Le Monde perdu

Chapitre 5Au fait !

Étant donné les chocs physiques consécutifs àmon premier entretien avec le Pr Challenger, et les chocs mentauxque je subis au cours du second, j’étais plutôt démoralisé – entant que journaliste naturellement ! – quand je me retrouvaidans Enmore Park. J’avais mal à la tête, mais cette tête-làabritait une idée : dans l’histoire de cet homme il y avait duvrai, du vrai à conséquences formidables, du vrai qui fournirait dela copie sensationnelle pour la Gazette quand je seraisautorisé à m’en servir. Au bout de la rue, un taxi attendait ;je sautai dedans et me fis conduire au journal. Comme d’habitude,McArdle était à son poste.

– Alors ? s’écria-t-il très impatient.Comment est-ce que ça se présente ?… M’est avis, jeune homme,que vous avez été à la guerre ! Vous aurait-il boxé ?

– Au début, nous avons eu un petitdifférend.

– Quel homme ! Qu’avez-vousfait ?

– Hé bien ! il est devenu plusraisonnable, et nous avons causé. Mais je n’ai rien tiré de lui…enfin, rien qui soit publiable.

– Je n’en suis pas aussi sûr que vous !Il vous a mis un œil au beurre noir, et ce fait divers mérite déjàd’être publié… Nous ne pouvons pas accepter ce règne de la terreur,monsieur Malone ! Il faut ramener notre homme à ses justesproportions. Demain, je vais m’occuper de lui dans un petitéditorial… Donnez-moi simplement quelques indications, et je lemarquerai au fer rouge pour le restant de ses jours. Le PrMünchhausen… pas… mal pour un gros titre, non ? Sir JohnMandeville ressuscité… Cagliostro… Tous les imposteurs et lestyrans de l’Histoire. Je révélerai le fraudeur qu’il est !

– À votre place, je ne le ferais pas,monsieur.

– Et pourquoi donc ?

– Parce qu’il n’est pas du tout le fraudeurque vous supposez.

– Quoi ! rugit McArdle. Vous n’allez pasme dire que vous croyez à ses histoires de mammouths, demastodontes et de grands serpents volants ?

– Je ne vous le dirai pas parce que je n’ensais rien. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il émette des théories surces points précis. Mais ce que je crois, c’est qu’il a découvertquelque chose de neuf.

– Alors, mon vieux, écrivez-le, pour l’amourde Dieu !

– Je ne demanderais pas mieux, mais tout ceque j’ai appris, il me l’a dit sous le sceau du secret ; àcondition que je n’en publie rien…

En quelques phrases, je résumai le récit duprofesseur. McArdle semblait terriblement incrédule.

– Bon ! dit-il enfin. À propos de cetteréunion scientifique de ce soir, vous n’êtes pas tenu au secret,n’est-ce pas ? Je ne pense pas que d’autres journaux s’yintéressent, car Waldron ne fera que répéter ce qu’il a déclarémaintes fois, et nul ne sait que Challenger viendra et parlera.Avec un peu de chance, nous pouvons avoir une belle exclusivité. Detoute façon, vous y serez et vous nous rapporterez un compte rendu.Je vous réserverai de la place pour minuit.

J’eus une journée fort occupée. Je dînai debonne heure au club des Sauvages avec Tarp Henry, à qui je racontaiune partie de mes aventures. Il m’écouta avec un sourire indulgentet sceptique, jusqu’au moment où il éclata de rire quand je luiavouai que le professeur m’avait convaincu.

– Mon cher ami, dans la vie réelle, les chosesne se passent pas ainsi. Les gens ne tombent pas sur desdécouvertes sensationnelles pour égarer après coup leurs preuves.Laissez cela aux romanciers. Le type en question est aussi plein demalice qu’une cage de singes au zoo. Tout ça, c’est de lablague !

– Mais le poète américain ?

– Il n’a jamais existé !

– J’ai vu son album à croquis.

– C’est l’album à croquis de Challenger.

– Vous croyez qu’il a dessiné cetanimal ?

– Naturellement ! Qui d’autre l’auraitfait ?

– Tout de même, les photographies…

– Il n’y avait rien sur les photographies. Devotre propre aveu, vous n’y avez vu qu’un oiseau.

