Le Monde perdu

Chapitre 4La chose la plus formidable du monde

À peine était-elle refermée queMme Challenger s’élança de la salle à manger. Cettepetite bonne femme était d’humeur furieuse. Elle barra la route àson mari comme l’aurait fait devant un taureau une pouletteenragée. De toute évidence, elle avait assisté à ma sortie, maiselle ne m’avait pas vu rentrer.

– Tu n’es qu’une brute, George !hurla-t-elle. Tu as blessé ce gentil garçon.

Il pointa son pouce derrière lui.

– Regarde-le : il est sain et sauf.

Elle était confuse, mais pas tellement.

– Excusez-moi : je ne vous avais pasvu.

– Je vous assure, madame, que tout va trèsbien.

– Il a marqué votre pauvre visage !Oh ! George, quelle brute tu fais ! D’une semaine àl’autre, rien que des scandales ! Tout le monde te déteste etse moque de toi. Ma patience est à bout. Et ceci est la goutted’eau…

– Le linge sale se lave en famille !gronda le professeur.

– Mais il n’y a plus de secret !s’écria-t-elle. Qu’imagines-tu ? Toute la rue, tout Londres…Sortez, Austin, nous n’avons pas besoin de vous ici. Est-ce que tusupposerais par hasard que tous ne brocardent pas sur toi ? Oùest ta dignité ? À toi, un homme qui aurait dû être le recteurd’une grande université où mille étudiants t’auraient révéré ?Qu’as-tu fait de ta dignité, George ?

– Et que fais-tu de la tienne, machère ?

– Tu me mets à trop rude épreuve. Une brute,une brute braillarde et vulgaire, voilà ce que tu esdevenu !

– Sois gentille, Jessie !

– Un taureau furieux, un taureau qui beugleperpétuellement !

– As-tu fini de me dire des chosesdésagréables ?

À ma grande surprise, il se pencha, la leva àbout de bras, et la fit s’asseoir sur un haut socle en marbre noirdans un angle du vestibule. Ce socle avait au moins deux mètres, etil était si mince qu’elle pouvait à peine se tenir en équilibre.Rien de plus ridicule que le spectacle de sa figure convulsée derage, de ses pieds qui battaient dans le vide et de son bustepétrifié dans la crainte d’une chute.

– Fais-moi descendre ! gémit-elle.

– Dis « s’il te plaît » !

– Sale brute ! Fais-moi descendre àl’instant même !

– Venez dans mon bureau, monsieur Malone…

– En vérité, monsieur… hasardai-je en luidésignant la dame.

– M. Malone plaide en ta faveur, Jessie.Dis « s’il te plaît », et immédiatement tu te retrouverasen bas.

– Brute ! Brute ! S’il teplaît ! S’il te plaît !

Il la redescendit comme s’il s’était agi d’uncanari.

– Il faut bien te tenir, chérie.M. Malone est un journaliste. Il racontera demain tout celadans sa feuille de chou, et il en vendra une demi-douzaine de pluschez nos voisins : « L’étrange histoire d’une vie enaltitude »… Car tu te sentais plutôt en altitude sur ce socle,n’est-ce pas ? Puis un sous-titre : « Quelquesaperçus sur un ménage singulier. » Il se nourrit d’immondices,M. Malone ! Il se repaît de charognes, comme tous ceux deson espèce… porcus ex grege diaboli… un cochon du troupeaudu diable. N’est-ce pas, Malone ? Hein ?

– Vous êtes réellement invivable !

Il éclata de rire.

– Nous nous coaliserons bientôt, hein ?rugit-il en fixant alternativement sa femme et moi.

Il bomba son énorme torse, puis tout à coupson intonation se transforma :

« Pardonnez-moi ce frivole badinagefamilial, monsieur Malone. Je vous ai appelé pour des motifs plussérieux. Vous n’avez pas à vous mêler de ces petites plaisanteriesdomestiques… File, petite bonne femme, et ne te tracasse pas…

Il posa sur ses épaules une grosse patte, enajoutant :

« Tout ce que tu dis est la vérité même.Je serais un homme meilleur si je suivais tes conseils ; maissi je les suivais, je ne serais plus tout à fait George EdwardChallenger. Il existe quantité d’hommes meilleurs, ma chère, maisil n’existe qu’un G. E. C. Alors arrange-toi pour le mieux…

Il lui décocha un baiser bruyant, qui me gênaencore plus que toute sa violence.

« Maintenant, monsieur Malone, reprit-ilavec toute sa dignité retrouvée, par ici s’il vous plaît !

