decrescendos, par à-coups, au fil des heures. Lesdeux canoës avançaient à quelques mètres l’un de l’autre quand nousle perçûmes pour la première fois ; alors nos Indienss’arrêtèrent de pagayer, se figèrent dans l’immobilité la plusabsolue : ils semblaient s’être changés en statues debronze ; ils écoutaient intensément ; la terreur étaitpeinte sur leurs visages.

– Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

– Des tambours, me répondit lord John avecinsouciance. Des tambours de guerre. Je les ai déjà entendusautrefois.

– Oui, monsieur, des tambours de guerre !confirma Gomez le métis. Des Indiens sauvages. Ils noussurveillent. Ils nous tueront s’ils le peuvent.

– Comment peuvent-ils nous surveiller ?interrogeai-je en montrant la forêt sombre et immobile.

Le métis haussa les épaules :

– Les Indiens savent. Ils ont leurs méthodes.Ils nous guettent. Ils se parlent par tambours. Ils nous tueronts’ils le peuvent.

Dans l’après-midi de ce même jour, qui étaitle mardi 18 août, au moins six ou sept tambours battirentsimultanément en des endroits différents. Parfois ils battaientrapidement, parfois lentement, parfois sous forme évidente dequestion et de réponse : l’un démarrait vers l’est par uncrépitement saccadé, et il était suivi peu après par un roulementgrave vers le nord. Dans cet incessant grondement, qui semblaitrépéter les mots mêmes du métis : « Nous vous tuerons sinous le pouvons ! Nous vous tuerons si nous lepouvons ! » il y avait quelque chose qui tapait sur lesnerfs avec une insistance parfaitement désagréable. Dans les boissilencieux, nous continuions à ne voir personne remuer. Toute lapaix et le calme de la nature s’exprimaient dans ce rideau foncé devégétation, mais quelque part derrière lui s’égrenait le message demort : « Nous vous tuerons si nous lepouvons ! » disait l’homme de l’est. Et l’homme du nordreprenait : « Nous vous tuerons si nous lepouvons ! »

Tout le jour, les tambours grondèrent desmenaces qui se reflétaient sur les visages de nos compagnons decouleur. Même notre métis fanfaron et intrépide avait un air dechien battu. J’appris cependant ce jour-là une fois pour toutes queChallenger et Summerlee possédaient tous deux le plus haut type debravoure : la bravoure de l’esprit scientifique. Ils étaienttout à fait dans l’état d’esprit qui maintint Darwin chez lesgauchos de l’Argentine ou Wallace chez les chasseurs de têtes de laMalaisie. Par un décret de la généreuse nature, le cerveau humainne peut penser à deux choses à la fois : s’il est voué à unecuriosité telle que la science, il n’a pas de place à consacrer àdes considérations personnelles. Pendant que planait sur nous cettemenace irritante et mystérieuse, nos deux professeurs s’occupaientd’oiseaux en vol, d’arbustes sur le rivage ; le ricanement deSummerlee répondait au grognement de Challenger : le toutaussi paisiblement que s’ils étaient assis dans le fumoir du RoyalSociety’s Club de Londres. Une seule fois, ils condescendirent à endiscuter.

– Des cannibales Miranha ou Amajuaca !fit Challenger en tournant son pouce vers le bois qui résonnait dubruit des tambours.

– Certainement, monsieur ! réponditSummerlee. Comme toujours dans ce genre de tribus, je pense qu’ilsutilisent le langage polysynthétique et qu’ils sont de typemongolien.

– Polysynthétique assurément ! ditChallenger avec indulgence. Je ne connais nul autre type de langagesur ce continent, et j’en ai dénombré plus d’une centaine. Maisj’avoue mon scepticisme quant à la théorie mongolienne.

– J’aurais cru que même des connaissanceslimitées en anatomie comparée permettaient de la vérifier, dit avecacidité Summerlee.

Challenger pointa en l’air son mentonagressif :

– Sans doute, monsieur, des connaissanceslimitées peuvent la vérifier. Mais des connaissances approfondiesaboutissent à des conclusions différentes.