– Un ptérodactyle !

– À ce qu’il dit ! Il vous a mis unptérodactyle dans l’idée.

– Alors, les os ?

– Le premier, il l’a tiré d’un ragoût demouton. Le second, il l’a rafistolé pour l’occasion. Pour peu quevous soyez intelligent et que vous connaissiez votre affaire, vouspouvez truquer un os aussi aisément qu’une photographie.

Je commençais à me sentir mal à l’aise. Aprèstout, peut-être avais-je donné prématurément mon accord ?

– Venez-vous à la conférence ?demandai-je à brûle-pourpoint à Tarp Henry.

Mon compagnon réfléchit :

– Ce génial Challenger n’est pas troppopulaire ! répondit-il. Des tas de gens ont des comptes àrégler avec lui. Il est sans doute l’homme le plus détesté deLondres. Si les étudiants en médecine s’en mêlent, ce sera unchahut infernal. Je n’ai nulle envie de me trouver dans une fosseaux ours !

– Au moins pourriez-vous avoir l’impartialitéde l’entendre exposer lui-même son affaire !

– Oui… Ce ne serait que juste, en somme… Trèsbien ! Je suis votre homme.

Quand nous arrivâmes dans le hall, nous fûmessurpris par la foule qui s’y pressait. Une file de coupésdéchargeait sa cargaison de professeurs à barbe blanche. Le flotfoncé des humbles piétons qui se précipitaient par la porte ogivalelaissait prévoir que la réunion aurait un double succès, populaireautant que scientifique. Dès que nous fûmes installés, il nousapparut que toute une jeunesse s’était emparée du poulailler, etqu’elle débordait jusque dans les derniers rangs du hall. Jeregardai derrière nous, je reconnus beaucoup de visages familiersd’étudiants en médecine. Selon toute vraisemblance, les grandshôpitaux avaient délégué chacun une équipe de représentants. Labonne humeur régnait, mais l’espièglerie perçait déjà. Des coupletsétaient repris en chœur avec un enthousiasme qui préludaitbizarrement à une conférence scientifique. Pour une belle soirée,ce serait sûrement une belle soirée !

Par exemple, lorsque le vieux docteur Meldrum,avec son célèbre chapeau d’opéra aux bords roulés, apparut surl’estrade, il fut accueilli par une clameur aussi généralequ’irrespectueuse : « Chapeau !Chapeau ! » Le vieux docteur Meldrum se hâta de sedécouvrir et dissimula son haut-de-forme sous sa chaise. Quand lePr Wadley, chancelant sous la goutte, s’avança vers son siège, detoutes parts jaillirent d’affectueuses questions sur l’état de sespauvres orteils, ce qui ne laissa pas de l’embarrasser. Mais laplus grande démonstration fut réservée cependant à ma nouvelleconnaissance, le Pr Challenger, quand il traversa l’assemblée pourprendre place au bout du premier rang sur l’estrade : dès quesa barbe noire apparut, il fut salué par de tels hurlements debienvenue que je me demandai si Tarp Henry n’avait pas vu juste, etsi cette nombreuse assistance ne s’était pas dérangée parce qu’elleavait appris que le fameux professeur interviendrait dans lesdébats.

À son entrée, il y eut quelques rires desympathie sur les premiers bancs, où s’entassaient des spectateursbien habillés : comme si la manifestation des étudiants neleur déplaisait pas. Cette manifestation fut l’occasion, en vérité,d’un vacarme épouvantable : imaginez la bacchanale quis’ébauche dans la cage des grands fauves lorsque se fait entendredans le lointain le pas du gardien chargé de les nourrir. Peut-êtrey avait-il dans ce bruit de confuses velléités d’offense ?Pourtant je l’assimilai plutôt à une simple turbulence, à labruyante réception de quelqu’un qui amusait et intéressait, et nond’un personnage détesté ou méprisé. Challenger sourit avec unelassitude dédaigneuse mais indulgente, comme tout homme poli souritdevant les criailleries d’une portée de chiots. Avec une sagelenteur il s’assit, bomba le torse, caressa sa barbe et inspectaentre ses paupières mi-closes la foule qui lui faisait face. Letumulte qui l’avait accueilli ne s’était pas encore apaisé quand lePr Ronald Murray, qui présidait, et M. Waldron, leconférencier, s’avancèrent sur l’estrade. La séance commençait.