Nous rentrâmes dans la pièce que nous avionssi tumultueusement quittée dix minutes plus tôt. Le professeurferma la porte, me poussa vers un fauteuil, et plaça une boîte decigares sous mon nez.

« De vrais San Juan Colorado !dit-il. Les gens émotifs de votre espèce sont les meilleurs expertsen narcotiques. Ciel ! Ne mordez pas dedans ! Coupez-le…coupez-le avec respect ! Maintenant, adossez-vous paisiblementet écoutez ce que je vais vous dire. Si vous avez une observation àme faire, réservez-la pour un autre jour.

« En premier lieu, pour ce qui est devotre retour chez moi après votre expulsion si justifiée…

Il lança sa barbe en avant et me regarda commequelqu’un qui défie et invite à la contradiction ; mais je nebronchai pas.

« … après, comme je l’ai dit, votreexpulsion bien méritée, la raison en est la réponse que vous avezfaite à ce policeman ; j’ai cru y discerner un éclair de bonsentiment… meilleur, en tout cas, que ceux que jusqu’ici votreprofession m’a témoignés. En admettant que la responsabilité del’incident vous incombait, vous avez administré la preuve d’uncertain détachement de l’esprit et d’une largeur de vues qui m’ontimpressionné favorablement. La sous-espèce de la race humaine àlaquelle vous appartenez malheureusement s’est toujours maintenueau-dessous de mon horizon mental. Vos paroles vous ont élevésoudain au-dessus de lui : alors je vous ai remarqué. C’estpour cette raison que je vous ai prié de rentrer, afin que jepuisse faire plus ample connaissance avec vous. Veuillez déposervotre cendre dans le petit cendrier japonais, sur la table debambou qui est à votre coude gauche.

Tout ceci, il l’avait proféré sur le ton d’unprofesseur s’adressant à sa classe. Il avait fait virer sa chaisepivotante de façon à me faire face, et il était assis tout gonflécomme une gigantesque grenouille mugissante. Brusquement, il setourna de côté, et tout ce que je vis de lui fut une oreille rouge,saillante, sous des cheveux hirsutes. Il fouillait parmi la liassede papiers qu’il avait sur son bureau. Et bientôt, tenant à la maince qui me parut être un album de croquis déchiré, il se replaça enface de moi.

« Je vais vous parler de l’Amérique duSud, commença-t-il. Pas de commentaires s’il vous plaît !D’abord, je tiens à ce que vous compreniez que rien de ce que jevous dirai n’est destiné à être communiqué d’une façon ou d’uneautre au public sans mon autorisation expresse. Cette autorisation,selon toutes les probabilités humaines, je ne vous la donneraijamais. Est-ce clair ?

– Difficile ! fis-je. Sûrement, un compterendu judicieux…

Il reposa son album sur le bureau.

– Terminé ! fit-il. Je vous souhaite unebonne journée.

– Non, non ! m’écriai-je. Je me soumets àtoutes vos conditions. Au reste, je n’ai pas le choix !

– Non, c’est à prendre ou à laisser !

– Et bien ! alors, je promets…

– Parole d’honneur ?

– Parole d’honneur !

Il me dévisagea : un scepticisme brillaitdans ses yeux insolents.

– Après tout, qu’est-ce que je sais de votrehonneur ?

– Décidément, monsieur, protestai-je avec unefurieuse véhémence, vous prenez avec moi de grandes libertés !Je n’ai jamais été pareillement offensé dans toute mavie !

Cette sortie parut l’intéresser davantage quele gêner.

– Tête ronde, marmonna-t-il. Brachycéphale.L’œil gris. Le cheveu noir. Une tendance au négroïde. Celte, jeprésume ?

– Je suis un Irlandais, monsieur.

– Irlandais irlandais ?

– Oui, monsieur.

– Voilà l’explication. Voyons : vousm’avez promis que vous tiendriez votre langue ? Lesconfidences que je vais vous faire seront forcément restreintes.Mais je me sens disposé à vous donner quelques indicationsintéressantes. Premièrement, vous savez sans doute qu’il y a deuxans j’ai fait un voyage en Amérique du Sud : voyage qui seraclassique dans l’histoire scientifique du monde. Son objet était devérifier quelques conclusions de Wallace et de Bâtes, ce qui nepouvait être fait qu’en observant les faits qu’ils avaient notés,dans les mêmes conditions que celles où ils s’étaient trouvés. Jepensais que si mon expédition n’aboutissait qu’à ce résultat, ellevalait néanmoins la peine d’être tentée : mais un incidentcurieux se produisit pendant que je me trouvais là-bas, etm’orienta vers une enquête tout à fait nouvelle.