Ils se dévisagèrent avec défi, pendant quetout autour le même murmure répétait inlassablement :« Nous vous tuerons… Nous vous tuerons si nous lepouvons ! »

Quand la nuit tomba, nous amarrâmes nos canoësavec de lourdes pierres en guise d’ancres au centre de la rivière,et nous nous livrâmes à divers préparatifs en vue d’une attaqueéventuelle.

Rien ne se produisit cependant. À l’aube, nousreprîmes notre route, tandis que le roulement des tambours mouraitderrière nous. Vers trois heures de l’après-midi, nous rencontrâmesun rapide très profond qui se prolongeait sur près de deuxkilomètres : c’était lui qui avait provoqué le désastre du PrChallenger au cours de son premier voyage. Je confesse que je mesentis réconforté en le voyant, car il m’apportait la premièreconfirmation directe de la véracité de ses dires. Les Indiensportèrent d’abord nos canoës, puis nos provisions à travers lesfourrés très épais à cet endroit, pendant que les quatre Blancs,fusil sur l’épaule, s’interposaient entre eux et tout dangerpouvant survenir des bois. Avant le soir, nous avions franchi lerapide et nous naviguâmes encore pendant une vingtaine dekilomètres ; après quoi nous mouillâmes l’ancre pour lanuit.

Je calculai que nous n’avions pas franchimoins de cent soixante-dix kilomètres sur cet affluent del’Amazone.

Ce fut tôt dans la matinée du lendemain ques’effectua notre grand départ. Depuis l’aurore, le Pr Challengeravait paru nerveux : il inspectait continuellement chaque rivede la rivière… Soudain, il poussa une joyeuse exclamation desatisfaction et nous désigna un arbre isolé qui se détachait selonun angle particulier sur l’une des rives.

– Qu’est-ce que c’est que ça, à votreavis ? demanda-t-il.

– C’est sûrement un palmier assai.

– Exact. Et c’était aussi un palmier assai quej’avais choisi comme point de repère. L’ouverture secrète sedissimule à huit cents mètres plus haut, de l’autre côté de larivière. Il n’y a pas d’éclaircie entre les arbres. Voilà ce quiest à la fois merveilleux et mystérieux. Là où vous voyez des joncsvert clair au lieu de ce sous-bois vert foncé, là, entre les grandsbois de peupliers, se trouve mon entrée particulière dans la terreinconnue. Partons, vous allez comprendre !

Il s’agissait bien d’un endroit merveilleux.Ayant atteint le lieu marqué par une rangée de joncs vert clair,nous engageâmes nos deux canoës pendant quelques centaines demètres, puis nous émergeâmes dans un cours d’eau placide, peuprofond, clair, et dont la transparence laissait apercevoir un fondde sable.

Il pouvait avoir dix-huit mètres de large, etses deux rives étaient bordées par une végétation très luxuriante.Le voyageur qui n’aurait pas remarqué que sur une courte distancedes roseaux avaient pris la place des arbustes aurait été incapablede deviner l’existence de ce cours d’eau, comme d’imaginer lepaysage féerique qui s’étendait au-delà.

L’épaisse végétation se croisait au-dessus denos têtes, s’entrelaçait pour former une pergola naturelle, àtravers ce tunnel de verdure sous la lumière d’un crépuscule dorécoulait la rivière verte, limpide, belle en elle-même, mais rendueplus belle encore par les teintes étranges que projetait l’éclat dujour tamisé dans sa chute vers la terre. Claire comme du cristal,immobile comme une vitre, nuancée de vert comme l’arête d’uniceberg, elle s’étendait devant nous sous une arche deverdure ; chaque coup de nos pagaies créait mille rides sur sasurface étincelante. C’était l’avenue rêvée pour le pays desmerveilles. Nous n’entendions plus les signaux des Indiens ;par contre la vie animale devenait plus fréquente ; le douxcaractère des animaux montrait qu’ils ignoraient tout de la chasseet des chasseurs. Des petits singes frisottés, noirs comme duvelours, avec des dents blanches et des yeux moqueurs, venaientnous raconter des tas d’histoires. De temps à autre, un caïmanplongeait du rivage avec un grand bruit d’eau. Un tapir nousregarda à travers un trou dans les buissons, puis repartitvagabonder dans la forêt. Une fois, la silhouette sinueuse d’unpuma surgit dans les broussailles, ses yeux verts, sinistres, nouscontemplèrent avec haine par-dessus ses épaules jaunies. Lesoiseaux étaient particulièrement abondants, surtout les échassiers,la cigogne, le héron, l’ibis errant par petits groupes ; il yen avait des bleus, des rouges, des blancs perchés sur les souchesqui faisaient office de jetées sur la rivière.