Le Pr Murray m’excusera, j’en suis sûr, sij’ose écrire qu’il partage avec beaucoup d’Anglais le don del’inaudibilité. Pourquoi diable des gens qui ont quelque chose devalable à dire ne se soucient-ils pas d’être entendus ? Voilàbien l’un des mystères de la vie moderne ! Leur méthodeoratoire est aussi peu raisonnable que celle qui, pour alimenter unréservoir, s’obstinerait à faire passer de l’eau de source àtravers un tuyau bouché, alors qu’un effort minuscule ledéboucherait. Le Pr Murray adressa quelques remarques profondes àsa cravate blanche et à sa carafe d’eau, puis se livra à un apartéhumoristique et même pétillant avec le chandelier d’argent quiétait dressé à sa droite. Après quoi il se rassit, etM. Waldron, notre célèbre conférencier, suscita en se levantun murmure d’approbation générale. C’était un homme au visagemaigre et austère, à la voix rude, aux manières agressives ;au moins avait-il le mérite de savoir comment assimiler les idéesdes autres, et les transmettre d’une manière intéressante pour leprofane ; il possédait également le don d’être amusantlorsqu’il traitait des sujets aussi rébarbatifs que la précessionde l’équinoxe ou la formation d’un vertébré.

Il développa devant nous le panorama de lacréation, tel du moins que la science l’interprète, dans une languetoujours claire et parfois pittoresque. Il nous parla du globeterrestre, une grosse masse de gaz enflammés tournoyant dans lescieux. Puis il nous représenta la solidification, lerefroidissement, l’apparition des rides qui formèrent lesmontagnes, la vapeur qui tourna en eau, la lente préparation de lascène sur laquelle allait être joué le drame inexplicable de lavie. Sur l’origine de la vie, il se montra discrètement imprécis.Il se déclara presque certain que les germes de la vie auraientdifficilement survécu à la cuisson originelle. Donc elle étaitsurvenue ultérieurement. Mais comment ? Avait-elle surgi deséléments inorganiques du globe en cours de refroidissement ?C’était très vraisemblable. Les germes de la vie auraient-ils étéapportés du dehors par un météore ? C’était moinsvraisemblable. En somme, le sage devait se garder de toutdogmatisme sur ce point, nous ne pouvions pas, ou du moins pasencore, créer de la vie organique en laboratoire à partird’éléments inorganiques. L’abîme entre le mort et le vivant n’avaitpas encore été franchi par la chimie. Mais il y avait une chimieplus haute et plus subtile, la chimie de la nature, qui travaillaitavec de grandes forces sur de longues époques : pourquoi neproduirait-elle pas des résultats qu’il nous était impossibled’obtenir ?

Cela amena le conférencier à dresser untableau de la vie animale. Au bas de l’échelle, les mollusques etles faibles créatures de la mer ; puis, en remontant par lesreptiles et les poissons, un rat-kangourou femelle, créature quiporte devant elle ses petits, ancêtre en droite ligne de tous lesmammifères et, probablement, de tous les auditeurs de cetteconférence.

– Non, non ! protesta un étudiantsceptique dans les derniers rangs.

– Si le jeune gentleman à la cravate rouge quia crié « non, non ! » et qui a ainsivraisemblablement revendiqué d’être éclos d’un œuf avait la bontéde l’attendre après la conférence, le conférencier serait heureuxde contempler un tel phénomène. [Rires.]

Il était étrange de penser que le plus hautdegré de l’antique processus naturel consistait dans la création dece gentleman à la cravate rouge. Mais est-ce que le processuss’était arrêté ? Est-ce que ce gentleman pouvait êtreconsidéré comme le type ultime – l’apogée, la conclusion del’évolution ? Il espérait qu’il ne froisserait pas lessentiments du gentleman à la cravate rouge s’il soutenait que,quelles que fussent les qualités que pouvait posséder ce gentlemandans sa vie privée, le processus universel ne se trouverait pasentièrement justifié s’il n’aboutissait qu’à cette production.L’évolution n’était pas une force épuisée, mais une force quitravaillait encore, et qui tenait en réserve de bien plus grandesréussites.