« Vous n’ignorez pas – ou probablement, àvotre âge de demi-culture, vous ignorez – que le pays qui environnecertaines parties de l’Amazone n’est encore que très partiellementexploré : un grand nombre d’affluents, dont quelques-uns n’ontjamais figuré sur une carte, se jettent dans le fleuve. Mon affaireconsistait à visiter l’arrière-pays peu connu et à examiner safaune, afin de rassembler les matériaux de plusieurs chapitres envue d’un travail monumental sur la zoologie qui sera lajustification de ma vie. J’allais revenir, après avoir effectué mesrecherches, quand j’eus l’occasion de passer une nuit dans un petitvillage indien, à l’endroit où un certain affluent – dont je taisle nom et la position géographique – se jette dans le fleuve. Lesindigènes étaient des Indiens Cucuma ; c’est une race aimablemais dégénérée, dont l’efficacité mentale ne dépasse pas celle duLondonien moyen. J’avais soigné quelques malades de leur tribu enremontant le fleuve, et ma personnalité les avait considérablementimpressionnés ; je ne fus donc pas surpris le moins du mondequand je les revis qui attendaient impatiemment mon retour. À leurssignes, je devinai que l’un d’entre eux avait un besoin urgent demes soins médicaux ; je suivis le chef dans une hutte ;quand j’entrai, je découvris que le malade auprès duquel j’avaisété appelé venait d’expirer. Et je découvris, avec une immensestupéfaction, que cet homme n’était pas un Indien, mais un Blanc…En vérité, je devrais dire un homme très blanc, car il avait descheveux blond filasse, et il portait quelques-unes descaractéristiques de l’albinos. Il était vêtu de haillons, sonvisage était très émacié, il en avait certainement vu dedures ! Pour autant que j’eusse compris le récit desindigènes, ils ne le connaissaient pas du tout ; il étaitarrivé seul dans leur village, à travers les grands bois, dans unétat d’extrême fatigue.

« Son sac était posé à côté de sapaillasse ; j’en inspectai le contenu. Son nom était écrit surune étiquette à l’intérieur : Maple White, Lake Avenue,Detroit, Michigan. C’est un nom devant lequel je tirerai toujoursmon chapeau. Il n’est pas excessif de dire qu’il se situera au mêmeplan que le mien quand les mérites de toute la terre serontéquitablement répartis.

« D’après ce que contenait le sac, ilétait clair que cet homme avait été un artiste et un poète en quêted’inspiration. Il y avait des vers ; je ne prétends pas êtreun bon juge en poésie, mais ils m’apparurent singulièrementdépourvus de valeur. Il y avait aussi quelques tableaux médiocresqui représentaient le fleuve, une boîte de peinture, une boîte decraies de couleur, quelques pinceaux, cet os incurvé que vous voyezsur mon buvard, un volume de Baxter, Phalènes etPapillons, un revolver de modèle courant et quelques balles.Quant à son équipement personnel, il n’en possédait aucun,peut-être l’avait-il perdu au cours de ses pérégrinations.L’inventaire des trésors de cet étrange bohémien d’Amérique futdonc vite fait.

« J’allais me détourner quand j’aperçusun objet qui dépassait de sa veste déchirée : c’était un albumà dessins, que je trouvai déjà dans le triste état où vous le voyezaujourd’hui. Cependant, je vous jure qu’un manuscrit de Shakespearen’aurait pas été plus respectueusement traité que cette relique,depuis qu’elle entra en ma possession. Prenez-le, feuilletez-lepage par page afin d’en examiner le contenu.

Il s’offrit un cigare, et se recula dans sonfauteuil pour mieux me fixer de ses deux yeux férocementcritiques ; il attendait l’effet que son document produiraitsur moi.

J’avais ouvert l’album en escomptant unerévélation sensationnelle, sans pouvoir d’ailleurs en imaginer paravance la nature. Toutefois, la première page me déçut, car elle necontenait rien d’autre que le dessin d’un très gros homme envareuse, avec pour légende : « Jimmy Colver sur lepaquebot ». Les quelques pages suivantes étaient consacrées àde petites illustrations des Indiens et de leurs mœurs. Puis vintle portrait d’un ecclésiastique joyeux et corpulent, assis en faced’un mince Européen, et au-dessous était écrit au crayon :« Déjeuner avec Fra Cristofero à Rosario ». Des études defemmes et d’enfants occupaient d’autres pages, puis j’arrivai à unelongue suite de dessins d’animaux avec des explications dans legenre de celle-ci : « Lamantin sur banc de sable, Tortueset leurs œufs, Ajouti noir sous un palmier de Miriti ». Leditajouti ressemblait à un porc. Enfin j’ouvris une double pageremplie de dessins de sauriens fort déplaisants, à la gueuleallongée. Comme je ne parvenais pas à les identifier, je demandaiau professeur :

– Ce sont de vulgaires crocodiles, n’est-cepas ?