Pendant trois journées, nous nous taillâmes unchemin sous ce tunnel de verdure qui brillait au soleil. Il étaitpresque impossible de fixer à distance une ligne de démarcationentre l’arche et l’eau : leurs verts se confondaient. La paixde ces lieux n’était troublée par aucune présence humaine.

– Il n’y a pas d’Indiens ici. Ils ont troppeur. Curupuri ! dit Gomez.

– Curupuri est l’esprit des bois, expliqualord John. C’est sous ce vocable qu’ils désignent les démons detoute espèce. Ces pauvres idiots croient qu’il y a quelque chose àredouter dans cette direction, et ils évitent de la prendre.

Au cours du troisième jour, il devint évidentque notre voyage par voie d’eau touchait à sa fin ; la rivièreétait en effet de moins en moins profonde. Deux fois en une heure,nous heurtâmes le fond. Finalement, nous tirâmes nos canoës sur laberge, dans les broussailles, et nous y passâmes la nuit. Au matin,lord John et moi nous partîmes en expédition à travers la forêt, ennous tenant en parallèle avec la rivière ; comme celle-ciavait de moins en moins de fond, nous revînmes en arrière et fîmesnotre rapport. Le Pr Challenger avait déjà subodoré que nous avionsatteint le point extrême où nos canoës pouvaient naviguer. Nous lesdissimulâmes donc dans les broussailles et nous coupâmes un arbre àla hache, afin de marquer l’endroit. Puis nous nous répartîmes lesdiverses charges (fusils, munitions, vivres, une tente, descouvertures, etc.) et, nos épaules ployant sous le faix, nousentamâmes la plus dure étape de notre voyage.

Une malheureuse querelle marqua le début decette étape. Challenger, depuis qu’il nous avait rejoints, avaitdistribué ses ordres à tout notre groupe, au grand mécontentementde Summerlee. Quand il assigna une tâche quelconque à son collègue(il ne s’agissait que de porter un baromètre anéroïde), il y eut unéclat.

– Puis-je vous demander, monsieur, ditSummerlee avec un calme méchant, en quelle qualité vous distribuezces ordres ?

Challenger devint écarlate.

– J’agis, professeur Summerlee, en qualité dechef de cette expédition.

– Me voici obligé de vous dire, monsieur, queje ne vous reconnais pas cette capacité.

– Vraiment ! fit Challenger en le saluantavec une civilité sarcastique. Alors peut-être voudriez-vousdéfinir ma position exacte dans cette aventure ?

– Oui, monsieur. Vous êtes un homme dont labonne foi est soumise à vérification. Et ce comité est ici pour lavérifier. N’oubliez pas, monsieur, que vous vous trouvez dans lacompagnie de vos juges.

– Mon Dieu ! s’exclama Challenger ens’asseyant sur le rebord de l’un des canoës. Dans ce cas vous irez,bien sûr, votre propre chemin, et je suivrai le mien à mon goût. Sije ne suis pas le chef, n’attendez pas que je vous guide pluslongtemps.