Ayant ainsi joué très joliment, sous lespetits rires de l’assistance, avec son interrupteur, leconférencier revint à son tableau du passé : l’assèchement desmers, l’émergence des bancs de sable, la vie léthargique etvisqueuse qui gisait sur leurs bords, les lagons surpeuplés, latendance des animaux aquatiques à se réfugier sur les plages devase, l’abondante nourriture qui les y attendait, et en conséquenceleur immense prolifération et leur développement.

« D’où, mesdames et messieurs,s’écria-t-il, cette terrifiante engeance de sauriens quiépouvantent encore notre regard quand nous les voyons dans desreproductions approximatives, mais qui ont heureusement disparu dela surface du globe longtemps avant que l’homme y fût apparu.

– C’est à savoir ! gronda une voix surl’estrade.

M. Waldron était doué pour l’humouracide, comme le gentleman à la cravate rouge en avait faitl’expérience, et il était dangereux de l’interrompre. Mais cetteinterjection lui sembla tellement absurde qu’il en resta pantois.Semblable à l’astronome assailli par un fanatique de la terreplate, il s’interrompit, puis répéta lentement :

– Disparu avant l’apparition de l’homme.

– C’est à savoir ! gronda une nouvellefois la voix.

Waldron, ahuri, passa en revue la rangée deprofesseurs sur l’estrade, jusqu’à ce que ses yeux se posassent surChallenger, bien enfoncé sur sa chaise et les yeux clos : ilavait une expression heureuse, à croire qu’il souriait endormant.

– Je vois ! fit Waldron en haussant lesépaules. C’est mon ami le Pr Challenger !

Et parmi les rires il reprit le fil de saconférence, comme s’il avait fourni une explication concluante etqu’il n’avait nul besoin d’en dire davantage.

Mais l’incident était loin d’être vidé. Quelque fût le chemin où s’engageait le conférencier pour nous rameneraux régions inexplorées du passé, il aboutissait invariablement àla conclusion que la vie préhistorique était éteinte ; et, nonmoins invariablement, cette conclusion provoquait aussitôt le mêmegrondement du professeur. L’assistance se mit à anticiper surl’événement et à rugir de plaisir quand il se produisait. Lestravées d’étudiants se piquèrent au jeu ; chaque fois que labarbe de Challenger s’ouvrait, avant qu’un son n’en sortît, centvoix hurlaient :

– C’est à savoir !

À quoi s’opposaient des voix aussinombreuses :

– À l’ordre ! C’est une honte !

Waldron avait beau être conférencier endurciet homme robuste, il se laissa démonter. Il hésitait, bafouillait,se répétait, s’embarquait dans de longues phrases où il se perdait…Finalement il se tourna, furieux, vers le responsable de sesennuis.

– Cela est réellement intolérable !cria-t-il. Je me vois dans l’obligation de vous demander,professeur Challenger, de mettre un terme à ces interruptionsgrossières qui suent l’ignorance !

Ce fut un beau chahut ! Les étudiantsétaient ravis de voir les grands dieux de leur olympe se querellerentre eux. Challenger souleva de sa chaise sa silhouettemassive.

– Et à mon tour je me vois dans l’obligationde vous demander, monsieur Waldron, de mettre un terme à desassertions qui ne sont pas strictement conformes aux faitsscientifiques.

Ces paroles déchaînèrent une tempête.

– C’est honteux ! Honteux !Écoutez-le ! Sortez-le ! Jetez-le à bas del’estrade ! Soyez beaux joueurs !

Voilà ce qui traduisait l’amusement ou lafureur. Le président, debout, battait des mains et bêlait trèsexcité :

– Professeur Challenger… Des idées…personnelles… plus tard…

Ces mots étaient les pics solides quiémergeaient au-dessus d’un murmure inaudible. L’interrupteurs’inclina, sourit, caressa sa barbe et retomba sur sa chaise.Waldron, très rouge, poursuivit ses observations. De temps à autre,quand il se livrait à une affirmation, il lançait un regardvenimeux à son contradicteur, qui semblait sommeiller lourdement,avec le même large sourire béat sur son visage.