– Des alligators ! des alligators !Il n’y a pratiquement pas de véritables crocodiles en Amérique duSud. La distinction entre…

– Je voulais dire par là que je ne voyais riend’extraordinaire, rien dans ce cahier qui justifiât ce que vousavez dit sur son contenu précieux.

Il sourit avec une grande sérénité avant dem’inviter à regarder la page suivante.

Encore une fois, il me fut impossible dem’enthousiasmer. Il s’agissait sur toute la page d’un paysagegrossièrement colorié : le genre d’ébauche qui sert à unartiste de guide et de repère pour un travail ultérieur. Un premierplan vert pâle de végétation touffue, en pente ascendante, et quise terminait par une ligne de falaises rouge foncé, avec decurieuses stries qui leur donnaient l’apparence de formationsbasaltiques comme j’en avais vu ailleurs. Elles s’étendaient pourconstituer une muraille continue à l’arrière-plan. Sur un point, ily avait un piton rocheux pyramidal isolé, couronné par un grandarbre, et qu’un gouffre semblait séparer de l’escarpementprincipal. Sur tout cela la lumière d’un ciel bleu tropical. Unecouche mince de végétation bordait le sommet de l’escarpementrouge.

Sur la page suivante, s’étalait une autrereproduction peinte à l’eau du même paysage, mais prise de beaucoupplus près : les détails se détachaient nettement.

– Alors ? me demanda le professeur.

– C’est indubitablement une curieuseformation, répondis-je. Mais je ne suis pas suffisamment géologuepour m’émerveiller.

– Vous émerveiller ! répéta-t-il. Maisc’est unique. C’est incroyable. Personne sur la terre n’avaitjamais imaginé une telle possibilité. Passez à la pagesuivante…

Je tournai la page, et poussai une exclamationde surprise. Sur toute la hauteur se dressait l’image de l’animalle plus extraordinaire que j’eusse jamais vu. On aurait dit le rêvesauvage d’un fumeur d’opium, une vision de délirant… La têteressemblait à celle d’un oiseau, le corps à celui d’un lézardbouffi, la queue traînante était garnie de piquants dressés enl’air, et le dos voûté était bordé d’une haute frange en dents descie analogues à une douzaine de fanons de dindons placés l’underrière l’autre. Face à cette créature invraisemblable, se tenaitun ridicule petit bout d’homme, sorte de nain à forme humaine, quila regardait.

« Alors, qu’est-ce que vous pensez deça ? cria le professeur, qui se frotta vigoureusement lesmains avec un air triomphant.

– C’est monstrueux… grotesque !

– Mais qu’est-ce qui lui a fait dessiner unanimal pareil ?

– L’abus du gin, je pense…

– Oh ! C’est la meilleure explication quevous puissiez fournir, n’est-ce pas ?

– Ma foi, monsieur, quelle est lavôtre ?

– De toute évidence, cet animal existe. Il aété dessiné vivant.

J’aurais éclaté de rire si la perspective d’unautre soleil dans le corridor ne m’avait pas enjoint de conservermon sérieux.

– Sans doute, sans doute ! dis-je sur lemême ton que j’aurais pris pour railler un idiot. Puis-je cependantvous confesser que cette minuscule silhouette humainem’embarrasse ? S’il s’agissait d’un Indien, nous pourrions endéduire qu’une race de pygmées existe en Amérique ; mais il aplutôt l’air d’un Européen, avec son chapeau de paille…

Le professeur renifla comme un buffleirrité :

– Vous êtes vraiment à la limite !dit-il. Mais vous élargissez le champ de mes observations. Paressecérébrale ! Inertie mentale ! Magnifique !

Il aurait été trop absurde que je me misse encolère. Ça aurait été un terrible gaspillage d’énergie, car aveccet homme, il aurait fallu se mettre tout le temps en colère. Je mebornai à esquisser un sourire las :

– J’avais été frappé par le fait qu’il étaitpetit, lui dis-je.

– Regardez ici ! s’écria-t-il en sepenchant et en posant sur le dessin un doigt qui ressemblait à unegrande saucisse poilue. Voyez-vous cette prolifération arborescentederrière l’animal ? Je suppose que vous vous imaginez quec’est du pissenlit ou des choux de Bruxelles, n’est-ce-pas ?Oui, eh bien ! c’est un palmier d’ivoire végétal, monsieur,qui a près de vingt mètres de haut ! Ne comprenez-vous paspourquoi un homme a été placé là ? Il a été ajouté, car iln’aurait raisonnablement pas pu se tenir face à cette brute et ladessiner tranquillement. L’artiste s’est représenté lui-même pourfournir une échelle des proportions. Disons qu’il mesurait un mètrequatre-vingts. L’arbre est plus haut que lui, faites le calcul.