Grâce au ciel, il y avait là deux hommes sainsd’esprit, lord John Roxton et moi. Nous nous employâmes donc àempêcher la vanité et la stupidité de nos deux savants des’exaspérer au point où nous aurions dû rentrer à Londres les mainsvides ! Ah ! comme il fallut plaider, argumenter,expliquer, avant de les amener à composition ! Enfin Summerleepartit en tête avec sa pipe et son ricanement, tandis queChallenger suivait en grognant. Par chance nous découvrîmes que nosdeux savants partageaient la même opinion (peu flatteuse !)sur le Dr Illingworth d’Édimbourg : ce fut là notre uniquegage de sécurité. Chaque fois que la situation se tendait, l’un denous jetait en avant le nom du zoologiste écossais ; alors lesdeux professeurs faisaient équipe pour lancer l’anathème sur leurinfortuné collègue.

Nous avancions en file indienne le long ducours d’eau, qui se réduisit bientôt à l’état de filet pour seperdre enfin dans un large marais vert de mousses spongieuses oùnous enfonçâmes jusqu’aux genoux. L’endroit était infesté par desnuages de moustiques et toutes sortes de pestes volantes. Aussiretrouvâmes-nous la terre ferme avec soulagement ; pour cela,nous avions contourné les arbres qui flanquaient ce marais, etlaissé derrière nous son ronflement d’orgue et sa charged’insectes.

Deux jours après avoir quitté nosembarcations, nous constatâmes un subit changement dans lecaractère du pays. Notre route montait constamment, et au fur et àmesure que nous prenions de la hauteur les bois s’amincissaient etperdaient de leur luxuriance tropicale. Les arbres énormes de laplaine constituée par les alluvions de l’Amazone cédaient la placeaux cocotiers et aux phœnix, qui poussaient en bouquets clairsemés,reliés entre eux par des broussailles touffues. Dans les creux plushumides, les palmiers étendaient leurs gracieuses frondaisons. Nousmarchions uniquement à la boussole, et il s’ensuivit une ou deuxdivergences d’appréciation entre Challenger et les deuxIndiens ; pour citer les propos indignés du professeur,« tout le groupe était d’accord pour se fier aux instinctstrompeurs de sauvages non développés, plutôt qu’au plus hautproduit de la culture moderne de l’Europe » ! Mais nousn’avions pas tort d’accorder notre confiance aux Indiens car, letroisième jour, Challenger admit qu’il avait reconnu plusieurspoints de repère datant de son premier voyage ; à un endroit,nous retrouvâmes quatre pierres noircies par le feu qui avaient dûfaire partie d’un campement.

La route montait toujours. Il nous fallut deuxjours pour traverser une pente hérissée de rochers. De nouveau lavégétation s’était transformée et il ne subsistait plus que l’arbred’ivoire végétal ainsi qu’une abondance d’orchidées, parmilesquelles j’appris à distinguer la rare nuttoniavexillaria, les fleurs roses ou écarlates du cattieya, etl’odontoglossum. Des ruisseaux à fond caillouteux et aux bergesdrapées de fougères glougloutaient dans les ravins et nousoffraient des coins propices à nos campements nocturnes ; desessaims de petits poissons bleu foncé, de la taille des truitesanglaises, nous fournissaient un délicieux souper.

Le neuvième jour après avoir abandonné noscanoës, nous avions avancé à peu près de deux cents kilomètres.Nous commençâmes alors à sortir de la zone d’arbres pour rencontrerune immense étendue désertique de bambous, si épaisse que nousdevions nous tailler notre chemin avec les machettes et les serpesdes Indiens. Cela nous prit tout un long jour, depuis sept heuresle matin jusqu’à huit heures du soir, avec seulement deux pausesd’une heure chacune ; enfin nous parvînmes à franchir cetobstacle.

Rien de plus monotone et de plus fatigant, carnous ne pouvions pas voir à plus de dix ou douze mètres devant nousquand une percée avait été effectuée. Ma visibilité était en faitbornée au dos de lord John, qui marchait devant moi, et à unemuraille jaune qui m’étouffait à ma droite comme à ma gauche. Duciel nous venait un rayon de soleil mince comme une lame decouteau ; les roseaux s’élançaient vers la lumière à plus desix mètres au-dessus de nos têtes. J’ignore quelles créatures ontchoisi ces fourrés pour habitat, mais à plusieurs reprises nousavons entendu plonger de grosses bêtes lourdes tout près de nous.D’après le bruit, lord John les identifia comme du bétail sauvage.Épuisés par une journée aussi interminable qu’harassante, nousétablîmes notre camp dès que nous eûmes gagné la lisière desbambous.