Enfin la conférence prit fin. Je suppose quela conclusion fut légèrement précipitée, car la péroraison manquade tenue et de logique : le fil de l’argumentation avait étébrutalement cassé. L’assistance demeura dans l’expectative. Waldronse rassit. Le président émit un gazouillement ; sur quoi le PrChallenger se leva et s’avança à l’angle de l’estrade. Animé parmon zèle professionnel, je pris son discours en sténo.

– Mesdames et messieurs… commença-t-il.Pardon ! Mesdames, messieurs, mes enfants… Je m’excuse :j’avais oublié par inadvertance une partie considérable de cetteassistance. [Tumulte, pendant lequel le professeur demeura une mainen l’air et la tête penchée avec sympathie : on aurait ditqu’il allait bénir la foule.] J’ai été désigné pour mettre aux voixune adresse de remerciements à M. Waldron pour le message trèsimagé et très bien imaginé que vous venez d’entendre. Sur certainspoints, je suis en désaccord avec lui, et mon devoir me commandaitde le dire au fur et à mesure qu’ils défilaient. Mais néanmoins,M. Waldron a bien atteint son but, ce but étant de nous faireconnaître, d’une manière simple et intéressante, sa conceptionpersonnelle de l’histoire de notre planète. Les conférencespopulaires sont ce qu’il y a de plus facile à écouter, maisM. Waldron… [ici il darda un regard pétillant en direction duconférencier] m’excusera si j’affirme que de toute nécessité ellessont à la fois superficielles et fallacieuses, puisqu’elles doiventse placer à la portée d’un auditoire ignorant. [Applaudissementsironiques.] Les conférenciers populaires sont par nature desparasites. [Furieuse dénégation de M. Waldron.] Ilsexploitent, pour se faire une renommée ou pour gagner de l’argent,le travail qui a été accompli par leurs frères pauvres et inconnus.Le plus petit fait nouveau obtenu en laboratoire, une briquesupplémentaire apportée pour l’édification du temple de la sciencea beaucoup plus d’importance que n’importe quel exposé de secondemain, qui fait certes passer une heure, mais qui ne laisse derrièrelui aucun résultat utile. J’exprime cette réflexion qui estl’évidence même, pas du tout mû par le désir de dénigrerM. Waldron personnellement, mais afin que vous ne perdiez pasle sens des proportions et que vous ne preniez pas l’enfant dechœur pour le grand prêtre. [À cet endroit, M. Waldronchuchota quelques mots au président, qui se leva à demi ets’adressa avec sévérité à la carafe.] Mais assez là-dessus. [Vifsapplaudissements prolongés.] Abordons un sujet d’un intérêt plusvaste. Quel est le point particulier sur lequel, moi, chercheurdepuis toujours, j’ai défié l’habileté de notre conférencier ?Sur la permanence de certains types de la vie animale sur la terre.Je ne parle pas sur ce sujet en amateur, non plus, ajouterai-je, enconférencier populaire. Je parle comme quelqu’un dont la consciencescientifique lui impose de coller aux faits. En cette qualité, jedéclare que M. Waldron commet une grosse erreur lorsqu’ilsuppose, parce qu’il n’a jamais vu de ses propres yeux ce qu’onappelle un animal préhistorique, que ce genre de créatures n’existeplus. Ils sont en fait, ainsi qu’il l’a dit, nos ancêtres, mais ilssont, si j’ose ainsi m’exprimer, nos ancêtres contemporains, quen’importe qui peut encore rencontrer avec toutes leurscaractéristiques hideuses et formidables, à condition d’avoirl’énergie et la hardiesse de les chercher dans leurs repaires. Descréatures que l’on suppose être jurassiques, des monstres quichasseraient et dévoreraient nos plus gros et nos plus férocesmammifères existent encore. [Cris de : « Idiot !…Prouvez-le !… Comment le savez-vous ?… àdémontrer ! »] Comment est-ce que je sais ? medemandez-vous. Je le sais parce que j’en ai vu quelques-uns.[Applaudissements, vacarme, et une voix :« Menteur ! »] Suis-je un menteur ? [Chaleureuxet bruyant assentiment général.] Ai-je bien entendu quelqu’un metraiter de menteur ? La personne qui m’a traité de menteuraurait-elle l’obligeance de se lever pour que je puisse faire saconnaissance ? [Une voix : « La voici,monsieur ! » et un petit bonhomme inoffensif à lunettes,se débattant désespérément, fut hissé par-dessus un grouped’étudiants.] C’est vous qui vous êtes aventuré à me traiter dementeur ? [« Non, monsieur, non ! » crial’accusé, qui disparut comme un diable dans sa boîte.] Si dans lasalle il se trouve quelqu’un qui doute de ma sincérité, je seraitrès heureux de lui dire deux mots après la conférence.[« Menteur ! »] Qui a dit cela ? [De nouveau lebonhomme inoffensif fut levé à bout de bras alors qu’il tentait deplonger, épouvanté, dans la foule.] Si je descends parmi vous…[Chœur général : « Viens, poupoule ! Viens. »La séance fut interrompue pendant quelques minutes. Le président,debout et agitant ses bras, semblait conduire un orchestre. Leprofesseur, écarlate, avec ses narines dilatées et sa barbehérissée, allait visiblement donner libre cours à son humeur dedogue.] Toutes les grandes découvertes ont été accueillies par lamême incrédulité. Quand de grands faits vous sont exposés, vousn’avez pas l’intuition ni l’imagination qui vous aideraient à lescomprendre. Vous êtes tout juste bons à jeter de la boue aux hommesqui risquent leur vie pour ouvrir de nouvelles avenues à lascience. Vous persécutez les prophètes ! Galilée, Darwin, etmoi… [Acclamations prolongées et interruption complète dudébat.]