– Seigneur ! criai-je. Vous pensez doncque la bête serait… Mais il faudrait un zoo spécial pour un pareilphénomène !

– Toute exagération mise à part, convint leprofesseur, c’est assurément un spécimen bien développé !

– Mais, protestai-je, ce n’est tout de mêmepas sur la foi d’un seul dessin que toute l’expérience de la racehumaine va vaciller…

J’avais feuilleté les dernières pages del’album pour vérifier que ce dessin était unique.

« Un dessin exécuté par un Américainvagabond qui pouvait être sous l’influence de hachisch ou de lafièvre, ou qui tout simplement satisfaisait les caprices d’uneimagination morbide. Vous, homme de science, vous ne pouvez pasdéfendre une position semblable !

Pour me répondre, le professeur saisit unlivre sur un rayon.

– Voici, me dit-il, une excellente monographiedont l’auteur est mon talentueux ami Ray Lankester. Elle contientune illustration qui vous intéressera… Ah ! la voici !Elle porte pour légende ces mots : « Aspect probable,lorsqu’il vivait, du stégosaure dinosaure jurassique ; à elleseule, la patte arrière est deux fois plus haute qu’un homme detaille normale. » Hein ! qu’est-ce que vous dites deça ?

Il me tendit le livre ouvert. Je sursautaiquand je vis l’illustration. Dans cet animal reconstitué d’un mondemort, il entrait assurément une grande ressemblance avec le dessinde l’Américain.

– C’est remarquable ! dis-je.

– Mais pas définitif, selon vous ?

– Il peut s’agir d’une coïncidence, à moinsque cet Américain n’ait vu autrefois une image semblable et qu’ilne l’ait conservée dans sa mémoire, d’où elle aurait été projetéeau cours d’une crise de délire.

– Très bien ! fit avec indulgence le PrChallenger. Laissons pour l’instant les choses en état.Voudriez-vous considérer à présent cet os ?

Il me fit passer l’os dont il m’avait indiquéqu’il l’avait trouvé dans le sac du mort. Il avait bien quinzecentimètres de long, il était plus gros que mon pouce, et ilportait à une extrémité quelques traces de cartilage séché.

– À quelle créature connue appartient cetos ? interrogea le professeur.

Je le retournai dans tous les sens, enessayant de me remémorer des connaissances à demi oubliées.

– Une clavicule humaine trèsépaisse ?

Mon compagnon agita sa main avec uneréprobation méprisante.

– La clavicule humaine est courbée. Cet os estdroit, et sur sa surface il y a une gouttière qui montre qu’ungrand tendon jouait en travers, ce qui ne se produit pas dans lecas de la clavicule.

– Alors je vous avoue que j’ignore de quoi ils’agit.

– Vous n’avez pas à être honteux de votreignorance, car il n’y a pas beaucoup de savants qui pourraientmettre un nom dessus.

Il sortit d’une boîte à pilules un petit os dela taille d’un haricot.

– Pour autant que j’en puisse juger, cet oshumain est l’homologue de celui que vous tenez dans votre main.Voilà qui vous en dit long sur la taille de l’animal enquestion ! Le cartilage vous enseigne également qu’il nes’agit pas d’un fossile, mais d’un spécimen récemment vivant.Qu’est-ce que vous dites de cela ?

– Certainement dans un éléphant…

Il poussa un véritable cri de douleur.

– Ah ! non ! Ne parlez pasd’éléphants en Amérique du Sud. Même à la communale…

– Eh bien ! interrompis-je, n’importequelle grosse bête de l’Amérique du Sud, un tapir, par exemple…

– Apprenez, jeune homme, que les basesélémentaires de la zoologie, ne me sont pas étrangères… Ceci n’estpas un os de tapir, et n’appartient d’ailleurs à aucune autrecréature connue. Ceci appartient à un animal très grand, très fort,donc très féroce, qui existe sur la surface de la terre et quin’est pas encore venu se présenter aux savants. Êtes-vousconvaincu ?

– Prodigieusement intéressé, tout aumoins.