De bonne heure le matin, nous fûmesdebout : une fois de plus l’aspect du pays n’était plus lemême. Derrière nous se dressait le mur de bambous, aussiparfaitement délimité que s’il indiquait le cours d’une rivière. Enface de nous, il y avait une plaine ouverte montant doucement etparsemée de fougères arborescentes, elle formait une courbe quiaboutissait à une crête longue et en dos de baleine. Nousl’atteignîmes vers midi, et nous découvrîmes que s’étendait au-delàune vallée peu profonde, qui s’élevait à nouveau en pente doucevers un horizon bas, arrondi. Ce fut là que se produisit unincident, important ou non, je n’en sais rien.

Le Pr Challenger marchait à l’avant-garde avecles deux Indiens de la région, quand il s’arrêta brusquement et,très excité, nous désigna un point sur la droite. Nous vîmes alors,à quinze cents mètres à peu près, quelque chose qui nous semblaêtre un gros oiseau gris qui s’envolait lourdement du sol et quigrimpait lentement dans les airs, puis qui se perdit parmi lesfougères arborescentes.

– Vous l’avez vu ? hurla Challenger,exultant. Summerlee, vous l’avez vu ?

Son collège regardait l’endroit où cet animalavait disparu.

– Qu’est-ce que vous prétendez que cesoit ? demanda-t-il.

– Selon toute probabilité, unptérodactyle.

Summerlee éclata d’un rire ironique :

– Un ptéro-turlututu ! dit-il. C’étaitune cigogne, oui ! ou alors je n’ai jamais vu decigogne !

Challenger était trop irrité pour parler. Ilrejeta sa charge sur l’épaule et repartit en avant. Lord John vintà ma hauteur, et je vis que son visage était plus sérieux qued’habitude. Il avait sa jumelle Zeiss à la main.

– Je l’ai regardé à la jumelle avant qu’il nedisparaisse, dit-il. Je ne me risquerais pas à dire ce que c’était,mais je parie ma réputation de chasseur qu’il s’agit d’un oiseaucomme je n’en ai jamais vu dans ma vie !

Tel fut l’incident en question. Sommes-nousvraiment à la frontière de l’inconnu, de ce monde perdu dont parlenotre chef ? Je vous livre l’incident tel qu’il s’estpassé ; vous en savez autant que moi. Depuis, nous n’avonsrien vu de remarquable.

Et maintenant, chers lecteurs (en admettantque j’en aie un jour), je vous ai fait remonter notre grand fleuve,traverser les joncs, franchir le tunnel de verdure, grimper lespentes de palmiers, trouer le mur de bambous, escalader cetteplaine de fougères arborescentes… Mais enfin notre but est en vue.Quand nous avons gravi la deuxième crête, une plaine irrégulière,avec des palmiers, nous est apparue, et aussi cette ligned’escarpements rougeâtres que j’avais vue sur le tableau. Elle estlà, aussi vrai que j’écris, et il ne peut pas y avoir dedoute : c’est bien la même. Au plus près elle se situe à unedizaine de kilomètres de notre campement, et elle s’incurve auloin, à perte de vue. Challenger se rengorge comme un paonprimé ; Summerlee se tait, son scepticisme n’est pas mort. Unautre jour de marche devrait mettre un terme à certains de nosdoutes. Pendant ce temps, José, qui a eu un bras transpercé par unbambou, insiste pour revenir sur ses pas et rentrer. Je lui confiecette lettre. J’espère simplement qu’elle parviendra à sondestinataire. J’y joins une carte grossière de notre voyage :peut-être le lecteur nous suivra-t-il plus facilement.

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