Tout ceci est tiré des notes prises sur lemoment, mais elles rendent compte très imparfaitement du chaosabsolu qui régna alors. Le vacarme était si effrayant que plusieursdames avaient déjà opéré une prudente retraite. Des hommes d’âge,graves et pleins d’onction, criaient plus fort que les étudiants.Je vis des vieillards chenus et à barbe blanche menacer du poing leprofesseur impavide. L’assistance était en ébullition. Leprofesseur fit un pas en avant et leva les deux mains. Dans cethomme il y avait quelque chose de si fort, de si imposant, de siviril que les cris s’éteignirent. Son attitude de chef, ses yeuxdominateurs imposèrent le silence. Il paraissait avoir unecommunication précise à faire, ils se turent pour l’écouter.

– Je ne vous retiendrai pas longtemps, dit-il.À quoi bon ? La vérité est la vérité, et rien ne la changera,même pas le chahut de plusieurs jeunes imbéciles, et pas non pluscelui de leurs aînés… apparemment aussi stupides ! Je proclameque j’ai ouvert à la science une avenue nouvelle. Vous lecontestez. [Acclamations.] Dans ces conditions, je vous mets àl’épreuve. Voulez-vous accréditer l’un de vous, ou deux, ou trois,qui vous représenteront et qui vérifieront en votre nom mesdéclarations ?

M. Summerlee, le vieux maître del’anatomie comparée, se leva : c’était un homme grand, mince,glacial ; il ressemblait à un théologien. Il déclara qu’ilvoulait demander au professeur si les résultats auxquels il avaitfait allusion dans ses observations avaient été obtenus au coursd’un voyage datant de deux ans vers les sources de l’Amazone.

Le Pr Challenger répondit parl’affirmative.

M. Summerlee exprima le désir de savoircomment il se faisait que le Pr Challenger revendiquait desdécouvertes dans ces régions qui avaient été explorées par Walace,Bates, et bien d’autres dont la réputation scientifique étaitsolidement établie.

Le Pr Challenger répondit queM. Summerlee confondait sans doute l’Amazone avec laTamise ; que l’Amazone était un fleuve beaucoup plusimportant ; que M. Summerlee pourrait être intéressé parle fait qu’avec l’Orénoque, qui communique avec l’Amazone,quatre-vingts mille kilomètres carrés s’offraient aux recherches,et que dans un espace aussi vaste, il n’était pas surprenant quequelqu’un eût pu découvrir ce qui avait échappé à d’autres.