– Alors votre cas n’est pas désespéré. Je sensque quelque part en vous la raison se dissimule ; nousavancerons donc à tâtons et patiemment pour la déterrer… Quittonsmaintenant cet Américain mort d’épuisement, et reprenons notrerécit. Vous devinez bien que je ne tenais pas à quitter l’Amazonesans avoir approfondi cette histoire. Je cherchai à glaner quelquesrenseignements sur la direction d’où était venu notrevoyageur : des légendes indiennes me servirent deguides ; je découvris en effet que les tribus riverainesévoquaient couramment un étrange pays. Naturellement, vous avezentendu parler de Curupuri ?

– Jamais.

– Curupuri est l’esprit des forêts, quelquechose de terrible, quelque chose de malveillant, quelque chose àéviter… Personne ne peut décrire sa forme ni sa nature, mais c’estun nom qui répand l’effroi sur les bords de l’Amazone. De plus,toutes les tribus s’accordent quant à situer approximativementl’endroit où vit Curupuri. Or de cette direction était justementvenu l’Américain. Je soupçonnai donc quelque chose de terrible parlà : c’était mon devoir de découvrir ce que c’était.

– Et qu’avez-vous fait ?

Mon irrévérence avait disparu. Cet hommemassif forçait mon attention et mon respect.

– Je surmontai l’extrême réserve desindigènes, ils répugnent même à parler de Curupuri ! Mais pardes cadeaux, par ma puissance de persuasion, par certaines menacesaussi, je dois le dire, de coercition, je réussis à me faire donnerdeux guides. Après diverses aventures que je n’ai pas besoin derappeler, après avoir franchi une distance que je ne préciseraipas, après avoir marché dans une direction que je garde pour moi,nous sommes enfin parvenus dans une vaste étendue qui n’a jamaisété décrite ni visitée, sauf par mon infortuné prédécesseur.Voudriez-vous avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil ?

Il me tendit une photographie format 12 x16,5.

« L’aspect non satisfaisant de cettephoto provient du fait qu’en descendant une rivière mon bateau seretourna, la malle qui contenait les pellicules non développées sefracassa ; les conséquences de ce naufrage furentdésastreuses. Presque tous les négatifs furent détruits :perte irréparable ! Vous voudrez bien accepter cetteexplication pour les déficiences et les anomalies que vousremarquerez. On a avancé le mot de fraude : je ne suis pasd’humeur à discuter ce point.

La photographie était évidemment trèsdécolorée, et un critique mal disposé aurait pu interpréter tout detravers sa surface incertaine. C’était un paysage gris,terne ; en me penchant sur les détails pour les déchiffrer, jeréalisai qu’elle représentait une longue ligne extrêmement haute defalaises : on aurait dit une immense cataracte vue deloin ; et au premier plan une plaine en pente ascendante étaitparsemée d’arbres.

– Je crois que c’est le même endroit que celuiqui a été peint par l’Américain, dis-je.

– Effectivement, c’est bien le mêmeendroit ! répondit le professeur. J’ai trouvé les traces ducampement du type. Maintenant, regardez ceci.

C’était une vue, prise de plus près, du mêmeendroit ; mais la photographie était très défectueuse.Pourtant, je pus distinguer le piton rocheux couronné d’un arbre etisolé, qui se détachait devant l’escarpement.

– Pas de doute, c’est la même chose !déclarai-je.

– Hé bien ! voilà un fait acquis !dit le professeur. Nous progressons, n’est-il pas vrai ? Àprésent, voulez-vous regarder au haut de ce piton rocheux ? Yobservez-vous quelque chose ?

– Un arbre immense.

– Mais sur l’arbre ?

– Un gros oiseau.

Il me tendit une loupe.

– Oui, dis-je en me penchant avec la loupe. Ungros oiseau est perché sur l’arbre. Il a un bec considérable. Jedirais presque que c’est un pélican.

– Je ne peux guère vous complimenter pourvotre bonne vue ! marmonna le professeur. Ce n’est pas unpélican ni même un oiseau. Vous n’apprendrez pas sans intérêt quej’ai réussi à tuer d’un coup de fusil cet échantillon trèsparticulier. J’ai eu là une preuve formelle, la seule que jepouvais ramener en Angleterre.

– Bon. Alors, vous l’avez ?

Enfin il y avait corroboration tangible.

– Je l’avais. Elle a été malheureusementperdue avec quantité d’autres choses dans le même accident debateau qui a abîmé ou détruit mes photographies. Je me suiscramponné à une aile quand la bête a disparu dans le tourbillon durapide, et il m’est resté une partie de ladite aile. Quand je fusrejeté sur le rivage, j’étais évanoui, mais le pauvre vestige demon splendide spécimen était intact. Le voici.

D’un tiroir, il sortit ce qui me parut être lapartie supérieure de l’aile d’une grande chauve-souris, elle avaitbien soixante centimètres de long ; c’était un os courbé, avecun tissu membraneux au-dessous.

– Une chauve-souris monstrueuse !suggérai-je.

– Absolument pas ! répliqua sévèrement leprofesseur. Vivant comme j’en ai l’habitude dans une atmosphèrescientifique, je n’aurais pas pu supposer que les principes de basede la zoologie étaient si ignorés ? Est-ce possible que vousne connaissiez pas ce fait élémentaire en zoologie comparée, àsavoir que l’aile d’une chauve-souris consiste en trois doigtsétirés reliés entre eux par des membranes ?… Or, dans cetexemple, l’os n’est certainement pas un avant-bras, et vous pouvezvoir par vous-même qu’il n’y a qu’une seule membrane pendant sur unos unique, par conséquent, s’il ne peut appartenir à unechauve-souris, de quoi s’agit-il ?

Ma modeste réserve de connaissances techniquesétait épuisée.

– En vérité, je n’en sais rien !murmurai-je.

Il ouvrit le livre qu’il m’avait déjàmontré.

– Ici, dit-il en me désignant l’image d’unextraordinaire monstre volant, il y a une excellente reproductiondu dimorphodon, ou ptérodactyle, reptile volant de la périodejurassique. À la page suivante, vous trouverez un schéma sur lemécanisme de son aile. Comparez-le donc, s’il vous plaît, avecl’échantillon que vous tenez dans votre main.

Je fus submergé par une vague d’ahurissement.J’étais convaincu. Il n’y avait pas moyen de ne pas être convaincu.La preuve cumulative était accablante. Le croquis peint, lesphotographies, le récit, et maintenant cet échantillon récent…l’évidence sautait aux yeux. Je le dis. Et je le dis avec unegrande chaleur de sincérité, car je comprenais à présent que leprofesseur avait été fort injustement traité. Il m’écouta en secalant le dos dans son fauteuil ; il avait à demi baissé sespaupières, et un sourire tolérant flottait sur ses lèvres ; unrayon de soleil imprévu se posa sur lui.

« C’est la chose la plus sensationnelledont j’aie jamais entendu parler ! dis-je.

Pour être tout à fait franc, je conviens quemon enthousiasme professionnel de journaliste était plus fort quemon enthousiasme de savant amateur. Je poursuivis :

« C’est colossal ! Vous êtes leChristophe Colomb de la science ! Vous avez découvert un mondeperdu ! Réellement, je suis désolé de vous avoir donnél’impression que j’étais sceptique. Mais c’était tellementincroyable ! Tout de même, je suis capable de comprendre unepreuve quand je la vois, et je ne dois pas être le seul aumonde !

Le professeur ronronna de satisfaction.

« Mais ensuite, monsieur, qu’avez-vousfait ?

– C’était la saison des pluies, monsieurMalone, et mes provisions étaient épuisées. J’ai exploré une partiede cette falaise énorme, mais je n’ai trouvé aucun moyen del’escalader. Le piton pyramidal sur lequel j’avais vu et abattu leptérodactyle était absolument inaccessible. Comme j’ai faitbeaucoup d’alpinisme, je suis cependant parvenu à mi-hauteur ;de là j’ai eu une vue plus précise du plateau qui s’étend au sommetde l’escarpement ; il m’a paru immense : ni vers l’est nivers l’ouest je n’ai pu apercevoir la fin de cette ligne coiffée deverdure. Au-dessous, c’est une région marécageuse, une junglepleine de serpents, d’insectes, de fièvres, une ceinture deprotection naturelle pour ce singulier pays.

– Avez-vous discerné d’autres vestiges devie ?

– Non, monsieur, je n’en ai vu aucun autre.Mais tout au long de la semaine où nous avons campé à la base de ceplateau, nous avons entendu au-dessus de nos têtes des bruits trèsétranges.

– Mais cette créature dessinée parl’Américain ? Comment l’expliquez-vous ?

– Nous pouvons seulement supposer qu’il a dûarriver au sommet et qu’il l’a vue là-haut. Il doit donc y avoirune route, un moyen d’accès, certainement un accès très difficile,car autrement ces animaux descendraient et envahiraient le paysenvironnant. Est-ce assez clair ?

– Mais comment seraient-ils parvenuslà-haut ?