Avec un sourire acide, M. Summerleedéclara qu’il appréciait pleinement la différence entre la Tamiseet l’Amazone, différence qu’il analysa ainsi : touteaffirmation quant à la Tamise peut être vérifiée facilement, ce quin’est pas le cas pour l’Amazone. Il serait reconnaissant au PrChallenger de lui communiquer la latitude et la longitude de larégion où des animaux préhistoriques pourraient êtredécouverts.

Le Pr Challenger répliqua qu’il avait debonnes raisons personnelles pour ne pas les divulguer à la légère,mais qu’il serait disposé à les révéler moyennant quelquesprécautions à un comité choisi dans l’assistance. M. Summerleeaccepterait-il de faire partie du comité et de vérifier ses diresen personne ?

M. Summerlee : « Oui,j’accepte ! » [Longues acclamations.]

Le Pr Challenger dit alors :

– Je vous garantis que je vous fournirai tousles moyens pour que vous trouviez votre chemin. Il n’est que juste,cependant, que puisque M. Summerlee va vérifier mesdéclarations, d’autres personnes l’accompagnent, ne serait-ce quepour contrôler sa vérification. Je ne vous dissimulerai pas quevous rencontrerez des difficultés et des dangers. M. Summerleeaurait besoin d’un compagnon plus jeune. Puis-je demander s’il yaurait des volontaires parmi vous ?

C’est ainsi que se déclenche dans la vie d’unhomme une crise capitale. Aurais-je pu imaginer, en entrant danscette salle, que j’allais me lancer dans une aventure que mes rêvesn’avaient même pas envisagée ? Mais Gladys… n’était-ce pas làl’occasion, la chance dont elle m’avait parlé ? Gladysm’aurait dit de partir. Je me levai. Je me mis à hurler mon nom.Tarp Henry, mon camarade, me tirait par le pan de ma veste, et jel’entendais me chuchoter :

– Asseyez-vous, Malone ! Ne vousconduisez pas publiquement comme un âne !

Mais en même temps je remarquai qu’à quelquesrangs devant moi quelqu’un s’était levé, grand, mince, avec descheveux roux foncé. Il se tourna pour me lancer un regard furieux,mais je ne cédai pas.

– Je suis volontaire, monsieur leprésident ! Je suis volontaire… Je le répétai jusqu’à ce queje me fisse entendre.

– Le nom ! Le nom ! scandal’assistance.

– Je m’appelle Edward Dun Malone. Je suisjournaliste à la Daily Gazette. Je jure que je serai untémoin absolument impartial.

– Comment vous appelez-vous, monsieur ?demanda le président à mon rival.

– Je suis lord John Roxton. J’ai déjà remontél’Amazone, je connais le pays. Pour cette enquête, j’ai des titresparticuliers.

– La réputation de lord John Roxton en tantque sportif et voyageur est, naturellement, célèbre de par lemonde ! dit le président. Mais d’autre part il serait bonqu’un membre de la presse participe à cette expédition.

– Dans ces conditions je propose, dit le PrChallenger, que ces deux gentlemen soient désignés comme lesdélégués de l’assistance pour accompagner le Pr Summerlee dans unvoyage dont le but est, je le répète, d’enquêter sur la véracité demes déclarations et de déposer un rapport concluant.

Voilà comment, sous les cris et les ovations,se décida notre destin. Puis je me trouvai projeté dans le flothumain qui se dirigeait vers la porte ; j’étais tout étourdipar les perspectives qui s’ouvraient devant moi. Quand je sortis dela salle, je pris conscience d’une charge d’étudiants hilaresdévalant la chaussée, et d’un très lourd parapluie qu’un brasvigoureux abattait sur leurs têtes. Enfin, salué par des huées etdes applaudissements, le landau électrique du Pr Challenger démarradu trottoir. J’arrivai dans Regent Street, le cœur plein de Gladyset le crâne en compote.

Soudain quelqu’un me toucha le bras. Je meretournai : c’était mon futur associé, lord John Roxton.

– Monsieur Malone, je crois ?… Nousallons être des camarades de route, hein ? J’habite de l’autrecôté de la rue, à l’Albany. Auriez-vous l’amabilité de me consacrerune demi-heure ? Car il y a une ou deux choses que j’ai grandbesoin de vous dire.

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