– Je ne crois pas que ce soit là un problèmeinsoluble, répondit le professeur. Selon moi, l’explication estcelle-ci : l’Amérique du Sud est, on vous l’a peut-êtreappris, un continent de formation granitique. À cet endroit précis,à l’intérieur, il y a eu, autrefois, une grande et soudaineéruption volcanique. Ces escarpements, comme je l’ai observé, sontbasaltiques, donc plutoniens. Une surface, peut-être aussi étendueque le Sussex, a été surélevée en bloc avec tout ce qu’ellecontenait par des précipices perpendiculaires dont la soliditédéfie l’érosion. Quel en a été le résultat ? Hé bien !les lois ordinaires de la nature se sont trouvées suspendues. Lesdivers freins qui influent sur la lutte pour la vie dans le mondesont là-haut neutralisés ou modifiés. Des créatures survivent,alors qu’ailleurs elles auraient disparu. Vous remarquerez que leptérodactyle autant que le stégosaure remontent à l’époquejurassique, et sont, par conséquent, fort anciens dans l’ordre dela vie. Ils ont été artificiellement conservés par d’étrangescirconstances.

– Mais naturellement ! m’écriai-je. Votrethèse est concluante. Il ne vous reste plus qu’à la soumettre auxautorités compétentes !

– C’est ce que, dans ma simplicité, je m’étaisimaginé, soupira, non sans amertume, le professeur. Mais les chosesne tardèrent pas à se gâter : à chaque tournant, j’étaisguetté par un scepticisme, dicté par la stupidité, et aussi par lajalousie. Il n’est pas dans ma nature, monsieur, de m’aplatirdevant un homme quel qu’il soit ni de chercher à prouver un fait sima parole est mise en doute. Aussi ai-je dédaigné de faire état despreuves corroboratives que je possède. Le sujet m’est même devenuodieux, je ne voulais plus en parler. Quand des gens de votreespèce, qui représentent la folle curiosité du public, viennenttroubler ma discrétion, il m’est impossible de les accueillir avecune réserve digne. Par tempérament je suis, je l’admets, un peupassionné, et toute provocation déchaîne ma violence. Je crains quevous ne vous en soyez aperçu.

Je baissai les yeux et ne dis rien.

« Ma femme m’a souvent querellé à cesujet, et pourtant je crois que tout homme d’honneur réagiraitcomme moi. Ce soir, par exemple, je me propose de fournir unexemple de contrôle des émotions par la volonté. Je vous invite àassister à cette démonstration…

Il me tendit une carte.

« Vous verrez que M. PercivalWaldron, naturaliste réputé, doit faire une conférence, à huitheures et demie, dans le hall de l’Institut de zoologie, sur le« Dossier du temps ». J’ai été spécialement invité àm’asseoir sur l’estrade et à proposer une motion de remerciements àl’adresse du conférencier. À ce propos, je me fais fort de lancer,avec autant de tact que de délicatesse, quelques remarques denature à intéresser l’assistance et à donner envie à certainsd’approfondir le sujet. Rien qui ait l’air d’une querelle !J’indiquerai seulement qu’au-delà de ce qui est su, il existe dessecrets formidables. Je me tiendrai soigneusement en laisse, et jeverrai si une attitude réservée me permettra d’obtenir une audienceplus favorable auprès du public.

– Et… je pourrai venir ? demandai-je avecune ardeur non feinte.

– Mais oui, entendu !

Cette énorme masse était douée d’une douceurqui subjuguait autant que sa violence. Son sourire, quand il étaitempreint de bienveillance, était un spectacle merveilleux, sesjoues se groupaient pour former deux pommes bien rouges entre sesyeux mi-clos et sa grande barbe noire. Il reprit :

« Venez ! Ce sera un réconfort pourmoi de savoir que j’ai un allié dans la place, quelles que puissentêtre son insuffisance et son ignorance du sujet… Je pense qu’il yaura du monde, car Waldron, qui n’est qu’un charlatan, attiretoujours la foule. Maintenant, monsieur Malone, il se trouve que jevous ai accordé beaucoup plus de temps que je ne l’avais prévu. Orl’individu doit s’effacer devant la société, ne pas monopoliser cequi est destiné au monde entier. Je serai heureux de vous voir cesoir à la conférence. Entre-temps, comprenez qu’il ne saurait êtrefait usage des sujets que nous avons abordés ensemble.

– Mais M. McArdle, mon rédacteur en chef,voudra savoir ce que j’ai fait !

– Dites-lui ce que vous voudrez. Entre autreschoses, vous pouvez lui dire que s’il m’envoie quelqu’un d’autre,j’irai le trouver avec un fouet de cavalerie. Mais je me fie à vouspour que rien de ceci ne soit imprimé. Parfait ! À ce soirdonc, huit heures trente, dans le hall de l’Institut dezoologie.

En quittant la pièce, je jetai un dernierregard sur ses joues rouges, sa barbe presque bleue, et ses yeuxd’où toute tolérance avait disparu.

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